(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Maucroix, l’ami de La Fontaine. Ses Œuvres diverses publiées par M. Louis Paris. » pp. 217-234
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Maucroix, l’ami de La Fontaine. Ses Œuvres diverses publiées par M. Louis Paris. » pp. 217-234

Maucroix, l’ami de La Fontaine.
Ses Œuvres diverses publiées par M. Louis Paris44.

Aujourd’hui nous revenons tout simplement à un disciple d’Horace. Le chanoine Maucroix, l’ami et le camarade de La Fontaine, n’était pas autre chose, et il avait quelques-uns des traits délicats du maître. Il était de ceux qui, par nature et par goût, n’ont rien de plus cher que les douceurs d’une vie particulière et obscure, d’un loisir animé par l’amitié, embelli par les lettres, égayé d’un peu de poésie, et le plus souvent rempli par la paresse. Il avait joui en son temps et dans sa saison d‘une certaine célébrité poétique ; on le citait pour ses madrigaux, pour ses épigrammes ; il y eut un couplet de lui qui se chantait partout en 1663. Il fut ensuite principalement renommé et illustre pour la beauté de ses traductions, dont il a fait un bon nombre, tant du grec que du latin. J’ai une quinzaine de volumes rangés en ce moment sur ma table, et qui sont de la plume de ce paresseux qui vécut, il est vrai, quatre-vingt-huit ans.

Ce qui nous paraît le mieux valoir aujourd’hui, après quelques-uns de ses vers, ce sont ses lettres. M. Louis Paris, estimable frère du spirituel académicien, vient de donner en deux volumes le recueil des Œuvres diverses de Maucroix, qui sont en partie composées de productions inédites, lettres et vers ; il a fait précéder son recueil d’une étude complète sur la vie et les ouvrages de l’auteur, et il a bien mérité par là de notre histoire littéraire. Il est possible à tout le monde aujourd’hui de se bien représenter le genre d’existence et le caractère du bon Maucroix, qui est un des derniers types, et les plus polis, de la grâce et de la naïveté du vieux temps.

Ce camarade de La Fontaine, qui était de deux ans plus âgé que lui, naquit le 7 janvier 1619, à Noyon en l’Île-de-France. Fils d’un procureur, il commença peut-être à Château-Thierry ses études, et certainement les continua et les termina à Paris. Au sortir des écoles, il se trouva être de la fleur de cette jeunesse d’alors qui allait occuper le jeu pendant une quinzaine d’années jusqu’à la Fronde et au-delà, jusqu’à l’avènement de Louis XIV. Lié avec les Conrart, les d’Ablancourt, les Patru, et suivant de près leurs traces, il donnait la main aux Tallemant, aux Pellisson et à cette bande de beaux esprits galants ou malins. Il se destinait d’abord au barreau, mais il le suivait moins pour les affaires que pour les hors-d’œuvre et les gais propos ; il était du cercle de ceux qui se rangeaient autour de Patru près du pilier où présidait habituellement cet oracle familier du beau langage : Patru n’était cicéronien qu’en plaidant. Maucroix ne plaida en tout que cinq ou six fois dans sa jeunesse, et plus tard, dans sa vie d’église, il ne monta jamais en chaire. « Quoiqu’il eût, dit d’Olivet, une grâce infinie à prononcer, cependant sa timidité naturelle et l’horreur qu’il avait pour la chicane le dégoûtèrent bientôt de son métier. » Il quitta Paris d’assez bonne heure pour aller à Reims et y être attaché à M. de Joyeuse, lieutenant du roi au gouvernement de Champagne, en qualité de secrétaire ou d’homme d’affaires, on ne dit pas bien sous quel titre, mais certainement sur un pied d’agréable domesticité. Maucroix eut alors sa grande aventure de cœur. M. de Joyeuse avait une fille qui avait de l’esprit et de la beauté ; Maucroix la voyait se former et grandir : « Comme ce garçon est bien fait, a beaucoup de douceur et beaucoup d’esprit, et fait aussi bien des vers et des lettres que personne, à quinze ans elle eut de l’inclination pour lui. » C’est Tallemant qui nous peint ainsi son ami, et qui nous raconte l’historiette romanesque. Mlle de Joyeuse était une trop grande dame pour que Maucroix pût prétendre même à se déclarer. Aussi son amour et sa douleur, dans les élégies qu’il composa d’abord, prennent-ils un caractère de regret, de résignation et de sacrifice auquel nos bons aïeux ne nous ont pas accoutumés, et qui ne sera guère dans l’habitude de Maucroix lui-même. Il est amoureux, il est fidèle, dit-il, mais ce n’est point en vertu d’un téméraire espoir :

