(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — I. » pp. 343-360
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — I. » pp. 343-360

I.

Il y a quelque chose qui, dans une étude sur Bailly, dominera toujours sa vie et ses ouvrages : c’est sa mort, son courage calme et céleste 66, sa patience, ce mot simple et sublime, le seul tressaillement suprême qui échappa à sa conscience de juste et d’homme de bien. Mais ce n’est pas aujourd’hui ce qui nous rappelle vers lui : ces scènes orageuses, tant célébrées, sont entrées dans toutes les mémoires, et l’époque qui les précède ou plutôt qui les embrasse, et durant laquelle Bailly remplit un rôle si honorable, a été tellement et tant de fois racontée et peinte, que les personnages qui y figurent sans cesse finissent presque par lasser nos yeux et par s’user. Ce qui peut intéresser avec plus de nouveauté dans Bailly, c’est l’écrivain, l’historien élégant et noble de l’astronomie, l’ingénieux auteur de systèmes défendus avec grâce, avec goût, et où lui-même il mêle un sourire. Bailly est un des esprits les plus lettrés de son temps, un de ceux qui font le plus d’honneur à cette époque tempérée de Louis XVI, que je me plais depuis quelque temps à parcourir. C’est ce côté aussi que j’aimerais chez lui à mettre en lumière, en m’appuyant et m’en rapportant, pour ce qui est de la science, ce qu’a dit M. Arago dans sa notice très complète. Bailly, premier élève de Buffon et digne correspondant de Voltaire, tel est à peu près mon sujet d’aujourd’hui.

Sylvain Bailly descendait d’une famille d’artistes et de peintres, originaire du Berry, et où l’on était de père en fils garde des tableaux du roi, au Louvre ; lui-même il eut ce titre, qui se joignait à ceux de membre de trois académies. Le Catalogue ou Inventaire de Bailly, très connu sous ce nom des amateurs de tableaux, et auquel on se réfère souvent, a été dressé par le grand-père de Bailly, peintre et graveur. Le père de Sylvain Bailly était à la fois peintre et auteur dramatique, homme d’esprit et de plaisir, qui faisait des parodies, de petits opéras-comiques et toutes sortes de bluettes pour la scène italienne ; je ne sais si le nom de baptême de Sylvain, qui fut donné à son fils, ne vient pas d’une de ces réminiscences pastorales. Il aimait tendrement ce fils, en qui il ne voyait qu’un facile successeur. Né en septembre 1736, aux galeries du Louvre, vers le cul-de-sac du Doyenné, l’enfant croissait à son gré et fut laissé à ses bons instincts naturels : « La douceur aimable et la touchante docilité de son caractère, nous dit Lémontey, en firent l’idole de sa famille ; elle ne put se résoudre à se séparer de lui, ni à chagriner son enfance par de pénibles études. Il n’apprit point le latin. » Ce qui ne veut pas dire que Bailly n’en ait appris plus tard ce qui lui était nécessaire pour comprendre les livres de science écrits en cette langue, et pour choisir à ses divers ouvrages des épigraphes bien appropriées ; mais il manqua d’un premier fonds classique régulier et sévère, et ce défaut, qui qualifie en général son époque, contribua à donner ou à laisser quelque mollesse à sa manière, d’ailleurs agréable et pure. Le père de Bailly se borna d’abord à lui faire apprendre le dessin sans en faire un peintre ; en matière d’art, Bailly se distingua, dit-on, par le goût et le coup d’œil plus que par la main. Il eut les premiers penchants très littéraires ; il composa des tragédies qu’il montra au comédien Lanoue. L’une de ces tragédies était un Clotaire où l’on voyait un maire du palais massacré par le peuple : on l’a du moins raconté ainsi depuis. Lanoue eut la franchise de conseiller au jeune homme de garder ses tragédies en portefeuille, et Bailly, qui s’appliquait déjà aux mathématiques, tourna bientôt décidément du côté des sciences. La rencontre qu’il fit de l’abbé de La Caille dans une société le rendit élève de ce savant homme en astronomie.

