(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — I. » pp. 80-97
/ 5837
(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — I. » pp. 80-97

I.

L’Académie française a mis depuis quelque temps au concours une étude sur Froissart. Je ne viens pas concourir comme bien l’on pense, ni anticiper non plus sur un jugement dans lequel j’entrerai très peu : je ne veux que rendre à ma manière, et comme quelqu’un du dehors, l’impression qu’a faite sur moi la lecture de Froissart, la rejoindre et la comparer à cette autre impression que m’ont produite les mémoires de Joinville. Dans cette place qui m’est accordée aux pages du Moniteur, que puis-je faire de mieux que de m’occuper, même au risque de remonter assez haut dans le passé, des grands noms qui ont honoré notre littérature et notre histoire ? Il me semble quelquefois qu’il nous est permis d’étaler des estampes et des images aux yeux des passants, au bas des murs du Louvre. Lesquelles choisirions-nous ? Certes, les plus célèbres et les plus riches en souvenirs, les plus historiques, les plus en accord avec le caractère et l’esprit du monument. Autant faut-il en dire pour ces images au moral qu’il nous est donné d’exposer ici. Je ne suis qu’un imagier des grands hommes.

Froissart n’est peut-être pas un grand historien, du moins c’est un admirable chroniqueur et le plus bel exemple du genre ; c’est en narration le grand prosateur du xive  siècle. De même que, dans ses vastes Chroniques, l’histoire de son temps se réfléchit comme dans un large miroir, de même la prose déjà et la langue s’y déroulent avec tout leur développement, leur facilité et leur éclat. Sa vie, son caractère sont pleins de naturel et d’originalité, et merveilleusement assortis à son œuvre.

Jean Froissart, prêtre, chanoine et trésorier de l’église collégiale de Chimay, historien et poète, naquit à Valenciennes en Hainaut, non pas vers l’an 1337 comme le dit Sainte-Palaye (si excellent guide d’ailleurs), mais en 1333, selon qu’il résulte d’un passage du texte22. On ne sait pas bien l’époque de sa mort, mais il est certain qu’il vécut son âge de nature et qu’il ne mourut qu’âgé de plus de soixante ans et dans le xve  siècle. Il fut le contemporain des règnes de Jean le Bon et de Charles V, et d’une grande partie de celui de Charles VI, époque agitée, souvent malheureuse, et dans laquelle il trouva moyen de ne prendre que son plaisir. On a conjecturé d’après un passage de ses Poésies que son père, qui s’appelait Thomas, était peintre d’armoiries : en ce cas, l’enfant put épeler de bonne heure tous ces blasons de famille qu’il devait, à sa manière, si bien illustrer un jour. Son enfance précoce annonça ce qu’il serait : il s’est décrit lui-même dans des pièces de vers selon le goût du temps, imitées, dans la forme, du Roman de la Rose, allégoriques, et plus faciles et abondantes qu’originales. Jamais il ne se vit de curiosité plus vive, plus éveillée, plus enjouée, plus universelle ; jamais la vie extérieure avec tous ses accidents ne se peignit dans une imagination plus ouverte, plus avide, plus franchement amusée que la sienne :

En ma jeunesse, dit-il en des vers que je traduis le plus légèrement que je peux, j’étois tel que je m’ébattois volontiers, et tel que j’étois, encore le suis-je aujourd’hui. J’avois à peine douze ans que j’étois avide sur toutes choses de voir danses et rondes, d’ouïr ménestrels et paroles de joyeux déduit ; et ma nature m’induisoit à aimer tous ceux qui aiment chiens et oiseaux (tous nobles chasseurs). Et quand on me mit à l’école, il y avoit des jeunes filles qui de mon temps étoient jeunettes, et moi, tout jeunet comme elles, je les servois de mon mieux par des cadeaux d’épingles, on d’une pomme, ou d’une poire, ou d’un annelet d’ivoire, et il me sembloit que j’avois beaucoup fait si je m’étois acquis leur bonne grâce, Et lors je disois à part moi : Quand viendra-t-il pour moi le moment où je pourrai aimer par amour ! On ne m’en doit point blâmer si à cela ma nature étoit encline ; car en plusieurs lieux il est reçu que toute joie et tout honneur viennent et d’armes et d’amours.

