(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496
/ 5837
(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496

III. (Fin.)

J’emploie souvent ici le mot de paysage ; ce n’est point par manière de dire ni par extension. Ramond, en même temps qu’il observait la nature en géologue, en physicien et en botaniste, s’appliquait expressément à rendre l’aspect et la physionomie des lieux, la teinte diverse des rochers, la couleur des eaux et jusqu’à l’individualité des monts. Il eût désiré que la peinture proprement dite s’emparât de ces nouveaux domaines pour s’y rajeunir et s’y renouveler. Vers 1800, un peintre appelé Duperreux fit un tableau de la grotte de Gèdre, et ce paysage, que je ne connais pas, excita alors une assez vive opposition chez les juges de profession et les critiques, Ramond, dans ses Voyages au Mont-Perdu, publiés en 1801, prenait hautement parti pour Duperreux. Après avoir parlé lui-même de la grotte qu’on rencontre sur le cours du gave de Héas, et qui faisait le sujet du récent tableau :

Voilà, disait-il, cette grotte célèbre que les voyageurs ont décrite, que les poètes ont chantée, qui appartenait surtout aux peintres, et qu’eux seuls avaient dédaignée. Honneur aux pinceaux qui ont enfin entrepris de la venger ! Duperreux, le premier, n’a pas désespéré des Pyrénées ; le premier, il a osé croire que, pour n’être pas dans l’Apennin, ces belles formes n’en étaient pas moins dans la belle nature ; il n’a pas craint de nous retracer tels qu’ils sont des objets qui perdraient peut-être une partie de leur charme en perdant leur singularité ; et, renonçant à la vaine prétention de corriger le beau et d’embellir le vrai, il a laissé au modèle le soin de défendre le portrait. On l’a critiqué : malheur à qui ne verrait la nature que de l’œil de ses critiques ! Que celui qui abordera la grotte de Gèdre y dépose sans scrupule le joug de leur autorité classique ! qu’il permette à ces rochers d’être de granit, à ces eaux d’être du saphir liquide ! qu’il s’assoie au bord de ce bassin qu’on prendrait pour le bain de Diane ! qu’il rêve, au murmure de celle élégante cascade qu’une naïade semble verser de son urne, qu’il y respire le frais à midi, quand les rayons du soleil filtrés par le feuillage, etc.

Diane et la naïade seront peut-être jugées de trop, et Ramond, en les faisant intervenir, mêlait, à son tour, de ses réminiscences classiques à une nature toute vierge et qui ne rappelle qu’elle-même : ou peut-être voulait-il parler aux critiques du temps leur propre langage pour les mieux réfuter. On voit que là encore, et en art comme en littérature, il pratiquait sa doctrine. Il a prétendu l’un des premiers parmi nous, et il prétendit jusqu’à la fin, que les hommes de génie dans les divers genres ne sauraient avoir pour mission de tarir ou d’immobiliser les sources où l’esprit humain doit puiser après eux, et qu’on est plus près de les imiter dignement en s’adressant comme eux à la grande source directe et inépuisable de la nature et de la vie, qu’en se modelant froidement sur les formes où ils ont coulé une fois leurs chefs-d’œuvre. Il voulait qu’on osât voir et sentir, qu’on se permît toutes les grandes et naturelles impressions, et qu’on ne résistât point à les exprimer. Voyageant en Suisse dans le canton de Zurich, il avait remarqué que, dans la plupart des maisons, une piété domestique patriarcale tenait à conserver les images des pères, les portraits de ceux que la famille avait perdus et qui étaient représentés sur leur lit de mort, les yeux fermés, tels qu’ils étaient lorsqu’on les avait vus pour la dernière fois après le dernier soupir :

Ces tristes images, ajoutait-il, qui paraîtraient si hideuses à un Français qui ménage son cœur comme un enfant gâté, et qui fuit avec soin tout ce qui pourrait l’émouvoir fortement, sont ici un objet consolant pour des hommes qui savent aimer et ne craignent rien de l’amour, pas même ses peines.

