(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — I. » pp. 234-253
/ 5837
(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — I. » pp. 234-253

I.

Il y a quelques années, une revue (La Revue nouvelle, 1846) a publié d’abondants et curieux extraits de Mémoires inédits du prince de Ligne, que des journaux ont reproduits depuis et ont mis en circulation. Mme de Staël en 1809, et du vivant du prince, a donné un choix de ses Lettres et de ses Pensées. On a plus d’une fois puisé dans la collection de ses œuvres en trente-deux volumes, assez bizarrement intitulée Mélanges militaires, littéraires, sentimentaires (1795-1809), pour en faire des extraits soit en deux, soit en cinq volumes, sous le titre d’Œuvres choisies ou de Mémoires et mélanges. Quand on a parcouru l’un ou l’autre de ces recueils abrégés, on a dans l’esprit un prince de Ligne très vif et très ressemblant. Plus on le laisse parler lui-même, mieux il se dessine ; il semble d’ailleurs que, sur son compte, toutes les formes de l’éloge brillant soient épuisées. Quand les Mémoires paraîtront un jour au complet, tout sera dit, ou plutôt tout recommencera ; car on aura alors le portrait en pied et dans toute sa fraîcheur. Le temps ne peut qu’ajouter au prix de certains détails qui tiennent aux mœurs d’une société évanouie :

Je n’écrirais pas tout cela si l’on devait me lire à présent, dit le prince de Ligne à la fin d’un de ses récits ; mais, cent ans après, ces petites choses, qui ont l’air d’être des riens, font plaisir. J’en juge par celui que me font les Souvenirs de Mme de Caylus, les Mémoires de la mère du Régent, ceux de Saint-Simon (on ne les connaissait alors que par fragments), et cinquante auteurs d’anecdotes de la cour de France de ce temps-là.

Sans prétendre devancer cette idée finale qu’il laissera après qu’on aura publié ses Mémoires au complet, je voudrais ici parler un peu du prince de Ligne comme de quelqu’un qui a beaucoup écrit, et, sans le traiter précisément comme un auteur, m’appuyer de ce qu’il a fait imprimer pour donner quelques remarques et sur l’homme et sur le temps.

Né en Belgique, le 12 mai 1735, de l’illustre famille qu’on sait, il n’aime pas à dire au juste son âge ; il dit que son extrait baptistaire a été perdu. Il aurait voulu être, et il a été, en effet, l’homme qui n’a jamais eu que vingt ans. Il nous a égayés sur le compte de ses divers précepteurs plus ou moins incapables ou vicieux. Il a parlé singulièrement de son père : « Mon père ne m’aimait pas, je ne sais pourquoi ; car nous ne nous connaissions point. Ce n’était pas alors la mode d’être bon père ni bon mari. Ma mère avait grand peur de lui. Elle accoucha de moi en grand vertugadin… » Au temps de ce père altier et sévère, l’habitude était de se faire craindre ; et, si les mœurs avaient de la roideur antique, en revanche, du temps que le prince écrivait ces lignes légères, cette mode avait bien changé ; les mœurs s’étaient détendues tout d’un coup, et du respect on avait subitement passé à l’impertinence. On plaisantait de tout, et l’on voudrait que l’aimable prince eût l’air lui-même de moins badiner sur ces sentiments de famille et de nature qu’il était fait pour ressentir. Il citait gaiement la correspondance qu’il avait eue avec son père, le jour qu’il fut nommé colonel du régiment de son nom et duquel son père était le colonel propriétaire :

Monseigneur,

 

J’ai l’honneur d’informer Votre Altesse que je viens d’être nommé colonel de son régiment. Je suis avec un profond respect, etc.

La réponse ne se fit pas attendre, dit le comte Ouvaroff (auteur d’une spirituelle notice sur le prince de Ligne) ; elle était conçue en ces termes :

Monsieur,

 

Après le malheur de vous avoir pour fils, rien ne pouvait m’être plus sensible que le malheur de vous avoir pour colonel. Recevez, etc.

Ce moqueur, qui nous fait ainsi les honneurs de son père, a dit d’ailleurs, en rendant plus de justice à ses hautes qualités : « Il avait une grande élévation, et était aussi fier en dedans qu’en dehors. » La dernière fois qu’il le vit, après quelques détails d’affaires dont son père, déjà malade, le chargea, en ajoutant : « Au reste, cela vous regarde plus que moi, puisque… » ; ce puisque, confesse-t-il, qui exprimait la certitude d’une fin prochaine, le fit fondre en larmes. Le prince de Ligne eut un fils qu’il aima tendrement, dont il fut le camarade et l’ami, qu’il conduisit au feu dès qu’il en eut l’occasion, et dont la mort, dans la première guerre de la Révolution, brisa son cœur33. Il avait plus de sentiments naturels qu’il n’aime à en accuser. Si donc, dans la rigidité féodale et seigneuriale de la génération précédente, il y avait encore un excès de mœurs antiques, on voit, dans la seule façon dont le prince de Ligne en parle, qu’il y a chez lui de l’excès opposé, une légèreté de bel air et une affectation de laisser-aller qui suppose quelque manière et du genre.

