(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Nouvelles lettres de Madame, mère du Régent, traduites par M. G. Brunet. — II. (Fin.) » pp. 62-79
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Nouvelles lettres de Madame, mère du Régent, traduites par M. G. Brunet. — II. (Fin.) » pp. 62-79

II. (Fin.)

Madame mérite qu’on s’occupe d’elle à plus d’un titre, et en particulier parce qu’ayant beaucoup écrit, son témoignage demeure et est invoqué dans bien des cas. Un travail définitif reste à faire, dans lequel on rassemblerait en corps d’ouvrage et l’on traduirait tout ce qui vaut la peine d’être recueilli. Lorsque l’édition des Nouvelles lettres, des nouveaux fragments de lettres, traduits par M. Brunet, sera épuisée, pourquoi ne lui aurait-on pas cette obligation de plus ? pourquoi lui-même ne se chargerait-il pas de former ce recueil complet, en ne négligeant rien de ce qui pourrait l’enrichir et l’éclairer du côté de l’Allemagne, et en n’y ajoutant en fait de notes et d’érudition française que ce qui serait nécessaire ? On aurait ainsi, non pas précisément un document historique ajouté à tant d’autres, mais une grande chronique de mœurs, un ardent commérage de société par celle qu’on peut appeler le Gui Patin ou le Tallemant des Réaux de la fin du xviie  siècle et des premières années du xviiie  ; on aurait un livre vivant, spirituel et brutal, qui ferait pendant et vis-à-vis à Saint-Simon sur plus d’un point.

Madame et le duc de Saint-Simon ont cela de commun que ce sont deux honnêtes gens à la Cour, honnêtes gens que l’indignation aisément transporte, souvent passionnés, prévenus, féroces alors et sans pitié pour l’adversaire. Saint-Simon, est-il besoin de le dire ? a sur Madame toute la supériorité d’une nature de génie faite exprès pour sonder et pour fouiller dans les cœurs, pour en rapporter des descriptions toutes vives, qu’il nous rend présentes en traits de flamme. Madame, souvent crédule, regardant ailleurs, mêlant les choses, peu critique dans ses jugements, voit bien pourtant ce qu’elle voit, et elle le rend avec une force, une violence, qui, pour être peu conforme au goût français, ne se grave pas moins dans la mémoire. Quand elle tombe juste, elle emporte nettement la pièce comme Saint-Simon. Tous deux se connurent beaucoup et s’estimèrent ; ils avaient sans s’en douter le même travers, et ils le notaient réciproquement chacun chez l’autre : l’une était à cheval sur son rang de princesse, et sur le qui-vive, de peur qu’on ne lui rendît pas assez ; l’autre était intraitable, on le sait, et comme fanatique sur le chapitre des ducs et pairs :

En France et en Angleterre, dit Madame, les ducs et les lords ont un orgueil tellement excessif qu’ils croient être au-dessus de tout ; si on les laissait faire, ils se regarderaient comme supérieurs aux princes du sang, et la plupart d’entre eux ne sont pas même véritablement nobles. J’ai une fois joliment repris un de nos ducs ; comme il se mettait à la table du roi, devant le prince de Deux-Ponts, je dis tout haut. : « D’où vient que M. le duc de Saint-Simon presse tant le prince de Deux-Ponts ? a-t-il envie de le prier de prendre un de ses fils pour page ? » Tout le monde se mit si fort à rire qu’il fallut qu’il s’en allât.

Saint-Simon n’en voulut pas trop à Madame de cette petite mortification. Il a parlé d’elle avec vérité et justice, comme d’une nature mâle un peu parente de la sienne ; tout ce qu’on a lu et ce qu’on lit dans les nombreuses lettres où Madame se déclare et se montre à tous les yeux, n’est en quelque sorte que la démonstration et le commentaire du jugement premier donné par Saint-Simon.