Mais de tout temps Bailly garda un goût, je dirai même un faible pour les lettres proprement dites. On a publié de ses chansons et de ses vers de jeunesse : Prologue pour la fête de Mme Martinot, joué le 24 juin 1755 ; Prologue pour la fête de Mme la présidente Audiguier, joué le 23 août 1755, etc., etc. Ces gentillesses et ces délassements de société se prolongent même après que l’observateur des satellites de Jupiter semble avoir abjuré la bagatelle en disant :

Je sais priser mes rapsodies ;
À Phébus j’ai fait mes adieux.
On dit que le ciel nous inspire :
Mais c’est en parcourant les cieux
Que j’ai perdu pinceaux et lyre.

Il ne les perdit jamais entièrement ; il a de tout temps des impromptus comme celui-ci :

Vous me croyez donc tous aux cieux,
    Étranger sur la terre ?
Non, mes astres sont deux beaux yeux
    Qu’anime un feu sincère, etc.

Bailly, à quarante ans, s’amusait à faire une comédie du Soupçonneux, en trois actes et en vers67, simplement pour se délasser de ses grands travaux. On a de lui enfin un Éloge de Gresset, composé à une époque encore plus avancée de sa carrière, dans lequel il se livre à une admiration un peu exagérée pour Vert-Vert, et où il donne une assez jolie analyse du Méchant. Celui qui venait de développer dans une belle et lumineuse narration la marche et les progrès de la plus parfaite des sciences, cette série et cette gradation ascendante des grands hommes, Hipparque, Copernic, Galilée, Kepler et Newton, celui-là même s’amuse à noter le ton qui différencie les poésies fugitives des divers siècles ; comme quoi Chapelle, plus débauché que délicat, a peint un siècle où les mœurs n’étaient pas déguisées, et où le langage gardait de la grossièreté dans la franchise ; comment Chaulieu, venu après, appartenait à une époque plus polie, où l’on était déjà aimable, où l’on était encore passionné ; comment Gresset, enfin, n’a plus retrouvé ces sources du génie de Chaulieu :

Il est venu, dit Bailly, lorsque la galanterie penchait vers son déclin. Les passions, multipliées avec la société, s’étaient amincies comme le métal brillant et ductile étendu sur des surfaces ; il y avait moins de liberté et plus de conventions dans la société : l’esprit et le goût en étaient une, et la gaieté moins libre commençait à lui céder l’empire. Il retrouva la grâce, la légèreté qui sont inséparables de notre nation, et la philosophie qui naissait pour suppléer à tout ce que nous perdions.

Tout ceci est d’ailleurs très bien dit, et avec une délicatesse que les astronomes écrivains n’ont pas toujours eue. Loin de moi l’idée de rien conclure contre Bailly de cette diversité et de cette flexibilité de talent ! On voit cependant qu’il n’aura rien d’austère, qu’il est de l’école scientifique fleurie qui se rattache à Fontenelle et à Mairan ; et, sans aller jusqu’à dire qu’il y a du petit goût dans Bailly, ce que son Histoire de l’astronomie démentirait, j’oserai affirmer (car on peut parler avec lui la langue des tableaux) qu’il y a un peu de mollesse dans ses couches de fond, et que, dans certaines vues de développement et de lointain qu’offre ce bel ouvrage, il y a des parties qui, à les presser, se trouveront plutôt élégantes et spécieuses que solides.

Élève de l’abbé de La Caille, Bailly partagea les derniers travaux et les calculs de cet habile et infatigable observateur. Il contribua bientôt pour sa part à l’avancement de la science par ses propres recherches sur les satellites de Jupiter. Ces recherches de Bailly (1762-1766) seront toujours son premier, son principal titre de gloire scientifique, a dit M. Arago.

L’envie de m’instruire et d’être utile en m’exerçant, a dit Bailly lui-même avec une grande modestie, me fit concevoir le projet de déterminer les inégalités de Jupiter, en supposant toutes les causes de perturbation que l’on peut soupçonner.

