(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370

II. (Suite.)

Comparaison avec Sieyès. — Lendemain du 9 Thermidor. — Période de l’an III, — Les articles du Journal de Paris. — Madame de Staël. — Le général Bonaparte. — Veille du 18 Brumaire. — Notes et témoignages sur le premier consul.

J’ai parlé plusieurs fois de Sieyès à propos de Roederer : il importe de bien établir leurs rapports et de reconnaître aussi leurs différences. Sieyès a le génie ; il est le premier qui, sous forme idéale et un peu absolue, ait eu nettement la conception et l’invention de l’ordre nouveau qui devait remplacer l’ancien ; il est le premier qui l’ait proclamé, à l’heure décisive, dans des écrits précis et lumineux. Puis, plus tard, au milieu de tous ses mécomptes et de ses découragements moroses, il eut encore le sentiment net des situations diverses et des principaux moments de la Révolution : il comprit les temps où il fallait attendre et se taire (1794), ceux où il n’était possible que de marchander et de biaiser (1795), ceux enfin où il était bon de reparaître et où le nœud ne devait être résolument tranché que par l’épée (1799). Roederer, qui sent volontiers de la même manière que Sieyès dans les moments décisifs, n’a pas comme lui l’invention ni la puissance de formule, il n’a que beaucoup d’esprit, de sens, une pensée énergique et diverse ; mais il y joint une plume facile, ingénieuse, et ne perd jamais de vue la pratique ; c’est un Sieyès en monnaie et en circulation, communicatif, qui a, chaque jour au réveil, une idée, une observation neuve sur n’importe quel sujet, politique, moral, littéraire, grammatical, et qui, à l’instant même, a autant besoin de dire ce qu’il pense que Sieyès avait toujours envie de le taire. Pour le bien connaître enfin, Roederer, à la fois pratique et un peu paradoxal, ayant son grain d’humeur, mais obéissant à son mouvement d’idées, fut pendant des années un précepteur actif du public, et, dans cette voie ouverte par la Constituante, admettant tous les correctifs de l’expérience, prompt à les indiquer, il ne craignit pas, en se multipliant de la sorte, de perdre quelquefois en autorité personnelle, pourvu qu’il fût utile à la raison de tous : il ne cessa d’écrire, de conseiller, de dire son avis à chaque nouvelle phase de la Révolution et pendant chaque intervalle, et toujours avec un grand tact des événements et des situations54.

J’ai sous les yeux une correspondance entre Sieyès et lui3, et qui les peint assez bien l’un et l’autre. Vers février 1795, Sieyès, qui pensait à reprendre avec un de ses amis, Duhamel, le Journal de l’instruction sociale conçu deux années auparavant en tiers avec Condorcet, avait demandé à Roederer sa collaboration pour l’économie politique, et celui-ci avait promis. Mais à peine avait-il quitté Sieyès, qu’il lui vint un scrupule. Ginguené, quelques jours auparavant, lui avait proposé de faire des articles d’économie politique également, pour son recueil périodique de La Décade qui commençait à paraître, et il avait accepté :

Cette acceptation, s’empresse-t-il d’écrire à Sieyès, n’est-elle pas incompatible avec celle que je vous ai donnée ? Assurément je vous tiens de plus près qu’à personne par l’amitié et, malgré vous, par le respect ; mais, s’il y a incompatibilité, les premiers engagements sont les plus forts, à moins que Ginguené ne me chasse.

Et pour tout concilier il propose une fusion :

Ne pourrions-nous pas travailler à La Décade ?… Ne peut-on pas y engrener Duhamel aussi ?… Ginguené me paraît une si bonne et si honnête personne, que je ne verrais aucun motif d’éloignement pour ma proposition. Je ne connais pas les autres collaborateurs, mais que vous importe ? ils répondent de leurs articles, vous des vôtres. Ils tirent de l’honneur de votre association ; leur infériorité ne diminue point votre autorité personnelle. Voyez, pesez…

Ce n’était pas consulter assez l’humeur particulière de Sieyès que de croire qu’il s’associerait si aisément avec des collaborateurs de rencontre et non de son choix ; Sieyès ne se mêle pas volontiers aux autres. La proposition n’eut pas de suite.

En reparaissant vers le même temps dans le Journal de Paris (janvier 1795), Roederer eut à parler plus d’une fois de Sieyès ; il le fit avec de constants hommages pour ses talents et sa profondeur de vues, mais avec une assez grande liberté de plume. On les supposait encore plus unis qu’ils ne l’étaient. Roederer, dans son journal, plaisantait de cette faction nouvelle à laquelle, disait-il, on cherchait un nom et qui se composait de deux hommes « qui ne voient personne, qui ne se voient pas, et sont connus pour être d’un caractère très difficile à vivre ». Il proposait de l’appeler la faction des insociables, et pour son compte il ajoutait gaiement : « Ils ne connaissent encore que la moitié de mes projets : ils me croient membre d’une faction, tandis que je prétends en faire une à moi tout seul. » (11 mars.)

Une fois, Sieyès fut blessé d’un article de Roederer (article du 12 août 1796). C’était dans la discussion du projet de Constitution de l’an III. Roederer analysant l’opinion de Sieyès, et pour mieux faire valoir quelques-unes des vues de l’auteur, avait parlé d’une manière un peu dégagée de son humeur, de ses préventions ; en un mot, il avait fait assez lestement les honneurs de sa personne. Sieyès s’en plaignit dans une lettre amicale et pleine de mesure. Roederer lui confessa sincèrement sa tactique de journaliste :

J’ai voulu, lui disait-il, donner plus de poids à mon suffrage en montrant qu’il n’était pas l’effet de la séduction ni d’une aveugle prévention ; j’ai dit sans ménagement ce que je pensais des formes et des accessoires de votre ouvrage pour en sauver le fond ; j’ai fait bon marché et de votre talent littéraire et de votre humeur, pour concilier quelque bienveillance à votre talent politique. D’ailleurs renchérir sur les critiques littéraires, c’était me donner le droit de les traiter de futiles et de les émousser ; et accorder quelque chose aux censures personnelles, c’était désintéresser autant qu’il était possible l’envie et la malveillance. Enfin, quand ce serait un peu à vos dépens que j’aurais voulu faire réussir votre enfant, en bon père vous devriez m’en savoir gré et reconnaître à ma conduite le zèle de l’amitié.