C’est là le défaut de ses premières années ; c’est le premier pli qu’il a cru devoir se donner pour plaire. Jeune, il a pourtant une autre religion encore que celle de plaire, et qui le domine avant tout, celle de la gloire et de l’honneur militaire. Dès l’âge de quinze ans, il écrit un petit Discours sur la profession des armes :

Que peut-on à quinze ans ? dit-il en se relisant quelques années après. Je voulais échauffer l’imagination de mes parents et de mes maîtres ; je voulais qu’ils me lâchassent au service : je m’y regardais déjà un peu, puisque de vieux dragons du brave régiment de mon oncle me portaient sur leurs bras et qu’ils me racontaient Clausen, Dettingen et Bonef. À sept ou huit ans, j’avais déjà entendu une bataille, j’avais été dans une ville assiégée (Bruxelles), et de ma fenêtre j’avais vu trois sièges. Un peu plus âgé, j’étais entouré de militaires. D’anciens officiers retirés de plusieurs services dans des terres voisines de celles de mon père entretenaient ma passion. Turenne, disais-je, dormait à dix ans sur l’affût d’un canon. Annibal, à neuf ans, avait juré aux Romains une haine éternelle. Je la jurai dans mon cœur aux Français, que l’on me faisait regarder comme nos ennemis nécessaires : j’en suis bien revenu ; et même alors, tant mon goût pour la guerre était violent, je m’étais arrangé avec un capitaine (français) de Royal-Vaisseaux, de garnison à deux lieues de là. Si la guerre s’était déclarée, je me sauvais ignoré du monde entier, excepté de lui ; je m’engageais dans sa compagnie, et ne voulais devoir ma fortune qu’à des actions de valeur. Je me répétais sans cesse : Rose et Fabert ont ainsi commencé 34.

Ce goût du jeune prince de Ligne pour les armes est quelque chose de plus que l’instinct brillant de la valeur : il a beaucoup écrit sur la guerre ; il a beaucoup étudié et médité sur toutes les parties de ce sujet ; il a analysé les actions et les mérites des grands capitaines des guerres précédentes et des généraux de son temps. Je ne sais ce qu’en pensent les gens du métier : on dit que le duc de Wellington estimait les ouvrages militaires du prince de Ligne. Indépendamment des connaissances spéciales dont il fait preuve et des améliorations positives qu’il proposait à sa dateb, j’y vois ce qui fait l’âme de ce noble métier de soldat, l’alliance de l’abnégation et d’une émulation glorieuse : « on y rend des services, dit-il ; l’on y endure des peines ; l’on y reçoit des éloges ». Il a des apostrophes « Aux commençants », qui respirent le feu sacré :

Fussiez-vous du sang des héros, fussiez-vous du sang des dieux s’il y en avait ; si la gloire ne vous délire pas continuellement, ne vous rangez pas sous ses étendards. Ne dites point que vous avez du goût pour notre état : embrassez-en un autre, si cette expression froide vous suffit. Prenez-y garde, vous faites votre service sans reproche peut-être ; vous savez même quelque chose des principes ; vous êtes des artisans ; vous irez à un certain point, mais vous n’êtes point des artistes. Aimez ce métier au-dessus des autres à la passion ; oui, passion est le mot. Si vous ne rêvez pas militaire, si vous ne dévorez pas les livres et les plans de la guerre, si vous ne baisez pas les pas des vieux soldats, si vous ne pleurez pas au récit de leurs combats, si vous n’êtes pas mort presque du désir d’en voir, et de honte de n’en avoir pas vu quoique ce ne soit pas de votre faute, quittez vite un habit que vous déshonorez. Si l’exercice même d’un seul bataillon ne vous transporte pas, si vous ne sentez pas la volonté de vous trouver partout, si vous y êtes distrait, si vous ne tremblez pas que la pluie n’empêche votre régiment de manœuvrer, donnez-y votre place à un jeune homme tel que je le veux : c’est celui qui sera fou de l’art des Maurice, et qui sera persuadé qu’il faut faire trois fois plus que son devoir pour le faire passablement. Malheur aux gens tièdes !

