(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — II. (Fin.) » pp. 452-472
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — II. (Fin.) » pp. 452-472

II. (Fin.)

Aussitôt qu’il fut délivré de la milice, Gibbon obtint de son père de voyager pendant quelques années ; il vit Paris une première fois (janvier 1763), revit la Suisse et Lausanne, et consacra une année entière à visiter l’Italie. L’approche et la vue de Rome lui causèrent un battement de cœur et un enthousiasme qu’il a soin de noter comme peu ordinaire en lui. Après une nuit sans sommeil, il courut d’abord au Forum, et il employa plusieurs mois à se familiariser avec ces lieux célèbres :

Ce fut à Rome, le 15 octobre 1764, dit-il, comme j’étais assis à rêver au milieu des ruines du Capitole, pendant que les moines déchaussés étaient à chanter vêpres dans le temple de Jupiter, que tout d’un coup l’idée d’écrire la décadence et la chute de la Ville éternelle se présenta pour la première fois à mon esprit.

Mais son plan se bornait d’abord au déclin de la ville même plutôt qu’à celui de l’Empire, et ce ne furent que ses méditations et ses lectures ultérieures qui élargirent son cadre et qui lui donnèrent tout son sujet.

On le voit, si une idée auguste et grandiose préside à l’inspiration de Gibbon, l’intention épigrammatique est à côté : il conçoit l’ancien ordre romain, il le révère, il l’admire ; mais cet ordre non moins merveilleux qui lui a succédé avec les siècles, ce pouvoir spirituel ininterrompu des vieillards et des pontifes, cette politique qui sut être tour à tour intrépide, impérieuse et superbe, et le plus souvent prudente, il ne lui rendra pas justice, il n’y entrera pas : et de temps en temps, dans la continuité de sa grave Histoire, on croira entendre revenir comme par contraste ce chant de vêpres du premier jour, cette impression dénigrante qu’il ramènera à la sourdine.

Sur l’ensemble de cette Histoire, je ne saurais mieux faire que de me couvrir de l’autorité d’un homme qui l’a étudiée à fond, qui l’a revue dans la traduction française et l’a annotée, qui a, enfin, toutes les conditions requises pour être un bon juge. M. Guizot raconte qu’il a passé par trois sentiments successifs au sujet de l’ouvrage de Gibbon. Après une première lecture rapide, qui ne lui avait laissé sentir que l’intérêt d’une narration toujours animée malgré son étendue, toujours claire et limpide malgré la variété des objets et, pour ainsi dire, la quantité des affluents, M. Guizot, en étant venu à un examen plus particulier sur quelques points, avoue qu’il eut des mécomptes ; il y rencontra quelques erreurs soit dans les citations, soit dans les faits, mais surtout, par places, des veines et des teintes générales de partialité qui l’amenèrent presque à une conclusion toute rigoureuse. Pourtant, à une troisième lecture complète et suivie, l’impression première, corrigée sans doute par la seconde, mais non détruite, surnagea et se maintint ; et, sauf les restrictions et les réserves subsistantes, M. Guizot déclare en être demeuré à apprécier, dans ce vaste et habile ouvrage, « l’immensité des recherches, la variété des connaissances, l’étendue des lumières, et surtout cette justesse vraiment philosophique d’un esprit qui juge le passé comme il jugerait le présent », et qui, à travers la forme extraordinaire et imprévue des mœurs, des coutumes et des événements, a l’art de retrouver dans tous les temps les mêmes hommes.

Le premier volume in-4º de l’Histoire de Gibbon parut en 1776 ; l’auteur était membre du Parlement depuis un an. Ce premier volume fut suivi de cinq autres dont deux parurent en 1781, et les trois derniers en 1788. L’ouvrage se soutint jusqu’à la fin dans l’estime et dans la faveur du public ; mais le premier volume eut un succès de vogue et de mode. La première édition fut épuisée en peu de jours ; une seconde et une troisième suffirent à peine aux demandes, et il s’en fit deux contrefaçons à Dublin. Le livre était sur toutes les tables et presque sur toutes les toilettes. Ce qui est mieux, les voix les plus considérables s’unissaient pour décerner à Gibbon le titre d’historien classique. On a les lettres que Hume déjà mourant, que Robertson, Ferguson, Horace Walpole, lui écrivirent à ce sujet : l’approbation chez tous est la même pour l’ensemble de l’œuvre et pour le talent d’exécution ; Horace Walpole surpasse tous les autres par la vivacité de sa sympathie et de sa louange. En France, Gibbon eût bien désiré pour traducteur M. Suard, qui était en possession déjà d’interpréter Robertson, mais il n’eut d’abord que Leclerc de Septchênes. On a su, depuis, que cette traduction à laquelle Septchênes mit son nom était en partie de Louis XVI.