Que la terre à mes pieds s’ouvre pour m’abîmer,
Si je cherche en l’aimant que le bien de l’aimer !
C’est là tout mon désir ; car enfin si je l’aime,
C’est seulement pour elle, et non pas pour moi-même.
Jaloux, de mon bonheur si bien persuadés,
Voyez si vos soupçons ne sont pas mal fondés,
Si l’on peut m’accuser de la moindre licence,
Et si jamais Amour fut si plein d’innocence.
……………………………………………………
C’est toujours trop pour moi, quoi qu’elle puisse faire,
Et, si peu que m’accorde une telle beauté,
Elle me donne plus que je n’ai mérité.
Quand je pense aux grandeurs dont l’éclat l’environne,
De sa témérité mon courage s’étonne,
Je doute du beau feu dont je me sens épris,
Et ne puis croire encor d’avoir tant entrepris.

Ces vers ont de la douceur, de la sensibilité, et un ton de passion tendre dont Maucroix fut capable une fois dans sa vie. Cependant on songeait à marier Mlle de Joyeuse. Elle fut fiancée au marquis de Lenoncourt, et Maucroix, au même moment où il étouffait secrètement sa douleur, était chargé par l’amant et fiancé, qu’éloignait un devoir militaire, de faire des vers élégiaques destinés à la jeune épouse. Ce serait un moyen de se venger de son rival en pareil cas que de lui faire de mauvais vers ; Maucroix n’y songea pas, il fit de son mieux et comme pour lui : seulement il exhala ensuite son dépit contre ce rival dans une épigramme.

Je ne me charge pas de répéter ici l’historiette de cet amour de Maucroix, raconté au long par Tallemant jusque dans ses circonstances les plus naïves. Lenoncourt, le premier fiancé, ayant été tué au siège de Thionville (1643), un second se présenta et fut plus heureux. Mlle de Joyeuse devint la marquise de Brosses, et Maucroix, soit à Paris où il était allé se distraire, soit de retour à Reims où il retrouva l’objet de son mal, gardait un beau reste d’attache et de sentiment. Ce fut sur ces entrefaites qu’il quitta décidément non pas le monde, mais la carrière laïque, et qu’il se décida à acheter une prébende vacante qui le rendit chanoine de la cathédrale de Reims : il avait vingt-huit ans. Il ne faudrait pourtant pas voir là-dedans une retraite par désespoir, un acte de sacrifice comme on le raconte d’un Rancé ou d’un Comminges : Maucroix n’avait point une si grande fermeté ni élévation de sentiments ; en pensant au canonicat, il cherchait une vie agréable, un arrangement honnête et facile, et la suite de ses relations avec la marquise de Brosses le prouva trop bien. Cependant, disons à son honneur que lorsque la marquise, ayant épuisé ses coquetteries à la Cour et en tous lieux, délaissée de son mari, frappée dans sa beauté, se voyant malade et dépérissante, cherchait un lieu où s’abriter, ce fut à Reims, chez MM. de Maucroix, le nôtre et son frère, qu’elle fut recueillie, qu’elle reçut les derniers soins et qu’elle mourut, aussi bien que sa mère, qui y était morte également.

Elle souffrit longtemps, nous dit Tallemant des Réaux en parlant de cette fin de vie de la marquise, il (Maucroix) souffrait assurément plus qu’elle : je n’ai jamais vu un homme si affligé, et, à cause de lui, je me suis réjoui de la mort de cette belle, parce qu’il était en un tel état que je ne savais ce qui en serait arrivé. Il a été plus de quatre ans à s’en consoler, et il n’y a eu qu’une nouvelle amour qui l’ait pu guérir…

La preuve n’est pas la plus forte qu’on puisse alléguer en fait de fidélité, mais il faut prendre ces natures naïves et de la famille de La Fontaine comme elles sont. Après des années, un jour qu’il était accusé d’être volage et peu profond dans ses sentiments, Maucroix en convient d’assez bonne grâce :

