(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « L’abbé de Bernis. » pp. 1-22
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « L’abbé de Bernis. » pp. 1-22

L’abbé de Bernis.

Au dernier siècle, quand de jeunes Français allaient à Rome où le cardinal de Bernis résida comme ambassadeur de France à dater de 1769, et où il ne mourut qu’en 1794, un de leurs premiers désirs, c’était de lui être présentés, et une des premières choses qu’ils trouvaient d’ordinaire à lui dire, c’était de le remercier du plaisir que leur avaient fait ses jolis vers ; ils s’étonnaient ensuite que le prélat ne répondît point à ce compliment comme ils auraient voulu, et qu’il gardât toute son amabilité et toute sa grâce pour d’autres sujets de conversation. Nous n’imiterons pas ces jeunes Français de 1780, et nous nous garderons de la confusion où ils tombaient. Il y a des temps très distincts à observer quand on parle de Bernis : il ne fut cardinal qu’à l’âge de quarante-trois ans, et il ne s’engagea réellement dans les ordres qu’à l’âge de quarante. Jusque-là il était abbé comme on l’était volontiers alors, ayant le titre et quelques bénéfices ; mais il n’était point lié à son état, il n’était prêtre à aucun degré ; et en 1755, à l’âge de quarante ans, on le voit hésiter beaucoup avant de franchir ce pas dont il sent le péril, et d’où sa délicatesse d’honnête homme l’avait tenu éloigné jusque-là : « Je me suis lié à mon état, écrit-il à Pâris-Duverney (le 19 avril 1755), et j’ai mis moi-même dans cette démarche tant de réflexions que j’espère ne m’en repentir jamais1. » Quant aux petits vers galants, ils sont de sa première jeunesse ; il cessa d’en faire à l’âge de trente-cinq ans :

J’ai abandonné totalement la poésie depuis onze ans, écrit-il à Voltaire en décembre 1761 ; je savais que mon petit talent me nuisait dans mon état et à la Cour ; je cessai de l’exercer sans peine, parce que je n’en faisais pas un certain cas, et que je n’ai jamais aimé ce qui était médiocre ; je ne fais donc plus de vers et je n’en lis guère, à moins que, comme les vôtres, ils ne soient pleins d’âme, de force et d’harmonie ; j’aime l’histoire…

Il y a donc, avant tout, quand on parle de Bernis, à bien marquer les époques, si l’on veut être juste envers un des esprits les plus gracieux et les plus polis du dernier siècle, envers un homme d’une capacité réelle, plus étendue qu’on ne pense, et qui sut corriger ses faiblesses littéraires ou ses complaisances politiques par une maturité décente et utile, et par une fin honorable. Des documents récents, sortis des Archives du Vatican, viennent de jeter du jour sur la seconde moitié de sa carrière, lorsqu’il était ambassadeur de France à Rome. J’y viendrai bientôt, mais aujourd’hui je ne veux avoir affaire qu’au premier et plus léger abbé de Bernis : on verra l’homme sérieux en lui se dégager insensiblement.

Il était né à Saint-Marcel d’Ardèche en Vivarais, le 22 mai 1715, d’une race ancienne et de la meilleure qualité. À titre de cadet, on le destina à l’Église. Il vint faire ses premières études au collège des Jésuites (Louis-le-Grand) à Paris ; il fit sa philosophie et sa théologie au séminaire de Saint-Sulpice et en Sorbonne. On le voit successivement chanoine et comte de Brioude, chanoine et comte de Lyon, c’est-à-dire membre de chapitres pour lesquels il fallait faire preuve de très ancienne noblesse : tout cela n’était pour lui qu’honorifique. En attendant les bénéfices qui ne venaient pas et dont il n’avait qu’un tout petit, dit-on, à Boulogne-sur-Mer2, l’abbé-comte de Bernis se lança dans le monde pour lequel il était fait, et dans le plus grand monde ; mais il y était pauvre comme le dernier des nouveaux venus. Diderot a parlé quelque part des dîners qu’il fit plus d’une fois avec lui, à six sous par tête3. Pendant des années, Bernis supporta avec insouciance et gaieté cette condition de gêne, ce contraste entre ses goûts et sa situation, entre tout ce qu’il voyait et ce qu’il n’avait pas : il avait « l’âme courageuse et douce ». Et puis, cette prompte et facile consolatrice, la jeunesse, lui tenait lieu de tout ; nul n’était fait pour en jouir mieux que lui ; tous les contemporains nous ont parlé des avantages de sa personne et des agréments de sa figure : « Je me souviens toujours de vos grâces, de votre belle physionomie, de votre esprit », lui écrivait Voltaire après des années. Duclos, son ami, l’un de ceux qui ont le mieux parlé de lui, et dont la brusquerie habituelle s’est adoucie pour le peindre, a dit : « De la naissance, une figure aimable, une physionomie de candeur, beaucoup d’esprit, d’agrément, un jugement sain et un caractère sûr, le firent rechercher par toutes les sociétés ; il y vivait agréablement. » Marmontel enfin, moins agréable cette fois que Duclos, et avec moins de nuances, nous dit : « L’abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice, où il avait mal réussi, était un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin, et qui, avec le Gentil-Bernard, amusait de ses jolis vers les joyeux soupers de Paris. » Cette figure ronde et pleine, cette belle mine rebondie et à triple menton, qui frappe dans les portraits de Bernis vieilli, il la prit d’assez bonne heure : mais d’abord il s’y mêlait quelque chose d’enfantin et de délicat ; et toujours, jusqu’à la fin, le profil gardera de la distinction et de l’élégance : le front et l’œil sont très beaux.