De même dans l’ordre purement physique et en présence de la nature des montagnes, il va jusqu’au bout, il ne recule pas devant les sites bouleversés et désolés : mais il est surtout heureux si là où l’on s’y attendrait le moins, et en sortant des horreurs convulsives qui marquent les déchirements du globe, il retrouve tout d’un coup dans le spectacle de l’ensemble, et sous l’effet du soleil, de l’ombre et de la lumière, cette harmonie suprême qui fait le beau grandiose et le sublime.

C’est ainsi qu’en se dirigeant vers le Marboré, après avoir traversé d’affreuses solitudes, et en arrivant à Gavarnie, d’où se découvre presque en entier le grand cirque du fond, au mur demi-circulaire, avec ses rochers à figure de tours, avec ses neiges aux flancs et ses cascades, il dira de cette belle masse, qui est la partie la plus connue du Marboré :

Son volume et sa hauteur la feraient croire très voisine de Gavarnie ; mais sa couleur, qui tient de l’azur des hautes régions de l’atmosphère et de l’or de la lumière répandue sur les objets distants, avertit qu’on aura plus d’un vallon à parcourir avant de l’atteindre. Tableau magnifique encadré par les montagnes plus voisines, il contraste avec elles autant pour la teinte que pour la forme, et semble être un fond de décoration, coloré par un pinceau plus brillant, plus léger, plus magique. Quiconque ne connaît point les monts du premier ordre, ne saurait se former une idée de cette couleur dorée et transparente, qui teint les plus hautes sommités de la terre. Souvent c’est par elle seule que l’œil est averti de leur hauteur respectable ; car, trompé dans l’estimation des élévations et des distances, il confondrait ces monts avec tout ce qui, par sa forme et sa situation, copie la grandeur, si cette espèce de lueur céleste n’annonçait que leur cime habite la région de la sérénité.

Dix ans plus tard, dans un autre voyage entrepris au Mont-Perdu, voisin du Marboré, abordant par une autre vallée ces hautes enceintes, il en admirera la forme, qui, jointe à la lumière, se traduira sous sa plume comme sous un pinceau :

Cependant nous entrions dans la vallée d’Estaubé, et nous contemplions en silence ses tranquilles solitudes. C’est à la fois le calme des hautes régions et des terrains secondaires. Des montagnes qui paraîtraient déjà considérables, quand même on n’aurait pas d’égard à l’élévation de leur base, étonnent encore par une simplicité de formes qu’elles n’affectent communément que sur la lisière des grandes chaînes, et au voisinage des lieux où elles dégénèrent en humbles collines. Les masses largement modelées offrent ces contours coulants, mais fiers, qu’aucun accident bizarre ne fait sortir des limites du beau. Tout s’élève ou s’abaisse suivant de justes proportions ; rien ne trouble l’harmonie d’un dessin dont la sévérité modère la hardiesse ; et une couleur transparente et pure, un gris clair légèrement animé de rose, sympathisant également avec la lumière et l’ombre dont il adoucit le contraste, accompagne dans l’azur du ciel des cimes qui en ont revêtu d’avance les teintes éthérées.

Il excelle à rendre cette couleur presque indescriptible des hauts lieux, ces rayons d’un soleil sans nuages, mais sans ardeur ; ces caractères des glaciers que l’œil exercé distingue de loin et que l’amant des hauteurs désire, cette teinte bleuâtre, cette coupure nette, ces fentes à vive arête qui le réjouissent, et de près, lorsqu’on y marche, lorsque le bâton et les crampons n’y mordent qu’à peine, « la couleur de ce bleu de ciel qui est l’ombre des glaciers ». Ramond n’excelle pas moins à donner l’impression des diverses heures du jour, celle du soir et du couchant, — soit qu’il en jouisse à la descente, dans une vallée déjà riante, non loin de Bagnères-de-Luchon, près d’une antique chapelle :

Je m’arrêtai un moment devant cette chapelle, frappé de la magnificence du paysage qui l’entoure : le soleil voisin de son coucher y répandait ce charme qui naît de l’approche du soir. C’est alors que l’immense nature adopte cette unité de couleurs et cette régulière disposition d’ombres qui simplifient les formes, les lient en grandes masses, et leur donnent cet ensemble, cette harmonie, cette gravité qui reposent à la fois l’œil et l’âme…