Dans ce premier volume, l’historien exposait et développait avec le plus grand détail l’état et la constitution de l’Empire sous les Antonins ; il remontait dans ses explications jusqu’à la politique d’Auguste ; il caractérisait en traits généraux les règnes et l’esprit des cinq empereurs à qui le genre humain dut le dernier beau siècle, le plus beau et le plus heureux peut-être de tous ceux qu’a enregistrés l’histoire ; et, à partir de Commode, il entrait dans la narration continue. Ce seul premier volume renfermait bien des matières diverses : des considérations remarquables par l’ordre et l’étendue, des récits rapides ; les cruautés et les atroces bizarreries des Commode, des Caracalla, des Élagabal, les trop inutiles vertus des Pertinax, des Alexandre Sévère, des Probus ; le premier grand effort des Barbares contre l’Empire, et une digression sur leurs mœurs ; l’habile et courageuse défense de Dioclétien, sa politique nouvelle qui, toujours veillant aux frontières, se déshabitue de Rome, et qui, présageant l’acte solennel de Constantin, tend à transporter ailleurs le siège de l’Empire ; enfin les deux chapitres concernant l’établissement du christianisme et sa condition durant ces premiers siècles. Il y avait là une extrême variété de sujets que l’auteur avait rassemblés dans une contexture habile, et rendus dans un style soigné, étudié, et dont l’élégance allait parfois jusqu’à la parure. Dans les volumes suivants, l’historien s’est un peu détendu et de plus en plus développé : il ne s’est refusé aucune des branches d’événements et de faits qui se rencontraient sur son chemin dans son champ immense. Sa grande ligne est tant qu’il peut romaine, puis byzantine ; mais il y a un moment où, à force de la prolonger, il la perd : qu’on veuille songer que cette Histoire qui se rattache à Auguste et qui commence à Trajan, ne se termine qu’au xive  siècle, à la parodie tribunitienne et à la réminiscence classique de Rienzi. Cependant Gibbon traite successivement et avec détail des Goths, des Lombards, des Francs, des Turcs, des Bulgares, des Croates, des Hongrois, des Normands et de vingt autres peuples encore. C’est l’histoire la plus compréhensive qui se puisse voir ; le fleuve, à mesure qu’il diminue et va se perdre dans les sables, reçoit quelque nouveau torrent désastreux qui achève de détruire sa rive, mais qui aussi le continue quelque temps et l’alimente. Le paisible et calme historien note, accepte et mesure tout cela. Sur ces parties accessoires il sera nécessairement surpassé un jour par ceux qui étudieront ces peuples dévastateurs en eux-mêmes, et remonteront plus haut vers leurs racines et leurs sources asiatiques : là où il reste original, c’est dans l’exposé des derniers grands règnes romains ou byzantins, quand il parle de Dioclétien, de Constantin, de Théodose, de ces âmes héroïques et venues trop tard comme Majorien ; c’est quand il parle de Justinien et de Bélisaire. Considérée par cet aspect, son Histoire ressemble à une belle et longue retraite devant des nuées d’ennemis : il n’a pas l’impétuosité ni le feu, mais il a la tactique et l’ordre ; il campe, s’arrête et se déploie partout où il peut.

Je me borne à rendre l’impression que me fait cette lecture continue, et à en tirer la forme de talent et d’esprit de l’auteur. Je dirai donc aussi qu’en maint cas Gibbon ne produit point la parfaite lumière : il s’arrête en deçà du sommet où peut-être elle brille. Il excelle à analyser et à déduire les parties compliquées de son sujet, mais il ne les rassemble jamais sous un point de vue soudain et sous une expression de génie. C’est plus intelligent qu’élevé. Fidèle à son humeur, même dans les procédés de son esprit, il égalise trop toutes choses. Ferai-je une plaisanterie que lui-même m’indique ? la goutte, quand il l’a, ne le prend jamais par accès et le traite à peu près comme elle faisait Fontenelle, elle suit une marche lente et régulière ; son Histoire, de même, marche uniformément d’un pas égal, sans accès et sans violence. S’il se fait quelque part une grande révolution dans l’âme humaine, il ne la sentira pas, il ne la signalera pas en allumant un fanal du haut de sa tour ou en sonnant un coup de la cloche d’argent. C’est là le grief historique qu’on doit avoir contre lui dans son explication du christianisme. Il n’a pas compris qu’il y eût en ce moment une vue morale, une vertu toute nouvelle qui naissait. Cet esclavage régulier, accoutumé, indolent, qui était la loi du vieux monde et que Gibbon pallie tant qu’il peut, parut tout d’un coup horrible à quelques-uns, et ils inoculèrent peu à peu cette horreur à presque tous. La tolérance qu’avaient aisément les anciens pour les diverses opinions et croyances religieuses, tolérance que Gibbon s’attache si fort à démontrer, était plus que compensée par le mépris si habituel qu’on avait alors pour la vie des hommes. Il entre quelque chose d’incomplet, même dans les idées justes que Gibbon énonce à ce sujet.