Madame était naturellement juste, humaine, compatissante. Elle s’inquiétait beaucoup de ses dettes et de ses créanciers, ce que les grands ne faisaient pas toujours, et on a remarqué qu’elle n’était tranquille que lorsqu’elle avait assuré avant tout cet ordre de paiements, « prévenant les demandes, quelquefois les désirs, et toujours l’impatience et les plaintes ». Les lettres qu’elle écrit durant le terrible hiver de 1709 respirent la pitié pour les pauvres gens « qui mouraient de froid comme des mouches ». Nulle princesse n’avait, plus qu’elle, égard à ceux qui l’entouraient et la servaient ; « elle aimait mieux quelquefois se passer des assiduités nécessaires que d’en exiger qui eussent été trop incommodes aux autres ». Elle était ce qu’on appelle une bonne maîtresse, et plus on l’approchait, plus on la regretta :

Saint-Cloud, écrivait-elle dans l’automne de 1717, n’est qu’une maison d’été ; beaucoup de mes gens y ont des chambres sans cheminée ; ils ne peuvent donc y passer l’hiver, car je serais cause de leur mort, et je ne suis pas assez dure pour cela ; ceux qui souffrent m’inspirent toujours de la pitié.

Une seule fois elle fut impitoyable : elle était blessée dans son endroit le plus délicat. Mme de Maintenon avait fait venir de Strasbourg (et tout exprès pour la narguer, supposait Madame), deux filles d’une naissance équivoque qui se donnaient pour comtesses palatines et qu’elle plaça comme suivantes auprès de ses nièces. La première Dauphine, qui était Allemande et née princesse de Bavière, le dit à Madame en pleurant, mais sans rien oser pour empêcher un tel affront qui les atteignait toutes deux : « Laissez-moi faire, répondit Madame, j’arrangerai cela ; car, lorsque j’ai raison, rien ne m’intimide. » Et le lendemain elle s’arrangea si bien qu’elle rencontra dans le parc une des deux demoiselles soi-disant comtesses palatines : elle l’aborda et la traita de telle sorte (les termes étonnants en ont été conservés) que la pauvre fille en prit une maladie dont elle mourut. Louis XIV se contenta de dire à Madame : « Il ne fait pas bon se jouer à vous sur le chapitre de votre maison ; la vie en dépend. » À quoi Madame répliqua : « Je n’aime pas les impostures. » Et elle n’eut pas le moindre regret à ce qu’elle avait fait. Ce trait est caractéristique de la part d’une nature d’ailleurs essentiellement bonne. Toute passion vive devient aisément cruelle quand elle se trouve en face de l’objet qui la gêne ou qui la brave. Ici cette exécution que fit Madame lui apparaissait sous la forme rigoureuse d’un devoir d’honneur.

La vie que Madame menait à la cour de France varia nécessairement un peu durant les cinquante et un ans qu’elle y passa ; elle n’y vivait pas tout à fait à l’âge de vingt-cinq ans comme elle faisait à soixante. À toutes les époques cependant et dès avant la mort de Monsieur, elle sut s’y faire une retraite et une sorte de solitude. Les côtés excessifs et disparates du caractère de Madame sont déjà assez visibles et assez connus : je voudrais ne pas négliger de faire apercevoir les parties fermes et élevées de son âme. Elle écrivait de Saint-Cloud le 17 juin 1698 ;

Je n’ai pas besoin de beaucoup de consolation à l’égard de la mort ; je ne désire pas la mort, et je ne la redoute point. On n’a pas besoin du catéchisme de Heidelberg pour apprendre à ne pas trop s’attacher à ce monde, surtout en ce pays où tout est si plein de fausseté, d’envie et de méchanceté, et où les vices les plus inouïs s’étalent sans retenue ; mais désirer la mort est une chose tout à fait opposée à la nature. Au milieu de cette grande cour, je me suis retirée comme dans une solitude, et il y a fort peu de gens avec lesquels j’aie de fréquents rapports ; je suis de longues journées entières toute seule dans mon cabinet, où je m’occupe à lire et à écrire. Si quelques personnes viennent me rendre visite, je ne les vois qu’un moment, je parle de la pluie et du beau temps ou bien des nouvelles du jour, et je me réfugie ensuite dans ma retraite. Quatre fois par semaine, j’ai mes jours de courrier : le lundi, en Savoie ; le mercredi, à Modène ; le jeudi et le dimanche j’écris de très longues lettres à ma tante à Hanovre ; de six à huit heures, je me promène en voiture avec Monsieur et avec nos dames ; trois fois par semaine, je vais à Paris, et tous les jours j’écris à mes amies qui y demeurent ; je chasse une ou deux fois par semaine ; c’est ainsi que je passe mon temps.