L’explication de Roederer se terminait amicalement par quelques détails domestiques et de famille. Il était alors à Puteaux près de Neuilly, et obligé de perdre une partie de son temps sur les grands chemins :

Malgré ma servitude privée, disait-il en finissant, je souhaite, mon cher ami, que vous soyez bientôt aussi libre que moi ; que vous puissiez aussi regarder la Seine couler comme je le fais et vais le faire plus que jamais de mes fenêtres ; enfin que nous puissions grommeler ensemble sur toute l’espèce humaine qui heureusement n’est pas toute la nature, et réaliser une bonne fois à nous deux la grande faction des insociables dont la France a été tant tourmentée depuis deux ans. Je vous embrasse tendrement.

Dans cette correspondance et dans ces relations de Sieyès et de Roederer, remarquons, à l’honneur de tous deux, que, si Roederer n’a rien d’un adepte, Sieyès n’a rien d’un oracle. L’un est indépendant jusqu’à la libre critique exercée à la pointe de la plumef ; l’autre ne se montre susceptible qu’autant qu’on doit l’être quand un ami nous a jugé devant tous en des termes qui laissent à désirer. — Nous devons les retrouver l’un et l’autre en concert parfait au 18 Brumaire.

Mais auparavant il y avait une longue période et plus d’une journée encore à traverser. Roederer était à peine sorti de sa retraite après la Terreur, qu’avant même de reparaître dans le Journal de Paris, il aidait activement de sa plume au réveil de l’esprit public et à la défaite du jacobinisme encore menaçant. Tallien lisait à la tribune de la Convention, le 28 août 1794, un écrit contre la Terreur : cet écrit ou discours, auquel le célèbre thermidorien n’avait fait qu’adapter un petit préambule, et qui fut très remarqué, était de Roederer. Celui-ci, dès ce moment, travailla secrètement avec Tallien, et lui prêta sa rédaction, ses idées. Merlin de Thionville publia en ce même temps un Portrait de Robespierre ; c’était Roederer qui l’avait tracé. On pourrait citer d’autres écrits de cette date, où il combattait également sous le masque Il ne reparut en son nom qu’au commencement de 1795 dans le Journal de Paris. La suite des articles intitulés « Esprit public », et que le journal publia à dater du 16 février, est de lui. À ces moments de réveil, l’opinion n’avait rien de vague, d’incertain ; il n’y avait pas de place pour l’indifférence ; tous les courants étaient rapides et dessinés. Roederer, presque chaque jour, en offrit le tableau. Il a spirituellement remarqué que l’opinion dans ses diverses branches pouvait alors être cotée avec précision comme les valeurs qui se cotent à la Bourse. Il s’appliqua à en donner des bulletins suivis et utiles.

Son premier article contient une anecdote, ou, si l’on veut, un apologue piquant. On causait hier, dit-il, chez un libraire au Palais-Égalité ; on parlait sans ménagement de Barère et des Jacobins ; on était unanime, lorsqu’entre un homme assez mal vêtu, la figure hâve, les cheveux à la jacobine. À l’instant un des interlocuteurs change de ton ; il essaye de se rétracter, ou du moins d’atténuer ce qu’il vient de dire :

On le regarde, on se regarde, on ne sait d’où vient un changement si subit. Cependant la conversation continue, et l’homme aux cheveux noirs prend avec chaleur la cause de la liberté contre celui qui paraît hésiter à la défendre : celui-ci s’étonne, se rassure et se met à rire en disant : « Ma foi, je croyais que ce citoyen était un jacobin, et je n’étais pas à mon aise !… » Cela prouve que, sans la sécurité, il n’y a point de liberté. Il ne suffit pas d’avoir ouvert les prisons à un grand nombre de patriotes, il faut maintenant délivrer ceux qui sont prisonniers en eux-mêmes sous les verrous de la peur.

C’est à ce genre de délivrance morale que les écrits de Roederer contribuèrent beaucoup. En même temps qu’il enhardissait les uns, il modérait les autres ; il signalait, il applaudissait, non sans l’avertir, et aurait bien voulu discipliner cette jeunesse muscadine, redevenue sitôt frivole, qui faisait la battue aux Jacobins, et qu’il appelle « la troupe légère de l’opinion publique ». Un article très piquant sur les travers et les ridicules des jeunes incroyables (11 juillet 1795), est peut-être, ou mérite certainement d’être de lui.

Tous les matins, je l’ai dit, il a une idée, une remarque, et il aime à la faire sortir. Il en est d’importantes et qui touchent au principe des choses. On était à l’œuvre pour établir une nouvelle Constitution, un nouveau gouvernement. Roederer n’eut pas seulement à donner son avis dans le Journal de Paris et dans un petit écrit de celle date intitulé Du gouvernement, il fut appelé sur sa réputation de constituant devant la commission des Onze et fut entendu. Ses observations sont toutes dans le sens de la pratique et de l’expérience. Faites un gouvernement, disait-il, faites-le homogène autant qu’il est possible : « sans l’homogénéité, j’ose prédire qu’on sera forcé de recourir plus tôt qu’on ne pense à l’unité physique ». (Journal de Paris, 16 août 1795.) — Dès qu’il a vu la Convention sortie victorieuse des insurrections jacobines de Prairial, il réclame d’elle enfin « un gouvernement énergique, républicain sans populacité, un gouvernement qui ramène tous les royalistes de bonne foi, ceux qui ne veulent que la sûreté des personnes et des propriétés » (26 mai 1795). — Mettant à profit ce qu’il a vu en 1792, et écrivant, comme il le dit, non d’imagination, mais de mémoire, il rappelle les principes auxquels on ne revenait qu’avec lenteur, car les révolutions aussi ont vite leur routine ; il montre le nouveau pouvoir exécutif tel qu’on l’a conçu avec méfiance, incomplet, démembré, mutilé :