L’entreprise était grande, et j’avoue qu’elle surpassait peut-être mes forces ; mais j’avais alors deux maîtres (Clairaut et l’abbé de La Caille) dont les lumières m’auraient conduit au but que je me proposais, et j’avais devant moi tout le temps nécessaire pour vaincre les obstacles par des études relatives. Les sciences ont perdu ces deux hommes illustres dans la force de leur âge ; une mort prématurée a terminé leurs travaux et leurs succès, et m’a privé des ressources sur lesquelles j’avais fondé mes espérances. Je me suis trouvé comme un aveugle laissé sans guide au milieu d’une route presque inconnue.

Il paraît que Bailly n’était point du tout un aveugle et qu’il s’acquitta de son entreprise de manière à perfectionner sur un point la science newtonienne, à faire rentrer sous la loi universelle de l’attraction une province restée jusque-là assez rebelle. Cependant on ne voit pas qu’il se soit engagé depuis dans aucun travail considérable et original de ce genre. Sa vocation prononcée et de plus en plus manifeste, était d’exposer les découvertes d’autrui et d’écrire l’histoire des inventeurs. Membre de l’Académie des sciences depuis 1763, il aspirait à en devenir le secrétaire.

Bailly avait un penchant décidé pour le genre de l’éloge et de la notice sous forme académique, alors dans sa fleur et dans sa nouveauté. Savant déjà illustré dans la haute carrière, on le voit concourir en 1767 et en 1769 pour les Éloges de Charles V et de Molière, proposés par l’Académie française, et obtenir un accessit et une mention ; en 1768, il concourut pour l’Éloge de Pierre Corneille à l’Académie de Rouen et obtint également un accessit. Dans le volume où sont renfermés plusieurs morceaux de ce genre, je ne trouve de vraiment digne de lui que la notice sur l’abbé de La Caille, juste tribut du disciple envers un maître, et l’Éloge de Leibniz, couronné par l’Académie de Berlin en 1768 : il y explique avec étendue et facilité ce génie universel et souverainement conciliateur de Leibniz, le moins ressemblant de tous (dans ces hauteurs) à celui de Pascal, lequel au contraire se plaît à opposer en tout point les deux rivages, à les tailler à pic, et à creuser l’abîme qui les sépare. Bailly ne fait pas la comparaison, mais il la fait naître chez ceux qui, sachant leur Pascal, rencontrent un Leibniz aussi largement exposé.

Le premier volume de l’Histoire de l’astronomie, traitant de l’astronomie ancienne depuis son origine jusqu’à l’établissement de l’école d’Alexandrie, parut en 1775 ; Bailly s’y montre pour la première fois dans toute sa maturité comme écrivain. Les tomes suivants parurent en 1779, 1782, 1787. L’ouvrage a de la beauté comme édifice, comme monument ; il est d’une grande ordonnance. Lémontey veut y voir un tableau du genre de ceux, que Bailly s’était accoutumé à contempler dans les galeries du Louvre. Il faut y voir plutôt une noble construction, conçue en idée et en présence de l’Histoire naturelle de Buffon : des discours généraux en tête, puis une narration suivie, faite pour être lue et, jusqu’à un certain point, entendue de tous, des gens du monde comme des savants ; la discussion des faits, les preuves ou éclaircissements étaient rejetés dans une seconde partie du volume, plus particulièrement destinée aux astronomes et aux savants, mais nullement inaccessible au reste des lecteurs, pour peu qu’ils fussent attentifs et curieux. Dans ses Époques de la nature, qui parurent en 1778, Buffon, ayant exposé sa théorie d’une terre originairement plus chaude qu’elle ne l’est aujourd’hui, plaçait le premier berceau de la civilisation chez un peuple primitif et antérieur à toute histoire connue, qui aurait habité le centre du continent de l’Asie. Dans cette contrée, selon lui favorisée entre toutes alors, et à l’abri des inondations comme des volcans, un peuple heureux et sage aurait, durant un long cours de siècles insensibles, vécu en paix et cultivé les hautes sciences ; et ce ne seraient que les restes de cette science primordiale, après la ruine et la dispersion du peuple fortuné, ce n’en seraient que les débris que l’on découvrirait ensuite chez les Chaldéens, chez les Indiens, chez les Chinois, tous peuples dépositaires plutôt qu’inventeurs :

Mais je dois renvoyer ici, ajoutait Buffon, à l’excellent ouvrage que M. Bailly vient de publier sur l’ancienne astronomie, dans lequel il discute à fond tout ce qui est relatif à l’origine et au progrès de cette science : on verra que ses idées s’accordent avec les miennes ; d’ailleurs il a traité ce sujet important avec une sagacité de génie et une profondeur d’érudition qui méritent des éloges de tous ceux qui s’intéressent au progrès des sciences.