Quand elle parle de solitude, on voit que c’était une solitude de cour, et encore très diversifiée. Pourtant c’était quelque chose à une femme d’un si grand monde, à une princesse, que de passer ainsi plusieurs heures chaque jour seule dans son cabinet et en présence de son écritoire.

Après la mort de Monsieur, Madame put vivre davantage à sa guise. Elle eut du regret d’être obligée de renvoyer ses filles d’honneur, dont la jeunesse et la gaieté la divertissaient ; elle se donna un dédommagement selon son cœur en prenant près d’elle et en s’attachant sans titre officiel deux amies, la maréchale de Clérambault et la comtesse de Beuvron, toutes deux veuves, que Monsieur avait éloignées avec aversion de la cour du Palais-Royal, et auxquelles Madame était restée fidèle dans l’absence ; c’étaient ces amies de Paris à qui elle écrivait continuellement. Devenue libre elle-même, elle les voulut près d’elle, et sut jouir presque en simple particulière de cette amitié unie et constante à laquelle elle croyait.

La chasse avait été longtemps une des grandes distractions ou plutôt une des passions de Madame. J’ai dit qu’enfant à Heidelberg, elle s’était livrée le plus qu’elle avait pu aux exercices virils. Toutefois son père s’était opposé à ce qu’elle chassât et qu’elle montât à cheval. C’est donc en France qu’elle fit son apprentissage ; sa pétulance le lui rendit assez dangereux ; elle tomba jusqu’à vingt-six fois de cheval, sans s’effrayer pour cela en rien ni se décourager : « Est-il possible que vous n’ayez jamais vu de grandes chasses ? J’ai vu prendre plus de mille cerfs, et j’ai fait aussi des chutes graves ; mais sur vingt-six fois que je suis tombée de cheval, je ne me suis fait mal qu’une seule. » Elle s’était démis le coude ce jour-là.

La comédie était une autre de ses passions, et qui tenait en elle à l’intelligence et au goût des choses de l’esprit. Ce fut le seul plaisir (avec celui d’écrire) qui lui resta jusqu’à la fin de sa vie. Elle n’était pas, sur le chapitre de la comédie, de l’avis de Bossuet, de Bourdaloue et des autres grands oracles religieux d’alors ; elle devançait l’opinion de l’avenir et celle des moralistes plus indulgents :

À l’égard des prêtres qui défendent la comédie, écrivait-elle assez irrévérencieusement, je n’en parlerai pas davantage : je dirai seulement que, s’ils y voyaient un peu plus loin que leur nez, ils comprendraient que l’argent que le peuple dépense pour aller à la Comédie n’est pas mal employé : d’abord, les comédiens sont de pauvres diables qui gagnent ainsi leur vie ; ensuite la comédie inspire la joie, la joie produit la santé, la santé donne la force, la force produit de bons travaux ; la comédie est donc à encourager plutôt qu’à défendre.

Elle aimait à rire, et Le Malade imaginaire la divertissait au point qu’on croirait quelquefois, à lire ses lettres, qu’elle en a voulu imiter le genre de plaisanteries dans ce qu’elles ont de plus physique et de moins fait pour la bouche des femmes. Cependant « Le Malade imaginaire n’est pas celle des comédies de Molière que j’aime le mieux, disait-elle ; Tartuffe me plaît davantage. » Et dans une autre lettre : « Je ne puis vous écrire plus long, car on m’appelle pour aller à la Comédie ; je vais voir Le Misanthrope, celle des pièces de Molière qui me fait le plus de plaisir. » Elle admirait Corneille, elle cite La Mort de Pompée ; je ne sais si elle goûta Esther : elle aurait aimé Shakespeare : « J’ai souvent entendu Son Altesse notre père, écrivait-elle à sa demi-sœur, dire qu’il n’y avait pas au monde de plus belles comédies que celles des Anglais. »

Après la mort de Monsieur et durant les dernières années de Louis XIV, elle avait adopté un genre de vie tout à fait exact et retiré : « Je suis ici fort délaissée (5 mai 1709), car tous, jeunes et vieux, courent après la faveur ; la Maintenon ne peut me souffrir ; la duchesse de Bourgogne n’aime que ce que cette dame aime. » Elle s’était donc faite absolument ermite au milieu de la Cour :

Je ne fraye avec personne si ce n’est avec mes gens ; je suis aussi polie que je peux avec tout le monde, mais je ne contracte avec personne des liaisons particulières, et je vis seule ; je me promène, je vais en voiture ; mais depuis deux heures jusqu’à neuf et demie, je ne vois plus figure humaine ; je lis, j’écris, ou je m’amuse à faire des paniers comme celui que j’ai envoyé à ma tante.