Il était très bon sans doute d’ôter les forces à un mauvais gouvernement, disait-il, mais il est absurde de n’en pas donner à celui qu’on travaille à rendre bon. — Le Directoire exécutif, tel que le projet l’annonce, est un berceau, qu’on nous passe ce mot, un nid de factions ennemies ; et sa destinée serait de ressembler bientôt à tous les conseils de gouvernement que nous avons vus en France depuis trois ans, où Roland et Pache, Robespierre et Billaud se sont tour à tour arraché la puissance…

Je n’entre pas dans le détail des voies et moyens, des remèdes plus ou moins efficaces qu’il proposait ; je ne fais qu’indiquer la ligne générale de Roederer en ces années. Dans un écrit : Des fugitifs français et des émigrés (août 1795), il distinguait entre ceux qui étaient sortis de France quand tout était calme encore ou du moins régulier, et qui en étaient sortis pour combattre, et ceux qui s’étaient seulement échappés par nécessité, pour se dérober à la captivité ou à la mort. Il établissait qu’il était juste, utile, pressant, même pour les finances, de rendre à ces derniers la liberté de rentrer en France et dans leurs biens, réservant pour les autres toutes les sévérités de la loi et les rigueurs non pas tant de la confiscation que de la conquête. Son but, par cette quantité d’idées et de vues qu’il essayait chaque jour, son vœu du moins bien évident était de clore la Révolution le plus tôt possible, d’arriver à un gouvernement régulier, à l’ordre ; mais les hommes manquaient encore aux choses, et il est souvent infligé aux sociétés en détresse de les désirer longtemps.

Au milieu de ces idées et de ces conseils politiques, Roederer ne cessait de varier les applications de sa plume et de parler à son public sur mille sujets littéraires qui se présentaient. Il a recueilli plus tard en trois volumes plusieurs de ses articles du Journal de Paris ; mais il en est de cette date plus ancienne et qui mériteraient également cet honneur. J’en trouve sur Chamfort, Duclos, Chabanon, qui sont agréables et justes. Le 5 juin 1796, par exemple, Roederer écrivait, sous forme de « Lettre à une dame », une réponse à une question qu’on lui avait adressée : « De quelques livres bons à emporter à la campagne ». — Il faisait plus, il prenait les initiales d’une femme de ses amis, en imprimant un opuscule : Conseils d’une mère à ses filles (1796) ; il s’autorisait du déguisement et tenait assez bien la gageure dans ses préceptes maternels d’une raison modeste et solide. Il ne s’est rien glissé du Directoire dans ce petit écrit. Le futur historien de la société polie se laissait deviner au milieu de tant d’autres préoccupations sérieuses55.

Roederer, en ces années, n’appartient à aucune assemblée politique ; il fut élu de l’Institut dès la formation (juin 1796). D’ailleurs, simple particulier, ayant une presse, une imprimerie à lui, il en usait largement. Le Journal de Paris dont il était propriétaire, ne suffisant point à son activité d’esprit, il entreprit en août 1796 la rédaction d’un recueil périodique qui paraissait tous les dix jours, sous le titre de Journal d’économie publique, de morale et de politique. Il put s’y développer avec plus d’étendue, et y offrir une place à ses amis, à l’abbé Morellet qu’il voulait bien appeler son maître et qui lui répondait : « Discipule supra magistrum » ; surtout au jeune Adrien de Lezay qu’on a vu périr préfet de Strasbourg en 1814, et qui s’exerçait alors avec vivacité et talent sur toutes les questions à l’ordre du jour. Les écrits de Benjamin Constant, de M. et de Mme Necker, de Mme de Staël, reviennent fréquemment dans les analyses de Roederer. C’était le moment où Mme de Staël publiait son livre De l’influence des passions sur le bonheur. Elle était alors en Suisse, en grand désir de pouvoir revenir à Paris ; elle souhaitait qu’on y parlât d’elle et de son livre avec éloge et surtout avec bienveillance, de manière à lui rouvrir les voies du retour. M. Devaines et Roederer lui avaient annoncé par lettres qu’ils avaient quelques objections sur sa manière d’écrire. Elle répondait en se louant un peu, mais en se justifiant assez bien :

Vous, mon cher Roederer, et M. Devaines, vous êtes donc d’avis que je ne sais pas écrire. De ces deux lettres, les seules que j’aie reçues dans ce sens, je ne réponds qu’à la vôtre : car, si vous persistez, je vous croirai. Qu’entend-on par style ? N’est-ce pas le coloris et le mouvement des idées ? Où trouvez-vous que je manque ou d’éloquence, ou de sensibilité, ou d’imagination ? Il est bien ridicule de vous dire que je ne le crois pas.

Et elle se justifie aussi sur les obscurités qu’on lui a reprochées ; puis elle revient au point essentiel et qui la pique :

Mais je crois que l’ouvrage ne manque pas de style, c’est-à-dire de vie et de couleur, et qu’il y a, dans ce qu’on peut remarquer, autant d’expressions que d’idées… En vérité, ajoute-t-elle, comme pour s’excuser de sa louange, je me crois sûre que l’auteur et moi nous sommes deux ; femme jeune et sensible, ce n’est pas encore dans l’amour-propre qu’on vit. Le temps ne viendra que trop tôt où mon livre sera le premier événement de ma vie.

Elle désire un compte rendu sérieux dans le Journal d’économie publique, mais pour le Journal de Paris elle désire plus et demande tout naïvement à être louée ; elle en a besoin pour ce qui est de sa situation en France :

Dans le Journal de Paris il m’importerait extrêmement qu’on saisît cette occasion pour dire une sorte de bien de moi. Dans le journal rouge 56 faites une analyse si vous m’en trouvez digne ; mais, s’il se peut, le lendemain du jour où vous recevrez cette lettre, louez-moi tout bonnement dans le journal qui a une véritable dictature sur l’opinion publique57 ; louez le livre de manière à empêcher de persécuter l’auteur. Voyez avec quel abandon je crois à votre amitié…

Le jour même où elle écrivait cette lettre (22 novembre 1796), Roederer allait au-devant de son désir et donnait dans le Journal de Paris une analyse bienveillante qui se terminait en ces mots :

Le talent d’écrire brille de toutes parts dans cet ouvrage ; mais partout aussi on y rencontre de l’incorrection. La composition et la première édition d’un tel ouvrage ne pouvaient être mieux faites qu’en Suisse : c’est à Paris que les amis du goût et de la philosophie sollicitent l’auteur de faire la seconde.