Et en même temps qu’il donne ces conseils électriques aux commençants, le prince de Ligne ne parle pas d’un ton moins généreux et moins réchauffant à ceux qui n’ont pas fait tout leur chemin l’ayant mérité, aux mécontents qui se plaignent du service et qu’un froissement va peut-être y faire renoncer. C’est le revers de la médaille, mais à ce revers même il montre encore l’honneur :

Un passe-droit, une injustice, ou trop peu de justice ou de grâce, vous donne quelquefois des regrets d’avoir sacrifié vos jours à la patrie : ah ! ne vous les reprochez pas. La considération de l’armée venge et console de la sotte distribution des faveurs. Voyez l’air caressant et respectueux à la fois de ceux que vous avez menés à la victoire. Rappelez-vous ce que vous leur avez entendu dire de vous dans leurs tentes ou au bivouac après la bataille. Quel est l’état, malgré ses inconvénients et les caprices de la fortune, où l’on est plus respecté ? un vieux sous-lieutenant l’est plus qu’un ministre. Son peloton tremble quand il paraît ; personne ne se range pour un grand seigneur, et le soldat qui rencontre un officier dans la rue s’arrête et fait front. Ne quittez jamais le plus beau des métiers… Il se présente souvent des occasions où la Cour se rappelle d’avoir oublié, négligé ou mal jugé le mérite, et où un bon bras, dirigé par une bonne tête, est recherché pour rendre encore service à son maître.

On a vu dans Vauvenargues un militaire distingué et philosophe, sentant la gloire des armes et forcé à regret d’y renoncer. Le prince de Ligne a dit de lui : « Vauvenargues est trop triste pour un homme de guerre ; il voyait trop noir. » Il y supposait de la prétention de la part de Vauvenargues, mais ce n’était que de la mélancolie sur un fond sérieux et de la mauvaise santé. Lui, il porte à la guerre un dégagé qui rehausse la valeur et lui donne une sorte de bon goût. On a son Journal de la guerre de Sept Ans, dont il fit toutes les campagnes au service de l’Autriche, journal « qui est écrit plus à cheval qu’autrement ». Dans cette guerre, il fut successivement capitaine, lieutenant-colonel, puis colonel dans le régiment wallon qui portait son nom et qui appartenait à son père. Le 17 mai 1757, il vit pour la première fois les postes avancés ; il entendit siffler les premières balles : « J’étais heureux comme un roi. » Son impatience s’accommode assez peu en tout temps de la lenteur méthodique du maréchal Daun ; on chante, après chaque succès, des Te Deum qui font perdre le temps. Même après les avantages, on laisse souvent l’ennemi se retirer en bon ordre : « Il aurait été difficile de l’entamer, dit-il d’une de ces premières marches prussiennes dont il est témoin ; à la vérité nous n’étions pas entamants. » À une première affaire où il s’agit d’occuper une crête de hauteur, il y arrive avec son monde en même temps que l’ennemi : « Nous eûmes un moment de flux et de reflux comme au parterre de l’Opéra. » Cette image lui vient tout naturellement comme à une fête. Il fait ses premiers prisonniers ; c’étaient quinze ou seize hommes et un capitaine qui, se trouvant coupés, se rendirent : « Et je les fis passer derrière les rangs avec un plaisir qui tenait de l’enfance. » L’affaire faite, il a perdu plus de la moitié de son bataillon, et ces débris victorieux continuent de rester encore exposés au canon fort mal à propos : « Il n’était venu en tête à personne de nous mettre à l’abri ; cependant tout était fini, et notre artillerie répondait fort mal à celle des Prussiens. Mais on n’aime pas à donner un avis là-dessus. » Voulant faire entendre qu’on aime mieux rester exposé à un péril, même inutile. — Je ne cite ces passages que pour donner idée du ton du prince de Ligne parlant de ces choses de guerre avec rapidité et avec goût.

Si l’on allait plus au fond, même sans prétendre au technique, on trouverait les caractères des divers généraux vivement dessinés d’après leurs actions mêmes : le maréchal Daun, prudent, circonspect, méthodique, à qui il arrive un jour de galoper pour la première et la dernière fois de sa vie, et qui, après la victoire de Hochkirch, se met à écrire à Marie-Thérèse pour sa fête de sainte Thérèse la relation de la victoire, au lieu de donner les derniers ordres pour la poursuivre ; il s’appuie sur une pierre pour écrire : « Cette pierre-là fut notre pierre d’achoppement », dit le prince de Ligne qui aimait les jeux de mots, surtout si dans ces gaietés sur le mot il y avait de l’imagination. Il fallait, selon lui, achever la bataille au lieu de l’écrire. Lacy et Laudon sont bien plutôt les généraux de son goût et de son admiration : il est glorieux et fier de se dire de loin leur élève35. Quant au grand Frédéric, le prince de Ligne nous fait bien sentir aussi l’esprit de sa tactique durant cette guerre pénible où il lui suffit le plus souvent de n’être point écrasé, « ni vainqueur, ni vaincu, et content même de cet état d’indécision ». À propos de je ne sais quelle position avantageuse aux Prussiens : « Le roi l’occupa parfaitement bien, dit le prince de Ligne ; il jouit de son plaisir ordinaire, qui était de nous tenir en suspens. »