À propos, écrivait-il à une femme d’esprit qui l’attaquait là-dessus, vous me reprochez que bien souvent ç’ont été les sens qui ont emporté mon cœur ; pour cette fois-là (Il parle d’une liaison nouvelle), vous ne devinez pas trop mal, ma chère ; quand il y a un peu d’amour en campagne, cela arrive assez souvent : car, quoi ! est-ce qu’on verrait une aimable chose et qu’on n’oserait s’en approcher un peu ? Voyez-vous, le corps est si près de l’esprit, on ne saurait quasi les séparer…

Voilà du La Fontaine en prose, mais Maucroix ajoutait comme correctif (et il semble tout à fait au ton de sa lettre qu’on l’entend causer) :

Mais là, là, voici bien de quoi convaincre toutes celles qui voudraient m’accuser de légèreté. Par le plus grand bonheur du monde j’ai recouvré un portrait de la personne que j’ai la mieux aimée, combien y a-t-il ? plus de quarante ans ! ce sont bien des ans ! j’en fais faire une copie, la copie est presque achevée : elle ressemble fort à l’original, qui ressemblait fort à la belle. J’en ai une joie, je ne m’en sens pas… Toutes mes plaies se sont rouvertes…

Il le dit un peu en badinant, et sans se gêner, pour ajouter tout aussitôt à la gauloise : « Vous me faites mourir, vous autres prudes ; vous purifiez trop toutes choses, vous voulez que le bon vin soit sans lie. »

Toute part faite à ce qui n’est qu’enjouement de propos et badinage épistolaire, Maucroix n’est donc ni un modèle de constance et de sentiment, ni un exemple de régularité ecclésiastique : n’allez pas en conclure qu’il fut un homme de scandale, ni encore moins un homme irréligieux. Ces nuances ou plutôt ces distinctions très nettes et très intimes sont essentielles pour caractériser l’esprit des temps. Les défauts de Maucroix, comme ceux de La Fontaine, étaient purement naturels, et jusque dans leur malice ou leur licence gardaient de la bonhomie. Prenez au contraire l’abbé de Chaulieu, de vingt ans plus jeune que Maucroix, et qui mourut onze ans après lui, ayant également poussé très loin sa carrière, et vous aurez l’épicurien à la fois de pratique et de système, celui qui, au milieu de ses refrains bachiques ou de ses nonchalances voluptueuses, raisonnera sur la mort en des vers philosophiques selon les principes d’Épicure tour à tour, ou selon ceux du déisme. Voltaire a hérité du manteau de Chaulieu ; il n’aurait rien eu de commun avec Maucroix. Entre Chaulieu et Maucroix il y a place pour le xviiie  siècle, qui commence : Maucroix est resté en deçà ; il tiendrait plutôt de Régnier et de nos bons aïeux. Il s’oublie, il s’amuse, il se laisse aller aux goûts divers de l’humeur et de la nature, mais sans un système bien réfléchi. Qu’une grave maladie le prenne, comme cela lui arriva à Paris, où il se trouvait au printemps de 1682 en qualité de membre de l’Assemblée du clergé, et voilà tout aussitôt cet homme de société, de gaieté et, jusqu’à un certain point, de plaisir, le voilà tout changé ; il a des regrets, il se repent, il se réconcilie :

Je commence à sortir, écrit-il au chanoine Favart, si souvent confident de ses légèretés et de ses jeux ; j’ai été aujourd’hui à la messe, c’est la troisième que j’ai entendue depuis ma maladie mortelle : car, mon enfant, j’ai été mort sûrement ; on ne peut aller plus loin sans toucher au but. Le Seigneur veut que je vive encore : sa volonté soit faite ! Il faudra encore une fois prendre des résolutions contre la mort. Vous serez bien étonné quand vous me reverrez : vous verrez de terribles réformes.

Quand Maucroix traduisait dans son français large, facile et pur, les homélies d’Astérius ou de saint Jean Chrysostome et un traité de Lactance qu’on venait de recouvrer, il faisait certainement quelque chose d’aussi contraire que possible à certains petits vers qu’on a de lui ; et pourtant il n’était pas hypocrite, il ne parodiait rien en idée, il payait une dette publique à l’état qu’il avait embrassé et à des croyances qu’il n’avait jamais songé à mettre en question.