Elle était touchée et lui répondait : « Croyez que je vous aime de reconnaissance, de haute opinion et d’attrait. »

Cette relation de Roederer et de Mme de Staël fut donc assez vive, de la part du moins de cette dernière ; mais elle s’interrompit bientôt et ne tint pas. Roederer écrivait trop souvent et avec trop de liberté pour ne pas rencontrer sans cesse sous sa plume Mme de Staël, et surtout sa famille, ses amis ; elle était plus difficile et plus exigeante pour eux que pour elle-même. Avant que le 18 Brumaire fût venu mettre entre eux une dissidence politique essentielle, le refroidissement s’était déjà prononcé. Mme de Staël que quelque trait de plume avait blessée, s’en plaignait à lui en femme, avec bonne grâce, et lui disait un de ces mots qui n’accusent d’ailleurs autre chose en Roederer que l’indépendance d’un esprit critique et judicieux : « Je ne suis pas le premier des êtres qui vous ont aimé qui se soient plaints de l’impossibilité de fixer dans votre cœur un jugement durable. » C’est qu’en effet ce qui mérite le nom de jugement durable ne se fixe point dans le cœur, mais dans l’esprit, et encore, pour peu qu’on cherche le vrai, la balance y recommence toujours.

Roederer n’avait pas été favorable au système qui amena le 13 Vendémiaire, c’est-à-dire au dessein qu’avait la Convention de se proroger par les deux tiers de ses membres dans les nouveaux Conseils. Il en résulta pour lui une polémique très vive avec les journalistes membres ou partisans déclarés de la Convention, tels que Poultier, Louvet et Marie-Joseph Chénier. La satire de celui-ci contre Roederer est connue ; la réponse de Roederer l’est moins. Il l’adresse, sous forme de lettre, à son jeune ami Adrien de Lezay que Chénier avait mêlé d’un bout à l’autre dans la même satire. Ce n’est pas à nous de réchauffer aujourd’hui ces personnalités éteintes. Seulement que ceux qui lisent encore la satire de Marie-Joseph Chénier dans les Œuvres du poète, avant de s’en autoriser et de la citer contre Roederer, sachent bien que celui-ci y a répondu sans colère et avec supériorité (Journal d’économie publique, t. II, p. 175) ; il examine les droits de Chénier à l’exercice de la censure, ce que pourrait être la satire en des temps de calamité générale, et ce qui fait qu’à de pareilles époques l’arme de l’épigramme et du ridicule est fort émoussée : il n’y parle pas le moins du monde en auteur irrité, mais en homme public qui, sans se défendre l’amertume, s’attache à dire avant tout des choses graves et justes.

Tout en voulant fermement les conséquences civiles de la Révolution et sans pencher le moins du monde au royalisme, Roederer n’était donc point partisan du mouvement conventionnel prolongé ; et toutes les fois que ce parti redevint menaçant et offensif, même dans le Directoire et sous forme gouvernementale, il ne le trouva point dans les rangs de ses amis. Roederer essayait de se tracer une marche raisonnable, prématurée, entre le système conventionnel et celui de l’émigration, entre la Terreur révolutionnaire et la contre-révolution, « faisant, disait-il, la guerre à l’un et à l’autre, et s’attirant des ennemis des deux côtés ». Au 18 Fructidor, il se trouva compris sur la liste des écrivains ou journalistes à déporter. M. de Talleyrand le fit rayer. C’est à ce sujet que le ministre de la Police dit au Directoire : « Citoyens directeurs, vous m’avez dérangé ma liste. Je n’ai plus mon compte. J’avais cinquante-quatre hommes, je n’en ai plus que cinquante-trois. Complétez-les-moi. » Et l’on substitua le nom du Genevois Perlet à celui de Roederer.

Roederer avait besoin d’une occasion éclatante qui lui permît de dessiner sa ligne et de mettre en lumière, autrement encore que par des écrits, ses vrais sentiments. Il avait alors des ennemis en grand nombre. Un publiciste grave qui a presque acquis dans ces derniers temps la valeur d’un historien, Mallet du Pan, tout en reconnaissant l’esprit et la capacité de Roederer58, a parlé très au hasard de son caractère et de ses intentions. Il suppose que son républicanisme prend à volonté toutes les formes : « Il a serpenté avec succès, dit-il, au travers des orages et des partis, se réservant toujours des expédients, quel que fût l’événement. » Rien ne paraît moins juste que cette assertion quand on a suivi, comme je viens de le faire, la ligne de Roederer jour par jour d’après ses écrits. Les hommes qui sont si soigneux à se réserver pour les circonstances n’impriment pas tous les matins leurs pensées, ne prodiguent pas à ce point leurs conseils et les contradictions motivées qu’ils croient utiles. J’ajouterai qu’ils ne s’amusent pas à traiter tant de sujets littéraires purement agréables et désintéressés, et à les traiter avec feu, avec nouveauté, au risque de déplaire à plusieurs. Les formes de Roederer, sa personne, au premier aspect, n’étaient pourtant pas propres à corriger ces préventions ou ces inimitiés si faciles à naître et à s’entretenir en temps de révolution. Pour qui ne l’approchait pas et n’était pas à même d’apprécier son activité originale et sa gaieté naturelle, il semblait que son enveloppe un peu âpre, son profil accentué, sa figure maigre, anguleuse, d’une coupe tranchante, exprimassent d’autres passions que celles qui animaient son esprit fertile et son cœur honnête. Napoléon, bon juge et peu prodigue d’éloges, l’a mieux défini quand il a dit dans le récit du 18 Brumaire et en parlant des jours qui avaient précédé :