En un mot, s’il nous a très bien démontré et expliqué le genre de tolérance d’un Cicéron, d’un Trajan, d’un Pline, cette disposition humaine sans doute, née toutefois ou accompagnée d’une indifférence profonde et d’un secret mépris pour les objets d’un culte qui, chez les anciens, était une affaire de coutume et de forme extérieure, non d’opinion ni de croyance, il n’a pas également compris le sentiment nouveau qui combattait et affrontait cette tolérance, et qui devait, vers la fin, la lasser. Le christianisme, en effet (c’est là son innovation morale), a inculqué aux hommes un sentiment plus vif et plus absolu de la vérité. C’est une religion qui s’empare de tout l’être. Il faut prendre davantage sur soi pour être tolérant, et on l’est alors en vertu d’un tout autre principe que les anciens : on l’est en vertu de la charité. Pourquoi Gibbon, qui a rendu justice à l’âme des anciens, ne l’a-t-il pas également rendue à l’âme des chrétiens ? Pourquoi, tout occupé de défendre et de justifier l’ancienne police administrative des empereurs et le procédé du magistrat romain, a-t-il méconnu l’introduction dans le monde et la création dans les cœurs d’un héroïsme nouveau ?

Averti par l’effet des 15e et 16e chapitres80, il s’est, au reste, très modéré et contenu dans la suite de son Histoire. Robertson, qui l’attendait avec quelque crainte au règne de Julien, le félicite d’avoir si bien touché et caractérisé, dans ce fameux exemple, ce mélange bizarre de fanatisme païen et de fatuité philosophique associés aux qualités d’un héros et d’un esprit supérieur. Dans les portraits des chrétiens, même des plus grands durant ces âges, Gibbon se contente de n’être jamais bien net ; il ne les présente point par leurs grands côtés, et, comme l’a remarqué un savant ecclésiastique de nos jours81, « son ouvrage fourmille de portraits équivoques ». Gibbon s’est appesanti avec une complaisance assurément malicieuse sur les misères et les subtilités théologiques, sur l’infinie division des sectes qui partagèrent les esprits dans le Bas-Empire, mais ce n’est pas à la façon de Voltaire qu’il s’y prend. Voltaire a le rire sarcastique et l’éclat du ricanement ; Gibbon a le rire composé et silencieux ; il le glisse au bas d’une note (voir celle, entre autres, qui termine ce qu’il dit de saint Augustin). — Comme Bayle, il se délecte (mais toujours en note) à la citation de quelques passages d’une obscénité érudite et froide, et il les commente avec une élégance recherchée (voir ce qu’il dit sur Théodora).

Ironie, causticité rentrée, pénétration compréhensive, explication déliée et naturelle de beaucoup de faits qu’il réduit à paraître simples, d’extraordinaires qu’ils avaient semblé, ce sont ses qualités, dont quelques-unes touchent à des défauts. Il invoque plus d’une fois Montesquieu ; il dit qu’à une certaine époque de sa vie il relisait Les Provinciales tous les ans : mais il n’a pas le javelot comme Montesquieu et comme Pascal ; il ne donne jamais à l’esprit de son lecteur une impulsion inattendue qui le réveille, qui le transporte et l’incite à la découverte. Il est dans son fauteuil quand il écrit, et il vous y laisse en le lisant : ou, s’il se lève, ce n’est que pour faire deux ou trois tours de chambre, pendant lesquels il arrange sa phrase et concerte son expression.

