(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Appendice. [Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.] » pp. 497-502
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Appendice. [Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.] » pp. 497-502

Appendice.
[Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.]

J’ajoute à ce volume, ainsi que je l’ai fait au précédent, un rapport de moi qui a été publié dans le cours des Causeries, et qui même a paru comme en lieu et place d’un de ces articles hebdomadaires, le lundi 12 juin 1854.

On lit dans Le Moniteur de cette date :

La commission des primes à décerner aux ouvrages dramatiques, nommée cette année conjointement par M. le ministre d’État et de la Maison de l’Empereur et par M. le ministre de l’Intérieur, était composée de MM. Mérimée, Nisard, Scribe, Le Fèvre-Deumier, Camille Doucet, Perrot, Sainte-Beuve, et M. Lassabathie, secrétaire. Elle avait pour président M. Baroche, président du Conseil d’État.

La commission a nommé M. Sainte-Beuve pour son rapporteur. Voici le rapport adressé à M. le président de la Commission :

 

Paris, ce 6 juin 1854.

Monsieur le Président,

La Commission chargée par LL. EE. M. le ministre d’État et de la Maison de l’Empereur et M. le Ministre de l’Intérieur de désigner les ouvrages dramatiques, dont les auteurs lui paraîtraient dignes des primes instituées par l’arrêté ministériel du 12 octobre 1851, vient vous prier de vouloir bien transmettre à MM. les ministres qui l’ont conjointement nommée le résultat des travaux auxquels elle s’est livrée et que vous avez si bien dirigés vous-même.

C’est la seconde fois qu’une commission, chargée d’un tel examen, s’assemble, et déjà l’expérience a porté fruit.

Le but dans lequel la fondation a été instituée s’est mieux défini aux yeux des concurrents : ce but est un accord entre la saine morale et la littérature dramatique. L’année dernière, quarante ouvrages avaient été envoyés pour concourir au prix ; cette année, quatorze seulement ont paru à leurs auteurs être de nature à satisfaire aux conditions du concours et à prétendre aux primes proposées ; quatorze seulement ont été envoyés et admis.

Et en effet il ne suffit pas pour qu’un ouvrage prétende à un renom et à une récompense de moralité dans le talent, qu’après avoir présenté des scènes plus ou moins vives et hasardées, empruntées à un monde équivoque, l’auteur se ravisant ajoute après coup je ne sais quelle intention et quel correctif, comme on met une affabulation au bout d’une fable, ou plutôt comme on mettrait un quatrain moral à la fin d’un conte. Cette moralité qui vient tard et seulement pour la forme, ne fait illusion à personne ; le public n’y donne jamais, et ce serait de la part des auteurs attribuer par trop de simplicité aux juges d’un concours que de les croire capables de se prendre à cette morale du lendemain.

Quelques auteurs pourtant peuvent se tromper avec une sorte de sincérité et croire qu’il n’y a nul inconvénient à présenter hardiment les scènes d’un monde mélangé et corrompu, en ayant pour guide et pour conducteur quelque sentiment pur, quelque passion plus élevée, représentée dans un des personnages, et en visant à une conclusion satisfaisante pour les cœurs honnêtes ou pour les convenances sociales. Ici la question est délicate et touche à l’essence même du drame et de la comédie. Celle-ci sans doute se flatte de corriger en riant les mœurs, et pour cela elle ne craint jamais d’étaler les ridicules ; elle se prend même quelquefois aux vices, et elle les produit vivement au grand jour pour leur faire honte. Pourtant la limite entre les ridicules et les vices proprement dits ne saurait se franchir indifféremment, et dans ces vices mêmes tous ne sont pas de telle sorte qu’ils puissent être impunément exposés. L’antique législateur ne craignait pas de montrer au noble enfant de Sparte l’Ilote ivre afin de le dégoûter à jamais de l’ivresse ; mais il est des images plus flatteuses et qui peuvent surprendre avant même que le temps de la réflexion et de la leçon soit venu. En médecine, il est une doctrine qui prétend guérir les semblables par les semblables ; en morale, surtout au théâtre, pareille doctrine est des plus périlleuses ; chercher le retour au bien par les images prolongées et souvent attrayantes du mal, c’est aimer à rester en chemin.