Maucroix, en un mot, tenait de La Fontaine, dont il fut comme un second exemplaire conservé en province, avec moins de génie, avec plus de prose, mais avec presque toutes les autres qualités. Et pour le définir lui-même dès à présent au moyen de La Fontaine et par l’idée qu’il nous en donne, citons ce qu’on lit à la dernière page de l’espèce de registre, assez peu intéressant d’ailleurs, qu’on appelle les Mémoires de Maucroix ; mais ce témoignage si simple et si naturellement rendu a bien du prix :

Le 13 avril 1695, mourut à Paris mon très cher et très fidèle ami M. de La Fontaine ; nous avons été amis plus de cinquante ans, et je remercie Dieu d’avoir conduit l’amitié extrême que je lui portais jusques à une si grande vieillesse, sans aucune interruption ni aucun refroidissement, pouvant dire que je l’ai toujours tendrement aimé, et autant le dernier jour que le premier. Dieu, par sa miséricorde, le veuille mettre dans son saint repos ! C’était l’âme la plus sincère et la plus candide que j’aie jamais connue : jamais de déguisement, je ne sais s’il a menti en sa vie. C’était au reste un très bel esprit, capable de tout ce qu’il voulait entreprendre : ses Fables, au sentiment des plus habiles, ne mourront jamais, et lui feront honneur dans toute la postérité…

Ce sont ces Fables et tout ce côté de génie auquel Maucroix n’atteignit et n’aspira jamais ; il avait du reste le bel esprit, les grâces, la candeur. Il a fait d’assez jolis vers, doux ou railleurs, mais sans haleine. Ami de Tallemant des Réaux presque autant que de La Fontaine, il aimait l’historiette, l’anecdote, le bon conte, mais il s’arrêtait en chemin et n’allait pas jusqu’à le mettre en vers. Il était né paresseux, et la province ne diminua pas cette disposition. Ses vers portent le cachet de la date à laquelle il quitta Paris. Règle générale : pour les poètes et gens de lettres qui se retirent en province après un premier éclat (je parle toujours de la province telle qu’elle était alors, aujourd’hui j’admets que tout est changé), pour ces esprits et ces talents qui ne se renouvellent pas, qui se continuent seulement et qui vivent jusqu’à la fin sur le même fonds, il faut toujours en revenir, pour les bien connaître, à la date de leur floraison première. La date de la fleur de Maucroix, son beau moment parisien, est vers 1647 et un peu auparavant ; à ses débuts, il se rattachait à la littérature poétique de Godeau, de Maynard, surtout de Racan. Maucroix jeune, et encore avocat, a fait ce qu’on appelait des airs, des chansons ou stances qui devaient charmer sous la régence d’Anne d’Autriche, et qui se chantaient sur le luth ; par exemple :

Amants, connaissez les belles,
Si vous voulez être heureux :
Elles ne font les cruelles
Que pour allumer vos feux.

Si votre fière maîtresse
Fait voir un petit courroux,
Profitez de sa faiblesse ;
Elle souffre plus que vous.

Quand tout bas elle soupire,
N’en soyez pas interdit :
Écoutez ce qu’on veut dire,
Et non pas ce que l’on dit…

Il y a ainsi de Maucroix en sa jeunesse quantité de couplets, épigrammes, madrigaux, épîtres familières, desquels il aurait pu dire comme Pline le Jeune envoyant à un ami ses hendécasyllabes : « Ce sont de petits vers dans lesquels tour à tour je raille, je badine, je suis amoureux, je me plains, je soupire, je me fâche. » Il aurait eu grand besoin, comme Pline, de demander pardon des légèretés et des endroits libres, en se couvrant des illustres exemples d’hommes réputés graves dont les mœurs, dit-on, valaient mieux que les paroles ; mais il n’aurait pu ajouter, comme le docte et ingénieux Romain, qu’il avait été, dans sa manière, tantôt plus serré, tantôt plus élevé et plus étendu (modo pressius, modo elatius) : Maucroix n’est jamais ni resserré ni élevé ; il a du naturel et une certaine douceur de rêverie, il n’a pas de force ni de travail. Ses trois pièces les meilleures sur le ton soutenu sont une ode à Conrart, une ode à Patru, et des stances dans le genre de celles de La Retraite de Racan. Ce sont trois pièces qui sont imitées d’Horace, de Malherbe ; le poète y redit, en l’affaiblissant, ce que ce dernier avait dit de la mort, qui n’épargne personne. Pourtant Maucroix mêle à ses souvenirs littéraires, et aux imitations dont il s’appuie, un sentiment de mollesse qui lui est particulier et qui n’est pas sans charme. Il disait de Malherbe : « Il a beaucoup d’élévation, mais il n’a presque ni douceur ni tendresse. Son grand travail, en quelques endroits qu’il a tâché de polir, ne sert qu’à mieux faire voir qu’il n’est point naturel. » Maucroix, en deux ou trois pièces, a précisément ce naturel joint au poli, et qui fait de lui plutôt un disciple de Racan. On conçoit qu’il ait dit de Virgile : « Virgile est ma folie, et je soutiendrai jusqu’à la mort que ses Géorgiques sont le plus bel ouvrage qui soit jamais sorti de la main des Muses. » On le conçoit surtout en lisant la pièce suivante, où respire avec l’amour des champs une sagesse tranquille, et dont j’interromprai à peine la citation complète par une ou deux remarques :