Mirabeau n’était point ainsi : on le sait très bien, et je ne le remarquerais pas s’il ne lui était arrivé un jour, impatienté de cette froideur, de lancer contre Gibbon et son Histoire une tirade véhémente. Ce n’est point à la tribune, mais dans une lettre, qu’il eut cet éclat. Mirabeau était à Londres en 1785 ; il dînait chez le marquis de Lansdowne avec plusieurs Anglais de distinction, et, par un singulier quiproquo, il crut y voir et y entendre Gibbon en personne, lequel en ce moment habitait la Suisse. Peu importe qui il prit pour lui, peu importe même de savoir si tout ceci n’est pas une légère invention de sa part. Ce qui est positif, c’est sa lettre qu’on a, et qui est adressée à Samuel Romilly. Mirabeau s’emporte contre la personne qu’il suppose être Gibbon, et contre les discours qu’il dit avoir entendus de sa bouche. Il était près, assure-t-il, de lui répondre ; il s’est ressouvenu aussitôt de son Histoire, de cette Histoire élégante et froide, où il est tracé « un tableau si odieusement faux de la félicité du monde », à cette écrasante époque de l’établissement romain :

Je n’ai jamais pu lire son livre, ajoute-t-il, sans m’étonner qu’il fût écrit en anglais ; à chaque instant j’étais tenté de m’adresser à M. Gibbon et de lui dire : « Vous, un Anglais ! Non, vous ne l’êtes point ! Cette admiration pour un empire de plus de deux cents millions d’hommes, où il n’y a pas un seul homme qui ait le droit de se dire libre ; cette philosophie efféminée qui donne plus d’éloges au luxe et aux plaisirs qu’aux vertus ; ce style toujours élégant et jamais énergique, annoncent tout au plus l’esclave d’un électeur de Hanovre. »

Ce jour-là Mirabeau avait évidemment besoin de faire l’orateur et de se donner un adversaire qu’il pût invectiver ; il se figura Gibbon en face de lui et lança son apostrophe. Dans tous les cas, il a passé le but, il a été déclamateur ; et, en faisant montre de ses défauts à son tour, il nous a seulement prouvé combien la famille d’esprits à laquelle il appartient est en tout l’opposé de celle de Gibbon.

Ce ne serait pas être juste, avant de quitter l’Histoire de ce dernier, que de n’y pas signaler encore quelques endroits tout littéraires et d’une heureuse richesse, où l’auteur est bien dans l’application de sa nature et dans l’emploi de son talent : par exemple, un passage soigné sur les écoles de philosophie grecque au moment où l’édit de Justinien les supprime ; et, tout à la fin de l’ouvrage, les considérations sur la Renaissance en Italie, sur l’arrivée des lettrés de Constantinople, sur les regrets de Pétrarque en recevant un Homère qu’il ne sait pas lire dans l’original, et sur le bonheur de Boccace, plus docte en ceci et plus favorisé. Ce sont de beaux chapitres, traités avec une sorte de prédilection, et qui, jusqu’au terme, témoignent bien de la fertilité. Loin de brusquer sa fin, Gibbon se plaît à la prolonger : il achève cette longue carrière presque comme une promenade, et, au moment de poser la plume, il s’arrête à considérer les derniers alentours de son sujet ; il s’y repose. — Il n’a rien du cri haletant de Montesquieu abordant le rivage ; il n’en avait pas eu non plus les élans, les découvertes d’idées en tous sens et le génie.

Gibbon, à son retour d’Italie en octobre 1765, avait repassé par Paris : il y avait trouvé Mme Necker récemment mariée et qui l’avait bien accueilli ; mais ce fut en 1777, après la publication de son premier volume, qu’il fit chez nous son séjour le plus prolongé et le plus agréable : il ne tint qu’à lui d’y être à la mode, comme David Hume quelque temps auparavant l’avait été. M. Necker était ministre ; la maison de Mme Necker fut pour Gibbon comme la sienne propre. Cette ancienne amie lui avait tout pardonné, et Gibbon, qui ne se trouvait pas tant de torts, jouissait de cette intimité sociale avec une gratitude paisible, sans remords et sans étonnement. Il fit durant les six mois qu’il resta à Paris une conquête plus difficile que ne l’était celle de Mme Necker : il acquit la bienveillance de Mme Du Deffand, si susceptible en fait d’ennui, et qui trouva sa conversation « charmante et facile ». C’est là le résumé de l’impression de Mme Du Deffand, car il y avait des jours où cette impression variait du plus au moins. Voici un petit bulletin suivi qui donne la mesure et le degré de l’amabilité de Gibbon pendant ce séjour à Paris ; je le tire des Lettres de Mme Du Deffand à Horace Walpole :

(18 mai 1777). Je suis fort contente de M. Gibbon ; depuis huit jours qu’il est arrivé, je l’ai vu presque tous les jours : il a la conversation facile, parle très bien français ; j’espère qu’il me sera de grande ressource.

(27 mai). Je ne vous ai point répondu sur M. Gibbon, j’ai tort ; je lui crois beaucoup d’esprit ; sa conversation est facile et forte de choses ; il me plaît beaucoup, d’autant plus qu’il ne m’embarrasse pas.