Il avait à peine où se loger : il commença par faire des vers à ses Dieux Pénates (1736), comme Gresset en avait fait sur sa Chartreuse. Ces vers de Bernis, faits à vingt et un ans, ont tous les défauts de Gresset ; ils ont aussi de sa facilité et de son coulant. On y voit déjà tous ces Amours et ces Zéphyrs qui seront partout chez Bernis, et qui ont fait dire à d’Alembert que « si on leur coupait les ailes, on lui couperait les vivres ».

Mais qu’une sagesse stérile
N’occupe jamais mes loisirs ;
Que toujours ma muse fertile
Imite, en variant son style,
Le vol inconstant des Zéphyrs.

En ce qui est de l’harmonie, je ferai remarquer ce que d’autres ont déjà remarqué avant moi : il y a de temps en temps chez Bernis, et par exemple dès la fin de cette première pièce, ou encore dans celle du Soir ou dans celle de La Nuit, quatre ou cinq vers de suite qui, à l’oreille, donnent déjà le sentiment de la stance de Lamartine :

L’ombre descend, le jour s’efface ;
Le char du soleil qui s’enfuit
Se joue en vain sur la surface
De l’onde qui le reproduit.

Ce que je veux dire, c’est que Bernis, en ses moments les meilleurs, a une certaine langueur harmonieuse qui a un faux air du premier Lamartine en ses plus faibles moments. Mais la note tendre se perd vite et se noie dans un gazouillement brillanté et insipidea. À peine trouve-t-on quelques vers de lui à citer dans cette abondante et monotone superfluité ; si Bernis a un tour de rêverie et de mollesse, il manque tout à fait d’idées et d’invention. Dans quelques épîtres, il y a d’assez jolis passages, et qui le peignent, sur l’ambition, sur la paresse :

Qui sait, au printemps de son âge,
Souffrir les maux avec courage
A bien des droits sur les plaisirs.
…………………………………
Pourquoi chercher si loin la gloire ?
Le plaisir est si près de nous !…

C’est toujours et partout le même refrain. Dans cette épître Sur la paresse, la seule que La Harpe ait distinguée, on voit Bernis au naturel, assez gracieux, mais sans force, sans élévation de but et sans idéal. Ce n’est qu’un élève de Chaulieu, et qui redit avec douceur à vingt ans ce que l’autre trouvait avec feu à quatre-vingts. Habituellement, c’est plutôt encore un disciple de Nivernais ; comme lui, il n’aspire qu’à des succès rapides et fugitifs, à des faveurs de société. Le duc de Nivernais est pour lui d’abord ce que Virgile était pour Stace, pour Silius Italicus ; il est fier de le suivre et seulement de loin. Les myrtes de Nivernais sont les lauriers de Bernis. C’est assez, dit-il quelque part, si je vois tes myrtes refleurir encore,

Et si ma muse, enorgueillie
De marcher de loin sur tes pas,
    Unit l’estime de Délie
Aux suffrages de Maurepas.

Je ne sais quelle est cette Délie4, mais Maurepas était un bien mince oracle pour mériter qu’on y bornât sincèrement ses vœux, et Bernis ne disait point cela par politesse ; il le pensait comme il le disait. Marquer ainsi son but tout d’abord, et ne point le placer plus haut, c’est donner sa mesure comme poète. À tout jeune homme qui entre dans la carrière, il y a une première chose à demander : « Quels sont tes dieux ? »

Dans sa pièce de début, À mes Pénates, Bernis avait parlé assez sévèrement de Voltaire, et l’avait apostrophé comme si ce brillant esprit avait été dès lors en décadence : il revint très vite sur ce jugement de jeunesse ; ils se lièrent, et Voltaire, tout en l’applaudissant et le caressant beaucoup, lui donna un de ces sobriquets qu’il excellait à trouver, et qui renferment tout un jugement. Bernis avait fait une suite de vers descriptifs, Les Quatre Parties du jour, et une autre suite (je n’ose dire poème), Les Quatre Saisons. Ces vers obtenaient en société un très grand succès, qui, plus tard, devait s’évanouir tout à fait à l’impression. Bernis y avait mis, plus encore que d’habitude, une profusion de fleurs, de bouquets, de guirlandes ; et là-dessus Voltaire l’appelait, en s’adressant à lui-même, la belle Babet, ou, en parlant à d’autres, la grosse Babet : c’était alors une bouquetière en vogue, une marchande de quatre saisons.

