(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — I. » pp. 413-433
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — I. » pp. 413-433

I.

Cette nouvelle édition de l’Histoire de Venise a paru l’année dernière, précédée d’une notice sur M. Daru par M. Viennet. Ce serait une occasion naturelle pour parler de l’ouvrage et de l’auteur, s’il était besoin pour cela d’une occasion, et si le nom de M. Daru ne restait pas lié aux souvenirs les plus honorables de la littérature de son temps comme il l’est aux plus grands événements de notre histoire. J’essaierai ici, après m’être éclairé et environné des plus sûrs témoignages91, de bien marquer ce caractère et de l’homme de lettres et de l’homme public en M. Daru, son immense facilité et sa capacité laborieuse exercée de bonne heure, toujours appliquée et sans trêve, cette vie de littérature solide et agréable, d’administration infatigable et intègre, d’exactitude et de devoir en tout genre, et dans laquelle il ne manquait jamais à rien ; mais, ajoute quelqu’un qui l’a connu, il ne se plaisait pas également à tout, et c’est ce qui fait son mérite.

Pierre Daru naquit à Montpellier le 12 janvier 1767, le quatrième de onze enfants. Son père, secrétaire de l’intendance du Languedoc, était du Dauphiné. Le jeune Daru fit ses études à Tournon, chez les pères de l’Oratoire. À l’âge de treize ou quatorze ans, il avait terminé sa rhétorique et même sa philosophie, et s’était fort distingué dans les divers exercices que les Oratoriens aimaient à proposer à leurs élèves. Les collèges des Oratoriens étaient en petit une académie, et quelquefois même en avaient le titre. Tous les mois, par exemple, et peut-être plus souvent, les meilleurs élèves de rhétorique, de seconde et de troisième, se réunissaient en présence des professeurs, des autres écoliers, et devant aussi quelques invités de la ville, et là, dans une véritable petite séance académique, ils faisaient lecture de quelques pièces de leur composition en prose ou en vers latins et surtout français. M. Daru brilla de bonne heure dans ce genre d’exercice, et en garda toujours le goût. S’il fallait définir l’académicien modèle dans le meilleur sens du mot, l’homme qui aime à cultiver les lettres en commun, avec une émulation profitable, avec conseil et critique mutuelle, sans susceptibilité, sans envie, dans un sens d’ornement et de perfectionnement social, il suffirait de nommer M. Daru. À sa sortie du collège et de retour à Montpellier dans sa famille, il forma avec quelques jeunes gens diversement connus depuis, Fabre (de l’Hérault), Nougarède, etc., une espèce de petite académie qui se réunissait deux fois par semaine, et où l’on traitait des questions de littérature et de philosophie. M. Daru, par son activité d’esprit, par cette fermeté de bon sens et de caractère qu’il eut dès sa jeunesse, était l’âme de la petite société et la dirigeait ; il en était le président, le trésorier. Son père, cependant, le destinait à la carrière de l’administration militaire. En 1784, il fut pourvu d’un brevet de lieutenant d’artillerie (dans les canonniers garde-côtes), et, bientôt après, d’une charge de commissaire des guerres ; il fallut une dispense d’âge, car il n’avait que dix-sept ans. On le trouve, en 1788, faisant l’office de secrétaire auprès du comte de Périgord, commandant de la province de Languedoc, au milieu de la crise difficile qui se termina par la suppression des parlements : le comte de Périgord lui reconnut une prudence et une mesure au-dessus de son âge. Mais ce que j’ai à cœur de bien montrer déjà et d’établir dès cette première jeunesse de M. Daru, c’est le nombre, l’abondance, la solidité de ses premiers travaux, le sérieux de direction et le sens dont il y fait preuve. Il paye tribut au goût du moment, à la mode des Almanachs des Muses et des Athénées ; il fait de petits vers, mais il ne s’y tient pas, et il sort bientôt du frivole. Il aime à s’appuyer sur les anciens, à les lire plume en main et en les traduisantr. il est un peu en cela de la postérité du xvie  siècle. Il se redit ce mot d’un de ses maîtres : « Les beautés nobles et mâles datent de loin. » Il traduit, même après l’abbé Colin, l’Orateur de Cicéron ; même après l’abbé Le Monnier, il traduit Térence ; il est près d’aborder Plaute ; il songe à donner un Théâtre latin complet, avec des observations, et qui eût fait pendant à ce que le père Brumoy avait exécuté pour le théâtre grec. Il se joue cependant avec Catulle ; il s’applique déjà à Horace ; puis une bien autre ambition le tente, l’épopée elle-même, l’épopée moderne avec toutes ses difficultés et ses réalités positives, ennemies du merveilleux ; âgé de vingt ans, il ne voit là rien d’impossible : il compose donc son Washington ou la Liberté de l’Amérique septentrionale, et, choisissant le siège de Boston comme fait principal et comme centre de l’action, il achève un poème en douze chants dont on pourrait citer des vers honorables, et qu’il accompagne d’une préface modeste et judicieuse. Mais, pour prendre l’idée la plus agréable de ces premiers essais et travaux de Daru, tous inédits, excepté la traduction de l’Orateur publiée en 1788 ; pour les voir à leur point de vue comme les voyaient alors ses amis et ses maîtres, je demande à citer quelques passages charmants d’une correspondance qu’entretenait avec lui un digne oratorien, le père Lefebvre, le même à qui M. Daru plus tard a dédié sa traduction des Satires d’Horace. Le père Lefebvre, que M. Daru aussi fit nommer dans les derniers temps professeur d’histoire à Saint-Cyr, et dont il combla de soins la vieillesse, est une de ces physionomies graves et douces des vénérables maîtres d’autrefois, qui unissaient la piété, la connaissance du monde, la modestie pour eux, l’orgueil seulement pour leurs élèves, une affection éclairée et une finesse souriante. L’amitié du père Lefebvre pour le jeune Daru avait commencé à Tournon dès l’année 1776, quand celui-ci n’avait que neuf ans ; elle dura jusqu’à la fin, doucement flattée et enorgueillie dans l’élévation et la juste fortune de celui à qui il écrivait en 1788 : « Votre gloire doit faire la consolation de mes cheveux blancs, ne négligez rien pour la rendre solide. » À cet effet, le père Lefebvre n’épargnait pas à son ancien élève les conseils du sage et de l’homme de goût :