Le mieux donc et le plus sûr pour tout auteur qui se préoccupe du noble but qu’a en vue l’institution présente, c’est que la pensée morale préexiste dès l’origine de l’ouvrage, qu’elle en domine la conception, qu’elle le pénètre ensuite dans le détail par une intention pleine et droite, qu’on la sente circuler et ressortir à travers les égarements mêmes, les luttes de passions et les aventures qui sont du ressort de la scène. Les hardiesses seront permises à ce prix ; car il ne faut point confondre ces hardiesses légitimes, inhérentes à tout franc et véritable talent, avec ces peintures complaisantes et insidieuses d’une imagination qui caresse le vice en ayant l’air, tout à la fin, de l’abandonner.

Ces considérations, qui résument d’une manière générale quelques-unes des observations particulières faites au sein de la Commission, ne paraîtront point déplacées ici : elles pourront servir à éclairer la route de l’avenir ; elles prouveront du moins que la Commission n’a point pris le change et n’a fait cette année que s’affermir de plus en plus dans le sens et l’esprit de l’institution qu’elle était appelée à servir et à interpréter.

Le premier article de l’arrêté ministériel propose une prime de cinq mille francs « à l’auteur d’un ouvrage dramatique en cinq ou quatre actes, en vers ou en prose, représenté avec succès pendant le cours de l’année sur le Théâtre-Français, et qui sera jugé avoir le mieux satisfait à toutes les conditions désirables d’un but moral et d’une exécution brillante ».

Le second article du même arrêté propose une prime de trois mille francs « à l’auteur d’un ouvrage en moins de quatre actes, en vers ou en prose, également représenté avec succès pendant le cours de l’année sur le Théâtre-Français, et qui, dans des proportions différentes, serait jugé avoir rempli au plus haut degré les mêmes conditions ».

Cette année, il n’y a lieu de donner ni l’une ni l’autre de ces récompenses, aucun des auteurs qui ont fait jouer des pièces sur le Théâtre-Français durant l’année 1853 n’ayant envoyé d’ouvrage au concours.

Ce résultat négatif qui se produit pour la seconde fois, bien qu’à la première plusieurs des auteurs de pièces représentées sur la scène française eussent songé à concourir, n’a rien de si défavorable ni de si désespérant qu’on le pourrait croire, mais il exige pourtant quelque explication.

La Commission de l’année dernière pas plus que celle de cette année ne se l’était dissimulé : la grande difficulté littéraire que rencontre l’institution présente, c’est que le but moral qu’elle réclame avant tout puisse tomber d’accord, dans les ouvrages dramatiques d’un ordre élevé, avec toutes les autres conditions de grâce, d’élégance, d’émotion, de divertissement et de distinction légère que le monde proprement dit a droit de son côté d’exiger ; c’est que le but moral, si on l’y introduit, ne s’y affiche pas d’une manière contraire à la vérité des choses ni au goût, et qu’un genre prétendu honnête mais faux, comme en d’autres temps, n’aille pas en sortir. Le poète dramatique, s’il est vraiment tel qu’il s’en est vu aux glorieuses époques et qu’on a le droit d’en espérer toujours, ce poète, dans la liberté et le premier feu de ses conceptions, ne songe point à faire directement un ouvrage moral ; il pense à faire un ouvrage vrai puisé dans la nature, dans la vie ou dans l’histoire, et qui sache en exprimer avec puissance les grandeurs, les malheurs, les crimes, les catastrophes et les passions. À quoi pensait Corneille quand il créait Rodogune ? à quoi pensait Racine dans ses tendresses de Monime ? à quoi visait Shakespeare en peignant Macbeth ou Roméo ? et songeaient-ils à autre chose qu’à donner vie entière par l’imagination à des êtres ambitieux ou chéris ? Mais à cette hauteur, la nature vraie, mâle ou tendre, fortement ou ingénument passionnée, la nature humaine encore vertueusement malade, si je puis dire, produit le plus souvent, grâce au génie et à un art tout plein d’elle, une impression morale qui ennoblit, qui élève, et qui surtout jamais ne corrompt. Ah ! si un jour, dans ces concours annuels, les juges rencontraient quelque jeune ouvrage digne de ces époques fortunées, nous ne croyons pas les engager à l’avance en disant qu’ils n’auraient qu’un regret, celui d’estimer leur prix trop inférieur, leur couronne trop incomplète ; ils la mettraient au pied du chef-d’œuvre.