À la fin de la campagne de 1759, le prince de Ligne est choisi pour aller porter au roi de France à Versailles la nouvelle de l’affaire de Maxen ; il a raconté sa première apparition dans cette Athènes dont il était déjà, et il l’a fait avec piquant et un peu de cliquetis. Son beau moment parisien, sa belle heure française n’était pas encore venue.

La paix faite et après quelques années, il y reparut souvent, il y vécut et fut quelque temps avant d’y être apprécié comme il devait. Mme Du Deffand, juge des plus sévères, mais aussi des plus clairvoyants, parle de lui comme venant de faire sa connaissance, dans l’été de 1767 ; il avait alors trente-deux ans :

Le prince de Ligne, dit-elle dans une lettre à Horace Walpole (3 août), n’est point le beau-fils de la princesse de Ligne du Luxembourg, c’est son cousin ; il est de ma connaissance, je le vois quelquefois ; il est doux, poli, bon enfant, un peu fou ; il voudrait, je crois, ressembler au chevalier de Boufflers, mais il n’a pas, à beaucoup près, autant d’esprit ; il est son Gilles.

Ce qui me frappe, c’est que Grimm, vers cette date, dit à peu près la même chose ; parlant de la lettre adressée par le prince à Jean-Jacques Rousseau en 1770, lettre dans laquelle il lui offrait un asile contre la persécution et une retraite à Belœil, comme M. de Girardin la lui fit accepter plus tard à Ermenonville, Grimm ajoute : « Cette lettre n’a pas eu de succès à Paris, parce qu’on n’y a pas trouvé assez de naturel, et que la prétention à l’esprit est une maladie dont on ne relève pas en ce pays. » Il y a sur ceci deux points à remarquer : d’abord, c’est que les personnes, déjà en crédit et en possession, qui vous voient à vos débuts, ont peine à vous admettre : elles vous comparent à d’autres qui tiennent déjà un rang ; les places sont prises dans leur esprit, les hauteurs sont occupées. Il faut, pour s’en emparer, déloger quelques-uns de ses devanciers, ce qui ne se fait pas en un jour ni sans quelque effort. Puis il est à croire qu’à ses débuts, le prince de Ligne forçait en effet sa manière. Saint-Lambert avait dit de Boufflers naissant : « C’est Voisenon le Grand. » Le prince de Ligne visait à être Boufflers le Grand. C’était une prétention. Il a écrit quelque part : « J’aime mieux une chanson d’Anacréon que l’Iliade, et le chevalier de Boufflers que le Dictionnaire encyclopédique. » J’ai noté (car j’aime jusque dans les gens aimables à saisir les côtés élevés ou sérieux) ce culte de religion militaire, qui transportait tout enfant le prince pour la gloire des Eugène et des Maurice de Saxe. Il ne lui a peut-être manqué, pour marquer hautement sa place de ce côté, qu’un commandement en chef donné à temps ; car, sans parler de l’intrépidité sur le champ de bataille, il avait le coup d’œil. Mais, à côté de cet idéal noble et fortifiant, il en avait un autre d’un tout autre genre et qui tenait d’une imagination un peu atteinte et gâtée en naissant de l’air du siècle :

Qui est-ce qui sait, dit-il, que Bussy se battait à la tête de la cavalerie légère de France à la bataille des Dunes ? mais on se ressouvient de l’Histoire amoureuse des Gaules et de la chanson des Alléluia. Quand un homme se peint dans ses ouvrages, surtout du côté de la volupté, il intéresse toujours, surtout les jeunes gens ; on voudrait avoir vécu avec ces aimables débauchés d’Anet et du Temple, et ces messieurs à Roissy.

Cela nous ramène aux petits soupers avec les mauvais sujets, avec les Du Barry et autres, et à une certaine affectation première de rouerie et de débauche à la mode, dont le prince de Ligne eut peut-être insensiblement à se corriger. Il s’en corrigea comme de vouloir paraître avoir trop d’esprit : il en avait bien assez sans y songer. « Même dans les écarts, il y a des gens à qui tout va, parce qu’ils ont de la grâce et du tact. » Il fut de bonne heure de ces gens-là. Jusqu’à la fin il aura le désir de plaire : « il n’y a que les bourrus qui ne l’aient pas » ; mais son grand précepte, en pareille matière, sera surtout de n’imiter personne : « La méthode se verrait, tout serait gâté. Le plus grand art pour plaire est de n’en pas avoir. » Tel il dut être, sinon dans le premier, du moins dès le second moment.