Buffon rencontrait là en effet une de ses idées favorites chez Bailly, et il la saluait : celui-ci dans ce premier ouvrage n’avait toutefois présenté que par un aperçu rapide, et comme par intervalles, sa supposition d’un ancien peuple qu’on ne nommait pas, premier inventeur naturel des sciences, et duquel les autres peuples d’Asie n’auraient été que des héritiers plus ou moins incomplets et ignorants.

Voltaire de son côté, qui recevait le premier volume de l’Histoire de l’astronomie, de Bailly, s’empressait de lui répondre gaiement :

J’ai bien des grâces à vous rendre, monsieur ; car ayant reçu le même jour un gros livre de médecine et le vôtre, lorsque j’étais encore malade, je n’ai point ouvert le premier ; j’ai déjà lu le second presque tout entier, et je me porte mieux.

Vous pouviez intituler votre livre Histoire du ciel, à bien plus juste titre que l’abbé Pluche, qui, à mon avis, n’a fait qu’un mauvais roman…

Je vois dans votre livre, monsieur, une profonde connaissance de tous les faits avérés et de tous les faits probables. Lorsque je l’aurai fini, je n’aurai d’autre empressement que celui de le relire : mes yeux de quatre-vingt-deux ans me permettront ce plaisir. Je suis déjà entièrement de votre avis sur ce que vous dites qu’il n’est pas possible que différents peuples se soient accordés dans les mêmes méthodes, les mêmes connaissances, les mêmes fables et les mêmes superstitions, si tout cela n’a pas été puisé chez une nation primitive qui a enseigné et égaré le reste de la terre. Or il y a longtemps que j’ai regardé l’ancienne dynastie des brachmanes comme cette nation primitive.

Voltaire en revenait à ses moutons, à sa prédilection pour les brachmanes, qu’il tenait pour plus d’une raison à opposer à d’autres sages anciens ; il faisait semblant de croire que c’était là l’idée de Bailly, laquelle était tout autre en effet, et qui dépossédait les brachmanes indiens, tout aussi bien que les sages Chinois, de la science primitive originale, pour en doter un autre peuple plus ancien et sans nom. Bailly s’en expliqua par lettre auprès de Voltaire, lequel répliqua à son tour et résista par toutes les raisons que le bon sens trouve au premier abord, et que le sien rendait si piquantes et si gaies ; il répugnait à admettre que l’âge d’or des sciences, et de l’astronomie en particulier, eût été se loger d’emblée en Sibérie :

J’ose toujours, monsieur, vous demander grâce pour les brachmanes. Ces Gangarides, qui habitaient un si beau climat et à qui la nature prodiguait tous les biens, devaient, ce me semble, avoir plus de loisir pour contempler les astres que n’en avaient les Tartares-Kalcas et les Tartares-Usbecks…

Il ne nous est jamais venu de la Scythie européenne et asiatique que des tigres qui ont mangé nos agneaux. Quelques-uns de ces tigres, à la vérité, ont été un peu astronomes quand ils ont été de loisir, après avoir saccagé tout le nord de l’Inde ; mais est-il à croire que ces tigres partirent d’abord de leurs tanières avec des quarts de cercle et des astrolobates ? Rien n’est plus ingénieux et plus vraisemblable, monsieur, que ce que vous dites des premières observations qui n’ont pu être faites que dans des pays où le plus long jour est de seize heures et le plus court de huit ; mais il me semble que les Indiens septentrionaux, qui demeuraient à Cachemire, vers le trente-sixième degré, pouvaient bien être à portée de faire cette découverte.