À défaut de si grandes choses, désirons du moins des ouvrages touchants et émouvants à bonne fin, divertissants et spirituels avec goût, puisés dans le cercle de la famille et de la société telles que, grâce à Dieu et à l’immortel génie de la France, elles existent encore ; des ouvrages sentant, pour tout dire, une habitude de bonnes mœurs et de bonne compagnie. La Commission n’a pas eu à examiner si les auteurs qui ont eu des ouvrages représentés en 1853 sur la scène française ne se sont pas jugés plus sévèrement qu’elle ne l’eût fait elle-même ; mais il nous semble entrevoir, si on osait porter son regard au-delà de 1853 et sans anticiper sur les jugements futurs, que le Théâtre-Français, si riche de tout temps en charmantes et vives productions, ne se dérobera pas toujours si obstinément aux autres conditions indiquées.

Le second Théâtre-Français se présentait en première ligne à l’examen de la Commission ; il s’y présentait par un ouvrage déjà connu de tous et d’un but moral avoué. C’était moins encore l’auteur de la comédie L’Honneur et l’Argent, qui envoyait sa pièce au concours, que la voix publique et l’acclamation d’un grand succès qui semblaient la désigner dès l’abord au choix de la Commission. L’ouvrage de M. Ponsard a été examiné avec l’attention particulière qu’il méritait en lui-même, et que la réputation déjà établie de l’auteur appelle désormais sur toutes ses œuvres. Le résumé de ce qui s’est dit à ce sujet dans plusieurs séances formerait assurément la critique littéraire la plus complète de la pièce, et l’auteur n’aurait pas à s’en plaindre puisque son ouvrage en est sorti triomphant.

Je ne puis que toucher ici à quelques points qui se rapportent plus spécialement aux conditions du concours. Il a été remarqué que l’auteur, en se proposant et en professant hautement un but moral des plus honorables, jette quelquefois bien durement le défi à la société ; qu’il la maltraite en masse et de parti pris plus qu’il ne conviendrait dans une vue plus impartiale et plus étendue ; qu’il n’est pas très juste de croire, par exemple, qu’un jeune homme tel qu’il nous a montré le sien, Georges, le personnage principal de la pièce, riche, aimé, considéré à bon droit, puis ruiné un matin à vingt-cinq ans par un si beau motif, doive perdre en un instant du même coup tous ses amis, moins un seul ; il a été dit que l’honneur et la jeunesse rencontrent plus de faveur et excitent plus d’intérêt, même dans le monde d’aujourd’hui. Ces créanciers du père, introduits à plus d’une reprise auprès du fils comme personnages ridicules et presque odieux, ne méritent en rien, a-t-on observé encore, cette teinte repoussante, par cela seul qu’ils sont des créanciers. En un mot, il a été relevé quelque exagération dans les caractères et des tons trop tranchés. Mais il a été remarqué d’autre part que cette sorte d’exagération avait toujours été concédée aux moralistes, aux satiriques, aux auteurs de comédies ; que c’est un peu la condition de la scène ; que si la vérité peut manquer sur quelques points du tableau, cette vérité se fait sentir en d’autres endroits d’une manière vive, énergique et neuve : par exemple, lorsque le personnage principal au quatrième acte se voit presque amené, à force d’humiliations d’avanies et d’outrages, à se repentir de ce qu’il a fait de bien, et à apostropher le monde entier dans une sorte de délire : moment dramatique et lyrique tout ensemble, d’une vigueur poignante. Il a été reconnu qu’ici la nature humaine réelle se retrouve prise sur le fait, et que ce qui tenait de lieu commun dans la donnée principale est heureusement racheté et rajeuni. On a fort loué et fait ressortir ce personnage de Rodolphe, l’ami âgé de trente ans, plus mûr, plus sage, point trop misanthrope, unissant l’expérience, quelque ironie et beaucoup de cœur. C’est l’Ariste de la pièce, un Ariste jeune, animé, chaleureux, et qui représente le bon génie, la morale vivante du drame. C’est assez en dire pour montrer dans quel sens et par quelles raisons la Commission, considérant le drame, comme il convient, dans son ensemble et par l’effet général qu’il produit, heureuse d’être en cela d’accord avec le public, propose de décerner à M. Ponsard la prime que l’article quatrième de l’arrêté « réserve à l’auteur d’un ouvrage en cinq ou quatre actes, en vers ou en prose, représenté à Paris, pendant le cours de l’année, sur tout autre théâtre que le Théâtre-Français, et qui serait de nature à servir à l’enseignement des classes laborieuses par la propagation d’idées saines et le spectacle de bons exemples ». À prendre la définition dans son sens principal, l’effet du drame y répond.