Quelquefois, cependant, pour animer ce long intervalle de deux heures à neuf heures et demie, les dames de sa maison faisaient auprès de sa table une partie d’hombre ou de brelan. La régence de son fils ramena du monde de la Cour chez Madame, et d’ailleurs le séjour plus ordinaire à Paris durant cette régence lui permettait moins la retraite que ne l’avait fait le séjour à Versailles. Quelquefois, dès le matin, il lui arrivait des demi-douzaines de duchesses qui lui prenaient son temps et lui coupaient sa correspondance. Elle détestait ces conversations de pure politesse, où l’on parle sans avoir rien à dire :

J’aime bien mieux être seule qu’avoir à me donner le tourment de chercher ce que j’aurai à dire à chacun ; car les Français trouvent mauvais qu’on ne leur parle pas, et alors ils s’en vont mécontents ; il faut donc se mettre en peine de ce qu’on peut leur dire ; aussi suis-je contente et tranquille lorsqu’on me laisse dans ma solitude…

Elle faisait exception avec moins de déplaisir quand il s’agissait des Allemands de qualité, qui demandaient tous à être présentés chez elle et qu’elle accueillait fort bien. Elle avait quelquefois dans son appartement jusqu’à vingt-neuf princes, comtes ou gentilshommes allemands. L’un de ces voyageurs, et qui était plus homme d’esprit qu’autre chose, nous l’a très bien peinte dans ces dernières années de sa vie ; on a par lui cet intérieur au naturel :

Cette princesse, dit le baron de Poellnitz, était très affable, accordant cependant assez difficilement sa protection. Elle parlait beaucoup et parlait bien : elle aimait surtout à parler sa langue naturelle que près de cinquante années de séjour en France n’ont pu lui taire oublier ; ce qui était cause qu’elle était charmée de voir des seigneurs de sa nation et d’entretenir commerce de lettres avec eux. Elle était très exacte à écrire à Mme l’électrice de Hanovre et à plusieurs autres personnes en Allemagne. Ce n’étaient point de petites lettres qu’elle écrivait ordinairement, elle remplissait fort bien vingt à trente feuillets de papier. J’en ai vu plusieurs qui auraient mérité d’être rendues publiques ; je n’ai rien vu de mieux écrit en allemand. Aussi cette princesse ne faisait-elle qu’écrire du matin au soir. D’abord, après son lever qui était toujours vers les neuf heures19, elle se mettait à sa toilette ; de là, elle passait dans son cabinet où, après avoir été quelque temps en prière, elle se mettait à écrire jusqu’à l’heure de sa messe. Après la messe, elle écrivait encore jusqu’au dîner qui ne durait pas longtemps. Madame retournait ensuite écrire et continuait ainsi jusqu’à dix heures du soir. Vers les neuf heures du soir, on entrait dans son cabinet : on trouvait cette princesse assise à une grande table et entourée de papiers : il y avait une table d’hombre auprès de la sienne, où jouaient ordinairement Mme la maréchale de Clérambault et d’autres dames de la maison de cette princesse. De temps en temps, Madame regardait jouer, quelquefois même elle conseillait en écrivant ; d’autres fois elle entretenait ceux qui lui faisaient la cour. J’ai vu une fois cette princesse s’endormir, et, un instant après, se réveiller en sursaut et continuer d’écrire…

Madame confesse quelque part qu’elle dormait à l’église : « Le matin, je n’y dors pas, mais le soir, après dîner, il m’est impossible d’y rester éveillée. — Je ne dors pas à la Comédie, ajoute-t-elle, mais très souvent à l’Opéra. » Ici nous venons de la surprendre dormant même dans ce qu’elle aime le mieux après la comédie, dans sa correspondance.

Un jour, elle fit devant tous une scène à la duchesse de Berry, sa petite-fille, qui était venue chez elle le soir en déshabillé, dans une mise de fantaisie, et qui se préparait à aller aux Tuileries en cet équipage :

Non, madame, rien ne peut vous excuser, lui disait-elle en coupant court à toute explication ; vous pouvez bien vous habiller le peu souvent que vous allez chez le roi, puisque je m’habille tous les jours, moi qui suis votre grand-mère. Dites naturellement que c’est la paresse qui vous empêche de vous habiller ; ce qui ne convient ni à votre âge ni à votre rang. Une princesse doit être vêtue en princesse, et une soubrette en soubrette.