— soit que le crépuscule l’atteigne bien plus haut, redescendant à peine de sa seconde visite au Mont-Perdu, et qu’assis à l’extrémité d’une rampe il contemple la nuit s’élevant des profondeurs et montant lentement vers les sommets encore rougis des derniers rayons du soleil :

Partout le crépuscule, dit-il, a quelque chose de touchant et de grave : dans les hautes montagnes, il a quelque chose de solennel. Au soir d’une journée si pénible, il était doux de voir la nature rentrer dans l’ombre qui nous invitait au repos, et d’en jouir un moment sur les restes de ces structures guerrières que la paix livre à la destruction.

On comprend la beauté du dernier trait quand on vient d’assister avec lui au morne spectacle de cette enceinte altière, assez voisine de la brèche de Roland, et quand on sait aussi ce qu’il pense scientifiquement de ces hauts monts ruineux, dont il a dit : « Périr est leur unique affaire. »

Mais je ne cite que des traits, car l’ensemble des tableaux dépasserait toutes les bornes que je me puis permettre. Dans les premières Observations, publiées en 1789, je signalerai deux grands endroits. Dans un de ses voyages, Ramond est monté au pic d’Espingo, au cœur des plus âpres Pyrénées ; menacés, poursuivis dès le matin par un ouragan, lui et son guide en sont assaillis à midi sur une crête élevée et ne trouvent à se tapir qu’à l’abri d’un gros bloc de granit suspendu sur un lac qui est entièrement gelé. Pendant cet orage, tout donne idée d’un hiver dans une contrée polaire, et ici Ramond choisit en effet ce moment pour faire son rêve. Ce rêve qu’il décrit en détail et dont il nous donne toute la sensation et l’image, ce serait de passer tout un hiver seul cantonné sur ce haut mont, d’y avoir, sous un rocher capable de résister aux avalanches, une hutte assez solide et assez bien approvisionnée pour y vivre, et, là, spectateur curieux, observateur attentif, d’assister à des phénomènes qui n’ont jamais eu de témoin, de soumettre à des calculs, d’assujettir à des mesures le combat des éléments, la vitesse des vents, la puissance des neiges déplacées, les convulsions de l’air et de la terre :

Non, s’écrie-t-il en se voyant à la place de l’observateur favorisé, non, ses jours ne seraient point livrés à l’ennui. Que d’événements se succéderaient, jusqu’à présent inconnus, inobservés, inouïs ! Que de sensations et que d’idées nouvelles ! Quel spectacle, une fois que les tempêtes de l’automne se seraient emparées de ces lieux comme de leur domaine ; que l’izard léger et la triste corneille, seuls habitants de leurs déserts, en auraient fui les hauteurs ; qu’une neige fine et volage, entraînée de pentes en pentes, et volant de rochers en rochers, aurait englouti sous ses flots capricieux leur stérile étendue…

Et avec un enthousiasme mêlé de joie il suit le tableau dans sa succession, jusqu’au retour du prochain printemps et jusqu’à la fonte des neiges. Dans l’intervalle, entre les tourbillons de décembre et le réveil encore plus orageux de mai, pendant la complète victoire de l’hiver, il y aurait un intervalle de mort, de stagnation, de calme silencieux, de méditation immense. On sent tout ce qu’a d’original ce double sentiment, exprimé ici, du peintre et du savant, de l’observateur et de l’amant de la nature. L’Oberman de Senancour dans ses voyages aux Alpes sera capable de former un tel vœu, mais il ne le formera que comme rêveur et pour avoir une sensation neuve, extatique, trop stérile : ici Ramond, tout en rêvant et en jouissant des âpres saveurs d’un tel spectacle, entend bien avoir le baromètre en main, peser, mesurer, calculer, faire son office enfin de disciple de Galilée et d’Empédocle, et c’est ce mélange, cette combinaison en lui du physicien et du savant avec le disciple de Jean-Jacques qui a de quoi se faire admirer, et dont le sentiment est si grandement rendu.

