(1901) Les Femmes « Les Femmes »
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(1901) Les Femmes « Les Femmes »

Les Femmes

Dans la maison du vigneron les femmes cousent…
« Lenchen, remplis le poêle et mets l’eau du café
Dessus… » — « Le chat s’étire après s’être chauffé
— « Gertrude et son voisin Martin enfin s’épousent. »
Le rossignol aveugle essaya de chanter
Mais l’effraie ululant il trembla dans sa cage :
« Ce cyprès là-bas a l’air du pape en voyage
Sous la neige. » — « Le facteur vient de s’arrêter
Pour causer avec le nouveau maître d’école. »
— « Cet hiver est très froid, le vin sera très bon. »
— « Le sacristain sourd et boiteux est moribond. »
— « La fille du vieux bourgmestre brode une étole
Pour la fête du curé. » La forêt là-bas
Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue.
Le songe, Herr Traum survint avec sa sœur, Frau Sorge :
« Kaethi, tu n’as pas bien raccommodé ces bas. »
— « Apporte le café, le beurre et les tartines.
La marmelade, le saindoux, un pot de lait »…
— « Encore un peu de café, Lenchen, s’il te plaît ? »
— « On dirait que le vent dit des phrases latines »
— « Encore un peu de café, Lenchen, s’il te plaît. »
— « Lotte, es-tu triste ? O petit cœur ! » — « Je crois qu’elle aime. »
— « Dieu garde ! » — « Pour ma part je n’aime que moi-même ».
— « Chut ! à présent grand-mère dit son chapelet »
— « Il me faut du sucre candi, Leni, je tousse. »
— « Pierre mène son furet chasser les lapins »
Le vent faisait danser en rond tous les sapins.
« Lotte, l’amour rend triste. » — « Ilse, la vie est douce. »
La nuit tombait. Les vignobles aux ceps tordus
Devenaient dans l’obscurité des ossuaires.
En neige et repliés gisaient là des suaires
Et des chiens aboyaient aux passants morfondus.
« Il est mort ; écoutez ! « La cloche de l’église »
Sonnait tout doucement la mort du sacristain,
« Lise, il faut attiser le poêle qui s’éteint. »
Les femmes se signaient dans la nuit indécise.
Guillaume Apollinaire