Voulez-vous que je tous parle franchement, mon cher Daru ? lui écrivait-il de Marseille le 30 décembre 1785, vous me paraissez avoir beaucoup gagné depuis un an, et vos derniers vers, ainsi que votre dernière lettre, sont d’un ton bien supérieur à tout ce qui a précédé. Dernièrement, M. Hugues et moi nous relûmes l’épître que vous m’avez adressée : nous y trouvâmes beaucoup de délicatesse, jointe pourtant, en quelques endroits, à une certaine lâcheté de style, qui, jusqu’à présent, a été votre péché originel. Encore quelques efforts pour réprimer votre malheureuse facilité, et vous vous trouverez dans le bon chemin. Le père Chapet m’a dit que vous aviez dans la société les allures d’un homme fait, que tous ne donniez point dans le luxe, et que, si on avait quelque chose à vous reprocher, c’était peut-être un peu de singularité dans les opinions. Nous autres gens d’esprit, nous ne sommes pas obligés de penser comme les autres ; mais pourtant il faut de la circonspection pour découvrir la vérité à la multitude. Si vous étiez dans le cas de me faire encore de ces visites de 5 heures du soir que j’aimais tant, vous pourriez, libre au sein de l’amitié, dire sur la politique, la guerre, etc., le mot et la chose : avec des gens qui ne sont point initiés et qui ne méritent pas de l’être, soyons plus réservés. Un mot lâché mal à propos fait quelquefois un tort irréparable. Il faut être soi dans tous les âges, et ne point faire le vieillard à vingt ans, ni le petit maître à soixante. Actuellement, mon cher ami, je ne prêche plus, et ma santé s’en trouve bien ; j’y ai substitué des leçons d’histoire à nos pensionnaires : ce qui est plus analogue à mon goût, et, je l’ose dire, à mon talent. Cependant mon travail n’est pas borné à cela ; je m’occupe d’une traduction, le croirez-vous ? d’une traduction de la Bible. C’est le plus ancien livre du monde, dont nous n’avons jusqu’à présent que de misérables versions. Si mon ouvrage paraît jamais, vous aurez sans doute envie de le lire, et je crois que cette lecture vous fera du bien. Adieu, mon cher ami, continuez de vous faire homme, et aimez-moi comme je vous aime.

Cette lettre que j’ai voulu citer en entier comme échantillon du ton général et de cette gravité tout aimable, tempérée d’aménité, je la trouve entre plusieurs autres, également spirituelles et toujours utiles. Le conseil habituel du père Lefebvre à son jeune ami, c’est de profiter de son heureuse flexibilité qui tend à se porter sur toutes sortes de genres et de sujets, mais de ne s’y point livrer trop rapidement, d’attendre avant de publier : « L’âge est le meilleur des Aristarques. » Ses scrupules de traducteur, dans le travail qu’il avait entrepris sur la Bible, fatiguaient et consumaient le père Lefebvre : « Ce métier de traducteur dont je me suis occupé toute ma vie, disait-il, me paraît toujours plus difficile à mesure que j’avance, soit que l’âge me glace le sang, soit que mon goût s’épure à force d’approfondir ; une page de traduction m’épuise pour huit jours. » Et ailleurs :

Je suis revenu de la campagne à la ville, mais j’étais si essoufflé qu’il m’a fallu un grand mois pour reprendre haleine. Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir entreprendre les plus grands travaux sans effroi, et les poursuivre sans fatigue. Vous êtes en petit la Sagesse éternelle qui se jouait en créant l’univers : vous l’imiterez sans doute en ne précipitant rien.