Un autre très bel endroit de ces premières Observations est le moment qu’il choisit pour exposer son système général des montagnes, et en particulier des Pyrénées. Ce moment est celui où monté seul sur la Maladetta ou Montagne maudite dans les Pyrénées espagnoles, et contemplant les groupes et les chaînes d’alentour, il croit voir tout d’un coup les contradictions disparaître, les accidents et les irrégularités se subordonner, les écarts même rentrer dans la loi, et tout un système primitif jaillir du sein d’un chaos apparent. Saussure avait eu une illumination de ce genre à l’un des sommets des Alpes : le savant, à ces heures, est comme sur le Sinaï de la science ; mais il peut avoir ses éblouissements. Ramond a varié plus d’une fois cette vue générale et supérieure à laquelle il tend par nature et élévation d’esprit ; il l’a renouvelée et complétée une dernière fois au sommet du Pimené, dans les Voyages imprimés en 1801. Ces sortes de tableaux théoriques du géologue et de l’historien praticien des montagnes sont comme du Buffon mis en scène et en situation : ce que l’on imaginait et concevait à Montbard sur les époques de la nature, les autres le vérifient ou trouvent à le modifier sur place. Ramond en appelait volontiers de Buffon jugeant des glaciers à Montbard, à Buffon s’il avait lui-même vu les montagnes ; mais là où il s’écartait de ses idées, il le définissait encore avec respect « ce grand homme par qui, tous tant que nous sommes, nous raisonnons bien ou mal d’histoire naturelle et de géologie ».

Les Observations faites dans les Pyrénées, en paraissant en 1789, portaient bien d’ailleurs l’empreinte de cette date ; c’est un livre jeune, en ce sens que l’auteur y déborde encore et exprime volontiers, chemin faisant, ses opinions sur tout sujet civil ou politique, philosophique ou philanthropique. Il est évident par mainte page qu’il croyait pleinement alors à la facilité de gouverner les hommes, ou plutôt de les laisser se gouverner tout seuls. Il y saluait, en terminant, une nouvelle aurore, celle que les États généraux allaient ouvrir pour la France. Ramond n’avait pas épuisé sa veine d’enthousiasme.