Et tout en disant cela, et toujours sans écouter la réponse de la duchesse de Berry, qui, piquée, fit une profonde révérence et sortit, Madame continuait d’écrire sa lettre en allemand, et sa plume ne cessait de courir sur le papier. La table sur laquelle elle écrivait d’habitude était un bureau un peu exhaussé, de telle sorte que, sans se déranger, elle pouvait, dans les moments de pause, suivre le jeu d’un des joueurs à l’une ou à l’autre des tables qui étaient de chaque côté :

C’était là son occupation lorsqu’elle n’écrivait point ; mais, aussitôt que quelqu’un entrait et s’approchait d’elle pour la saluer, elle quittait tout pour demander : Quelle nouvelle ? et comme on était très bien venu à lui en donner, on en imaginait lorsqu’on n’en avait pas : elle ne les avait pas plus tôt entendues, que, sans autre examen, elle reprenait toutes ses lettres commencées, pour y consigner ce qu’on venait de lui débiter20.

Et c’est ainsi qu’à côté des choses bien vues et bien dites, et qui sont l’expression de sa pensée, ses lettres en contiennent tant d’autres qui ne sont que de méchants propos et des remplissages.

Du temps de Louis XIV, on décachetait les lettres à la poste et on les lisait ; on en faisait des extraits qu’on montrait au roi et quelquefois à Mme de Maintenon. Madame savait cela et ne continuait pas moins son train, usant de son privilège de princesse, disant chemin faisant des vérités sans gêne ou des injures à ceux même qui, en décachetant le paquet, devaient y trouver le leur :

Du temps de M. de Louvois, on lisait toutes les lettres aussi bien qu’à présent, mais on les remettait du moins en temps convenable ; maintenant (février 1705) que ce crapaud de Torcy a la direction de la poste, les lettres se font attendre un temps infini… Comme il ne sait pas beaucoup d’allemand, il faut qu’il les fasse traduire. Je ne lui sais nullement gré de son attention.

M. de Torcy a pu se régaler de ce passage.

Parmi les goûts ou les fantaisies qui, avec la correspondance, contribuaient à remplir et à distraire les longues heures de retraite de Madame, il faut compter deux perroquets, un serin, et huit petits chiens : « Après mon dîner, je me suis promenée une demi-heure dans ma chambre pour faire la digestion, et je me suis amusée avec mes petites bêtes. » Quelquefois un des petits chiens déchirait et mangeait quelque feuille d’une lettre qu’elle venait d’écrire ; tant pis alors pour la lettre et pour celui ou celle à qui elle était adressée, elle ne la recommençait pas. Un goût plus noble était celui des médailles, que Madame avait à un haut degré ; elle en recueillait de toutes parts, et c’était lui faire le plus délicatement sa cour que de lui en offrir. La collection qu’elle avait formée était célèbre ; elle en avait confié la garde au savant Baudelot, qui avait toute l’érudition et la naïveté d’un antiquaire et dont elle s’amusait quelquefois.

Une étude seule fut capable de l’attacher, a dit de Madame un de ses panégyristes, ce fut celle des médailles. Cette suite d’empereurs du haut et du bas Empire, qu’elle recueillit avec choix, qu’elle arrangea avec soin, lui remettait tout d’un coup sous les yeux ce qu’il y a eu de plus respectable dans les siècles passés. En examinant les traits de leurs images, elle se rappelait les traits de leurs actions, et elle se remplissait avec eux des nobles idées de la grandeur romaine.

— Je ne sais si, en formant son cabinet de médailles, Madame avait une vue si haute et si sévère ; du moins, par ce plus remarquable de ses goûts, elle se montrait bien la mère du Régent, c’est-à-dire du plus brillant et du plus instruit des amateurs.