Celui que Mme Du Deffand et Grimm faisaient d’abord quelque difficulté d’admettre comme de la pure race des esprits français, l’était si naturellement devenu, qu’écrivant en 1807 de Tœplitz à son compatriote le prince d’Arenberg, l’ancien ami de Mirabeau, et lui parlant de M. de Talleyrand, qui venait d’arriver : « Jugez, disait-il, de son plaisir d’être reçu par moi, car il n’y a plus de Français au monde que lui, et vous et moi, qui ne le sommes pas. » Et il disait vrai en parlant ainsi.

Il s’était essayé sous Louis XV, et il réussit complètement sous Louis XVI, dans cette Cour jeune et folâtre, au milieu de ses véritables contemporains. Il a peint en quelques pages légères et d’une touche inimitable ces promenades, ces cavalcades matinales et familières, où la reine Marie-Antoinette ravissait et effleurait les cœurs, et ne cessait de mériter les respects : il nous a rendu cette reine aimable et calomniée sous ses vraies couleurs, comme il fera également de tous les illustres souverains qu’il a connus, de l’impératrice Catherine, de Frédéric le Grand, de Joseph II, de Gustave III. Sur tous ces personnages historiques, le prince de Ligne est le témoin le plus juste et le plus rapide, le peintre le plus animé, le plus aisé et le plus au naturel. Ses jugements sont d’un grand prix, et le bon sens qui est au fond de son amabilité s’y décèle.

Dans les entretiens qu’il eut avec Frédéric au camp de Neustadt (1770), la conversation étant venue à tomber sur la religion, le roi se mit à en parler librement et peu décemment, comme il faisait avec les La Mettrie et les d’Argens : « Je trouvai, dit le prince de Ligne, qu’il mettait un peu trop de prix à sa damnation et s’en vantait trop… C’était de mauvais goût au moins de se montrer ainsi… Je ne répondis plus toutes les fois qu’il en parla. » Avec Voltaire, autre souverain, chez qui il va faire un séjour à Ferney, et dont il nous rend la conversation, les gestes, les incongruités même dans tout leur déshabillé et leur pétulance, il a plus d’un propos sérieux : « Il aimait alors, dit-il de Voltaire, la Constitution anglaise. Je me souviens que je lui dis : Monsieur de Voltaire, ajoutez-y comme son soutien l’Océan, sans lequel elle ne durerait pas un an. » L’homme qui semblait des deux le plus léger ne se trouvait pas être ici le moins sage.

Ce côté sérieux et sensé, qu’il n’eut jamais l’occasion de développer avec suite dans les affaires, tourna avec les années chez le prince de Ligne au profit de l’homme aimable : même en ne restant que cela avant toute chose, il y a un progrès qui est à faire pour continuer d’en mériter la réputation. Il faut nourrir cette amabilité, en avançant, de toutes sortes d’idées justes et solides sans en avoir l’air : l’homme aimable de soixante ans, même pour paraître n’en avoir jamais que vingt, ne doit pas être aimable comme on l’est à vingt, où l’on paye de mine et de jolies manières en bien des cas ; il faut, tout en conservant le désir de plaire, qu’il y joigne bien des qualités qu’il n’avait pas à cet âge ; il faut qu’en sentant toujours de concert avec la jeunesse, il ait l’expérience de plus, et qu’elle accompagne sans se marquer. Au reste, le prince de Ligne, qui s’y connaît mieux que personne, va nous développer tout ce qui convient à son idée, et nous raconter ces divers degrés et, pour ainsi dire, ces saisons successives de l’homme aimable :

Je connais des gens, dit-il, qui n’ont d’esprit que ce qu’il leur faut pour être des sots. Écoutez-les, ils parlent bien ; lisez-les, ils écrivent à merveille ; du moins cela se dit comme cela. Tout le monde a de l’esprit à présent, mais, s’il n’y en a pas beaucoup dans les idées, méfiez-vous des phrases. S’il n’y a pas du trait, du neuf, du piquant, de l’originalité, ces gens d’esprit sont des sots à mon avis. Ceux qui ont ce trait, ce neuf, ce piquant, peuvent encore ne pas être parfaitement aimables ; mais, si l’on unit à cela de l’imagination, de jolis détails, peut-être même des disparates heureux, des choses imprévues qui partent comme un éclair, de la finesse, de l’élégance, de la justesse, un joli genre d’instruction, de la raison qui ne soit pas fatigante, jamais rien de vulgaire, un maintien simple ou distingué, un choix heureux d’expressions, de la gaieté, de l’à-propos, de la grâce, de la négligence, une manière à soi en écrivant ou en parlant, dites alors qu’on a réellement, décidément de l’esprit, et que l’on est aimable.