Heureux qui sans souci d’augmenter son domaine
Erre, sans y penser, où son désir le mène,
            Loin des lieux fréquentés !
Il marche par les champs, par les vertes prairies,
Et de si doux pensers nourrit ses rêveries,
Que pour lui les soleils sont toujours trop hâtés.

Et couché mollement sous son feuillage sombre,
Quelquefois sous un arbre il se repose à l’ombre,
            L’esprit libre de soin ;
Il jouit des beautés dont la terre est parée ;
Il admire des cieux la campagne azurée,
Et son bonheur secret n’a que lui de témoin.

Un charmant vers, et qui sent l’ami des Géorgiques.

Il se remet aux grands des soins du ministère,
Et laisse au Parlement à se plaindre ou se taire
            De nos malheurs divers.
Son cœur est à l’abri des tempêtes civiles,
Et ne s’alarme point quand, pour piller nos villes,
D’escadrons ennemis il voit ses champs couverts.

Ici le nonchaloir et la philosophie sembleraient aller jusqu’à une égoïste indifférence pour les maux de tous : avec un peu de travail, Maucroix aurait rendu sa pensée sans prêter à ce reproche. Je continue :

Il rit de ces prudents qui, par trop de sagesse,
S’en vont dans l’avenir chercher de la tristesse
            Et des soucis cuisants :
Le futur incertain jamais ne l’inquiète,
Et son esprit content, toujours en même assiette,
Ne peut être ébranlé, même des maux présents.

Très bien ! voilà ce qu’il voulait dire, et ce que la fin de la précédente strophe ne rendait qu’imparfaitement.

Cependant vers leur fin s’envolent ses années,
Mais il attend sans peur des fières Destinées
            Le funeste décret ;
Et quand l’heure est venue et que la mort l’appelle,
Sans vouloir reculer et sans se plaindre d’elle,
Dans la nuit éternelle il entre sans regret.

Ce dernier vers est plus philosophique, ce semble, qu’il n’appartient à Maucroix ; il lui est venu plutôt ici par imitation de l’Antiquité, et il n’y mettait pas, on peut le croire, la force de sens et toute l’intention épicurienne qu’y aurait données Chaulieu.

En tout, ce sont là de belles stances qui se rapportent au temps de la Fronde, des débats politiques du Parlement et de l’invasion des Espagnols en Champagne. J’ai un jour proposé que, dans une édition des poésies de Malherbe, on ajoutât quatre ou cinq pièces de Racan et de Maynard comme étant des productions, si l’on peut dire, de la même Flore lyrique : ces stances de Maucroix mériteraient d’y avoir place à côté de Racan.

La suite des lettres de Maucroix, publiées aujourd’hui pour la première fois par M. Louis Paris, nous apprend tout ce qu’on peut désirer, sinon sur les principaux événements de sa vie, du moins sur sa personne et son caractère. Dans son agréable paresse de Reims, Maucroix eut pourtant quelques occasions de voyages, de luttes, et des instants de carrière publique. Le surintendant Fouquet, à qui il était fort recommandé par Pellisson, et qui aimait à se donner tous les gens d’esprit pour créatures, avait envoyé Maucroix à Rome sous le titre d’abbé de Cressy, et en qualité d’agent diplomatique à demi accrédité, à demi secret : le but précis de la mission est resté assez obscur. C’est pendant qu’il était à Rome que Maucroix reçut de La Fontaine ce récit moitié vers et moitié prose qui contient la description des Fêtes de Vaux, et qui était une sorte de dépêche poétique tout en l’honneur du surintendant (août 1661). On sait l’éclat et la catastrophe du lendemain : Maucroix en eut le contrecoup. Au nombre des charges que l’on amassait ou que l’on construisait contre Fouquet, la mission de Maucroix à Rome fut incriminée ; rappelé sur-le-champ, il eut à répondre devant la Commission de justice. Questions et réponses ont disparu ; mais on en a idée par les factums et mémoires de Fouquet. Revenu après cet orage à ses loisirs de Reims, Maucroix, comme le pigeon voyageur rentré au nid, se promit bien de s’y tenir coi et ne plus quitter ses amis ni ses compères :

Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Maucroix renonça dès lors à toute vue d’ambition ; le chœur, le préau à onze heures, et son jardin, voilà désormais le cercle habituel de sa vie. Cette fâcheuse fin de son voyage à Rome lui en gâta tout le plaisir s’il en eut, et on ne le voit jamais revenir ensuite sur ses impressions d’Italie ; il semble n’avoir nullement rempli la recommandation de La Fontaine, qui lui écrivait à la fin de sa lettre sur les Fêtes de Vaux : « Adieu, charge ta mémoire de toutes les belles choses que tu verras au lieu où tu es. »

Malgré son vœu d’être en repos, Maucroix eut quelques devoirs à remplir pendant certaines années : le chapitre le choisit pour l’un de ses deux sénéchaux, et le chargea de défendre ses intérêts, ses prérogatives. Le sénéchal siégeait de droit au premier rang parmi les conseillers de ville. L’archevêque de Reims, qui fut le prédécesseur de M. Le Tellier, était le cardinal Antoine Barberin, dont le gouvernement ecclésiastique à Reims se compliqua de prétentions, de luttes et de démêlés sans nombre. Maucroix en a consigné le récit dans des mémoires qui sont pour nous de peu d’intérêt : ce sont des querelles de chapitre à prélat, une vraie guerre de Lutrin, moins la gaieté. Des intérêts sérieux et respectables y étaient pourtant mêlés, et Maucroix, pendant les deux ans qu’il fut en charge (1667-1669), répondit à la confiance de ceux qui l’y avaient porté. Il fut pour la ville comme pour le chapitre un homme de bon conseil. Il défendit ce qu’il croyait le bien public avec ardeur et sincérité ; il ne craignit même point, par sa fermeté, de se faire des ennemis. Voilà un côté de Maucroix administrateur qu’on ne trouverait pas chez La Fontaine.

Le seul épisode de la carrière publique de Maucroix, qui mérite d’être rappelé un peu plus au long, c’est le rôle qu’il remplit à Paris à la fameuse Assemblée du clergé de 1682, laquelle s’ouvrit, comme on sait, par le sermon de Bossuet Sur l’unité de l’Église, et qui aboutit à la déclaration des quatre articles de l’Église gallicane. Cette assemblée avait pour chef et conducteur Bossuet, et, on peut dire, pour meneurs l’archevêque de Paris M. de Harlay, et l’archevêque de Reims M. Le Tellier. Celui-ci avait toute confiance en Maucroix. Le chanoine de Reims n’était pas de l’Académie, mais il en eût été certes depuis longtemps s’il eût résidé dans la capitale ; il était connu pour la beauté de sa plume : on avait fort admiré sa traduction des homélies de saint Jean Chrysostome. Maucroix, le paresseux et l’homme de loisir, ne put donc éluder les honneurs ni les charges ; il se vit nommé secrétaire général de l’Assemblée. Le voilà de toutes les séances et des commissions, y rédigeant les procès-verbaux avec élégance. Les lettres qu’il écrit durant le temps de ce séjour à Paris à son ami le chanoine Favart nous peignent à ravir et au naturel sa situation d’esprit : « Vous connaîtrez, si je ne me trompe, au style de cette lettre, dit-il dès les premiers jours, que je suis un peu sombre ; il est vrai que je le suis : que sert de dissimuler ? Les affaires graves ne sont guère mon fait : quatre petits tours de préau valent bien mieux que tout cela… » Ce sont des cérémonies, des harangues et députations sans fin, des compliments en corps qu’on va faire au roi sur ses victoires :

Mon ami, tout le monde va ici en masque ; tout le monde, c’est-à-dire moi, et peut-être que les autres n’en font pas moins : c’est bien longtemps avant le carnaval ! Pour moi, malgré les honneurs mondains, je trouve que la liberté est la meilleure de toutes les choses d’ici-bas : quand la retrouverai-je ? quand vivrai-je à ventre déboutonné ? quand querellerai-je quelqu’un tout à mon aise, à l’ombre ?