Voilà bien Froissart : reprenons un à un ses goûts. Enfant, il aimait donc toutes sortes de déduits et d’ébats, et il s’attachait par instinct aux gens riches, à ceux qui tenaient grand état de chasse, faucons et meutes, ce qui lui semblait le signe d’une noble inclination. Il n’a aucun mépris pour le métal, et il ne s’en cache pas : « Car c’est le métal, dit-il, par quoi on acquiert l’amour des gentilshommes et des pauvres bacheliers. » À peine à l’école, quand il était avec les petites filles de son âge, il se piquait d’être empressé, attentif auprès d’elles ; il se demandait quand il pourrait tout de bon faire le métier d’homme galant, courtois, amoureux, ce qui, dans le langage du temps, était synonyme d’homme comme il faut. Froissart a de bonne heure son idéal : les grands romans de chevalerie, les grands exploits des siècles précédents, qui se renouvellent dans ce siècle, ont mis en circulation une certaine idée d’honneur et de courtoisie ; il en est épris ; elle a relui sur son berceau, et toute sa vie sera consacrée à en retracer et à en perpétuer par écrit l’image.

Sa nature vive, mobile, toujours à la fenêtre, se peint bien dans la pièce de vers d’où ces détails sont tirés, et où il nous rappelle plus d’une fois La Fontaine (le La Fontaine des commencements et encore contemporain de Voiture). Il aimait jouer à tous les jeux d’enfants, et il nous les décrit avec un intérêt vraiment enfantin. On voit que, même déjà vieux, il aimait encore, comme dit saint François de Sales, à faire ses enfances. Quand il est un peu plus assagi, et qu’on le met au latin, on a besoin de le battre plus d’une fois pour le contraindre. Il le rendait bien à ses compagnons, et le futur chanoine, tantôt battant et tantôt battu, s’en revenait à la maison les draps ou habits tout déchirés comme un jeune Du Guesclin. On avait beau le punir, on n’y gagnait rien. Nature avant tout sociable, il ne pouvait demeurer seul un moment : « Trop malgré moi me trouvois seul », dit-il. Dès qu’il voyait passer ses compagnons par le chemin, il courait à eux et les rejoignait. Qui l’eût voulu retenir y eût perdu sa peine : « Car lors étoit tel mon vouloir que Plaisance étoit ma loi. »

Nous connaissons La Fontaine et ses aveux. N’est-ce pas lui qui dans son poème de Psyché, dans cet hymne à la Volupté, c’est-à-dire à la Plaisance, comme dirait Froissart, nous a confessé ses goûts divers :

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rien
        Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.

Ne croirait-on pas que c’est La Fontaine encore qui parle, lorsque c’est Froissart qui nous dit :

Mais je passois à si grand’joie
Ce temps……………………,
Que tout me venoit à plaisir
Et le parler et le taisir,
Le aller et le être coi.

Froissart aimait fort le printemps : son cœur volait partout où il y avait roses et violettes : mais l’hiver, il savait aussi s’accommoder de la saison, et, se tenant coi au logis, il lisait espécialement traités et romans d’amour. Le roman de Cléomadès, par le poète Adenet, un des célèbres trouvères du siècle précédent, fut un de ces livres favoris, et par lequel lui vint le mal qu’il désirait tant. Il a raconté tout cela avec grâce, bien qu’avec prolixité. Pris d’une passion très vive pour une personne qu’il a chantée et qu’il ne pouvait obtenir, il quitta son pays pour se distraire et passa en Angleterre à la cour de la reine Philippe de Hainaut, femme d’Édouard III. Messire Robert de Namur, seigneur de Beaufort, parent et allié de cette reine, avait déjà engagé Froissart, qui semble avoir été un moment de ses domestiques, à écrire l’histoire des guerres de son temps, et n’avait pas eu de peine à l’y décider. Pendant la traversée en Angleterre, le jeune homme pensait plus volontiers à la poésie qu’à autre chose, et, malgré le mauvais temps et sans se soucier de la grosse mer qu’il faisait, il ne songeait, nous dit-il, qu’à finir un rondeau pour sa dame. Quoi qu’il en soit, il ne devait pas mourir de son mal, et, si sérieux qu’il nous l’ait peint dans ses vers, il était de nature à s’en vite consoler. Il a dit encore de lui-même dans une ballade, qu’au bruit du vin qu’il entend verser de la bouteille, qu’au fumet des viandes appétissantes qu’il voit servir sur les tables, son esprit se renouvelle, et qu’il se renouvelle encore à voir chaque fleur en sa saison, et les chambres éblouissantes de lumières pendant les longues veilles, comme aussi à trouver bon lit après la fatigue, sans oublier la friande collation arrosée de clairet, que l’on fait pour mieux dormir. Un tel esprit, si souvent et si aisément renouvelé, ne devait pas engendrer longtemps mélancolie, ni se laisser mourir d’amour. Nous en savons déjà assez pour connaître ce qu’était Froissart, quelle nature légère, enjouée, musarde, curieuse. Il prenait à toute chose ; rien ne lui était bagatelle. Une fois appliqué à l’histoire, à la chronique contemporaine, il va trouver sa pâture et faire merveille.