Il lui conseille, comme antidote à l’impatience de publier trop tôt, de jeter les yeux sur le Petit almanach de nos grands hommes qui venait de paraître et qui raillait toutes ces vaines renommées d’un jour. Au nombre des projets littéraires de M. Daru (et avec lui les projets étaient bientôt mis à exécution), il y avait une tragédie de Néron : « Je n’ai rien à dire contre votre plan, lui écrivait le père Lefebvre, mais vous referez, je l’imagine, le récit de la mort d’Agrippine que vous avez volé à Suétone ; c’était Tacite qu’il fallait piller : un voleur honnête ne s’adresse qu’aux riches. » On voit que le goût du père Lefebvre, comme celui des Oratoriens en général, était quelque peu orné et fleuri ; c’était un compromis avec le goût du siècle92. Il y a plaisir pourtant à rencontrer ce coin de saine et heureuse littérature conservé à la fin du xviiie  siècle, et qui se transmet d’un maître indulgent dans un élève vigoureux.

La traduction du traité de l’Orateur de Cicéron fut le seul écrit que M. Daru livra alors à l’impression et sans se nommer (1788). L’ouvrage fut fort sévèrement critiqué dans L’Année littéraire. Le critique, qui n’est autre peut-être que Geoffroy, y décernait tout l’avantage, après une comparaison rapide, au travail de l’abbé Colin. M. Daru, dans une longue lettre motivée qu’il adressa à l’auteur de L’Année littéraire, et qui, je crois, n’a pas été publiée, conteste avec politesse la prompte conclusion du critique ; il insiste sur un point, c’est que, pour traduire fidèlement, il ne suffit pas de bien rendre le sens de l’original, mais qu’il faut encore s’appliquer à modeler la forme de l’expression : « Pour ne pas sortir de notre sujet, dit-il, un traducteur de Cicéron qui aurait un style sautillant serait-il un traducteur fidèle ? » Et il estime que l’abbé Colin, pour donner à sa traduction cet air facile qui séduit au premier abord, a négligé d’affronter toutes les difficultés qui s’offraient ; il a franchi plus d’obstacles qu’il n’en a surmonté. Pour rendre son français plus agréable, il a sacrifié la période de Cicéron ; il a coupé, retourné les phrases de son modèle, ce qu’au contraire a voulu éviter le jeune traducteur, plus fidèle à l’ordre et au tour périodique du latin. Je n’ai point à entrer dans ce procès ; mais c’est ainsi qu’à l’âge de vingt et un ans le jeune élève commissaire des guerres était de force à tenir tête aux champions de la critique universitaire d’alors, et avait un pied solide dans la littérature classique.

Ce qui distingue dès le premier jour M. Daru au milieu de cette école poétique régnante de la fin du xviiie  siècle à laquelle il est mêlé, et dont il ne se séparera jamais d’une manière tranchée, c’est l’étude, l’amour de l’investigation et des recherches, le besoin en tout de ne pas s’en tenir à l’aperçu, à la fleur et à la cime des choses, mais de les prendre, en quelque sorte, par la base, de s’en informer avec suite, avec étendue, par couches successives, et d’en dresser, soit dans des préfaces, soit dans des rapports académiques, soit dans des comptes rendus destinés à lui seul, un exposé judicieux, fidèle, qui donne un fond aux discussions et qui souvent les abrège. Ainsi, dans les manuscrits considérables qu’il a laissés, et qui se rapportent à ces premières années, je trouve un Essai sur le théâtre espagnol, dans lequel il discute posément et en connaissance de cause les prétentions du théâtre espagnol comparé au nôtre. Dans tout ordre d’études et de travaux, M. Daru procédera de la sorte : en matière administrative, ce sera sa méthode ; et même en littérature, son jugement aimera à s’appuyer sur des matériaux préparatoires amassés avec soin et digérés avec sens. L’application, la fermeté et l’ordre, il portait ces qualités en tout, et il le faisait avec satisfaction, d’une manière qui lui était naturelle et facile.