Il (le général Bonaparte) n’admettait dans sa maison que les savants, les généraux de sa suite, et quelques amis : Regnault de Saint-Jean-d’Angély, qu’il avait employé en Italie en 1797, et que depuis il avait placé à Malte ; Volney, auteur d’un très bon Voyage en Égypte ; Roederer, dont il estimait les nobles sentiments et la probité…

C’est dans le mois de ventôse an VI (vers mars 1798), deux mois avant le départ pour l’Égypte, que Roederer vit pour la première fois le général Bonaparte, auquel il devra bientôt d’acquérir tout son relief et toute sa valeur :

J’ai dîné avec lui, dit-il, chez Talleyrand-Périgord. Talleyrand, après dîner, me nomma à lui. Le général me dit : « Je suis charmé de faire votre connaissance ; j’ai pris la plus grande idée de votre talent en lisant un article que vous avez fait contre moi il y a deux ans. » — « Contre vous, général ? je ne me rappelle pas… » — « Si fait, c’est au sujet des contributions levées en pays ennemi. Vous aviez grande raison en principe, mais vous étiez en erreur de fait ; car je faisais ce que vous demandiez que je fisse. »

— L’article auquel Bonaparte faisait allusion, et qui était dans le Journal de Paris du 25 juillet 1796, avait pour but de signaler le grand changement survenu dans les rapports du gouvernement et des généraux. Depuis les victoires de Bonaparte en Italie, il était évident, en effet, que les généraux et leurs troupes, au lieu de dépendre du gouvernement central qui les soldait, devenaient au contraire, par les contributions levées en pays conquis, les trésoriers de la nation et les percepteurs à main armée du gouvernement. Le sens de l’article était donc : Prenez garde aux généraux qui maintenant alimentent le Trésor public ; et vous, qui êtes le gouvernement, avisez à régulariser et à faire arriver à vous la nouvelle source de richesses qui est entre leurs mains.

Dans cette première conversation qu’eut Roederer avec le général Bonaparte, on causa beaucoup des signes et de leur influence sur les idées ; c’était un sujet qui était cher à l’Institut de ce temps-là, qu’on venait de mettre au concours et sur lequel les disciples de Condillac ne tarissaient pas. Bonaparte, avec ce sens direct qu’il portait à tout, dit qu’il ne croyait pas que nous dussions une seule idée aux signes, que nous avions celles que notre organisation nous procurait et pas une de plus : « Si on ne peut avoir d’idées que par les signes, demandait-il, comment a-t-on eu l’idée des signes ? » Roederer, qui, sans être proprement un idéologue, était très au fait et assez imbu des doctrines philosophiques courantes, rappela alors au général plusieurs points, d’ailleurs incontestables : que les signes des idées abstraites et des modes mixtes sont nécessaires pour les arrêter, pour les enregistrer dans notre tête et pour nous donner les moyens de les comparer, etc., etc. Le général en convint, mais il avait dit sur le fond de la question la chose essentielle.

Pendant ces années 1798-1799, où se fit l’expédition d’Égypte, Roederer, comme s’il eût compris qu’il n’y avait qu’à attendre, s’occupa moins de discussions politiques ; il écrivit de préférence sur la littérature ; il s’attacha à réfuter l’ouvrage de Rivarol contre la philosophie moderne ; car, en fait de doctrines philosophiques et autres, la pensée de Roederer était de rectifier le xviiie  siècle sans l’abjurer. Cependant, la nomination de Sieyès au Directoire (mars 1799) lui avait rendu des espérances, et il lui sembla qu’il y avait désormais recours contre l’anarchie.

Peu après son retour d’Égypte, Bonaparte fit inviter Roederer, par Regnault de Saint-Jean-d’Angély, à le venir voir rue Chantereine. C’était en ces semaines où tous les grands personnages du gouvernement, de l’armée, de l’Institut, affluaient chez le général et lui déféraient en quelque sorte le pouvoir :

Je joignis, dit Roederer, l’expression de mes vœux au vœu général. Quand Bonaparte me demanda si je ne voyais pas de grandes difficultés à ce que la chose se fît, je répondis : « Ce que je crois difficile, même impossible, c’est qu’elle ne se fasse pas ; car elle est aux trois quarts faite. »

Les moyens de l’exécution importaient beaucoup. Roederer mérita d’être complètement du secret et de devenir l’agent le plus actif peut-être de ce qu’il se plaisait à appeler une généreuse et patriotique conspiration. Dans les quinze jours qui précédèrent le 18 Brumaire, il voyait le général tous les soirs et avait avec lui un entretien particulier :

« Bonaparte ne voulait rien faire sans Sieyès ; Sieyès ne pouvait provoquer Bonaparte. Talleyrand et moi fûmes les deux intermédiaires qui négocièrent entre Sieyès et Bonaparte. Tous les yeux étaient ouverts sur l’un et sur l’autre. Nous nous étions interdit toute entrevue particulière et tout entretien secret. Talleyrand était l’intermédiaire qui concertait les démarches à faire et la conduite à tenir. Je fus chargé de négocier les conditions politiques d’un arrangement : je transmettais de l’un à l’autre leurs vues respectives sur la Constitution qui serait établie, et sur la position que chacun y prendrait. En d’autres mots, la tactique de l’opération était l’objet de Talleyrand, le résultat était le mien. Talleyrand me mena deux fois le soir au Luxembourg, où Sieyès logeait comme directeur. Il me laissait dans sa voiture et entrait chez Sieyès. Quand il s’était assuré que Sieyès n’avait ou n’attendait chez lui personne d’étranger (car, pour ne pas donner d’ombrage à ses quatre collègues logés comme lui dans le petit hôtel du Luxembourg, il ne fermait jamais sa porte), on m’avertissait dans la voiture où j’étais resté, et la conférence avait lieu entre Sieyès, Talleyrand et moi. Dans les derniers jours, j’allais ouvertement chez Sieyès, et même j’y dînai.