Soit à ce premier voyage, soit à un second qu’il fit en Angleterre peu de temps après, il portait déjà une partie de sa Chronique compilée23 pour l’offrir à sa compatriote la reine Philippe de Hainaut. Elle reçut Froissart gracieusement, l’attacha à son service et lui donna part à sa familiarité : elle lui commandait souvent des vers (virelais et rondeaux) ; il avait titre clerc (secrétaire) de la chambre de la reine, et de plus il était de l’hôtel du roi, comme on disait, et de celui de plusieurs grands seigneurs et chevaliers, c’est-à-dire qu’il en recevait des cadeaux et qu’il mangeait chez eux quand il lui plaisait. Le premier soin de Froissart et son plus grand plaisir au milieu de cette cour, dans la fréquentation de ces nobles et grands seigneurs et de leurs écuyers, fut de s’enquérir avec détail de tous les événements mémorables et de toutes les particularités qui pouvaient lui servir à dresser son histoire. Dans la première partie, il avait eu pour guide, comme il le dit lui-même en commençant, la chronique de Jean le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liège (je change à peine quelques mots dans ma citation pour qu’on puisse lire couramment) :

On dit, et c’est vrai, que tout édifice est formé et maçonné une pierre après l’autre, et toutes grosses rivières sont faites et rassemblées de plusieurs ruisseaux et fontaines : de même les sciences sont extraites et compilées par plusieurs clercs et savants, et ce que l’un sait l’autre ne le sait pas : pourtant il n’est rien qui ne soit su de loin ou de près. Ainsi donc, pour atteindre et venir à la matière que j’ai entrepris de commencer, premièrement par la grâce de Dieu et de la benoîte vierge Marie dont tout comfort et avancement viennent, je me veux fonder et ordonner sur les vraies Chroniques jadis faites et rassemblées par vénérable homme et discret seigneur Monseigneur Jean le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liège, qui y mit grand’cure et toute bonne diligence et les continua toute sa vie le plus exactement qu’il put, n’y plaignant aucuns frais ni dépenses ; car il étoit riche et de grands moyens, et de plus il étoit large, honorable et courtois par nature, et dépensant volontiers du sien…

L’histoire alors était un luxe : elle supposait des voyages coûteux, des fréquentations illustres, des relations étendues : ne s’y appliquait pas qui voulait ; c’était comme un office noble attenant aux seigneuries. Cette Chronique de Jean le Bel a été, du moins en partie, recouvrée et publiée récemment par M. Polain, archiviste de la province de Liège (1850). On peut voir, d’après cette publication et les discussions intéressantes auxquelles elle a donné lieu2, jusqu’à quel point Froissart a tenu ce qu’il promettait au début, de ne rien introduire dans le récit de son devancier ni de n’en rien retrancher qui pût l’altérer, mais seulement de le multiplier et accroître autant qu’il le pourrait. C’est, en effet, ce qu’il semble avoir surtout fait sans trop de peine ; il a versé tout d’abord sur ce canevas un peu sec son mouvement de narration, son abondance aisée et naturelle, et il est à croire que, pour les dernières parties où la comparaison manque, par exemple pour le célèbre siège de Calais, il avait entièrement recouvert et renouvelé par sa propre richesse le texte primitif sur lequel il ne s’appuyait plus que de loin et par le fond. Pour les années qui suivirent la prise de Calais, Froissart, qui avait vingt ans en 1353, et qui s’était senti au sortir de l’école la vocation de chroniqueur, recueillit ses informations par lui-même, composa de son cru et vola de ses propres ailes. La bataille de Poitiers (1356), par laquelle il débute dans la partie originale de son récit, est de tout point, comme on le verra, un chef-d’œuvre.