Il y a un côté sérieux dans ces Lettres de Madame, celui par lequel elle juge les mœurs, les personnages et le monde de la Régence. Elle eut quelque peine à se faire à ce genre de vie nouveau, à cette résidence plus assidue à la ville et au Palais-Royal : « J’aime les Parisiens, disait-elle, mais je n’aime pas à résider dans leur ville. » Elle s’était accoutumée, durant ses longues saisons à Saint-Cloud, à cette mesure de retraite, de compagnie et de liberté qui allait à sa nature et, je dirai, à sa demi-philosophie. Dès qu’elle y retournait, elle se sentait dans son élément :

Je me trouve bien à Saint-Cloud où je suis tranquille (mai 1718), tandis qu’à Paris on ne me laisse jamais un instant de repos. L’un me présente un placet, l’autre demande que je m’intéresse pour lui, un autre sollicite une audience, etc. En ce monde, les grands ont leurs peines comme les petits, ce qui n’est pas étonnant ; mais ce qui est le plus fâcheux pour les premiers, c’est qu’ils sont toujours entourés d’une foule nombreuse, de sorte qu’ils ne peuvent ni cacher leurs chagrins, ni s’y livrer dans la retraite ; ils sont toujours en spectacle.

Ce regret chez elle était très sincère. Le pouvoir de son fils ne lui apporta que peu d’influence ; elle ne voulut en avoir que pour rendre des services particuliers. Elle ne se mêlait point des affaires ni de la politique, et se piquait de n’y rien entendre :

Je n’ai aucune ambition, disait-elle (août 1719), je ne veux point gouverner, je n’y trouverais aucun plaisir. Il n’en est pas de même des Françaises ; la moindre servante se croit très propre à diriger l’État : je trouve cela tellement ridicule que j’ai été guérie de toute manie de ce genre.

Elle assiste en honnête femme au débordement du temps, à celui de sa famille, et elle exprime le dégoût profond qui lui en vient.

Le Régent n’a jamais été mieux peint que par sa mère ; elle nous le montre avec toutes ses facilités, ses curiosités en tous sens, ses talents, son génie propre, ses grâces, son indulgence pour tous, même pour ses ennemis ; elle dénonce ce seul défaut capital qui l’a perdu, cette débauche ardente et à heure fixe, où il s’abîmait et disparaissait tous les soirs jusqu’au matin :

Tout conseil, toute remontrance à cet égard sont inutiles, disait-elle ; quand on lui parle, il répond : « Depuis six heures du matin jusqu’à la nuit, je suis assujetti à un travail prolongé et fatigant ; si je ne m’amusais pas un peu ensuite, je ne pourrais y tenir, je mourrais de mélancolie. » — Je prie Dieu bien sincèrement pour sa conversion, ajoute-t-elle ; il n’a pas d’autres défauts que ceux-là, mais ils sont grands.

Elle nous le montre libertin, même dans les choses de l’esprit, même dans les choses de science, c’est-à-dire curieux et amoureux de tout ce qu’il voyait, et dégoûté de tout ce qu’il possédait : « Quoiqu’il parle de choses savantes, on voit pourtant bien qu’au lieu de lui faire plaisir, elles l’ennuient. Je l’en ai souvent grondé ; il m’a répondu que ce n’était pas sa faute ; qu’il prenait du plaisir à s’instruire de tout, mais que, dès qu’il savait une chose, elle ne lui faisait plus de plaisir. »

Elle cite de lui une preuve de bon naturel, et « qui m’a tellement émue, dit-elle en vraie mère, que les larmes m’en sont venues aux yeux ». C’est à propos de l’exécution du comte de Horn, de ce misérable dont le Régent, détestant les crimes, avait refusé la grâce. Pendant l’exécution le peuple disait : « Quand on fait quelque chose personnellement contre le Régent, il pardonne tout, mais quand on fait quelque chose contre nous, il n’entend point raillerie et nous rend justice. » Le Régent racontait ce mot à sa mère avec sensibilité et émotion, et elle en était heureuse. Mais ce n’étaient là que des éclairs de joie, et le fond des pensées de Madame en ces années était le découragement et un soulèvement de cœur perpétuel contre la grande orgie dont elle était témoin.

Les passages les plus caractéristiques de ses lettres ne sont pas de ces choses qui se puissent détacher et citer isolément. Jamais l’effronterie et la gloutonnerie des femmes de tout rang, jamais la cupidité de tous, le jeu et le trafic éhonté, la soif cynique de l’or, n’ont trouvé une main plus ferme et plus vigoureuse à les prendre sur le fait et à les flétrir. Madame, en traitant de ces excès, a une sorte de vertueuse impudeur comme un Juvénal, ou plutôt, au sortir de sa lecture de la Bible, elle applique à ces scandales présents l’énergie du texte dont elle est remplie, et elle les qualifie dans les termes des Patriarches21.