Dans les premiers jours de Brumaire et pendant qu’on discutait avec détail la révolution qui devait s’opérer le 19, Bonaparte lui disait :

Il n’y a pas un homme plus pusillanime que moi quand je fais un plan militaire ; je me grossis tous les dangers et tous les maux possibles dans les circonstances ; je suis dans une agitation tout à fait pénible. Cela ne m’empêche pas de paraître fort serein devant les personnes qui m’entourent. Je suis comme une fille qui accouche. Et quand ma résolution est prise, tout est oublié, hors ce qui peut la faire réussir.

Les paroles de Bonaparte, prises ainsi sur le vif, se rencontrent à tout instant dans les notes et papiers de Roederer, et leur donnent un incomparable intérêt.

La plume de Roederer fut des plus employées dans les actes officiels de cette journée du 18 et des jours suivants. Il avait été convenu qu’aussitôt la translation à Saint-Cloud décrétée par le Conseil des Anciens, et après que Bonaparte aurait prêté serment, il serait placardé, dans la matinée du 18, une Adresse aux Parisiens. La rédaction première de cette Adresse était de Roederer ; elle avait été corrigée par Bourrienne sous la dictée de Bonaparte. Elle fut composée typographiquement par le fils même de Roederer, lequel, malgré sa jeunesse, était du secret, et que Regnault de Saint-Jean-d’Angély plaça, six jours avant le 18 Brumaire, dans une imprimerie dont le chef était à sa dévotion. Le jeune homme composa l’Adresse dans une pièce à part, où on l’avait mis comme pour s’exercer. — La démission de Barras qu’on fit signer à ce dernier le matin du 18, et dont les termes habilement calculés rendirent avec lui la négociation plus facile, était également de la rédaction de Roederer, qui la concerta avec M. de Talleyrand. Bref, les services rendus furent tels qu’à la seconde ou troisième séance que tinrent les consuls provisoires au Luxembourg, Bonaparte fit appeler, par une lettre du secrétaire des consuls, Talleyrand, Volney et Roederer :

M. de Talleyrand et moi, dit ce dernier, nous fûmes fort étonnés de nous y rencontrer avec M. de Volney, que nous ne savions pas avoir participé en rien aux opérations du 18 Brumaire. Sans doute il avait coopéré par de bons conseils, car il n’avait dans Paris aucune influence, et par son caractère il était habituellement peu disposé aux négociations.

Les négociations de Volney avaient dû porter plus particulièrement auprès des membres des Conseils, de ces républicains d’Auteuil qui furent brumairiens un jour et qui devinrent vite mécontents, tels que Cabanis et autres. Quoi qu’il en soit, le premier consul crut devoir adresser à tous trois, et sur un ton plus solennel qu’il ne lui était habituel jusque-là, des remerciements collectifs au nom de la patrie, pour le zèle qu’ils avaient mis à faire réussir la révolution nouvelle. Mais, quelques jours après, ayant appris par M. de Talleyrand que le premier consul lui destinait un présent de grand prix, une boîte émaillée représentant la Fédération de Milan, et enrichie de diamants et pierreries, Roederer s’empressa d’écrire à Regnault de Saint-Jean-d’Angély une lettre des plus honorables :

Mon cher ami, cette idée de présent me tracasse ; je ne suis pas assez sûr que vous en ayez détourné le projet ; mais, si vous ne l’avez pas fait, je compte assez sur votre amitié pour espérer que vous le ferez le plus tôt possible, et je vous en prie. Si Bonaparte, comme je vous le disais hier, m’avait donné un beau livre de six francs, par exemple les campagnes de Bonaparte en Italie, avec ces mots de sa main : Donné par Bonaparte à Roederer, en témoignage d’estime ou d’amitié, il m’aurait fait un plaisir très sensible. — Mais d’où peut provenir celle idée de présent, et de présent précieux ? Je n’ai rien fait pour Bonaparte. — J’ai uniquement voulu qu’il fît pour nous, je dis pour nous tous Français et patriotes. C’est à nous à lui faire des présents, et ma feuille de chêne est toute prête… Il ne m’a vu que conspirateur, pourquoi veut-il me traiter en courtisan ?…

Ce sont là des scrupules de délicatesse assez rares pour devoir être notés, et qui marquent l’ordre de sentiments véritablement patriotiques qui entraient (au moins de la part de quelques-uns) dans l’acte du 18 Brumaire. Pendant les jours suivants, Roederer continua d’être un intermédiaire entre Bonaparte et Sieyès, un interprète habile et entendu de ce fameux plan de Constitution que ce dernier avait en portefeuille, et qui ne put être appliqué qu’avec des modifications qui le transformèrent profondément. Il portait les paroles d’un pavillon du Luxembourg à l’autre. Sieyès ne fut pas long, du reste, à comprendre que son rôle était accompli, que le chef d’État idéal qu’il avait cherché à faire asseoir théoriquement au haut de sa pyramide était trouvé, debout, vivant, en action, investi de puissance et de gloire, et que le moment pour lui était venu d’abdiquer. Quand il s’agit de nommer des consuls définitifs et qu’on eut arrêté le premier choix de Cambacérès, Roederer, qui pouvait avoir des espérances pour la troisième place, dut les perdre lorsqu’un jour Bonaparte, en le voyant entrer, lui dit comme pour répondre à sa pensée : « Citoyen Roederer, vous avez des ennemis. » — « Je les ai bien mérités, répondit-il, et je m’en félicite. » Et il fut, l’instant d’après, le plus vif à recommander à la désignation du premier consul le nom considéré de Lebrun59.

En même temps qu’il s’occupait de ces soins de gouvernement et de Constitution, il ne cessait, dans son Journal de Paris, de soigner l’opinion du dehors, de l’éclairer et de la diriger en faveur du nouveau régime, de calmer les craintes, d’encourager les espérances, de fomenter les bons désirs :

Tous les matins l’abolition d’une mauvaise loi ! disait-il (26 brumaire), voilà ce que nous devons aux consuls de la république et aux commissions législatives qui répondent à leurs vues. — Il n’y a ni ne peut y avoir de réaction à la suite du 19 Brumaire, disait-il le 29. Les hommes qui l’ont fait, n’ayant emprunté ni les bras ni le crédit d’aucune faction, n’ont de récompense à donner ni de prix à payer à aucune.