Mais d’abord louons Froissart d’avoir compris et embrassé dans toute son ampleur sa fonction de chroniqueur, qui était le véritable rôle de l’historien d’alors. De la critique, de la philosophie même, en histoire, il en faut sans doute quand il y a moyen d’en mettre ; mais la critique suppose le choix, la comparaison, la libre disposition de nombreux matériaux antérieurs. Ce qui était le plus important à l’âge et à l’époque de Froissart, c’était précisément d’amasser ces matériaux, de les posséder et de les disposer dans toute leur étendue et dans leur richesse ; et c’est ce qu’il a fait avec un zèle, une ardeur infatigables, et avec un sentiment élevé du service qu’il rendait à ses contemporains et à la postérité en conservant ainsi la mémoire des grands événements et des nobles prouesses. Il n’y a pas de plus ample information que la sienne (historia dans le sens d’Hérodote) ; il n’en est pas, pour les bonnes parties, de plus facilement et lumineusement exposée et ordonnée. Il comprit à première vue qu’il n’y avait que la prose qui pût suffire à embrasser ainsi et à porter à l’aise tous ces événements, et, malgré la facilité tout ovidienne qu’il avait à rimer, il se garda bien d’imiter Philippe Mouskes, l’évêque de Tournai, et d’aller emprisonner sa Chronique dans des rimes. L’âge des chansons de geste était proprement passé, et la grande chanson de geste contemporaine du xive  siècle devait être la chronique pure, la chronique émancipée, et elle devait s’écrire en belle, facile et abondante prose.

Pour prendre idée du zèle et du sentiment que Froissart apportait à la confection de son œuvre, il faut lire les diverses préfaces et les passages où il s’en exprime avec effusion. Voici le début de son 4e livre par lequel il se remettait, après quelque interruption, au travail. La verve et la chaleur de l’historien s’y produisent avec redoublement, et l’on y sent, pour ainsi dire, la ferveur de l’ouvrier, du forgeron en sa forge. Je n’y change toujours et n’y rajeunis çà et là que quelques mots :

À la requête, contemplation et plaisance de très haut et noble prince, mon très cher seigneur et maître Gui de Châtillon, comte de Blois, sire d’Avesnes, de Chimay, etc., je, Jean Froissart, prêtre et chapelain de mon très cher seigneur susnommé, et pour lors trésorier et chanoine de Chimay et de Lille en Flandre, me suis de nouveau réveillé et entré dedans ma forge, pour ouvrer et forger en la haute et noble matière de laquelle dès longtemps je me suis occupé, laquelle traite et propose les faits et les événements des guerres de France et d’Angleterre, et de tous leurs conjoints et leurs adhérents…

Or, considérez, entre vous qui me lisez, ou lirez, ou avez lu, ou entendrez lire, comment je puis avoir su ni rassemblé tant de faits desquels je traite avec tant de détail. Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune dès l’âge de vingt ans ; je suis venu au monde avec les faits et les événements, et y ai toujours pris grand’plaisance plus qu’à autre chose ; et Dieu m’a fait la grâce d’avoir toujours été de toutes les cours et hôtels des rois, et spécialement de l’hôtel du roi Édouard d’Angleterre et de la noble reine sa femme, Madame Philippe de Hainaut, de laquelle en ma jeunesse je fus clerc et secrétaire. Et je la servois de beaux livres de poésie et traités amoureux ; et pour l’amour du service de la noble dame à qui j’étois, tous autres seigneurs, rois, ducs, comtes, barons et chevaliers, de quelque nation qu’ils fussent, m’aimoient, m’écoutoient et voyoient volontiers, et m’étoient grandement utiles. Ainsi, au nom de la bonne dame et à ses frais, et aux frais des hauts seigneurs de mon temps, je visitai la plus grande partie de la chrétienté… ; et partout où je venois, je faisois enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avoient été en faits d’armes et qui proprement en savoient parler, et aussi à quelques hérauts d’armes de confiance pour vérifier et justifier toutes choses. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière ; et tant que je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai ; car d’autant plus j’y suis et plus y laboure, et plus elle me plaît ; tout de même que le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes, en persévérant et continuant, s’y nourrit et s’y accomplit, ainsi en travaillant et opérant sur cette matière, je m’habilite et délite (je me rends habile et je me réjouis).