Combien de fois, a dit un de ses panégyristes que j’aime à citer, combien de fois condamna-t-elle ces négligences hardies d’habillements qui favorisent la corruption, et que je ne sais quel goût de liberté et de caprice, le charme funeste de notre nation, a criminellement inventées ! Modes indécentes, que la gravité ancienne n’aurait pu souffrir ! elles mirent sur son visage et dans ses yeux toute l’émotion et tout le feu d’une pudeur indignée.

Car ce n’était pas seulement l’étiquette qui se révoltait chez Madame quand elle faisait à sa petite-fille la duchesse de Berry cette leçon qu’on a vue sur son déshabillé, c’était un autre sentiment encore et plus respectable. Là même où elle ne s’enflammait pas, il y avait des détails qui la faisaient sourire de pitié : « Il n’est que trop vrai que des femmes se font peindre des veines bleues, afin de faire croire qu’elles ont la peau si fine qu’on distingue leurs veines à travers. » Elle n’avait de consolation que dans sa fille la duchesse de Lorraine, qu’elle avait élevée selon son cœur et mariée un peu à l’allemande. Cette honnête princesse vint visiter sa mère à Paris dans ces années de la Régence (février 1718). À voir les manières nouvelles, elle était dans un étonnement qu’elle ne pouvait retenir et qui fit rire plus d’une fois sa mère. Elle ne pouvait s’habituer à voir en plein Opéra les femmes qui portaient les plus grands noms se permettre des familiarités qui les affichaient : « Madame ! madame ! » s’écriait-elle en regardant sa mère. — « Que voulez-vous, ma fille, que j’y fasse ? ce sont les manières du temps. » — Le duc de Richelieu, ce jeune fat qui tournait alors toutes les têtes et que des gens d’esprit aux abois ont cherché de notre temps à remettre à la mode dans le roman et au théâtre, est pour Madame l’objet d’une aversion singulière : il est peint par elle de main de maître (notamment pages 203, 221), parfaitement méprisable, avec ses charmes équivoques et légers, son vernis de politesse et tous ses vices. C’est un portrait à lire et que je voudrais citer, si je n’étais retenu par le respect du grand homme et des honnêtes gens qui ont rendu si français ce nom de Richelieu. Sans sortir des observations générales, quoi de plus juste et de plus sensé que cette réflexion de Madame, écrite peu de mois avant sa mort (16 avril 1722) :

Les jeunes gens, à l’époque où nous sommes, n’ont que deux objets en vue, la débauche et l’intérêt ; la préoccupation qu’ils ont toujours de se procurer de l’argent, n’importe par quel moyen, les rend pensifs et désagréables : pour être aimable, il faut avoir l’esprit débarrassé de soucis, et il faut avoir la volonté de se livrer à l’amusement dans d’honnêtes compagnies ; mais ce sont des choses dont on est bien éloigné aujourd’hui.

Dans le pressentiment de sa fin, elle ne demandait à Dieu que sa grâce pour elle-même et pour ses enfants, pour son fils en particulier : « Dieu veuille le convertir ! c’est la seule grâce que je lui demande. Je ne crois pas qu’il y ait dans Paris, tant parmi les ecclésiastiques que parmi les gens du monde, cent personnes qui aient la véritable foi chrétienne, et même qui croient en notre Sauveur ; cela me fait frémir. »

Le peuple de Paris sentait dans Madame une princesse d’honneur, de probité, incapable d’un mauvais conseil et d’une influence intéressée ; aussi elle était en grande faveur auprès des Parisiens, et plus même qu’elle ne le méritait, disait-elle, se mêlant aussi peu des affaires. Jusque dans les émeutes et au milieu des exécrations que soulevait sur la fin la catastrophe du système de Law, Madame, en traversant les rues, ne recevait que des bénédictions ; elle aurait voulu les reporter à son fils. Elle remarquait en mère que, si l’on criait bien haut contre Law, on ne criait pas du moins contre le Régent. À d’autres jours, les rumeurs contre son fils montaient jusqu’à elle, et elle se plaignait de l’ingratitude des Français envers lui. Elle n’était pourtant pas sans se rendre compte du principe de faiblesse de son gouvernement ; elle le dit et le redit sans cesse : « Il est très vrai qu’il vaut mieux être bon que méchant, mais la justice consiste à punir aussi bien qu’à récompenser, et il est sûr que celui qui ne se fait pas redouter des Français, a bientôt sujet de les craindre ; car ils méprisent bientôt celui qui ne les intimide pas. » Elle connaît la nation et la juge toujours comme quelqu’un qui n’en est pas.