Je parlerai peu de sa vie politique et de sa carrière législative, bien qu’elle ait été honorable et même, à certaines heures, assez brillante. Ramond entra avec vivacité et franchise dans le mouvement de 89. Il appartenait au district de Saint-Philippe-du-Roule, et il y parla souvent ; il était membre actif de la Société de 1789 lors de sa fondation. On ne saisit pas bien l’instant précis où il s’arrêta dans sa confiance en la Révolution, car il ne faisait point partie de l’Assemblée constituante : lorsqu’il entra dans la seconde législature et qu’il devint membre de l’Assemblée législative, il était déjà dans la résistance, dans la ligne constitutionnelle, voulant y rester et s’y tenir. J’aime à me figurer l’esprit général qui dirigea sa conduite par celui qui anima également André Chénier. Au reste, Ramond eut un rôle essentiel et marquant dans cette Assemblée législative ; il fut, avec Jaucourt, Mathieu Dumas, Lebrun, Beugnot, Girardin, Lémontey, du nombre de ceux qui essayaient de faire durer la Constitution et de maintenir la monarchie qu’elle avait trop désarmée. Il lutta en première ligne contre les Girondins et les partis plus avancés. Si l’Assemblée législative n’avait pas été une législature terne et sans caractère, dominée de toutes parts et commandée par les clubs, vouée d’avance à l’impuissance et à la défaite, et ne devant paraître de loin que comme écrasée entre la Constituante et la Convention, si elle avait immortalisé quelqu’un des talents qui remplirent son cadre, le nom de Ramond serait plus connu historiquement. Il y fut constamment sur la brèche et véritablement l’orateur principal de son parti, qui était celui des lois. Causeur excellent et plein de traits dans un salon, écrivain élégant et, on l’a vu, éloquent, il n’était pourtant pas essentiellement orateur, ni surtout improvisateur : « C’est une des nombreuses infirmités de ma nature, disait-il, de ne pouvoir dominer qu’à force de temps ces vérités que de meilleurs esprits dominent à force de supériorité. » Cette sorte de lenteur qui tient au besoin d’approfondir, jointe à de la vivacité d’humeur et d’impression, lui fit faire quelques fautes de tribune. On a remarqué qu’il en voulut toute sa vie aux Girondins qu’il avait eus pour adversaires directs ; je le crois bien : il leur en voulait pour leurs torts réels, pour leur esprit de sédition et d’anarchie, pour leurs manœuvres imprudentes et fatales, et aussi pour ses propres fautes dont ils avaient tiré parti et qu’ils avaient tournées plus d’une fois à leur avantage. Ainsi, lors du brusque renvoi de M. de Narbonne, ministre de la Guerre, Ramond, organe du parti constitutionnel, se chargea, dans la séance du 10 mars 1792, d’exprimer le mécontentement de ses amis, et il alla jusqu’à proposer de déclarer que le ministère, tel qu’il restait composé, n’avait plus la confiance de la nation. Mais une semblable parole ne pouvait être proférée impunément devant les Girondins et les partis subversifs. Ils s’en emparèrent à l’instant, ils s’en autorisèrent, et de ce qui n’était qu’un vœu général et une déclaration complexe, ils en firent une arme révolutionnaire, une dénonciation expresse contre le ministre Delessart, utile et dévoué à Louis XVI. Ramond, sans le vouloir, avait prêté à la tactique de Brissot. Mais puisque je dis la faute, je devrais dire aussi ses services, ses efforts courageux et de chaque jour : Mathieu Dumas en a consigné le souvenir dans ses honnêtes Mémoires. Je trouve Ramond dénoncé dans le journal de Camille Desmoulins pour sa liaison avec La Fayette, qui était alors l’épée de la monarchie constitutionnelle86. Roederer, dans sa Chronique des cinquante jours, reproche à Ramond d’avoir été au 20 juin, et sans le vouloir assurément, d’un avis moins utile à la monarchie que ne l’eût été celui de Vergniaud qu’il s’attacha en tout à contredire. Ce sont là des questions de détail aussi insolubles pour nous aujourd’hui que peu importantes. Un double résultat assez évident nous suffit : les intentions, les talents, les lumières que Ramond et quelques-uns de ses amis apportaient à l’Assemblée législative ne sont pas moins certains que ne l’est également leur impuissance.

À la date où il entra dans le tourbillon des assemblées, il y avait longtemps déjà qu’il était trop tard pour tout individu prétendant à modérer ce que les événements seuls et les partis en masse décidaient et précipitaient. L’opinion définitive qu’il se forma de la Révolution française répond bien à cet aspect sous lequel elle s’offrit à lui. De même que nous avons vu quelques-uns de ceux qui l’avaient observée avant l’explosion, et quand elle ne faisait que de naître, se flatter de saisir et d’assigner l’instant précis où il eût été possible de la régler, ou mieux de l’anticiper et de la prévenir, de même lui, qui l’avait connue de près en plein cours, il la considérait et la jugeait comme il eût fait un grand soulèvement physique et une révolution de régime dans les montagnes. Il n’avait que dédain pour ceux qui rapportaient l’origine d’une si grande secousse à tel objet particulier de leur dépit ou de leur aversion :

L’heure des révolutions sonne, messieurs, disait-il (et c’est dans un discours qu’il eut à prononcer comme préfet à l’ouverture du lycée de Clermont sous l’Empire), — l’heure des révolutions sonne quand la succession des temps a changé la valeur des forces qui concourent au maintien de l’ordre social, quand les modifications que ces forces ont subies sont de telle nature qu’elles portent atteinte à l’équilibre des pouvoirs ; quand les changements, imperceptiblement survenus dans les mœurs des peuples et la direction des esprits, sont arrivés à tel point qu’il y a contradiction inconciliable et manifeste entre le but et les moyens de la société, entre les institutions et les habitudes, entre la loi et l’opinion, entre les intérêts de chacun et les intérêts de tous ; quand enfin tous les éléments sont parvenus à un tel état de discorde qu’il n’y a plus qu’un conflit général qui, en les soumettant à une nouvelle épreuve, puisse assigner à chaque force sa mesure, à chaque puissance sa place, à chaque prétention ses bornes…

Cette manière élevée de considérer les choses contemporaines comme si elles étaient déjà de l’histoire, dispense de bien des regrets dans le passé et de bien des récriminations en arrière.