C’est, en effet, ce sentiment de délectation très sensible chez Froissart dans la composition de son histoire et dans l’acquisition de tout ce qui peut y servir, qui le caractérise entre tous ses pareils et qui fait de lui le chroniqueur par vocation et par excellence. C’est bien de lui qu’on peut dire qu’il ne plaint aucune fatigue ni aucune dépense pour obtenir ses résultats. S’il y a en Écosse ou ailleurs au loin quelque chevalier qui peut le bien renseigner sur tel ou tel fait de guerre qui s’est passé en ces pays étrangers, messire Jean Froissart monte à cheval, sur son cheval gris, et tenant un blanc lévrier en laisse, il va interroger et questionner quiconque le saura compléter sur une branche d’événements qu’il ignore. Aussi est-il partout presque à la fois, et jamais ne vit-on voyageur plus multiplié, plus infatigable : tantôt à la suite du prince de Galles à Bordeaux, tantôt à Melun, tantôt à Milan, à Bologne, à Rome, tantôt à Auch ou à Orthez, puis en Hollande, et à travers tout cela de temps en temps en Hainaut où il obtient une cure ; mais il n’y eut oncques curé moins sédentaire ni qui fît plus gagner les aubergistes et taverniers en tous lieux où il passait. Après avoir été attaché à Venceslas, duc de Brabant, il le fut en dernier lieu, on vient de le voir, à la chapelle de Gui, comte de Blois et sire de Chimay. Cela ne l’oblige guère, et il ne cesse de vaquer, par monts et par vaux, à l’accroissement et à l’engrossement de son trésor. Cette curiosité en tous sens, et qui ne se lassait jamais, équivalait à une impartialité véritable ; car, dès qu’il sentait qu’une information lui manquait, il ne pouvait s’empêcher d’aller s’en enquérir, et, dès qu’il savait le fait nouveau, il le couchait par écrit à l’instant. C’est ainsi qu’en 1388 il profite d’une paix qui venait de se conclure dans le Nord, pour aller dans le Midi à la cour de Gaston Phœbus, comte de Foix et de Béarn : car il sait qu’il trouvera là nombre de guerriers qui lui apprendront les choses d’Espagne, de Portugal et de Gascogne, dont il a affaire. Cette fois messire Jean Froissart se met en route en plus respectable état que jamais, et il n’a pas moins de quatre lévriers en laisse qu’il va offrir au comte Gaston, grand amateur de chasse comme on sait. Il est curieux de l’entendre lui-même exposer ses raisons de voyage, tout rempli qu’il est de l’importance de l’œuvre honorable qu’il veut parfaire et achever.

Il s’est laissé aller un peu longuement, dit-il, à raconter les événements et les choses nouvelles qui étaient voisines de lui et qui inclinaient à son plaisir, et pourtant le bruit des exploits qui se passent en pays lointains le préoccupe : il se sent arriéré et veut se remettre au pas de ce côté :

Et pour ce, dit-il, je, sire Jean Froissart qui me suis chargé et occupé de dicter et écrire cette histoire, considérai en moi-même que nulle espérance n’étoit qu’aucuns faits d’armes se fissent aux pays de Picardie et de Flandre, puisqu’il y avoit paix ; et point ne voulois être oiseux, car je savois bien qu’encore au temps à venir et quand je serai mort, sera cette haute et noble histoire en grand cours et y prendront tous nobles et vaillants hommes plaisance et exemple de bien faire ; et, tandis que j’avois, Dieu merci ! sens, mémoire et bonne souvenance de toutes les choses passées, esprit clair et aigu pour concevoir tous les faits dont je pourrois être informé, âge, corps et membres pour souffrir peine24, je m’avisai que je ne voulois point tarder de poursuivre ma matière ; et pour savoir la vérité des lointaines besoignes et entreprises, sans que j’y envoyasse aucune autre personne en mon lieu, je pris voie et occasion raisonnable d’aller devers haut prince et redouté seigneur monseigneur Gaston, comte de Foix et de Béarn…