La Révolution bientôt vint l’éprouver et le mûrir comme tant d’autres. Déjà, en 1791, à Montpellier, attaché comme commissaire des guerres à l’ordonnateur qui y résidait, il avait été incriminé pour ses relations avec le marquis de Bouzols, commandant du Languedoc, et avait eu à se défendre devant le club. Il le fit avec succès, avec cette bonne élocution qui sera son éloquence, et fut applaudi. Devenu commissaire ordonnateur, il fut employé en cette qualité dans l’armée qu’on avait formée, en 1792, sur les côtes de Bretagne, et qui était destinée à agir au cas d’une descente des Anglais. Il y servit sous les ordres et comme adjoint de M. Petiet, qui fut plus tard ministre de la Guerre sous le Directoire. Une lettre écrite par Daru à l’un de ses amis, et où se trouvaient ces mots ironiques : « J’attends ici nos amis les Anglais qui, dit-on, vont débarquer bientôt, etc. », fut interceptée et prise au sérieux par ceux qui la lurent. Daru fut donc arrêté comme suspect, jeté dans la prison de Rennes, qu’on appelle la Tour-le-Bat, puis, de là, malgré l’intervention amicale et courageuse de M. Petiet, dirigé sur Orléans, où il dut attendre la chute de Robespierre. Pendant ce loisir forcé, il ne cessa de s’occuper des lettres : il traduisait en vers Horace, et il fit, entre autres pièces originales, son Épître à mon sans-culotte, qui ne fut publiée que quelques années après, et qui était, à son heure, une preuve de calme d’esprit comme de talent.

En composant cette Épître, Daru avait voulu faire quelque chose dans le goût de celles d’Horace qu’il était en ce moment occupé à traduire. Dans la prison de Rennes, on lui avait donné pour surveillant un sans-culotte qui, moyennant salaire d’un modique assignat par jour, était chargé de ne le pas perdre de vue un seul instant, même dans le sommeil. C’est avec ce surveillant ignare, avec ce Brutus qui ne sait pas lire, qu’il se suppose en conversation et discutant lequel des deux est le plus heureux au sens du sage ; lequel est le plus libre. Le début est spirituel ; on y voit le Brutus toujours inquiet, et faisant l’Argus, même quand il est couché sur ce lit où chaque soir, comme lui dit le poète,

Vous dormez d’un seul œil, tandis que l’autre veille,
Et que votre suspect tranquillement sommeille.

Ce qui manque le plus à cette Épître, c’est le mouvement et la variété, ce sont les contrastes ; puisque le poète introduit ce Brutus qui ne s’en doute pas, il pouvait lui prêter des idées, des images et des tableaux frappants qui eussent tranché avec les idées morales et élevées du prisonnier. Il y a pourtant des passages animés de cette demi-vivacité que comporte le genre de l’épître :

Qui de nous deux est libre ? est-ce toi, je te prie ?
Toi qui, dès le matin, contraint de t’éveiller,
Te lèves en bâillant pour me voir travailler !
Toi qui, le long du jour, sifflant des ariettes,
Ou d’un Homère grec feuilletant les vignettes,
Achètes tristement, par sept heures d’ennui,
Le brouet qu’à ma muse on apporte à midi ;
Et qui, le soir venu, plus vigilant encore,
Pour guetter une rime, attends souvent l’aurore !
Non, non, tu n’es point libre, et c’est moi qui le suis.
………………………………………………
Mon esprit libre encor parcourt tout l’univers.
………………………………………………
Et ces Filles du Ciel dont je subis la loi ?
Ce démon bienfaisant, le vois-tu près de moi ?
Ma Muse, la vois-tu ?…………………………

Un peu plus de concision et de contraste dans les idées, un peu plus de relief d’expression, plus d’exactitude de forme et de rime, eussent fait de la pièce entière une de ces pages légères et durables qui survivent. De même qu’André Chénier, par La Jeune Captive, nous a donné l’élégie dans une prison pendant la Terreur, on aurait eu l’épître horatienne née dans une prison du même temps. En indiquant ce qui manque à la bonne et spirituelle Épître de M. Daru. pour être un chef-d’œuvre, je ne fais que répéter ce que je trouve écrit dans les lettres que lui adressaient ses amis à lui-même ; car Daru était de cette école de littérateurs qui se consultaient sincèrement entre eux sur leurs ouvrages, qui ne se louaient pas à l’excès, qui admettaient les observations en les discutant. L’idolâtrie n’a commencé que depuis : nous l’avons vue naître ; hélas ! n’y avons-nous pas contribué ? Aujourd’hui les éloges qu’on est tenu de donner aux poètes et même aux prosateurs en renom, sous peine de les irriter et de les blesser, à chacune de leurs productions nouvelles, doivent être du genre de ces flatteries sans limite et sans réserve avec lesquelles on abordait autrefois les satrapes d’Asie. En critiquant Daru et en remarquant que ses amis, consultés par lui, et au milieu de leurs éloges, le critiquaient de même, loin donc de le diminuer, je l’honore.