Ainsi échouent, disait-il encore en y revenant après bien des années, et non toutefois sans quelque amertume, ainsi échouent les plus nobles entreprises, conçues par une minorité éclairée et généreuse qui a oublié de regarder sur ses derrières, a compté les hommes au lieu de les peser, et ne sait pas qu’en dernière analyse les nations ne seront jamais gouvernées que comme elles sont faites.

Ramond, après la chute du trône au 10 Août, retourna dans ses chères montagnes des Pyrénées ; il y était à la fin de 1792, et, à peine arrivé, il courait droit au Marboré qui avait été le grand attrait de son précédent voyage. La saison était trop avancée pour lui permettre de l’aborder de front ; il se contenta de le côtoyer et de le contempler des plus rudes sentiers. Et que lui importait, pourvu qu’il le vît du moins et qu’il en approchât ? Lui qui a si bien senti l’individualité et comme le génie de chaque montagne, n’a-t-il pas dit : « Une fois que le Marboré s’est saisi du spectateur, on n’est plus où l’on est, et il n’y a plus que lui dans tout ce qui mène à lui. » En 1793, arrêté trois fois au milieu de ses paisibles herborisations, recueilli ici, insulté là, il n’avait qu’un pas à faire pour franchir la frontière, il ne songea point à émigrer : il n’aurait voulu compromettre ni son vieux père ni aucun des siens ; et puis il était de ceux (selon sa belle expression) qui respectaient jusque dans son délire la mère qui les frappait. Arrêté et livré enfin, détenu à Tarbes durant plus d’une année, mais oublié heureusement des triumvirs de Paris, il fut rendu à la liberté en novembre 1794, et il reprit à l’instant le cours de ses travaux, de ses explorations à la fois positives et passionnées.

Le mouvement réparateur et scientifique de l’an III ne se fit sentir à lui que par des influences salutaires. Nommé associé de l’Institut en 1796 et professeur d’histoire naturelle à l’école centrale de Tarbes, il eut quelques années favorables durant lesquelles il fut tout à la science et aux contrées de sa prédilection. Jeune encore, ou dans la force de la vie, ayant des élèves et des auxiliaires distingués, retrouvant partout des amis, il se livra avec enthousiasme à l’étude complète de ces nobles et gracieuses beautés pyrénéennes, et de tout ce qu’elles recèlent de trésors pour le géologue, le minéralogiste, le botaniste. Les Voyages au Mont-Perdu et dans la région adjacente, publiés en 1801, nous rendent une partie seulement de ces résultats et de ces impressions : Ramond avait depuis augmenté cet ouvrage ; il avait voulu consigner dans un dernier récit tout ce que des lieux, tant de fois visités par lui, lui avaient inspiré d’intérêt et d’affection. Qu’on songe qu’il était monté jusqu’à trente-cinq fois en quinze ans au pic du Midi ! Ce manuscrit, avec beaucoup d’autres papiers, contenant le fruit de quinze années de travaux assidus, fut pillé et détruit en 1814 par les Cosaques : « C’est venir de bien loin, remarquait-il avec une douce plainte, pour faire du mal à un homme qui n’en veut à personne. »