Bailly ne se tint pas pour réfuté ; on avait touché à une idée qui lui était plus chère qu’une observation astronomique, parce qu’elle était moins certaine et fille de sa conjecture et de sa fantaisie. Il adressa donc à Voltaire des Lettres sur l’origine des sciences et sur celle des peuples de l’Asie ; ce volume, en tête duquel on lisait les lettres de Voltaire à l’auteur, parut en 1777. N’ayant pas cru faire assez, Bailly revint encore sur ce sujet dans de nouvelles Lettres sur l’Atlantide de Platon et sur l’ancienne histoire de l’Asie, qui ne parurent qu’en 1779, après la mort de Voltaire, mais qui lui étaient également adressées comme s’il était toujours présent. C’était une heureuse occasion pour Bailly, déjà adopté si magnifiquement par Buffon, de devenir le correspondant de Voltaire, et d’entreprendre publiquement de le convertir à une opinion qui était celle du grand naturaliste. Il devenait de la sorte le médiateur entre eux ; il y avait dans ce rôle de quoi flatter l’amour-propre et dessiner un personnage. Bailly, qui sentit le bonheur de cet à-propos et qui en profita, n’y donna d’ailleurs qu’avec grâce, légèreté, et en homme tout à fait d’esprit.

Il importe, pour le suivre dans sa discussion ingénieuse, de nous bien poser la question dans ses termes généraux, et M. Henri Martin, doyen de la faculté de Rennes, qui s’occupe avec une critique profonde de l’histoire des sciences de l’Antiquité, nous y aidera :

La dernière moitié du xviiie  siècle, dit M. Martin68, a vu, non pas naître, mais se développer avec une faveur toute nouvelle deux hypothèses peu conciliables, et pourtant acceptées alors avec enthousiasme par les mêmes esprits, parce qu’elles dérivent d’une même source, de la passion pour le nouveau et l’inconnu, savoir : l’hypothèse du progrès indéfini de l’humanité, et l’hypothèse d’un âge d’or des sciences mathématiques et physiques près du berceau du genre humain. »

En effet, dans le temps même où Turgot traçait pour l’humanité le programme d’une marche ascendante et d’un progrès indéfini, que Condorcet devait développer avec une sorte de fanatisme et pousser aux dernières limites, jusqu’à dire que la mort pour l’homme pourrait se retarder indéfiniment, Buffon, Bailly se reportaient en arrière vers un âge d’une date non assignable, dans lequel ils plaçaient je ne sais quel peuple sage, savant, inventeur à souhait, et créaient un véritable âge d’or pour des imaginations d’académiciens. Les Gessner, les Florian n’opéraient qu’en petit pour les imaginations de femmes et d’enfants, pour les amoureux, les cœurs tendres et les têtes légères ; ils faisaient un âge d’or de petits bergers. Mais les grands bergers astronomes de Bailly, sur le haut plateau de l’Asie, ou peut-être plus loin encore vers le nord (en ce temps où le Nord n’avait point de glaces), étaient bien autre chose : ils avaient amassé durant des milliers d’années, et dans des conditions naturelles plus faciles, toute une science égale peut-être à la nôtre, ou même supérieure, et que nous autres modernes nous avons été réduits pour notre compte à réinventer péniblement à la sueur de nos fronts. Bailly ne disait pas ces choses avec cette netteté d’abord dans son Histoire de l’astronomie, mais il allait le dire dans les Lettres qui en étaient le développement et l’épisode : et sous l’effort érudit et pesant de Dupuis, qui sera à Bailly ce que Condorcet est à Turgot, le système prendra une consistance tout autrement formidable encore. Hâtons-nous de dire que Bailly ne paraît nullement avoir songé à en faire une arme contre la tradition ni contre des croyances révérées, comme plus tard cela se vit dans l’arsenal de Dupuis où s’arma Volney ; Bailly, plaidant entre Buffon et Voltaire, ne songeait qu’à défendre avec agrément et vraisemblance une opinion qui lui avait souri en étudiant les anciens peuples, à tirer tout le parti possible d’un jeu de la science et de l’imagination, et à satisfaire ce besoin d’un âge d’or en grand, qui était un des caractères optimistes de son temps et de son propre esprit.