Et pourtant, comme il est sincère, il convient qu’il ne s’ennuie pas trop ; car, s’il est paresseux, il est curieux aussi ; il aime les anecdotes, il ne hait pas les nouveaux venus, s’ils sont agréables :

Vous croyez peut-être que je me divertis ici comme un compère ? rien moins ! Je ne m’ennuie pas pourtant : cette Assemblée donne tant de connaissances ! Si on voulait passer la journée en visites, on la passerait, et doucement : toujours nouveaux usages, honnêtes gens d’ailleurs, surtout fort civils, il ne s’y peut y ajouter ; diantre ! vous me trouverez accru d’une merveilleuse dose d’honnêteté.

Mais c’est à Reims, sa dernière et véritable patrie, c’est au benoît préau qu’il en revient toujours, à la jolie maison qu’il se fait arranger et qu’on lui prépare (« Car j’aime la jeunesse, dit-il, aussi bien en maison qu’en autre chose ») ; c’est à son jardin, à ces allées qu’il y veut « toujours propres, toujours nettes et sablées comme celles de Versailles pour le moins » ; c’est à tout cela que va de lui-même son désir et son vœu : « La contrainte n’est pas mon fait, je n’aime que la liberté ; je ne l’ai pas haïe jusques ici, je l’aimerai à l’avenir encore davantage. » Il le redit de mille agréables façons :

Somme toute, notre cher, les honneurs sont beaux, mais la liberté est admirable. Nous irons faire la révérence à Sa Majesté et lui dire tout ci tout ça ; qu’il est un grand prince, qu’il a pris une belle ville… Ne sait-il pas tout cela aussi bien que nous ? — Un prélat, que Dieu bénisse ! m’a dit hier que l’Assemblée pourrait bien finir vers le mois de janvier. Le Seigneur puisse l’avoir doué du don de prophétie ! — « Mais n’êtes-vous pas bien ? que vous faut-il ? de la paille jusqu’au ventre ! plus d’honneurs mille fois que vous n’en méritez ! » Il est vrai, et par-delà ! Mais je ne suis pas chez moi. Je deviens bossu à force de faire des révérences. Ce n’est pas là mon air. Il nous faudrait aller promener à Cormontreuil comme des compères. La grande lumière ne m’éclaire pas, elle m’éblouit : mes yeux ne sont pas accoutumés à tant de clartés. Avec tout cela, j’ai de fort agréables moments ici.

On a tout Maucroix au naturel dans ces lettres où il écrit moins qu’il ne cause ; je n’omets que les historiettes qui se glissent trop gaiement sous sa plume les jours où, sortant de l’Assemblée, il avait causé avec Tallemant des Réaux : il se hâte d’en régaler ses amis de Reims. Mais la fatigue inaccoutumée d’une telle vie se fit bientôt sentir à Maucroix ; il tomba gravement malade avant la fin de la session, et il vit en face la mort. On a les lettres charmantes encore, mais plus réservées, plus résignées, qu’il écrit pendant sa convalescence : c’est certainement du christianisme qui se réveille dans le cœur de Maucroix ; mais, avec le retour à la santé, il s’y mêle bien de l’Horace encore :

… Je ne suis pas fâché, non, de n’être pas mort : je ne suis pas si dénaturé que cela. Si Dieu, qui est le maître, m’eût voulu tirer d’ici, il eût fallu obéir avec toute la soumission dont j’étais capable ; mais je suis assez content de revoir le soleil, même d’entendre les carrosses qui me rompent la tête ; ombre, livres et petits repas consumeront ce qu’il plaira à Dieu qu’il me reste de vie, et un peu de griffonnage45 !

Tel était l’ami de La Fontaine, de celui qui disait sans doute un peu à cause de lui :

Il n’est cité que je préfère à Reims…

Et en vérité, quelle langue délicieuse que celle de ces lettres, cette langue fine et pure, et du meilleur terroir de la France ! que d’atticisme, à la vieille mode, dans ces jolis mots qui y sont négligemment semés !