Les Voyages au Mont-Perdu me semblent le plus classique des deux ouvrages de Ramond. Après tout ce que j’ai dit comme exemple et preuve de sa manière, je n’indiquerai que les tableaux grandioses. Le Mont-Perdu, assez voisin du Marboré, participant de cette structure, et que Ramond estimait la montagne la plus haute des Pyrénées, est ici le but principal qu’il se propose. Personne n’y était monté jusqu’alors ; il en approcha deux fois, il y toucha, et avait toujours été arrêté à une petite distance de la cime. Son ascension entière sur le principal sommet n’eut lieu qu’en 1802, et le mémoire qu’il lut à ce sujet à l’Institut devrait être ajouté au volume de Voyages de 1801, si on réimprimait ce dernier87. La première fois que Ramond tenta d’aborder ce mont renfermé et véritablement perdu derrière tant d’autres montagnes, en l’attaquant par une pente de neiges et déglacés dont l’inclinaison avait fini par être de 60 degrés, et dans laquelle on taillait en zigzag la place de chaque pas, cette première fois lorsqu’on déboucha au haut de la brèche, et qu’après un dernier effort d’une angoisse inexprimable, le mont tout d’un coup se révéla (Deus ! ecce Deus !) ce ne fut qu’une sorte d’apparition gigantesque et formidable : le soleil ne brillait pas, une brume dérobait le sommet principal, et l’autre cime moindre, qu’on nomme le Cylindre, cette figure de tour tronquée, plus sombre que le nuage, plus menaçante que le Mont-Perdu lui-même, en usurpait l’apparence et devenait l’objet le plus extraordinaire du tableau. C’était vers cet énorme rocher que les regards étaient sans cesse ramenés ; c’était lui que les guides s’obstinaient à nommer le Mont-Perdu. Les voyageurs, forcés par l’heure de s’éloigner, n’emportèrent de cette première vision qu’une idée accablante et bizarre.

Mais à un second voyage, un mois après, en septembre, tout s’éclaircit, tout se coordonna. Combien l’on fut amplement payé de sa fatigue et de ses périls ? On croyait avoir vu le Mont-Perdu, on ne le connaissait pas ; on n’avait nulle idée de l’éclat incomparable qu’il recevait d’un beau jour :

Aujourd’hui, rien de voilé, dit Ramond, rien que le soleil n’éclairât de sa lumière la plus vive ; le lac complètement dégelé réfléchissait un ciel tout d’azur ; les glaciers étincelaient, et la cime du Mont-Perdu, toute resplendissante de célestes clartés, semblait ne plus appartenir à la terre… Tout était d’accord, l’air, le ciel, la terre et les eaux : tout semblait se recueillir en présence du soleil et recevait son regard dans un immobile respect.

En comparant l’imposante symétrie du cirque au désordre hideux qu’il offrait lorsqu’une brume épaisse se traînait autour de ses degrés, nous reconnaissions à peine les lieux que nous avions parcourus. Ce n’était plus la lourde masse du Cylindre qui fixait exclusivement les regards : la transparence de l’air rectifiait les apparences qu’avait brouillées l’interposition de la nue ; la cime principale était rentrée dans ses droits ; elle ramenait à l’unité toutes les parties de cet immense chaos. Jamais rien de pareil ne s’était offert à mes yeux. J’ai vu les hautes Alpes, je les ai vues dans ma première jeunesse, à cet âge où l’on voit tout plus beau et plus grand que nature ; mais ce que je n’y ai pas vu, c’est la livrée des sommets les plus élevés revêtue par une montagne secondaire. Ces formes simples et graves, ces coupes nettes et hardies, ces rochers si entiers et si sains dont les larges assises s’alignent en murailles, se courbent en amphithéâtres, se façonnent en gradins, s’élancent en tours où la main des Géants semble avoir appliqué l’aplomb et le cordeau : voilà ce que personne n’a rencontré au séjour des glaces éternelles ; voilà ce qu’on chercherait en vain dans les montagnes primitives, dont les flancs déchirés s’allongent en pointes aiguës, et dont la base se cache sous des monceaux de débris. Quiconque s’est rassasié de leurs horreurs, trouvera encore ici des aspects étranges et nouveaux. Du Mont-Blanc même, il faut venir au Mont-Perdu : quand on a vu la première des montagnes granitiques, il reste à voir la première des montagnes calcaires.

Et ce n’est que le centre et le pivot de la description ; il faut en suivre le détail et les circonstances chez l’auteur, sans oublier cette belle page sur l’absence totale de vie, sur la fuite ou l’anéantissement de tous êtres vivants dans ces mortelles solitudes dès cette époque de la saison : deux papillons seuls, non pas même des papillons de montagnes (ils sont trop avisés pour cela), mais de ceux des plaines, le Souci et le petit Nacré, aventuriers égarés on ne sait comment, avaient précédé les voyageurs jusqu’en ce vaste tombeau, « et l’un d’eux voletait encore autour de son compagnon naufragé dans le lac ».