La Terreur passée, Daru reprit ses fonctions administratives comme commissaire ordonnateur. En l’an IV (1796), son ami Petiet étant ministre de la Guerre, Daru fut appelé par lui comme chef de division. Ce fut en cette qualité sans doute qu’il vit pour la première fois le général Bonaparte au printemps de 1796, à la veille de la campagne d’Italie, et le futur vainqueur, tout plein des grands coups qu’il allait tenter, lui dit en partant : « Dans trois mois, je serai à Milan ou à Paris. »

Au milieu des scandales trop célèbres qui caractérisent en général l’administration du Directoire, le ministère de Petiet fait une honorable exception. Ce ministre, homme de bien et de mérite, s’appliqua à tenir une comptabilité régulière, et, après une année d’exercice, il soumit le tableau complet de ses opérations au jugement des Conseils législatifs et du public ; il le fit avec sincérité, sans réticence. Dans ce travail dont les éléments étaient si compliqués, et dont la netteté et la franchise allaient faire scandale en sens inverse parmi ceux dont il contrariait les désordres, on reconnaît la présence et la collaboration de Daru, cette ardeur d’investigation qu’aucune difficulté n’arrêtera. Ce fut son premier coup de main en fait d’intégrité publique et de guerre déclarée à la rapine.

En l’an VII, Daru fut désigné par le général Masséna, commandant l’armée du Danube en Helvétie, pour commissaire ordonnateur en chef, à la place d’un autre commissaire, Ferrand, homme capable, dont Daru trouvait la révocation injuste et qu’il s’efforça instamment de faire réintégrer. C’est dans cette guerre pénible de Suisse où l’on manquait de tout, où il fallait faire venir les grains de France, c’est-à-dire de la distance de quatre-vingts lieues, par des chemins difficiles ; où l’argent aussi venait de France, mais rarement et en petite quantité ; où le personnel des commissaires des guerres était insuffisant d’abord, et où les choix n’étaient pas toujours tels qu’il l’aurait voulu ; c’est au milieu de ces difficultés de tout genre que Daru s’aguerrit au rôle d’intendant en chef et de pourvoyeur des grandes armées ; sa réputation de capacité et de rigidité date de là. S’il donnait l’exemple, il fit aussi des exemples. Pour lui, il passait quelquefois sept nuits de suite sans dormir. Cependant il traduisait les Satires d’Horace (ayant déjà traduit précédemment les Odes et les Épîtres), et il correspondait avec son ami Nougarède de Montpellier, lui envoyant une à une chaque satire traduite, dans des lettres où il décrivait en même temps les opérations militaires et la situation politique du pays. Il faisait aussi, du pays et des montagnes, en vers descriptifs, un tableau qu’il appelait un peu ambitieusement Poème des Alpes. C’est ainsi qu’en multipliant à plaisir ses travaux, et en se créant avec une rare vigueur de pensée ces surcroîts et comme ces superfluités d’action et d’emploi au milieu d’occupations qui, seules, eussent absorbé tout autre, Daru, sans s’en douter, préludait à ce rôle qui devait l’illustrer un jour, celui d’administrateur de la plus forte trempe sous le capitaine le plus infatigable qui ait jamais existé.

Un feu d’enthousiasme qu’ont trop peu ressenti les poètes de nos jours, et que nous avons trop confondu dans nos propres inspirations avec les saillies de la fantaisie, animait alors ces âmes patriotiques et fermes, ces hommes de devoir. Sur la nouvelle de l’assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt, Daru composa d’indignation une espèce d’hymne ou de chant de guerre dans le genre de ceux de Marie-Joseph Chénier, et il l’adressa au ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau, qui désira le faire mettre en musique et l’envoya, à cet effet, au Conservatoire. C’étaient là les distractions du commissaire ordonnateur en chef, entre le combat de Saint-Gotthard et la bataille de Zürich. Daru, d’ailleurs, était déjà connu à Paris comme traducteur d’Horace, des Odes, des Épîtres et de l’Art poétique, publiés l’année précédente (1798)93. Dans l’espèce de pompe triomphale qui fut célébrée à Paris, lorsqu’on y reçut les trophées des arts venus d’Italie, les immortelles statues d’Apollon et de Vénus arrachées du Vatican ou de Florence, on avait chanté le Poème séculaire d’Horace :

Ce fut un antique de plus dans cette cérémonie, et malgré l’infériorité de la traduction, a dit M. Daru, on sentit l’à-propos de ces vers :

        Ô blond Phœbus ! et vous Divinité des bois…,

chantés en présence des statues de Diane et de l’Apollon du Belvédère. »

Cette traduction chantée alors était, en effet, celle que venait de publier Daru lui-même.