Distinguant entre le sentiment national qui était d’instinct, et l’opinion publique plus raisonnée et plus éclairée, il aurait voulu élever l’un jusqu’à l’autre, organiser celle-ci pour que le bon sens redescendît ensuite de là comme d’une sorte de fontaine publique dans tous les rangs et les étages de la société. Il avait peut-être, sur ce point de mécanique sociale, des idées un peu subtiles et compliquées ; mais en fait, dans ces jours décisifs, il se montra à l’œuvre un grand praticien de l’opinion et un tacticien consommé.

Il y eut là un moment à jamais mémorable, et que nul mieux que lui ne peut nous aider à ressaisir et à admirer. Roederer accepta et servit loyalement l’Empire ; il en reçut des honneurs et des dignités ; il eut, en 1815, ce sentiment vrai qui le rattacha, par intérêt national comme par devoir et reconnaissance, à l’empereur reparu ; mais son moment préféré et hors de comparaison fut toujours l’heure du Consulat. Il y jouit pendant deux ans et huit mois de la faveur du chef de l’État, de sa conversation habituelle et presque familière : il en a subi le charme et l’a consacré dans des notes d’autant plus sincères qu’elles sont plus rapides et plus inachevées. Le Sénat conservateur, qui recrutait ses premiers membres par l’élection, l’avait désigné ; c’était une marque d’estime. Bonaparte le détourne d’accepter et lui montre le Conseil d’État :

— Bonaparte : « Eh bien, citoyen Roederer, qu’est-ce qu’on dit ? — Moi : « On espère, on désire. » — « Avez-vous fait vos listes pour les nouvelles nominations ? » — « Je n’ai point de places à donner. » — « Mais il en faut faire. » — « Je ne connais personne. » — « Et vous, qu’est-ce que vous voulez être ? » — (Je ne réponds rien.) — « Il ne faut pas penser aux Conservateurs : c’est un tombeau. Cela est bon pour des hommes qui ont fini leur carrière, ou qui veulent faire des livres. Laplace sera très bien là, il pourra travailler. Berthollet y sera très bien aussi ; le général Hatry…, Rousseau des Anciens. Mais vous, vous avez des talents, de l’activité… le Conseil d’État vous convient mieux ; ses fonctions sont importantes. Vous entendez les affaires publiques ; vous parlez bien ; vous êtes capable de faire face au Tribunat. » — « Général, je ferai ce que je pourrai pour le succès de la chose. » (Extrait d’une conversation de décembre 1799.)

Conseiller d’État et président de la section de l’intérieur depuis le 25 décembre 1799 jusqu’au 14 septembre 1802, ayant pris la plus grande part aux lois et aux projets administratifs qui s’y discutaient chaque jour, chargé en outre de missions et de directions importantes dans cet intervalle, il apprécia surtout le caractère et le génie civil du premier consul, et il a exprimé à cet égard son sentiment dans des notes éparses et vives, qui font le pendant et le contraste le plus parfait à la page que j’ai précédemment citée de lui sur la démocratie. De même que, dans ce passage qu’on n’a pas oublié, il a énergiquement rendu cette puissance d’organisation fatale qui semblait faite pour engendrer les tyrannies multiples, pour perpétuer l’hydre aux mille têtes et éterniser le chaos, de même ici il rend avec une précision inaccoutumée un idéal d’ordre, d’unité, de lumière, dont il avait sous les yeux l’exemplaire vivant ; en un mot, c’est le tableau de 1802, le contraire de 1792 ; c’est le monde jeune, renaissant merveilleusement après la ruine :

Une commission est formée, dit-il, pour la composition d’un Code criminel, une autre pour un Code de commerce.

Le Code civil, présenté par les citoyens Bigot de Préameneu, Maleville, Tronchet et Portalis, est adressé au tribunal de cassation et aux tribunaux d’appel ; toutes leurs observations sont conférées à la section de législation, rapportées, discutées en présence des commissaires rédacteurs.

C’est là que le premier consul a montré cette puissance d’attention et cette sagacité d’analyse qu’il peut porter vingt heures de suite sur une même affaire, si sa complication l’exige, ou sur divers objets, sans en mêler aucun, sans que le souvenir de la discussion qui vient de finir, la préoccupation de celle qui va suivre le distraient le moins du monde de la chose à laquelle il est actuellement occupé.

C’est dans cette discussion du Code civil que Bonaparte, étonné de la force, de la logique et de l’activité de pensée, de la profonde science de Tronchet, jurisconsulte octogénaire, l’étonne bien plus lui-même par la sagacité de son analyse, par le sentiment de justice qui lui fait chercher la règle applicable à chaque cas particulier ; par ce respect pour l’utilité publique et pour la morale qui le fait poursuivre toutes les conséquences d’un principe de législation ; par cette sagesse d’esprit qui, après l’examen des choses, lui laisse encore le besoin de connaître l’opinion des hommes de quelque autorité, les exemples de quelque poids, la législation actuelle sur le point en question, la législation ancienne, celle du Code prussien, celle des Romains ; les motifs et les effets de toutes. C’est dans cette discussion que le Conseil d’État se sentit partagé entre le respect dû à ce savant octogénaire, à ce sage esprit en qui ne s’est affaiblie aucune faculté et d’où ne s’est échappée aucune portion de savoir, et l’admiration due à ce jeune législateur qui, malgré sa jeunesse, affronte les points les plus ardus de la législation.

Assidu à toutes les séances ;

Les tenant cinq à six heures de suite ;

Parlant, avant et après, des objets qui les ont remplies ;

Toujours revenant à deux questions : Cela est-il juste ? Cela est-il utile ?