(8 juin). Je m’accommode de plus en plus de M. Gibbon ; c’est véritablement un homme d’esprit ; tous les tons lui sont faciles ; il est aussi Français ici que MM. de Choiseul, de Beauvau, etc. Je me flatte qu’il est content de moi ; nous soupons presque tous les jours ensemble.

À ce moment, il y a un léger mouvement de baisse, une légère impression d’ennui qui de la lecture du livre a presque passé sur l’auteur :

(10 août). Je vous dis à l’oreille que je ne suis point contente de l’ouvrage de M. Gibbon, il est déclamatoire, oratoire ; c’est le ton de nos beaux esprits ; il n’y a que des ornements, de la parure, du clinquant, et point de fond ; je n’en suis qu’à la moitié du premier volume (de la traduction), qui est le tiers de l’in-quarto, à la mort de Pertinax. Je quitte cette lecture sans peine, et il me faut un petit effort pour la reprendre. Je trouve l’auteur assez aimable, mais il a, si je ne me trompe, une grande ambition de célébrité ; il brigue à force ouverte la faveur de tous nos beaux esprits, et il me paraît qu’il se trompe souvent aux jugements qu’il en porte. Dans la conversation il veut briller et prendre le ton qu’il croit le nôtre, et il y réussit assez bien. Il est doux et poli, et je le crois bonhomme. Je serais fort aise d’avoir plusieurs connaissances comme lui ; car, à tout prendre, il est supérieur à presque tous les gens avec qui je vis.

Gibbon, même quand il baisse, se maintient encore dans l’esprit de Mme Du Deffand ; c’est bon signe, car elle est sévère. Elle ne varie pas sur certains points en ce qui le concerne :

(21 septembre). M. Gibbon a ici le plus grand succès, on se l’arrache ; il se conduit fort bien, et sans avoir, je crois, autant d’esprit que feu M. Hume, il ne tombe pas dans les mêmes ridicules.

Enfin, on a la conclusion très exacte, très judicieuse, et le dernier mot dans le passage suivant écrit par Mme Du Deffand au moment où il a pris congé d’elle :

(26 octobre)… Pour le Gibbon, c’est un homme très raisonnable, qui a beaucoup de conversation, infiniment de savoir, vous y ajouteriez peut-être, infiniment d’esprit, et peut-être auriez-vous raison ; je ne suis pas décidée sur cet article : il fait trop de cas de nos agréments, il a trop de désir de les acquérir ; j’ai toujours eu sur le bout de la langue de lui dire : Ne vous tourmentez pas, vous méritez l’honneur d’être Français. En mon particulier, j’ai eu toutes sortes de sujets d’être contente de lui, et il est très vrai que son départ me fâche beaucoup.

Voilà un succès, et qui nous représente en abrégé celui de Gibbon à Paris. — À la Chambre des communes dont il était membre, Gibbon n’en eut point de si flatteur. Il n’aborda jamais la tribune. Il était entré au Parlement dans des vues très positives et qu’il ne farde pas :

Vous n’avez pas oublié, écrivait-il quelques années après à un de ses amis de Suisse, que je suis entré au Parlement sans patriotisme, sans ambition, et que toutes mes vues se bornaient à la place commode et honnête d’un Lord of trade (membre du Conseil supérieur de commerce).

Au pis, et n’eût-il rien obtenu, la Chambre lui semblait du moins un agréable café, un club instructif, une école utile pour un historien. On était en plein dans la grande et orageuse discussion sur l’Amérique : Gibbon appuya de ses votes, et une fois de sa plume, la politique du gouvernement. Il était du bataillon fidèle et muet de lord North. On trouve dans la Vie de Fox une anecdote assez piquante et des vers satiriques sur la versatilité de Gibbon, sur sa chute et sa décadence parlementaires. Un homme qui s’exprime comme il vient de le faire n’est point versatile ; il est né ministériel, et, s’il se trouve un moment jeté dans l’opposition, ce n’est qu’à son corps défendant, Cette place de lord du Conseil de commerce à laquelle Gibbon aspirait, il l’obtint et la conserva trois ans (1779-1782) avec un traitement annuel de sept cent cinquante livres sterling ; mais le Conseil de commerce ayant été supprimé, Gibbon, qui se trouvait gêné dans ses revenus, songea à sortir de la vie publique pour laquelle il était si peu fait, à recouvrer son indépendance, et à se retirer en Suisse pour y achever son Histoire. Il écrit à son vieil ami Deyverdun, à Lausanne, pour le consulter, pour le tâter à ce sujet, et pour voir si, en qualité de vieux garçons, ils ne pourraient pas compléter leurs existences dépareillées en les mariant ensemble.