Ici un léger embarras s’est rencontré. Il résulte en effet des termes de l’arrêté ministériel du 12 octobre 1851 que le second Théâtre-Français est assimilé dans ce concours aux autres théâtres, soit des boulevards, soit des départements, et que les productions de cette seconde scène française ont à concourir avec des pièces qui sont souvent d’un tout autre genre. On risque donc, en récompensant les unes, de priver les autres d’un encouragement qui pourtant leur serait dû à des titres assez différents, et surtout à ce titre d’enseignement plus direct des classes laborieuses. Ainsi dans le cas actuel, la prime de cinq mille francs étant accordée à M. Ponsard, il ne resterait plus à décerner qu’une prime de trois mille francs destinée « à l’auteur de l’ouvrage en moins de quatre actes, en vers ou en prose, représenté avec succès pendant le cours de l’année, à Paris ou dans les départements, sur quelque théâtre que ce soit, autre que le Théâtre-Français », et qui satisferait d’ailleurs aux conditions morales du concours. Or, cette année, il s’est trouvé que l’ouvrage de ce genre qui, après celui de M. Ponsard, a fixé au plus haut degré l’attention et l’intérêt de la Commission, et le seul à ses yeux qui ait le mérite voulu, est un drame en cinq actes, L’Honneur de la maison, représenté à la Porte-Saint-Martin, et dont les auteurs sont MM. Battu et Desvignes.

MM. les ministres, consultés par vous à ce sujet, monsieur le président, ont bien voulu autoriser la Commission à suivre l’esprit plutôt que la lettre de l’arrêté, et à proposer cette fois d’attribuer cette seconde prime de trois mille francs à un ouvrage qui a plus de quatre actes, qui par conséquent est plus considérable qu’on ne le demande, et qui remplit d’ailleurs si bien les vues de l’institution.

Et, en effet, L’Honneur de la maison est une pièce qui, une fois la donnée admise, donnée qui est antérieure au moment de l’action, nous présente une suite, un enchaînement de scènes vraies, touchantes, pathétiques ou terribles, tout un drame domestique où les seuls coupables sont punis. Le séducteur, et qui l’a été bien antérieurement à l’action, n’est pas seulement puni d’une manière sensible, douloureuse et finalement tragique ; mais, ainsi qu’on l’a remarqué, il joue dans tout le cours de la pièce, pour un homme brave et fier comme il est, un très sot rôle, ce qui, en France, n’est pas le moindre des châtiments. Le ton du dialogue est généralement bon, sans recherche et sans vulgarité ; c’est, en somme, un monde d’honnêtes gens à qui l’on a affaire. La lecture de ce drame a fait naître chez quelques-uns des membres de la Commission, et des plus compétents en matière de drame, l’honorable regret que la pièce n’ait point été écrite et conçue pour un autre théâtre d’un ordre plus élevé. Nous ne croyons pas faire tort au théâtre si populaire où elle a été donnée, ni encore moins faire peine à MM. les auteurs, en consignant ici l’expression, toute flatteuse pour eux, de ce regret.

La Commission a dû s’arrêter là dans les propositions de cette année : elle eût trouvé, sans doute, parmi les productions qui lui étaient présentées, à distinguer d’autres pièces encore pour des qualités d’esprit, de talent littéraire ou de mouvement dramatique, mais elle n’eût pu les faire rentrer, sans complaisance et sans un véritable contresens, dans l’esprit de l’institution dont elle était l’organe. L’institution des primes est bonne, utile, et peut devenir féconde en résultats à l’avenir, mais à la seule condition qu’on ne se départira jamais, en l’appliquant, de la pensée essentielle qui l’a inspirée.

Il ne me reste, monsieur le président, en vous remerciant, au nom de la Commission, du concours supérieur et des lumières que vous nous avez prêtés, qu’à vous prier de vouloir bien transmettre à MM. les ministres qui nous ont honorés de leur confiance, ce résumé de notre travail.

Agréez, je vous prie, l’expression de mes humbles respects, etc.