Il commence par bien insister sur ce que les anciens peuples indiens, chaldéens, chinois, conservent certaines connaissances astronomiques communes qui semblent plutôt les débris que les éléments ou les commencements d’une science. Il distingue spirituellement entre l’esprit qui conserve et celui qui invente : « Il n’y a point d’invention sans recherche, point de génie sans mouvement. L’invention dépend essentiellement d’une certaine inquiétude de l’esprit qui sans cesse tire l’homme du repos, où il tend sans cesse à revenir. » Il y a un degré d’ignorance et de stagnation qui, selon lui, ne peut exister avec l’esprit inventeur :

Quand je verrai dans la ménagerie de Versailles un éléphant qui ne produit pas, j’en conclurai que c’est un animal étranger, né sous un ciel plus chaud. Quand je trouverai chez un peuple une connaissance qui n’aura été précédée d’aucun germe, ni suivie d’aucuns fruits, je dirai que cette connaissance a été transplantée et quelle appartient à une nation plus avancée et plus mûre.

Bailly a, ce me semble, une idée peu juste, en vertu de laquelle il juge très défavorablement de ces peuples anciens et les déclare incapables des inventions scientifiques, qu’il estime peut-être supérieures elles-mêmes à ce qu’elles étaient en effet : quand il voit chez eux des fables accréditées et prises au pied de la lettre, il croit que tout cela a dû commencer par être une poésie allégorique, et que ce n’est que par une sorte de corruption et de décadence qu’on en est venu à prêter graduellement à ces fables une consistance qu’elles n’avaient pas d’abord dans l’esprit des inventeurs : en un mot, il croit à une sorte d’analyse antérieure à une réflexion philosophique préexistante à l’enfance et à l’adolescence humaines si aisément riches de sensations et toutes fécondes en imagesj. Et, par exemple, il lui semble qu’on a commencé par inventer ces emblèmes ingénieux de Vénus, de l’Amour, des Grâces, en sachant que ce n’étaient que des emblèmes, absolument comme du temps de Voltaire ou de Lucien ; et ce serait ensuite la grossièreté des descendants qui s’y serait sottement méprise ; on se serait mis à adorer tout de bon ce qui n’avait été dans le principe qu’un jeu concerté et intelligent des poètes. Bailly a beau faire, on ne peut se détacher de l’esprit de son tempsk : il rêve et place un xviiie  siècle idéal à l’origine des choses, il en fait sa mesure de jugement, et là où il ne le retrouve plus, il dit qu’il y a eu décadence.

Il a d’ailleurs des aperçus moraux pleins de finesse sur ce qu’il appelle l’âge d’or. En même temps qu’il admet que le souvenir du Déluge se montre partout comme un fait historique conservé par la tradition et dont l’idée funeste ne serait point venue naturellement à l’homme, il reconnaît que le souvenir de l’âge d’or peut être le produit d’une imagination heureuse et complaisante qui jette des reflets sur le passé, et pourtant il répugne à y voir une pure fiction : « J’y vois les embellissements de l’imagination, dit-il, mais j’y crois découvrir un fond réel. C’est l’objet des vœux et des regrets du monde : des regrets supposent nécessairement une perte un changement, un ancien état détruit. » Il analyse ce qui pour chacun en particulier, à mesure qu’on avance dans la vie, peut s’appeler l’âge d’or :

Qui ne regrette pas, s’écrie-t-il, le temps de sa jeunesse ? qui ne chérit pas les tableaux riants qu’elle a laissés dans le souvenir. C’est l’âge des illusions ; c’est le temps où la nature puissante grave des traits profonds, mais où en même temps elle peint avec des couleurs si douces et si chères. La maison qu’on a habitée était si belle, les hommes si bons, les amis si sûrs, les femmes si sincères et si touchantes ! Cette maison était environnée d’un air plus pur, le soleil y était ardent comme l’amitié, le ciel aussi tranquille que le fond des cœurs. Voilà le véritable âge d’or ; chaque homme a eu le sien. Si les poètes étaient des vieillards, l’âge d’or ne serait que l’image de cette jeunesse toujours regrettée.