Deyverdun prend feu et lui répond (10 juin 1783) par l’aperçu d’une vie heureuse faite pour tenter ; il connaît bien son ami, il veut l’arracher à une condition politique qui n’est pas faite pour lui, et où sa nature véritable a dû nécessairement souffrir :

« Rappelez-vous, mon cher ami, lui dit-il, que je vis avec peine votre entrée dans le Parlement, et je crois n’avoir été que trop bon prophète : je suis sûr que cette carrière vous a fait éprouver plus de privations que de jouissances, beaucoup plus de peines que de plaisirs. J’ai cru toujours, depuis que je vous ai connu, que vous étiez destiné à vivre heureux par les plaisirs du cabinet et de la société ; que toute autre marche était un écart de la route du bonheur, et que ce n’étaient que les qualités réunies d’homme de lettres et d’homme aimable de société, qui pouvaient vous procurer gloire, honneur, plaisirs, et une suite continuelle de jouissances.

Puis il lui montre en perspective une maison charmante à la porte de Lausanne et donnant sur la descente d’Ouchy, onze pièces tant grandes que petites tournées au levant et au midi, une terrasse, une treille, le fameux berceau ou l’allée couverte d’acacias, tous les accidents d’un terrain agréablement diversifié à l’œil, les richesses d’un jardin anglais et d’un verger, surtout la vue du lac et des monts de Savoie en face. Gibbon est séduit ; il a fort à faire à Londres pour rompre ses engagements, pour se délier avec ses amis, avec l’un surtout qui lui est bien cher, lord Sheffield. Il triomphe pourtant, arrive à Lausanne, et, après quelques premiers petits mécomptes inévitables, il se trouve bientôt en possession de lui-même, de tout son temps, de l’étude, de l’amitié, et du paradis terrestre.

C’est là qu’il écrit les derniers volumes de son Histoire, et qu’il se réjouit d’être sorti de ces luttes publiques où il n’était qu’un spectateur souvent fatigué, un acteur sans éclat et sans vertu. Il a de charmantes lettres en ce sens, adressées à son ami lord Sheffield82, encore engagé dans la mêlée, et le plus souvent pour le railler agréablement, pour le plaindre d’être toujours dans ce Pandaemonium de la Chambre des communes. Il y a de ces lettres qui, par leur début, pourraient être de celles d’Atticus (si on les avait) à Cicéron ; par exemple :

Lausanne, 14 novembre 1783.

Mardi dernier, 11 novembre, après avoir bien pesté et vous être tourmenté toute la matinée autour de quelque affaire de votre fertile invention, vous êtes allé à la Chambre des communes et vous avez passé l’après-midi, le soir et peut-être la nuit, sans dormir ni manger, suffoqué à huis clos par la respiration échauffée de six cents politiques qu’enflammaient l’esprit de parti et la passion, et assommé par la répétition des lourds non-sens qui, dans cette illustre assemblée, l’emportent si fort en proportion sur la raison et l’éloquence. — Le même jour, après une matinée studieuse, un dîner d’amis et une gaie réunion des deux sexes, je me suis retiré pour me reposer à onze heures, satisfait du jour écoulé, et assuré que le suivant m’apportera le retour du même repos et des mêmes jouissances raisonnables. Qui de nous deux a fait le meilleur marché ?…

Au reste, chacun des deux suivait sa voie, et Gibbon n’était pas intolérant en fait de manières d’être heureux ; il savait que chaque nature a la sienne. Lord Sheffield, livré par goût à la vie active et publique, était à quelques égards plus difficile à contenter que lui ; il avait besoin des ressources d’un monde dont Gibbon se passait très bien :

Vous êtes toujours, lui écrivait ce dernier, à la recherche du savoir, et vous n’êtes content de votre monde qu’autant que vous en pouvez tirer information ou amusement peu commun. Pour mon compte, c’est des livres que j’aime à tirer mes connaissances, et je ne demande à la société que des égards polis et des manières faciles5.

Il se plaît d’ailleurs à montrer à son ami que ce coin de la Suisse n’est pas si déshérité de belle société et de conversation qu’on le croirait de loin :

Il y a peu de semaines, écrivait Gibbon (22 octobre 1784), que j’étais à me promener sur notre terrasse avec M. Tissot, le célèbre médecin ; M. Mercier, l’auteur du Tableau de Paris ; l’abbé Raynal ; M., Mme et Mlle Necker ; l’abbé de Bourbon, fils naturel de Louis XV ; le prince héréditaire de Brunswick, le prince Henri de Prusse, et une douzaine de comtes, barons et personnages de marque, parmi lesquels un fils naturel de l’impératrice de Russie. — Êtes-vous satisfait de la liste ?