Le comte de Foix ne l’a jamais vu, mais il le connaît de réputation et a bien souvent entendu parler de lui. Il l’accueille donc à merveille, le salue de prime abord en bon langage français, et le loge en son hôtel. Pendant ce séjour à Orthez, Froissart interroge les seigneurs et chevaliers qu’il a sous la main, et le comte lui-même, sur les grands faits d’armes arrivés de l’un et de l’autre côté des Pyrénées. À toutes ses questions le comte de Foix répond volontiers, et il promet à l’historien pour son ouvrage un crédit dans l’avenir et une fortune que nulle autre histoire ne lui disputera : « Et la raison en est, disait-il, beau Maître, que depuis cinquante ans en çà sont advenus plus de faits d’armes et de merveilles au monde qu’il n’en étoit de trois cents ans auparavant. » Encouragé par un tel suffrage, Froissart s’applique de plus en plus à mettre son langage au niveau des actions qu’il a à raconter ; car il n’a rien tant à cœur que d’étendre et rehausser sa matière, dit-il, et d’exemplier (enseigner par des exemples) les bons qui se désirent avancer par armes. Le livre de Froissart, tel qu’il le voudrait faire, c’est proprement le livre d’honneur, la Bible de chevalerie.

Il rendait au comte Gaston la monnaie de son dire en lui lisant son poème de Meliador, le chevalier au soleil d’or. Chez Froissart le poète de société, le trouvère à la mode, qui ne vient, pour ainsi dire, qu’au second plan, a pourtant son à-propos et sert à ménager les voies à l’historien.

Mais avant d’arriver à Orthez, à cette cour de Gaston, Froissart a fait route (il nous le dit un peu plus loin dans son histoire) avec un bon chevalier, messire Espaing de Lyon, qui lui procure à la fois sûreté et agrément par sa compagnie. C’est plaisir de les écouter tous les deux, chacun faisant son échange et payant les récits de l’autre par quelque beau récit en retour. Froissart contant les guerres de Loire qu’il sait si bien, mais écoutant surtout celles de Gascogne qu’il ne sait pas et que le bon chevalier lui raconte à plaisir. Chaque ville, chaque vieux château, chaque pan de mur qu’ils rencontrent, est une occasion nouvelle de souvenir et de vive narration :

— « Messire Jean, voyez-vous ce mur qui est là ? » — « Oui, sire, dis-je ; et pourquoi le dites-vous ? » — « Je le dis, répond le chevalier, pour que vous voyiez bien qu’il est plus neuf que les autres. » — « C’est vrai », répondis-je. — « Or, dit-il, je vous conterai la chose et comment, il y a dix ans, cela arriva. »

Et suit une histoire singulière de siège et de brèche faite à la muraille de cette ville de Cazères qu’ils traversaient en ce moment. À chaque pas ce sont de pareilles histoires chevaleresques et gasconnes qui émerveillent Froissart et lui abrègent le chemin :

Sainte Marie ! dis-je au chevalier, que vos paroles me sont agréables, et qu’elles me font grand bien tandis que vous me les contez ! ci vous ne les perdrez pas, car toutes seront mises en mémoire, en récit et chronique dans l’histoire que je poursuis, si Dieu m’accorde que je puisse retourner sain et sauf dans la comté de Hainaut et en la ville de Valenciennes dont je suis natif.

Nous devons toucher ici à l’un des points essentiels qui ont été précisément contestés à Froissart, je veux dire son impartialité. Ses premières et très étroites liaisons avec l’Angleterre, les bienfaits qu’il reçoit de la reine Philippe de Hainaut et de son époux, tout semble le rendre un peu partial pour ce pays ; et de même il est difficile qu’étant lié et obligé à tant de seigneurs, il n’ait pas payé de retour leurs bienfaits et leurs largesses, ou même simplement leurs bonnes informations, en leur accordant une trop belle place dans ses récits. Ce sont là des inconvénients inévitables ; mais l’extrême et passionnée curiosité de Froissart était une sorte de remède et de garantie contre la partialité même, s’il y avait été enclin ; car il n’était pas homme à se boucher une oreille, ni à retenir un récit qui lui aurait été conté, ce récit eût-il dû contredire sur quelque point une autre version précédente. Il était avide d’écouter toutes les parties. Voyez-le courir à Bruges, puis en Zélande, dès qu’il apprend qu’il y a là un chevalier portugais qui pourra lui donner sur les affaires d’Espagne des renseignements, qui seront la contrepartie de ceux qu’il tient déjà des Gascons et des Castillans. C’est ce qui a fait dire de lui à Montaigne, assez pareil de nature, et qui était si bien fait pour l’apprécier et le comprendre (il parle en cet endroit des historiens simples, qui ramassent tout ce qui vient à leur connaissance, et qui enregistrent à la bonne foi toutes choses sans choix et sans triage) :

Tel est entre autres, pour exemple, le bon Froissart qui a marché, en son entreprise, d’une si franche naïveté qu’ayant fait une faute, il ne craint aucunement de la reconnoître et corriger en l’endroit où il en a été averti, et qui nous représente la diversité même des bruits qui couroient et les différents rapports qu’on lui faisoit : c’est la matière de l’histoire nue et informe ; chacun en peut faire son profit autant qu’il a d’entendement.