Il était encore à l’armée dite du Danube, et à Zürich, lorsque s’accomplirent à Paris les événements du 18 Brumaire ; les correspondances de cette date entre lui et quelques-uns de ses amis littérateurs et auteurs de pièces de théâtre (Creuzé de Lesser, Barré, Goulard) le montrent plus préoccupé réellement des lettres que de la politique. Il avait fait une comédie en trois actes et en vers, Ninon de Lenclos ; Creuzé en avait fait une également, qui avait pris les devants et qu’on représentait au théâtre des Troubadours : elle ne semblait pas la meilleure à ceux qui connaissaient les deux. Ici nous n’allons plus pouvoir suivre de front la double carrière de Daru. Dans la nouvelle organisation réglée par le Premier consul, et qui répartissait les détails de l’administration militaire entre deux corps différents, l’un conservant l’ancien titre de commissaires des guerres et destiné à surveiller l’emploi des matières et les approvisionnements, l’autre, sous le titre d’inspecteurs aux revues, destiné à constater le chiffre de l’effectif, Daru fut compris dans la création de ce dernier corps ; et ce fut en cette qualité d’inspecteur aux revues qu’il fut envoyé à l’armée d’Italie et qu’il fit la campagne de Marengo. Après la victoire, il fut un des commissaires préposés pour l’exécution de la convention qui remettait toute la Haute-Italie au pouvoir des Français. Le général Berthier étant rentré au ministère de la Guerre, Daru y fut secrétaire général et y porta le poids de toute la réorganisation qui se fit alors (1801). Nous le trouvons successivement membre du Tribunat, inspecteur aux revues ayant part dans les fonctions de commissaire général à l’époque du camp de Boulogne, puis conseiller d’État, intendant général de la maison de l’Empereur (1805), et bientôt, et à la fois, intendant général de la Grande Armée (1806). Nous le laisserons marcher d’un pied sûr dans cette haute carrière administrative, pour le considérer dans ses dernières productions littéraires avant l’Empire et sous le Consulat.

Pendant qu’il était encore en Italie comme inspecteur en chef aux revues, dans l’hiver de 1800, une femme, auteur de petits vers et d’un Éloge plus sérieux de Montaigne, Mme de Bourdic-Viot, qui s’appelait sa compatriote, lui écrivait ces mots affectueux et tout littéraires, qui, après les titres officiels et sévères que nous venons d’énumérer, peignent bien la double existence de Daru à cette époque :

Quand nous serez-vous rendu ? Notre Lycée républicain n’a qu’un cri après vous. Venez y ranimer le goût des beaux vers en nous lisant les vôtres… Nos professeurs sont excellents : Cuvier, surtout, nous enchante ; il parle d’histoire naturelle comme Buffon, et appuie tout ce qu’il dit par des démonstrations si fortes, que la raison qui écoute n’est jamais choquée. La Harpe continue son cours de littérature ; Roederer et Garat n’ont encore rien dit, mais ils ouvriront bientôt leurs cours. Saint-Ange a fait imprimer ses Métamorphoses ; Chénier prépare aux Français un Don Carlos

En un mot, elle parlait à Daru de tout ce qu’elle savait bien qui l’intéressait le plus et qui lui tenait le plus à cœur.

C’est au Lycée qu’il avait lu l’hiver précédent, et avec un applaudissement unanime, son joli conte imité et abrégé de celui de Casti, et qui a pour titre : Le Roi malade ou la Chemise de l’homme heureux 94. Un roi malade et ennuyé désespère toute la Faculté par sa mélancolie opiniâtre. Les docteurs s’assemblent ; on agite bien des remèdes, et, en désespoir de cause, on a recours à un sorcier qui décide qu’il ne s’agit pour le guérir que de trouver la chemise d’un mortel parfaitement heureux, et de la faire revêtir au malade. Rien d’abord ne paraît plus simple ; on se met en campagne ; on trouve bien des chemises de gens qui l’offrent d’eux-mêmes, et qui se piquent de parfait bonheur : aucune n’opère. Bref, les envoyés, après maint voyage, s’en revenaient fort tristes et dans le dernier embarras, lorsque, s’arrêtant dans certain cabaret pour concerter leur réponse, ils aperçoivent un gros garçon de bon appétit qui chantait de tout son cœur auprès d’une Suzon de mine très joyeuse et d’apparence peu sévère. Qui sait ? voilà peut-être bien près cet homme heureux qu’on allait chercher si loin. On le guette, on l’aborde au moment où il s’y attend le moins ; on lui demande avec douceur, et, s’il résiste, on va lui prendre de force ce vêtement nécessaire qui doit être l’instrument de la cure merveilleuse. Mais, ô surprise ! ô regret ! quand on en vient au fait et au prendre, que trouve-t-on ?