Mais aux générations qui se succèdent il faut quelque chose de plus, pour qu’elles consentent à voir l’âge d’or dans le passé, sur la foi des vieillards ; il faut, selon Bailly, que la race ait été transplantée :

On peuplait jadis plus qu’on ne fait aujourd’hui ; on vivait plus difficilement, parce que la terre était moins cultivée : de là la nécessité d’envoyer au loin des colonies, de chasser hors de l’habitation nationale des essaims nombreux, comme font encore de nos jours les abeilles. Les hommes, en se multipliant ainsi, se sont rapprochés ; la guerre est née de leur rencontre, et la destruction a suppléé bientôt l’usage incommode des colonies. Les abeilles sont le seul peuple qui l’ait conservé, parce qu’elles n’ont point encore imaginé l’excellent remède de se détruire dans sa patrie pour s’éviter l’ennui de vivre dans une terre étrangère.

Et revenant à son point de départ d’un plateau supérieur primitivement peuplé en Asie :

Un de ces essaims d’hommes, dit-il, s’est avancé vers l’Inde. La jeunesse, bannie de son pays, ne l’a point quitté sans douleur ; elle a trouvé un ciel plus beau, une terre plus fertile, mais ce n’était pas le sol natal ; ce n’était plus ce ciel dont la lumière avait d’abord frappé sa vue, ce n’était plus cette terre où bon avait commencé à vivre, cette terre témoin des soins paternels, des jeux de l’enfance, où l’on avait reçu les premières impressions du plaisir et du bonheur. Les yeux se tournaient sans cesse vers cette première patrie ; et lorsque la jeunesse eut produit une génération nouvelle, on en parlait à ses enfants, on leur peignait, on leur exagérait sans doute tout ce qu’ils avaient perdu…

Et Bailly arrive à conclure que l’âge d’or, cette fable séduisante, n’est que le « souvenir conservé d’une patrie abandonnée, mais toujours chère » : « Les nations où ce souvenir se retrouve ont été transplantées ; ce sont des colonies d’une nation plus ancienne. » Tout ceci est ingénieux, sinon évident ; et Bailly, pour le dire, a deviné quelques-uns des tons de Bernardin de Saint-Pierre, à une date ou ce dernier n’avait encore publié aucun de ses grands ouvrages.

Après avoir plus ou moins établi qu’il se rencontre chez les anciens peuples connus de l’Asie des ressemblances d’idées, d’institutions, et particulièrement de notions ou mesures astronomiques qui sont d’une singularité frappante, Bailly se demande d’où peut provenir une telle similitude, et il ne voit pour l’expliquer qu’un de ces trois moyens : ou une communication libre et facile de ces anciens peuples entre eux ; ou une invention spontanée et directe, dérivant essentiellement de la nature humaine en chacun, ou enfin une origine, une parenté supérieure et commune à tous : et il discute ces trois suppositions.

Sans l’y suivre en détail, il est impossible de ne pas noter le tour piquant, la manière vive et tout à fait légère dont il se gouverne en ces graves sujets. Sur le premier point, par exemple, dont il veut se débarrasser, sur cette communication de peuple à peuple qui lui paraît un moyen d’explication insuffisant, voici comment il débute en sa cinquième Lettre :

Est-ce donc une chose si facile, monsieur (c’est toujours à Voltaire qu’il s’adresse), que la communication des idées ? Avez-vous jamais vu un moliniste ramener un disciple de Jansénius ? Les partisans et les adversaires du commerce des blés divisent notre capitale ; ils soupent ensemble, ils disputent, ils se fâchent ; mais je ne vois pas qu’ils fassent beaucoup de conquêtes les uns sur les autres. Le temps, loin de nous éclairer, nous rend plus opiniâtres. Les idées, les systèmes, après une longue possession, deviennent un patrimoine que l’on défend avec chaleur. Un jeune homme, fort de raisons et de vérités, a-t-il jamais fait changer l’opinion d’un vieillard ? L’abbé de Molières est mort en combattant sur les ruines du système de Descartes. De pareils combats ressemblent à ces chocs d’armées qui ne décident rien, et après lesquels les deux partis chantent le Te Deum.