Je parlerai peu des traductions de Maucroix, bien qu’elles fussent très estimées dans le temps. Il a traduit beaucoup de grec, et il avoue qu’il n’est pas grand Grec. Il a traduit du Cicéron en toute connaissance de cause et avec une prédilection particulière. En traduisant, il s’arrête plus au sens général qu’aux paroles ; quand il rencontre dans son auteur une pensée qui lui paraît subtile ou forcée, il ne se fait aucun scrupule de la retrancher ou de l’adoucir. Sa manière, qui se rapporte bien à celle des traducteurs de son siècle, qui ont Perrot d’Ablancourt pour chef, est large, facile, coulante, naturelle : « Il n’y a rien de gêné, disait Boileau d’une des traductions de Maucroix ; tout y paraît libre et original. » Maucroix aimait cette habitude et ce train de traduire, même lorsqu’il l’appliquait à des matières assez ingrates :

Pour écrire, disait-il, il me faudrait un grand fonds de science et peu de paresse. Je suis fort paresseux, et je ne sais pas beaucoup. La traduction répare tout cela. Mon auteur est savant pour moi : les matières sont toutes digérées ; l’invention et la disposition ne me regardent pas : je n’ai qu’à m’énoncer.

S’il avait vécu à Paris, sa plume élégante et qui cherchait des sujets où s’employer, eût peut-être aspiré à l’histoire, l’histoire écrite en beau style et traitée comme on l’entendait alors : « Je me serais hasardé à composer une histoire de quelqu’un de nos rois. » Mais vivant en province, loin des secours et des riches dépôts, il finit par s’accommoder très bien de cet obstacle à un plus grand travail, et sauf quelques heures d’étude facile dans le cabinet, il passa une bonne partie de sa vie à l’ombre dans son jardin, au jeu, aux agréables propos et en légères collations.

C’est là qu’il recevait Boileau et Racine lorsque ceux-ci faisaient quelque voyage de ce côté à la suite du roi ; et, à l’époque de la mort de La Fontaine, Boileau rappelait à Maucroix le souvenir de ces visites dans une lettre touchante et plus sensible qu’on ne l’attendrait du sévère critique :

… Le loisir que je me suis trouvé aujourd’hui à Auteuil m’a comme transporté à Reims, où je me suis imaginé que je vous entretenais dans votre jardin, et que je vous revoyais encore, comme autrefois, avec tous ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut somnium surgentis. Je n’espère plus de m’y revoir.

C’est à Maucroix aussi que La Fontaine, près de mourir, écrivait cette dernière lettre que chacun sait par cœur, tant elle a été citée de fois, et qui le peint dans la candeur de sa pénitence :

… Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n’est pour aller un peu à l’Académie, afin que cela m’amuse. Hier, comme j’en revenais, il me prit au milieu de la rue du Chantre une si grande faiblesse, que je crus véritablement mourir. Ô mon cher, mourir n’est rien : mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l’éternité seront peut-être ouvertes pour moi.

Tous ces souvenirs servent à fixer l’image de Maucroix, et le recommandent dans l’avenir. Il ne mourut qu’en 1708, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, « ayant conservé jusque dans cette extrême vieillesse toute sa belle humeur, et toute sa fermeté d’esprit jusqu’au dernier soupir ». On a beaucoup cité ces quatre vers qu’il fit en 1700, quand il avait quatre-vingts ans passés :

Chaque jour est un bien que du ciel je reçoi,
Je jouis aujourd’hui de celui qu’il me donne ;
Il n’appartient pas plus aux jeunes gens qu’à moi,
Et celui de demain n’appartient à personne.

C’est comme la moralité de l’immortelle fable de son ami, Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes.

Le nom de Maucroix est devenu inséparable de celui de cet ami ; il l’est surtout maintenant qu’on a la plupart de ses vers et les lettres charmantes qui valent mieux. On l’y voit l’un des derniers Gaulois, mais un Gaulois poli, offrant en lui un composé naturel de Régnier, de Racan et d’Horace, tout cela à petites doses ; tenant trop sans doute de Tallemant et de La Monnoye pour certaines gaietés de propos ; s’arrêtant du moins pour le fond avant Chaulieu, avant l’intention d’être hardi ; rachetant le trop de nature et d’abandon par une bonhomie sincère ; en un mot, une figure à part qui n’a rien de trop disparate, mais qui n’est pas la moins souriante parmi les chanoines d’autrefois.