Cet homme heureux n’avait pas de chemise.

C’est l’éternel refrain de la chanson : Les gueux, les gueux, sont des gens heureux, etc. Dans Casti, le conte est plus développé, et il y a des hardiesses que le goût français eût supportées moins aisément. Daru, en l’adoucissant, l’a traité comme eût fait Andrieux, et il a réussi.

Bien des années après, un ami de Daru, un ancien oratorien, grand vicaire d’Orléans (M. Mérault), lui demandait avec instance ce petit conte que l’auteur lui avait toujours refusé, et il ajoutait agréablement : « Je crois avoir tout ce qui est à vous et de vous, Horace et Venise. Tous ne voulez pas me donner ce conte charmant de l’homme heureux qui n’avait pas de chemise. Vous devriez en ôter ce qui ne va pas à un séminariste, et je le ferais circuler. »

Dans le printemps de 1801, Daru lisait soit au Lycée, soit dans plusieurs autres sociétés littéraires, philotechniques, dont il était membre, une Épître à Delille, qui eut également du succès. On ne s’expliquait pas cette obstination du poète Delille à rester éloigné de sa patrie quand elle redevenait paisible, glorieuse, et lorsqu’il ne l’avait point quittée autrefois pendant le règne même de la Terreur. Daru, dans des vers sympathiques, d’une cordialité respectueuse, et où un léger blâme assaisonnait une grande louange, se faisait l’organe du sentiment de tous à l’égard d’un poète aimé et admiré. Les journaux d’alors rendirent à l’envi un compte favorable de cette Épître à Delille. Mme de Staël, que Daru avait vue pour la première fois en Suisse, à Coppet, lui écrivait qu’elle avait lu l’Épître avec son père et qu’elle en savait par cœur des passages. Un autre suffrage, d’un tout autre genre, mais très vif également et moins suspect de pure politesse, celui de Sophie Arnould, vieillie, souffrante et pauvre, venait tendrement remercier Daru, qui lui avait rappelé par l’abbé Delille quelques-uns des beaux jours de sa jeunesse. Cette lettre de Sophie Arnould est datée de son lit où la clouaient la maladie et la douleur :

Mais parlons, lui disait-elle, du bonheur que m’a procuré la lecture de votre Épître. Combien elle a fait de bien à mon esprit, à mon cœur ! Quels doux souvenirs elle m’a rappelés sur ce bon compagnon de ma vie, de mes beaux jours ! Ah ! si l’on pouvait deux fois naître, j’irais à vous et je vous dirais : Gentil Daru (comme on disait Gentil Bernard), soyez des nôtres…

Une autre brochure poétique composée de trois ou quatre satires ou dialogues en vers, et intitulée La Cléopédie ou la Théorie des réputations en littérature, que Daru publia vers le même temps (1800), réussit moins. On y distingue pourtant une Visite chez un grand homme, c’est-à-dire chez le poète Le Brun-Pindare qui habitait alors au Louvre un de ces logements si peu dignes du lieu, et qu’on accordait aux peintres, aux gens de lettres. Chacun, sous ces lambris royaux, se casait ensuite à sa guise et y pratiquait des cloisons, des compartiments, souvent hideux : on empruntait au Garde-Meuble des tapisseries, des tentures, de somptueux débris à demi usés et en lambeaux, qui accusaient le faste et l’indigence. Le portrait du Pindare décharné, récitant ses vers sur un grabat jadis magnifique, marqué au chiffre galant de Diane, et sous un dôme de damas qui semblait du temps de Henri II, est très bien rendu et pris dans son cadre : j’y renvoie les amateurs95 ; il y a du bon Boileau dans ces vers-là.