Mais voici le second degré et la seconde saison qui fait la maturité durable, et sans quoi l’homme aimable, même défini de la façon qu’on vient de voir, court risque de mourir en nous ou de se figer avec la jeunesse :

Si, ajouté encore à cela, on a des connaissances agréables de la littérature et de la langue de plusieurs pays, si l’on a de la philosophie, si l’on a beaucoup vu, bien comparé, parfaitement jugé, eu des aventures, joué un rôle dans le monde ; si l’on a aimé, ou si on l’a été ; on est encore plus aimable.

Vous vous croyez au dernier degré ; mais le prince de Ligne qui ne se contente pas à peu de frais, et qui porte dans cette grâce et dans cette félicité sociale quelque chose de ce feu, de cette poésie vivifiante que nous lui avons vu mettre dans les entreprises de guerre, dira en complétant son modèle et en nous laissant par là même son portrait :

Si, ajouté encore à cela, on inspire l’envie de se revoir, si l’on y fait trouver un charme continuel, si l’on a une grande occupation des autres, un grand détachement de soi-même, une envie de plaire, d’obliger, de prendre part aux succès d’autrui, de faire valoir tout le monde ; si l’on sait écouter ; si l’on a de la sensibilité, de l’élévation, de la bonne foi, de la sûreté, et un cœur excellent ; oh ! alors on porte le bonheur dans la société où l’on vit, et l’on est sûr d’un succès général.

Vous remarquerez que, pour l’achever et la couronner, il a cru essentiel de mêler à son idée de l’homme aimable un sentiment d’humanité, d’affection, et presque de détachement sincère au milieu du succès : c’est qu’il sait bien que l’écueil de ce qu’on appelle ordinairement l’amabilité dans le monde et de l’usage exclusif de l’esprit, c’est la sécheresse et la personnalité. Il faut donc dans la qualité même le remède, le contraire du défaut, pour qu’il y ait tout le charme et que ce charme dure.

Parmi les ouvrages décousus échappés au prince de Ligne dans la première moitié de sa vie, et qui le peignent le mieux à cette date, je distingue ce qu’il a écrit sur les jardins à l’occasion de ceux de Belœil. Coup d’œil sur Belœil, avait-il intitulé son essai (1781) par un de ces jeux de mots et de ces sortes de calembours qui sont un de ses petits travers. C’était le temps où l’abbé Delille publiait son poème des Jardins, et disait de ce beau lieu de Belœil près d’Ath en Belgique, qui était la propriété et en partie la création du prince de Ligne :

Belœil, tout à la fois magnifique et champêtre…

On était alors en France dans une veine de création et de renouvellement pour les jardins : le genre anglais s’y introduisait et y rompait l’harmonie de Le Nôtre. C’était à qui s’étudierait à diversifier la nature et à en profiter pour l’embellir. M. de Girardin créait Ermenonville, M. de Laborde Méréville ; M. Boutin avait Tivoli, et M. Watelet Moulin-Joli. Belœil était, et, j’aime à le croire, est encore un assemblage et un composé charmant de jardins anglais et français, quelque chose de naturel et de régulier, d’élégant et de majestueux. Tout ce qui, à Belœil, était grand, régulier, dans le genre de Le Nôtre, venait du père du prince : lui, il s’occupa d’y jeter le varié et l’imprévu ; il ne lui manqua que plus de temps pour achever son œuvre, son poème. Il n’est pas exclusif ; il serait bien fâché de bannir la ligne droite ; il ne veut pas substituer la monotonie anglaise à la monotonie française, ce qui de son temps arrivait déjà ; mais, en jardins comme en amour, il est d’avis qu’il ne faut pas tout montrer d’abord, sans quoi, le premier moment passé, l’on bâille et l’on s’ennuie. Il traite des bâtiments dans leurs rapports avec la campagne : autre doit être une résidence et un palais, autre un château, autre une maison de plaisance, une maison de campagne, une maison de chasse, une maison des champs, une maison des vignes, etc. ; mais quels que soient les bâtiments, « j’exclus, dit-il, tous ceux qui ont une façade bourgeoise, sans mouvement dans le toit ou la bâtisse, sans milieu, sans saillant sur les ailes, ou en plâtre avec un air vulgaire ; et je recommande encore le beau ou le simple, le magnifique ou le joli, et toujours le propre, le piquant et le distingué. »