Examinant chaque question en elle-même sous ces deux rapports, après l’avoir divisée par la plus exacte analyse et la plus déliée ;

Interrogeant ensuite les grandes autorités, les temps, l’expérience ; se faisant rendre compte de la jurisprudence ancienne, des lois de Louis XIV, du grand Frédéric…

Ce ne sont pas proprement des pages suivies que j’extrais, mais de simples notes que je rejoins, et que j’assemble ; il suffit, toutefois, de les rapprocher, tant elles concordent, pour voir se dessiner cette beauté consulaire dans toute sa vigueur et sa simplicité :

Le premier consul n’a eu besoin que de ministres qui l’entendissent, jamais de ministres qui le suppléassent. —

Il n’est pas un homme de quelque mérite qui ne préférât, près de Bonaparte, l’emploi qui occupe sous ses yeux à la grandeur qui en éloigne, et qui, pour prix d’un long et pénible travail, ne se sentît mieux récompensé par un travail nouveau que par le plus honorable loisir. —

(Janvier 1801.) Il n’y a point de héros pour son valet de chambre, dit le proverbe ; je le crois, parce que les grands cœurs ne sont pas toujours de grands esprits. Mais le proverbe aurait tort pour Bonaparte. Plus on l’approche et plus on le respecte. On le trouve toujours plus grand que soi quand il parle, quand il pense, quand il agit.

Une preuve de son ascendant, c’est la réserve et même le respect que lui témoignent, dans toutes leurs relations, les hommes qui ont vécu avec lui dans la plus étroite familiarité, ses compagnons d’armes, ses premiers lieutenants : et ce respect n’a rien de contraint, il est naturel. S’il parle, on l’écoute, parce qu’il parle en homme instruit, en homme supérieur. S’il se tait, on respecte son silence même. Nul n’osera interrompre son silence avec indiscrétion, non que l’on craigne un moment de mauvaise humeur, mais uniquement parce qu’on sent qu’il existe, pour ainsi dire, entre lui et soi, une grande pensée qui l’occupe et le défend d’une approche familière. —

Un de mes amis me demandait ce soir (6 janvier 1802) comment je ne craignais pas de louer publiquement le premier consul et de déprimer si hautement ses ennemis.

Je répondis par les mots suivants que je me suis souvent dits à moi-même : « Je le loue publiquement de ce qu’il a fait de bien, d’abord afin qu’on l’aime et qu’on le connaisse ; ensuite pour qu’il sache quels sont les motifs de l’attachement qu’on a pour lui ; en troisième lieu pour avoir le droit de lui parler franchement et avec fermeté dans son Conseil ou en particulier. » —

Il arriva sous son gouvernement une chose assez extraordinaire entre les hommes qui travaillaient avec lui : la médiocrité se sentit du talent, le talent se crut tombé dans la médiocrité ; tant il éclairait l’une, tant il étonnait l’autre ! Des hommes jusque-là jugés incapables se rendaient utiles ; des hommes jusque-là distingués se trouvaient tout à coup confondus ; des hommes regardés comme les ressources de l’État se trouvaient inutiles ; et toutes les âmes ambitieuses de gloire furent forcées de se contenter d’un reflet de sa gloire. —

Jamais le Conseil ne s’est séparé sans être plus instruit sinon de ce qu’il a enseigné, au moins de ce qu’il a forcé d’approfondir.

Jamais les membres du Sénat, du Corps législatif, du Tribunat, ne vinrent le visiter sans remporter le prix de cet hommage en instructions utiles.

Ils ont trouvé dans ces visites, au lieu de la morgue si ordinaire à la puissance, cette curiosité que donnent l’amour du bien public et le respect pour l’opinion nationale. Il a non seulement ouvert l’accès à toutes les réflexions qu’on a voulu lui présenter, mais les a souvent provoquées. Il a discuté les opinions opposées à la sienne, discuté la sienne propre, et ces conversations ont été de véritables Conseils d’État. — Il ne peut avoir devant lui des hommes publics sans être homme d’État, et tout devient pour lui Conseil d’État. —

Ce qui caractérise l’esprit de Bonaparte, c’est la force et la constance de son attention. Il peut passer dix-huit heures de suite au travail, à un même travail, à des travaux divers. Je n’ai jamais vu son esprit las. Je n’ai jamais vu son esprit sans ressort, même dans la fatigue du corps, même dans l’exercice le plus violent, même dans la colère. Je ne l’ai jamais vu distrait d’une affaire par une autre, sortant de celle qu’il discute pour songer à celle qu’il vient de discuter ou à laquelle il va travailler. Les nouvelles heureuses ou malheureuses de l’Égypte ne sont jamais venues le distraire du Code civil, ni le Code civil des combinaisons qu’exigeait le salut de l’Égypte. Jamais homme ne fut plus entier à ce qu’il faisait, et ne distribua mieux son temps entre les choses qu’il avait à faire ; jamais esprit plus inflexible à refuser l’occupation, la pensée qui ne venait ni au jour ni à l’heure, ni plus ardent à la chercher, plus agile à la poursuivre, plus habile à la fixer, quand le moment de s’en occuper est venu. —

Le style de Roederer a emprunté ici de sa simplicité nerveuse au sujet même qu’il avait sous les yeux et qui présidait à sa pensée ; il s’est reflété en lui comme un rayon du modèle. Il faudrait voir, en bien d’autres détails, comme il était réellement épris et enthousiaste de la gloire, de la vertu du premier consul à cette époque, comme il luttait de toutes ses forces et avec passion contre l’influence de Fouché en laquelle il dénonçait un danger, et, qui pis est, une souillure pour la réputation immaculée du jeune chef d’empire. Encore une fois, si je trouvais ces témoignages de Roederer dans des pages imprimées ou faites pour l’être, je me les expliquerais, mais j’y attacherais moins de valeur : ici c’est l’émotion prise à sa source et sans mélange. S’il est beau par-dessus tout au héros militaire et civil d’inspirer de tels sentiments d’admiration à ceux qui l’approchent, il n’est pas moins honorable à l’homme politique déjà éprouvé par les révolutions d’avoir gardé son esprit assez ferme et assez intègre pour être capable de les ressentir.