Quant à la ville même, après l’avoir vue en toutes saisons, aux heures de coquetterie et de glorieux printemps comme aux heures d’isolement et de retraite d’hiver, Gibbon déclare que son goût pour elle n’a point faibli, et il le dit en des termes agréables, comme tous ceux dont sa correspondance est semée :

De ma situation ici, je n’ai pas grand-chose de nouveau à dire, excepté une très rassurante et singulière vérité, c’est que ma passion pour ma femme ou maîtresse, Fanny Lausanne, n’est point attiédie par la satiété et par une possession de deux ans. Je l’ai vue dans toutes les saisons et dans toutes les humeurs, et, quoiqu’elle ne soit point sans défauts, ils sont plus que balancés par ses bonnes qualités. Son visage n’est pas beau, mais sa personne avec tout ce qui l’entoure est d’une grâce et d’une beauté admirables.

Et il continue de suivre, de caresser un peu trop sa métaphore. Malgré ce léger apprêt, toute cette correspondance ne laisse pas d’être d’un doux et assez vif agrément. Il s’y glisse même de la gaieté.

Faut-il croire que, durant ces années, Gibbon ne se contentait pas d’être amoureux de Fanny Lausanne, et qu’il ait songé encore à adresser ses hommages à quelque objet plus réel ? Mme de Genlis (une assez méchante langue, il est vrai) nous le dit ; elle raconte que Gibbon épris de Mme de Crousaz, depuis Mme de Montolieu (l’auteur des romans), et s’étant un jour oublié jusqu’à tomber à ses pieds, fut assez mal reçu dans sa déclaration ; mais on avait beau lui dire de se relever, il demeurait à genoux. — « Mais relevez-vous donc, monsieur ! » — « Madame, je ne puis ! » — Gibbon était devenu si gros et si pesant qu’il n’y eut d’autre moyen pour Mme de Crousaz que de sonner un domestique et de lui dire : « Relevez monsieur. »

S’il n’était pas fait pour ces grandes passions, Gibbon l’était essentiellement pour le commerce de l’amitié, et il en éprouvait tous les sentiments. Au retour d’un voyage qu’il fit en Angleterre dans l’année 1788, pour la publication de ses derniers volumes, il retrouva son ami Deyverdun malade, sujet à des attaques d’apoplexie qui bientôt l’enlevèrent, et il fut longtemps à se réconcilier avec l’habitation charmante, veuve désormais de son ami. Chaque place, chaque allée, chaque banc lui rappelaient les douces heures passées dans l’entretien de celui qui n’était plus : « Depuis que j’ai perdu ce pauvre Deyverdun, s’écriait-il, je suisseul, et, même dans le paradis, la solitude est pénible à une âme faite pour la société. » Vers ce temps, il songea assez sérieusement ou au mariage, ou du moins à adopter quelqu’une de ses jeunes parentes, une jeune Charlotte Porten (sa cousine germaine, je crois) : « Combien je m’estimerais heureux, écrivait-il à la mère de cette jeune personne, si j’avais une fille de son âge et de son caractère, qui serait avant peu de temps en état de gouverner ma maison, et d’être ma compagne et ma consolation au déclin de ma vie ! » Il reconnaissait trop tard cette vérité, « qu’à mesure que nous descendons la vallée de la vie, nos infirmités demandent quelques-uns des soins et la société intérieure d’une femme ». Mais Mme Necker, à qui il ne craignait pas de s’ouvrir de ses tristesses, et en laquelle, vers la fin, il retrouvait une dernière amie comme elle avait été la première, lui disait :

Gardez-vous, monsieur, de former un de ces liens tardifs : le mariage qui rend heureux dans l’âge mûr, c’est celui qui fut contracté dans la jeunesse. Alors seulement la réunion est parfaite, les goûts se communiquent, les sentiments se répondent, les idées deviennent communes, les facultés intellectuelles se modèlent mutuellement ; toute la vie est double, et toute la vie est une prolongation de la jeunesse.

À défaut de ce honneur impossible, Mme Necker essayait quelquefois de lui indiquer d’autres sources de consolation et le souverain remède contre l’isolement du cœur ; elle lui avait fait promettre de lire l’ouvrage de son mari sur L’Importance des opinions religieuses, et elle avait, à l’occasion, sur ce sujet de christianisme et de monde invisible, des paroles amies et délicates, que Gibbon du moins ne repoussait pas.