Et puis, il faut se bien rendre compte de l’état de la chevalerie d’alors, de laquelle Froissart est proprement l’historien sans acception de cause et de nation. En consacrant sa plume à en retracer en tous lieux les exploits et les prouesses, il faisait un peu comme ces chefs vaillants de bandes en Italie, qui mettaient leur épée au service de qui les favorisait et les payait, sans pour cela se croire engagés à toujours et surtout sans l’être exclusivement. Dans les idées du temps cela ne déshonorait en aucune façon, tant s’en faut ; et l’idéal de Froissart (car il en avait un) était précisément cette sorte de confrérie, de confraternité universelle, commune à tout ce qui était noble et vaillant, qui comptait dans ses rangs toute fleur de chevalerie, et qui savait couronner le vainqueur en respectant, en relevant honorablement le vaincu. Ce que le Prince Noir fit à Poitiers auprès du roi Jean, Froissart le fait en toute circonstance à l’égard des personnages qu’il introduit et dont il expose les actions. Il est tour à tour de la patrie de tous ceux qui font vaillamment, et qui méritent renom par honneur. En un mot, il est proprement l’organe de la chevalerie, comme d’autres en pareil temps le seraient de la chrétienté.

Néanmoins on ne saurait dissimuler que, surtout dans ses premiers livres, il ne penche visiblement pour l’Angleterre dont il avait tant à se louer et de laquelle lui venaient pour cette première partie la plupart de ses renseignements : et ce faible pour elle, il l’a gardé toujours. L’Angleterre lui en a été reconnaissante. Dans ce pays qui a conservé sans interruption le culte du gothique fleuri et de la noblesse chevaleresque, Froissart n’a pas cessé d’être apprécié, ou du moins il a de bonne heure retrouvé des lecteurs d’élite et des admirateurs, non pas seulement chez les savants et les érudits comme en France, mais chez les hommes de lettres et les curieux délicats. Le charmant poète Gray qui, dans sa solitude mélancolique de Cambridge, étudiait tant de choses avec originalité et avec goût, écrivait à un ami en 1760 :

Froissart (quoique je n’y aie plongé que çà et là par endroits) est un de mes livres favoris : il me semble étrange que des gens qui achèteraient au poids de l’or une douzaine de portraits originaux de cette époque pour orner une galerie, ne jettent jamais les yeux sur tant de tableaux mouvants de la vie, des actions, des mœurs et des pensées de leurs ancêtres, peints sur place avec de simples mais fortes couleurs.

Combien cela semble plus vrai encore lorsque l’on parcourt un de ces beaux Froissart manuscrits comme en possède notre grande Bibliothèque et comme l’Angleterre en a sans doute aussi, tout ornés de vignettes du temps, admirablement coloriées, d’une vivacité et d’une minutie naïve qui commente à chaque page le texte et le fait parler aux yeux, avec une entière et fidèle représentation des villes et châteaux, des cérémonies, des sièges, des combats sur terre et sur mer, des costumes, vêtements et armures ! Toutes ces choses y sont peintes comme d’hier ; la poésie de Gray elle-même n’est pas plus nette ni plus fraîche, et ne reluit pas mieux.

Mais celui des Anglais qui lui rend le plus bel hommage, c’est un génie facile, un peintre au large et courant pinceau, qui n’est pas sans de grands rapports de parenté avec lui, Walter Scott, en ses Puritains d’Écosse.

On est au lendemain de la victoire que Claverhouse a remportée sur les fanatiques et qu’il a souillée à son tour par d’impitoyables cruautés. Morton, délivré et traité avec distinction par le général, lui tient compagnie pendant la route. Frappé de son courage, de son urbanité, de ses manières généreuses et chevaleresques, il ne sait comment concilier tant de hautes et d’aimables qualités avec son mépris de la vie des hommes, surtout de ceux d’une classe inférieure, et il ne peut s’empêcher tout bas de le comparer au fanatique Burley. Quelques mots qu’il laisse échapper trahissent sa pensée.