Il faut l’avouer, nous sommes nés pour les préjugés, bien plus que pour la vérité ; la vérité même n’est opiniâtre que lorsqu’elle est devenue préjugé… Les idées nouvelles, faibles parce qu’elles sont naissantes, n’ont pas la force de pénétrer, et, pour se placer, elles attendent des têtes neuves… Machinalement ou physiquement, l’homme est imitateur ; mais si la nature a voulu qu’il fût porté par un penchant secret, par une force assez grande, à faire tout ce qu’il voit faire, elle a voulu lui conserver son originalité par l’amour-propre…

Ce n’est plus là une discussion à la Foncemagne, c’est même plus vif qu’une conversation d’Anacharsis chez Barthélemy. Bailly semble avoir pris un peu de Galiani avant d’écrire. Il voulait être lu de tous, et il le fut. Rien ne ressemble moins au maire de Paris de la fin et à l’idée à la fois honorable et monotone (quand elle n’est pas tragique) qui en est restée.

À travers ces digressions et ces détours, Bailly arrive, et cherche à amener avec lui son lecteur, ou Voltaire qui le représente, à sa pensée favorite d’un peuple perdu, mais nécessaire, auteur d’un système astronomique complet et dont on n’a retrouvé que des fragments. Cependant, pour établir convenablement un tel peuple sous la latitude qu’il imagine, une autre condition devient encore indispensable : c’est que cette latitude ait été autrefois d’une température meilleure, et par conséquent que notre globe se soit depuis lors considérablement refroidi, ainsi que le veulent Buffon et Mairan. Voltaire, qui se sentait ainsi conduit et promené d’hypothèse en hypothèse, résistait en plaisantant ; il avait dès l’abord écrit à Bailly :

J’étais toujours persuadé que le pays des belles nuits était le seul où l’astronomie avait pu naître ; l’idée que notre pauvre globe avait été autrefois plus chaud qu’il n’est, et qu’il s’était refroidi par degrés, me faisait peu d’impression. Je n’ai jamais lu Le Feu central de M. de Mairan, et, depuis qu’on ne croit plus au Tartare et au Phlégéton, il me semblait que le feu central n’avait pas grand crédit.

Bailly entrait dans la plaisanterie et répondait avec bonne grâce :

Permettez-moi de vous observer que le Tartare n’a rien de commun avec le feu central. Le Tartare est l’image de la conscience des méchants : les vérités physiques ne se dévoilent qu’aux sages, aux âmes pures et tranquilles. Le vertueux Mairan, qui a aperçu le feu central, était né pour les champs Élysées, où sa philosophie douce eût amusé les ombres du récit de ses hypothèses ingénieuses.

M. de Mairan, ainsi défini, ressemble parfaitement à ce que Bailly aurait voulu être, à ce qu’il aurait peut-être été dans le souvenir des hommes, si les événements de la politique n’étaient venus le tirer brusquement de sa maison de Chaillot où il vivait en sage, et de sa fenêtre du Louvre où était aussi son observatoire, pour le porter au fauteuil de notre première assemblée publique, et l’installer bientôt en permanence au balcon populaire. Bailly, même en cette première et longue moitié de sa carrière, ne fut jamais homme du monde, à proprement parler ; il jouissait de la société, mais sans se dissiper ni se répandre, et, sauf dans l’intimité peut-être, il y était réfléchi et assez silencieux. Ceux qui le rencontrèrent plus tard ne retrouvaient pas en lui l’auteur qu’ils s’étaient figuré, d’après ses premières Lettres d’un style si vif et même sémillant :

Bailly plus littérateur que savant, a dit le comte d’Allonville en ses Mémoires, était grand, sec, tout d’une pièce. Je l’ai connu chez le président de Ménières, et sa modestie, comme son embarras, étaient tels qu’on aurait eu peine à lire dans sa physionomie et sa conversation le nom de l’auteur des très spirituelles Lettres sur l’Atlantide, adressées par lui à M. de Voltaire.

Mais en même temps on voit que dans les séances publiques des diverses académies où il avait à parler, que ce fut à l’Académie des inscriptions ou dans celle des sciences, et même quand il s’agissait de la chronologie des Indiens, ses discours écrits et prononcés avec grâce se faisaient écouter avec plaisir. Il en était de lui comme de l’abbé Barthélemy et de Vicq d’Azyr : le savant aspirait à plaire, et il y réussissait. C’est la teinte de son moment.