La Révolution française, dont les premiers événements jetèrent tant d’émigrés français au bord du lac de Genève, fut la grande préoccupation des dernières années de Gibbon. Lui qui s’était étonné de si peu de choses dans l’histoire, il s’étonna de celle-ci. Il en jugea sans illusion dès le premier jour, et il n’avait pas à revenir de bien loin pour cela : il était conservateur par essence, et n’avait jamais eu de goût pour les tribuns ni pour les novateurs83. La Révolution produisit pourtant sur lui cet effet assez singulier et, quand on y réfléchit, assez naturel, de lui rendre ou plutôt de lui donner un peu de ce patriotisme dont il avait eu jusque-là si peu. En voyant les excès qui déshonoraient une cause qui aurait pu être si belle, en considérant le champ illimité d’anarchie et d’aventures dans lequel on se lançait à l’aveugle, il en revint à aimer cette Constitution anglaise pour laquelle il s’était toujours senti assez tiède ; il redevint fier de ce qu’il appelait le bon sens de sa nation et de ce qu’elle avait conscience des bienfaits dont elle jouissait :

Les Français, écrivait-il à lord Sheffield (1790), répandent tant de mensonges sur les sentiments de la nation anglaise, que je souhaiterais que les hommes les plus considérables de tout parti et de toute classe se réunissent dans quelque acte public pour déclarer qu’ils sont eux-mêmes satisfaits de notre Constitution actuelle et résolus à la maintenir. Une telle déclaration aurait un merveilleux effet en Europe, et, si j’en étais jugé digne, je serais fier pour mon compte de la souscrire. J’ai grande envie de vous envoyer quelque projet de rédaction, tel que tout homme pensant puisse l’adopter.

Il revient plus d’une fois sur cette idée avec ferveur. Il est curieux de voir Gibbon devenu chaleureux comme un Burke, et levant la main pour l’Arche de la Constitution comme un Fox et comme un Macaulay84.

Cet homme qui, dans sa modération et son égalité habituelle, était loin d’être insensible, mourut en partie victime de son zèle pour l’amitié. Il apprit, au printemps de 1793, que la femme de son ami lord Sheffield venait de mourir ; il n’hésita pas à voler vers lui, à se mettre en route pour l’Angleterre par l’Allemagne, et à faire ce voyage depuis quelque temps différé, que les circonstances présentes et la guerre engagée rendaient alors plus difficile. Ses infirmités s’en augmentèrent, et, après quelques mois de séjour dans son pays natal, il y mourut le 16 janvier 1794, à l’âge de près de cinquante-sept ans. Son ami lord Sheffield lui a élevé le monument le plus digne et le plus durable en publiant ses Mémoires et ses lettres ; on y devine que la conversation de Gibbon était, en effet, supérieure en intérêt et en charme à ses écrits, et qu’en lui le lettré profond et accompli ne se séparait pas de l’homme de société le plus agréable. Quelques lettres même, les dernières, ont des accents d’émotion qu’on n’attendrait pas ; celle qu’il écrit à lord Sheffield à la première nouvelle de son malheur, et au moment de partir pour le rejoindre, est belle et touchante ; on dirait presque qu’un éclair de religion y a passé. Une autre lettre écrite quelques jours après, et dans un sentiment croissant d’anxiété pour cette famille désolée, se termine en ces mots : « Adieu. S’il y a des gardiens invisibles, puissent-ils veiller sur vous et sur les vôtres ! adieu. » Le caractère social et même moral de l’homme gagne donc à être vu dans cet ensemble de relations, et se présente sous un jour nouveau. C’est le témoignage qu’ont rendu les contemporains les plus délicats et les plus respectables dans le temps de la publication. Ceux encore aujourd’hui qui auront vécu par la lecture dans cette intimité tempérée et ornée, n’y eussent-ils passé comme moi qu’une quinzaine, comprendront que Gibbon, sans être de l’ordre des génies, sans être même de ceux qui avec du talent troublent ou passionnent les hommes, ait eu ses fidèles et ses pèlerins affectueux. Byron écrivait d’Ouchy, près de Lausanne, au libraire Murray, le 27 juin 1816 :

J’ai été retenu ici par le gros temps, comme je m’en revenais à Diodati (près Genève) d’un voyage en bateau autour du lac, et je joins à cette lettre, pour vous, une petite branche de l’acacia de Gibbon, et quelques feuilles de rose cueillies dans son jardin que je viens de voir, ainsi qu’une partie de la maison. Vous trouverez dans sa Vie une mention honorable de cet acacia, sous lequel il se promena la nuit même où il termina son Histoire. Le jardin et le pavillon d’été où il composait sont négligés, et le dernier entièrement dégradé ; mais on le montre encore ainsi que son cabinet, et les gens respectent sa mémoire.