En 1800, Ramond rentra dans la vie politique : nommé au Corps législatif pour y représenter le département des Hautes-Pyrénées, il y prit la place qui était due à son caractère et à ses talents, et fut vice-président de cette assemblée. Les séances de l’Institut le partageaient également ; il les animait de ses vifs récits et de sa parole pittoresque ; il fut nommé membre résident (section d’histoire naturelle et de minéralogie) en 1802. En 1806, l’Empereur le fit préfet du Puy-de-Dôme, et il y avait certes une intention dans le choix d’un département si géologique et si conforme à la vocation scientifique de Ramond. Dans ce pays d’Auvergne, du pied de cette montagne illustrée par les expériences de Pascal, Ramond nota les variations du baromètre, multiplia les observations et les mesures en tous sens, et perfectionna cette branche de la physique avec une patience et un besoin d’exactitude rigoureuse qui s’alliait en lui à l’imagination la plus brillante. Créé baron de l’Empire en 1810, il se démit de ses fonctions de préfet en 1813. La perte de ses manuscrits en 1814 dut produire en lui une peine sensible et un secret découragement. Le département du Puy-de-Dôme le nomma un de ses représentants à la Chambre de 1815. La notice de Cuvier fait suffisamment connaître les services de Ramond au Conseil d’État dans les premières années de la Restauration. Elle nous le montre aussi au naturel dans sa conversation et dans sa personne : « On aurait dit que l’âge accroissait encore le feu de ses discours et de ses regards ; et jusqu’à ses derniers moments, ses proportions légères, son tempérament sec, la vivacité de ses mouvements, ont rappelé le peintre des montagnes. » En ce qui était des hommes, des personnages en scène, il les jugeait bien et les marquait en les jugeant ; sa conversation était gaie, piquante ; il avait de ces mots qui restent, du caustique, le trait prompt et continuel4.

Ramond mourut le 14 mai 1827, à l’âge de soixante-douze ans. Pour nous qui ne l’avons pas connu, quelques lettres de lui publiées depuis sa mort et adressées à un Languedocien de ses admirateurs, M. Roger-Lacassagne, nous le montrent surtout avec grâce et douceur dans la familiarité. Aux questions que lui adressait son correspondant sur l’objet commun de leurs études, sur ses chères Pyrénées, il répond modestement et avec bonhomie (octobre 1823) : « Pardonnez, de grâce, à la paresse d’un homme qui se repose de plus d’un demi-siècle de fatigue, lit encore, mais n’écrit guère, rêve souvent et ne pense plus. » Il revient plus d’une fois sur la perte cruelle de ses manuscrits et sur le regret de n’avoir pu compléter tous ses tableaux. Son amour pour les Pyrénées ne le rend pourtant pas injuste ni ingrat envers les Alpes qu’il avait visitées d’abord, et il maintient à bien des égards la supériorité de celles-ci : il ne veut surtout point que, dans un enthousiasme que lui-même partage, on sacrifie les unes aux autres. Nous donnant le dernier mot de sa fatigue et de sa sensibilité lassée, il dit dans une de ses lettres, du 28 décembre 1826, c’est-à-dire moins de cinq mois avant sa mort :

Maintenant je suis vieux ; je me repose, élève mon fils, et cultive mon jardin au fond de ma petite campagne, où je vis très retiré depuis que je suis délivré des affaires, qui pendant seize ans m’ont détourné, malgré moi, de mes études chéries, et que me voilà rendu au repos dont ma vieillesse a besoin. Je ne suis occupé qu’à me défaire de ce que j’ai de trop ; je diminue ma bibliothèque et mes petites collections, ne garde que le nécessaire pour moi et mon fils, et lui garde surtout mon herbier, parce qu’il est l’histoire d’un demi-siècle de ma vie. Je vis maintenant avec mon herbier et les souvenirs qui l’accompagnent : hors de là, tout m’est devenu superflu.

Son herbier, c’était bien, en effet, les mémoires les plus vifs et les plus parlants au cœur pour celui qui avait dit aux belles heures de sa jeunesse : « l’odeur d’une violette rend à l’âme les jouissances de plusieurs printemps ».