Sur un point, Madame sacrifia à l’esprit de la Régence, et fut en contradiction étrange avec elle-même. Elle s’était prise de grande amitié pour un fils naturel du Régent, et qu’il avait eu d’une danseuse de l’Opéra nommée Florence : il lui rappelait feu Monsieur, avec une plus belle taille. Bref, elle aimait fort ce jeune homme, qu’elle appelait son abbé de Saint-Albin, qui fut depuis archevêque de Cambrai, et lorsqu’il soutint sa thèse en Sorbonne (février 1718), elle y voulut assister en grande cérémonie, déclarant ainsi à la fois et honorant la naissance illégitime de cet enfant. Ce fut dans son genre une scène de régence à la Sorbonne. Madame manqua ce jour-là à tous ses principes d’orthodoxie sur les devoirs du rang et se laissa aller à sa fantaisie. — Je regrette également pour elle qu’elle ait écrit, bien avant la Régence, certaine lettre à l’électrice de Hanovre, et je me passerais très bien aussi de la réponse de cette dernière : ce sont tout simplement des grossièretés dignes du mardi gras. Si les princesses honnêtes femmes s’écrivaient de telles gaietés sans aucune vergogne, de quel droit reprenaient-elles les autres, celles qui cherchaient leur plaisir ailleurs et entendaient le carnaval autrement ? Je voudrais retrancher ces lettres du volume, auquel elles ne se rattachent en rien : il y a des recueils tout spéciaux où il convient de laisser ces sortes de choses.

Madame, âgée de soixante-dix ans, mourut à Saint-Cloud, le 8 décembre 1722, dix jours après sa fidèle amie la maréchale de Clérambault, et un an seulement avant son fils. Elle fut, d’après sa volonté dernière, portée à Saint-Denis sans pompe. Les obsèques furent célébrées le 13 février suivant (1723). Massillon, qu’elle avait connu et qu’elle aimait, eut à y prononcer l’oraison funèbre, qui fut trouvée belle. Le père Cathalan, jésuite, en prononça une à Laon le 18 mars, et elle nous a fourni quelques traits de caractère.

Telle qu’elle est, avec toutes ses crudités et ses contradictions sur ce fonds de vertu et d’honneur, Madame est un utile, un précieux et incomparable témoin de mœurs. Elle donne la main à Saint-Simon et à Dangeau, plus près de l’un que de l’autre. Elle a du cœur ; ne lui demandez pas l’agrément, mais dites : Il manquerait à cette cour une figure et une parole des plus originales si elle n’y était pas. Arrivée à Versailles au moment où l’astre de La Vallière déclinait et s’éclipsait, ayant vu les dernières années brillantes, elle entre peu dans cet ordre délicat et qui était fait pour flatter l’imagination : mais sans y entendre finesse, et tout uniment par sa franchise, elle nous découvre à nu la seconde partie du règne sous son aspect humain et très humain, naturel, et, pour tout dire, matériel. Elle dépouille ce grand siècle de l’idéal, elle l’en dépouille trop ; elle irait presque jusqu’à le dégrader si l’on n’écoutait qu’elle. À mesure qu’on avance, et tandis que la délicatesse et la pureté des manières ou du langage se retirent de plus en plus dans le coin de Mme de Maintenon et vont par moments chercher un refuge à Saint-Cyr, Madame se tient à part à Saint-Cloud, puis encore à part au Palais-Royal, et de là, soit sur la fin de Louis XIV, soit sous la Régence, elle fait, la lance en arrêt, la plume sur l’oreille, de fréquentes et vaillantes sorties dans ce style brusque qui est à elle, qui a de la barbe au menton, de qui l’on ne sait trop, quand on l’a traduit de l’allemand en français, s’il tient de Luther ou de Rabelais, et qui en tout est certainement l’opposé de la langue des Caylus.