Pourquoi dit-on jardins anglais, plutôt que jardins chinois, plutôt que jardins naturels ? Selon lui, Horace nous a tracé un jardin anglais : son « Qua pinus ingens… » est la meilleure description, la plus douce, la plus riante : « Ce petit ruisseau qui travaille à s’échapper a fait, dit le prince, mon bonheur à exécuter encore plus qu’à le lire. » En lisant tout ce qu’il écrit sur les jardins et cette suite de boutades décousues avec un peu d’indulgence, on en est payé par de charmants passages, par de jolies peintures de sites et comme par des gouaches et des aquarelles légères très vivement enlevées. Bien qu’il s’élève quelquefois contre la templomanie, il y mêle encore un peu trop d’autels, de statues et d’allégories selon le goût du temps ; mais il y a, dans les jolis dessins où il se joue, des plans et des devis tout naturels et pour toutes les fortunes :

Je ne voudrais point, dit-il, faire venir l’ombre et l’eau dans mon jardin, que j’abandonnerais pour les chercher ailleurs. Si vous n’êtes pas riche vous aurez tout ce qu’il vous faut, avec une maison à un étage, simple, propre, un toit caché, un enduit de couleur, quelques bas-reliefs en plâtre, ou un encadrement rustique, un ruisseau large et rapide, s’échappant d’un vrai rocher, un pont tremblant comme celui d’Aline, quelques bancs, peut-être une table de pierre ; une cabane de berger, salon ambulant, monté sur quatre roues ; quelques pins, fiers sans orgueil, quelques peupliers d’Italie, élevés, sans faste, lestes et obligeants ; un saule pleureur, un arbre de Judée, un acacia, un platane, trois plates-bandes de fleurs jetées au hasard, des marguerites sur une partie de votre pelouse, un petit champ de coquelicots et de bluets…

Je supprime ici le chapitre des allégories, inscriptions, hiéroglyphes, dont il ne veut pas qu’on abuse, mais que toutefois il accorde, tribut payé au goût du temps :

Avec tout cela, dit-il, et un haha 36 environnant et ignoré, qui fait jouir des coteaux, des plaines, des bois, des prairies, des villages et des vieux châteaux des environs, je surpasserais et Kent et Le Nôtre, et, avec vingt mille francs pour tout l’ouvrage et deux cents francs d’entretien, je détournerais de dix lieues tous les voyageurs.

C’est ainsi qu’il construit son Tibur selon le rêve d’une médiocrité dorée ; mais, si vous êtes riche, il travaille sur d’autres frais ; il vous proposera les colonnes, les marbres, les galeries avec dôme de cuivre doré ou terrasses en plomb, tout un ordre de fabriques à la romaine : « Et je veux que tout cela soit éloigné l’un de l’autre dans un grand espace, et joue avec l’eau, le gazon et les plus beaux chênes. »

Je ne veux, par ces citations, que rendre le sentiment qui circule dans tout ce qu’a écrit le prince de Ligne sur les jardins. Le prince a le style le plus contraire à celui de certaines personnes de notre connaissance ; il a le style gai et qui laisse passer des rayons. Il apporte, dans sa composition des jardins, un grand souvenir de la société et un goût de l’y réunir et de la retrouver. Il est de l’avis de La Fontaine : « Les jardins parlent peu ». Il aime la nature, mais rarement toute seule. Il prend la campagne au retour des camps, dans l’intervalle de deux campagnes, comme il dirait lui-même en plaisantant : « Vous que la Cour et l’armée dispensent pour quelque temps de vos soins, amusez-vous dans vos jardins ; puis élevez vos âmes dans vos forêts. » Il est resté tellement sociable, même dans ses heures de solitude et de retraite, qu’il ne serait pas fâché que de son habitation champêtre on découvrît une grande capitale : « Voilà, dirais-je assis au pied d’un vieux chêne, le rassemblement des ridicules et des vices… » Et il entre dans l’énumération, il pousse jusqu’au bout le développement de ce joli motif qui parodie le sage de Lucrèce jouissant en paix du spectacle de l’orage. À défaut des visites qu’il n’a pas l’air de craindre, il veut du moins que tout soit peuplé autour de lui :

Que sur la rive de mes fontaines tout retentisse des cris d’une augmentation considérable d’animaux. Que toutes les pièces d’eau soient troublées par les sauts de plusieurs milliers de carpes. Que les canards fassent partout des nids. Que l’on rencontre jusqu’à des oies. Que les pigeons chassés de tous les côtés viennent se réfugier sur les toits. Il me semble que c’est augmenter la richesse de la nature que d’augmenter le nombre de ses enfants. Beaucoup de paons surtout, quoique je déteste les orgueilleux. Que tout soit bien habité. Que l’on rencontre beaucoup de gens, n’importe de quelle espèce ils soient.

