(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Lamartine.] » pp. 534-535
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Lamartine.] » pp. 534-535

[Lamartine.]

J’ai été sévère pour Lamartine romancier et historien au tome Ier et au tome IV de ces Causeries. Voici un supplément et un correctif à ces articles :

Remerciement adressé à M. de Lamartine pour les deux lettres qu’il m’a consacrées dans ses Entretiens.

Ce 13 juillet 1864.

Mon cher Lamartine,

 

Je reçois votre deuxième Entretien, votre seconde lettre : j’ai ma couronne, ma double couronne ! Ce que vous avez bien voulu dire de moi à tous, venant de vous et découlant de votre plume avec cette grandeur et cette magnificence, est ce que je n’aurais osé ambitionner et ce qui me fait désormais une gloire, — mot bien grand et que je ne me serais jamais avisé de prononcer auparavant. — Vous avez dit de ma mère, entrevue par vous, des choses qui montrent que tout poète a l’âme d’un fils et des divinations de premier coup d’œil. — Vous avez choisi dans mes écrits avec une intelligence amie ce qui pouvait le plus faire aimer le poète. — Vous avez glissé sur les défauts et voilé avec délicatesse les parties regrettables chez celui qui s’est trop abandonné en écrivant aux sentiments éphémères et au courant des circonstances. En choisissant et indiquant les points élevés et lumineux, vous avez obéi à cette noble nature qui va, comme le cygne, se poser à tout ce qui est limpide, éclatant et pur ; et vous m’avez ainsi, rien que par le bonheur amical de vos citations, élevé à ta fois et idéalisé à votre exemple.

J’aurais couru, aujourd’hui même, vous dire tout cela et bien d’autres pensées encore, que les vôtres ont réveillées en moi et ont fait naître ; mais je suis comme vous, j’ai cet honneur, et je suis de corvée tous ces jours-ci : je ne pourrai aller rue de la Ville-l’Évêque que vers la fin de la semaine, et je n’ai pu attendre jusque-là pour vous envoyer les remerciements d’un cœur comblé, pardonné et récompensé à jamais par vous.

Sainte-Beuve.

À M. Paul Verlaine qui avait loué Les Rayons jaunes de Joseph Delorme dans le journal L’Art, mais qui avait parlé légèrement de Lamartine.

Ce 19 novembre 1865.

L’Ombre de Joseph Delorme a dû tressaillir de se voir si bien traitée et louée si magnifiquement pour une des pièces les plus contestées de tout temps et les plus raillées de son recueil. Il se permettrait toutefois, si je l’ai bien connu, une observation au sujet dc dédain qu’on y témoigne, tout à côté, pour l’inspiration lamartinienne. Non, ceux qui n’en ont pas été témoins ne sauraient s’imaginer l’impression vraie, légitime, ineffaçable, que les contemporains ont reçue des premières Méditations de Lamartine, au moment où elles parurent en 1819. On passait subitement d’une poésie sèche, maigre, pauvre, ayant de temps en temps un petit souffle à peine, à une poésie large, vraiment intérieure, abondante, élevée et toute divine. Les comparaisons avec le passage d’une journée aigre, variable et désagréable de mars à une tiède et chaude matinée de vrai printemps, ou encore d’un ciel gris, froid, où le bleu paraît à peine, à un vrai ciel pur, serein et tout éthéré du Midi, ne rendraient que faiblement l’effet poétique et moral de cette poésie si neuve sur les âmes qu’elle venait charmer et baigner de ses rayons. D’un jour à l’autre on avait changé de climat et de lumière, on avait changé d’Olympe : c’était une révélation. Comme ces pièces premières de Lamartine n’ont aucun dessin, aucune composition dramatique, comme le style n’en est pas frappé et gravé selon le mode qu’on aime aujourd’hui, elles ont pu perdre de leur effet à une première vue ; mais il faut bien peu d’effort, surtout si l’on se reporte un moment aux poésies d’alentour, pour sentir ce que ces élégies et ces plaintes de l’âme avaient de puissance voilée sous leur harmonie éolienne et pour reconnaître qu’elles apportaient avec elles le souffle nouveau. Notre point de départ est là. Hugo, ne l’oublions pas, à cette date où déjà il se distinguait par ses merveilles juvéniles, n’avait pas cette entière originalité qu’il n’a déployée que depuis, et je ne crois pas que lui-même, dans sa générosité fraternelle, démentît cet avantage accordé à son aîné, le poète des Méditations.

Et maintenant je demande excuse pour cette petite dissertation posthume de Joseph Delorme. Je remercie M. Paul Verlaine de toute sa bienveillance, et je le prie de recevoir, ainsi que ses amis du groupe de L’Art, l’assurance de mes sympathies dévouées.

Sainte-Beuve.