Mais l’honneur de Daru en ces années est d’avoir traduit tout Horace (les Satires qui terminaient la traduction parurent en 1801), et d’avoir remis ce poète charmant et sensé en pleine circulation, de l’avoir rendu plus accessible à cette quantité d’hommes instruits ou désirant l’être, qui, après la Révolution, revenaient au goût des choses littéraires et de la poésie comme dans une sorte de Renaissance. Il faut se reporter au temps pour être complètement juste envers l’estimable traducteur. Sans doute, si l’on prend chaque pièce en particulier, si l’on oppose l’original à la traduction, on trouvera aisément à triompher et à se donner l’air d’un connaisseur très expert et très supérieur en poésie. Daru, dans les Odes, ne rend pas assez le mouvement lyrique ; il n’entre pas dans le svelte et le découpé des rythmes. Nulle part, et dans les Satires ou les Épîtres pas plus que dans les Odes, il ne serre d’assez près les images, et ne fait saillir en un vers tout à fait exact ce détail particulier qui seul égaye à la fois et réalise la poésie. Lorsque Horace nous montre le sage qui sait vivre de peu et qui est content si la salière de ses pères brille sur sa petite table (« cui paternum splendet in mensa tenui salinum »), Daru ne nous nomme pas cette salière, il ne la fait pas luire de sa propreté nette et brillante, il se contente de parler en général de table frugale et de simple mets. De même dans cette épître (« Hoc erat in votis… ») qu’il rend d’ailleurs avec sentiment, dans le morceau célèbre sur le bonheur des champs, il ose bien nommer la fève que le poète devenu campagnard sert sur sa table, mais il recule devant ces petits légumes assaisonnés de fin lard, et dont Horace nous laisse arriver le fumet :

Uncta satis pingui ponentur oluscula lardo ;

et il dit en échange :

Quand verrai-je ma table offrir du lait, des fleurs !

En un mot, dans bien des cas il rend les armes, au nom de notre langue, avant d’avoir fait les derniers efforts d’adresse et de souplesse de nerf dans la lutte. Mais, à défaut de ce qu’on a appelé le bonheur curieux d’expression, le curiosa felicitas d’Horace, qu’on sent trop échapper ici, on a chez lui la suite, des parties de force, de fermeté, et, dans les Épîtres et Satires, le courant facile et plein du bon sens. Lorsqu’à cette époque d’union, de confraternité sincère, dans ces intervalles de Marengo et du camp de Boulogne, Andrieux qui savait bien le latin, Picard qui ne le savait guère, mais qui aimait à en placer quelques mots96, Campenon, Roger, Alexandre Duval, tous ces académiciens présents ou futurs se réunissaient avec Daru le dimanche à déjeuner, lorsqu’on récitait quelque ode d’Horace, redevenue comme d’à-propos et de circonstance, l’ode Ad sodales ou quelque autre (le sentiment de tous s’y joignant), il ne manquait rien, presque rien, à la traduction de Daru pour faire passer l’esprit de l’original dans tous les cœurs. Et il s’y mêlait une sorte d’accompagnement patriotique, lorsque, célébrant le triomphe de la patrie romaine contre cette Cléopâtre qui, du haut de ses vaisseaux, avait osé menacer le Capitole, et qui fuyait à son tour, qui fuyait comme une femme, mais qui savait mourir comme une reine, le poète s’écriait :

Et sans daigner chercher quelque houleux asile,
Elle a voulu périr, d’un visage tranquille,
         Sur son trône ébranlé.

À cette heure, d’autres destinées appelaient déjà Daru et l’arrachaient pour un long temps à cette habitude littéraire et académique qui lui plaisait avant tout et qu’il était si fait pour goûter. Il croyait n’obéir qu’à l’impérieux devoir, il allait rencontrer une part plus belle et une palme plus haute. Heureux qui vit à portée d’un grand homme et qui a l’honneur d’être distingué par lui ! Son existence se transforme, sa valeur se multiplie et se décuple dans une proportion jusque-là imprévue. Autrement, et livré à lui-même, il suivait sa vocation tout unie, plus douce, je le crois, droite, honorable, moyenne, avec considération sans doute, mais sans rien de grand ni d’immortel. Il en est tiré d’abord, et peut-être il s’en plaint tout bas ; il est saisi d’une main sévère et appliqué avec toutes ses forces à des labeurs qui semblent longtemps ingrats et durs. Voyez-le : il est surchargé, il est accablé. Mais le grand homme, dont le propre est de connaître les hommes mieux souvent qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, a distingué en lui, sous l’enveloppe modeste, une capacité supérieure qu’il ne craint pas de forcer et d’élever tout entière jusqu’à lui. Il en use comme il usera de lui-même, sans ménagement, sans réserve. Honneur inespéré ! un jour, une grande occasion s’est offerte ; la trempe de l’instrument s’est révélée, elle est de première vigueur : elle ne fléchira ni ne se brisera sous aucun effort ni sous aucun poids, jusqu’à la fin, tant qu’il s’agira de l'utilité publique, du service du prince et de la patrie. Et c’est ainsi que cette part de labeur qu’on avait acceptée et qu’on ne s’était point choisie, cette part qui pouvait ne sembler d’abord qu’ennui et corvée inévitable, imposée à l’ami des Muses, devient sa gloire la plus sûre auprès de la postérité ; car, à la suite et dans le cortège de celui qui ne mourra point, il a pris rang, lui aussi, comme témoin des prodiges, et il est entré dans l’histoire.