Enfin toutes sortes de gens, même des bêtes, pourvu que ce ne soient pas des sots. C’est bien là l’esprit de société tel qu’il se mêlait, au xviiie  siècle, au goût des jardins. On a fait un pas depuis dans le culte de la nature ; je ne dis pas qu’on aime beaucoup plus à être seul qu’autrefois, mais on a moins peur de l’être, et on trouverait moins d’amateurs des jardins qui diraient avec le prince de Ligne : « J’ai toujours tant aimé la société quelconque, que je me suis défait, il y a quelque temps, presque pour rien, d’un Salvator Rosa, parce qu’il n’a que des déserts, et que les déserts ont l’air de l’anéantissement. Un tableau sans figures ressemble à la fin du monde. »

Pourtant le prince de Ligne, dans les dernières années de sa vie passées à son Refuge sur le Leopoldsberg près de Vienne, paraîtra en être venu à admirer plus véritablement la nature pour elle-même. Il a laissé là-dessus quelques pages qui sentent une âme enfin initiée, et qui montrent qu’il avait été récompensé de ses soins champêtres assidus. L’habitude de ce genre de beautés renouvelait ses jouissances au lieu de les diminuer, ce qui est le grand signe en toutes choses qu’on aime : « Je m’aperçois tous les jours de plus en plus, disait-il, qu’on ne se lasse pas du beau spectacle de la nature. » Pour conclure avec lui sur les jardins, sa morale pratique en ce genre est qu’il faut « en chercher et n’en pas faire », reconnaître et trouver les points de vue existants, les mouvements de terrain naturels, se contenter de les dégager, et non vouloir les créer à toute force ni les construire.

Combien de fois ces jours derniers, en lisant cette suite de pensées et d’excursions du prince de Ligne sur les jardins, en comparant l’édition de 1781 avec celle de 1795 des Œuvres complètes, et y voyant des différences sans nombre et sans motif explicable, j’ai souhaité que, pour ce travail comme pour le reste de ces Œuvres, un homme d’attention et de goût (non pas un éditeur empressé et indifférent) pût faire un choix diligent et curieux qui ferait valoir tant d’heureux passages ! Il y a surtout dans la première édition, dans celle de 1781, quantité d’aperçus pleins d’invention et de fraîcheur. Il y en a un sur le choix des semences aux environs des parcs ; le prince suppose toujours qu’ils ne sont point enclos de murailles et que la vue s’étend à l’entour par des éclaircies bien ménagées : il soigne alors les nuances diverses des semences dans les plaines, et veut assortir « le petit vert du lin, le mêlé, le tacheté du sarrasin, le petit jaune du blé, le gros vert de l’orge, et bien d’autres espèces que, dit-il, il ne connaît pas encore », toutes ensemble faisant le fond du tableau et qui deviennent le plaisir des yeux. Tout cela est dit d’un rien, avec une légèreté négligente et piquante, mêlée d’un certain aveu d’inexpérience, et comme par un Hamilton qui en serait venu à aimer sincèrement les champs.

Dans l’histoire du pittoresque en notre littérature, les esquisses et paysages du prince de Ligne à propos de Belœil peuvent servir assez bien de date et de point de mesure. On avait Jean-Jacques Rousseau qui avait découvert et révélé la solitude, les douceurs ou les sublimités qu’elle enferme ; on allait avoir Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand découvrant et décrivant à leur tour la forêt vierge, les sauvages et splendides beautés d’un autre monde ; on allait avoir Oberman s’abîmant dans la contemplation solitaire et dans l’expression intime des aspects reculés ou désolés ; mais les amateurs restés gens du monde, les gens de goût, et d’un noble goût, touchés en effet de la nature, et ne la voulant point cependant séparer jamais de la société, disaient entre autres choses avec le prince de Ligne, et ne pouvaient en cela mieux dire que lui :

J’aime dans les bois les quinconces et les percés, de belles routes mieux tenues que celles des jardins, de belles palissades, des allées de hêtres surtout : elles ont l’air de colonnes de marbre quand elles ressortent sur un taillis bien haut et bien vert. J’aime l’air jardin aux forêts, et l’air forêt aux jardins ; et c’est comme cela que je compte toujours travailler.

Ces aperçus et bien d’autres du prince, qui sont juste de la date du poème des Jardins de Delille, me paraissent aujourd’hui représenter, mieux que ne le feraient quelques vers du charmant abbé, l’esprit de transition véritable qui, profitant des idées et des inspirations des grands écrivains pittoresques novateurs, les voulait concilier avec les traditions de notre goût et avec les inclinations de notre nature. Je parle du prince de Ligne comme étant tout à fait un Français quand il écrivait sur Belœil, et il l’était pour ne plus cesser de l’être.