« Vous avez raison, dit Claverhouse en souriant, parfaitement raison : nous sommes tous deux des fanatiques ; mais il y a quelque différence entre le fanatisme inspiré par l’honneur, et celui que fait naître une sombre et farouche superstition. »

— « Et cependant vous versez tous deux le sang sans remords et sans pitié », reprend Morton, incapable de cacher ses sentiments.

Claverhouse en convient : il insiste sur son idée en la poussant cruellement à bout ; il l’exprime en des termes énergiques que nul, certes, n’a oubliés, distinguant entre le sang et le sang, entre celui « des braves soldats, des gentilshommes loyaux, des prélats vertueux, et la liqueur rouge, dit-il, qui coule dans les veines de manants grossiers, d’obscurs démagogues, de misérables psalmodieurs… ». Et c’est alors qu’après quelques autres propos à ce sujet, il dit brusquement à Morton :

« Avez-vous jamais lu Froissart ?

— « Non », répondit Morton.

— « J’ai envie, dit Claverhouse, de vous procurer six mois de prison pour vous faire jouir de ce plaisir. Ses chapitres m’inspirent plus d’enthousiasme que la poésie elle-même. Avec quel sentiment chevaleresque ce noble chanoine réserve ses belles expressions de douleur pour la mort du brave et noble chevalier dont la perte est à déplorer, tant sa loyauté était grande, sa foi pure, sa valeur terrible à l’ennemi, et son amour fidèle ! Ah ! benedicite ! comme il se lamente sur la perte de cette perle de la chevalerie, quel que soit le parti qu’elle ait ornée ! Mais, certes, quant à quelques centaines de vilains nés pour labourer la terre, le noble historien témoigne pour eux aussi peu, peut-être moins de sympathie que John Grahame de Claverhouse lui-même. »

Froissart cependant a presque besoin d’être justifié et lavé d’un tel éloge, dont il ne faut accepter pour lui que l’enthousiasme, en laissant de côté ce qui tient au fanatisme. Il est bien vrai qu’il réserve toutes ses sympathies et ses couleurs pour les hautes prouesses et les nobles entreprises d’armes, et ceux qui les font ; il est bien vrai que dans la répression de la Jacquerie, par exemple, et après le tableau des horreurs auxquelles elle s’est livrée, il se réjouit des représailles et de la vengeance qu’en tirent partout les seigneurs, et qu’il nous montre à plaisir les chevaliers qui, en fin de compte, ont raison par le glaive de tous « ces vilains, noirs et petits, et très mal armés ». Mais chez Froissart ne cherchons point de système ni d’inspiration plus profonde : les Claverhouse pas plus que les de Maistre en théorie ne sauraient le revendiquer comme un des leurs. Un jour, Marie-Joseph Chénier, dans une leçon à l’Athénée, l’a qualifié avec humeur de valet de prince. Froissart est également loin de ces ardeurs et de ces colères en sens opposé. Il a la morale de son temps, celle des seigneurs et chevaliers qu’il hante et qu’il sert ; il a le culte de ce qui paraît beau et brillant autour de lui, de ce qui rapporte profit, honneur et renommée à travers le monde. C’est un curieux, et d’une curiosité qui lui est propre. Nous trouverons en une occasion à le rapprocher naturellement de Saint-Simon ; mais ce dernier avait la curiosité interne, concentrée, profonde et amère : Froissart a la sienne ouverte, riante et comme à fleur de tête. Il y a quelques années, M. Jules Quicherat a vu de lui à Arras un portrait dessiné, le seul authentique, et qu’il estime provenir de Belgique, et d’une collection formée par les ducs de Bourgogne ; il a bien voulu m’en montrer une esquisse fidèle qu’il en a prise. On y voit le bon chanoine déjà vieux, la figure assez marquée de rides, le nez fort, le menton fin, l’œil vif, le sourcil avancé, mais la lèvre supérieure courte et la bouche entrouverte comme s’il écoutait surtout et s’il attendait ce qu’on va lui dire. Il a, si l’on peut ainsi parler, la lèvre curieuse et un peu crédule. Froissart interroge, et tout ce qu’on lui dit, il l’enregistre avec amour, avec confiance, non comme un greffier, mais comme un conteur.