Ne soyons pas injuste ni trop rigoureux pour Bernis ; il s’est jugé lui-même en homme de goût, en homme de sens, et comme s’il n’avait rien eu du poète. Ce Voltaire, qui lui a donné ce joli et malin sobriquet, est le premier, des années après, à le caresser sur ses vers, à lui en reparler, à faire le rôle de tentateur. Bernis, en 1763, après son ministère, est dans l’exil et la disgrâce ; quelque ennemi, pour lui faire pièce, ou simplement quelque libraire avide, fait imprimer ses Quatre Saisons, avec ce titre : par M. le C. de B. :

Je ne sais de qui sont ces Quatre Saisons, lui écrit Voltaire, qui aime à broder sur ce thème à tout propos ; le titre porte par M. le C. de B. C’est apparemment M. le cardinal de Bembo. On dit que ce cardinal était l’homme du monde le plus aimable, qu’il aima la littérature toute sa vie, qu’elle augmenta ses plaisirs ainsi que sa considération, et qu’elle adoucit ses chagrins, s’il en eut…

Puis, d’autres fois, il revient sur les souvenirs de Babet « qui remplissait son beau panier de cette profusion de fleurs » ; il joue, il badine, il retourne la critique en éloge. Bernis est sensible à l’intention ; mais il ne s’y laisse point prendre :

À l’égard des Saisons de Babet, répond-il, on m’a dit qu’on les a furieusement estropiées ; car je ne les ai pas vues depuis près de vingt ans. À ma mort, quelque âme charitable purifiera ces amusements de ma jeunesse, qu’on a cruellement maltraités et confondus avec toutes sortes de platitudes. Pour moi, je ris de la peine qu’on s’est donnée inutilement de me faire des niches. On a cru me perdre en prouvant que j’avais fait des vers jusqu’à trente-deux ans (ailleurs, il semble dire trente-cinq) : on ne m’a fait qu’honneur, et je voudrais de tout mon cœur en avoir encore le talent comme j’en ai conservé le goût ; mais je suis plus heureux de lire les vôtres que je ne l’ai été d’en faire. Si vous voulez que je vous dise mon secret tout entier, j’y ai renoncé quand j’ai connu que je ne pouvais être supérieur dans un genre qui exclut la médiocrité.

Il y aurait mauvaise grâce, après un tel jugement, si plein de sens et de candeur, à se donner le plaisir facile de railler Bernis sur ses vers.

Dès ce temps-là, et à travers les compliments, toutes les critiques lui furent faites : « On me demande, dit-il dans un petit écrit en prose de 1741, comment il est possible qu’un homme fait pour vivre dans le grand monde puisse s’amuser à écrire, à devenir auteur enfin. » Et à ces critiques grands seigneurs et de qualité, il répondait « que, s’il n’est pas honteux de savoir penser, il ne l’est pas non plus de savoir écrire, et qu’en un mot ce sont moins les ouvrages qui déshonorent, que la triste habitude d’en faire de mauvais… ». En ce qui était des vers en particulier, comme on venait de représenter pour la première fois La Métromanie (1738), Bernis donnait cours à ses réflexions : « Il est difficile d’être jeune et de vivre à Paris sans avoir envie de faire des vers. » Et de ce qu’on en fait avec plus ou moins de talent, il ne s’ensuit pas que ce talent entraîne avec lui toutes les extravagances qui rendent certains versificateurs si ridicules :

Heureux, s’écriait-il avec sentiment et justesse, heureux ceux qui reçurent un talent qui les suit partout, qui, dans la solitude et le silence, fait reparaître à leurs yeux tout ce que l’absence leur avait fait perdre ; qui prête un corps et des couleurs à tout ce qui respire, qui donne au monde des habitants que le vulgaire ignore !

Ce goût littéraire prononcé, qui était comme une affiche de vie insouciante et mondaine, nuisait beaucoup à Bernis pour sa carrière. Le cardinal de Fleury, ami de sa famille, le fit venir, et lui déclara que, s’il continuait de la sorte, il n’avait rien à attendre tant que lui, cardinal de Fleury, vivrait. Sur quoi Bernis fit son humble révérence, et dit ce mot si connu : « Monseigneur, j’attendrai. » En le citant, on a quelquefois supposé que c’est à Boyer, ancien évêque de Mirepoix, et qui tenait la feuille des bénéfices, que Bernis l’avait plus tard adressé ; c’est une erreur, et qui ôte au mot de son piquant et de sa vengeance. Il n’a tout son prix qu’adressé par un très jeune homme à un Premier ministre très vieux, et qui l’oubliait un peu trop en ce moment.

Bernis, homme de société, de conversation aimable, d’un commerce brillant et sûr, et qui semblait borner là son ambition, connaissait déjà Mme de Pompadour ; il était dans sa faveur ainsi que dans celle du roi, et il n’avait pu rien obtenir encore pour sa fortune. Ce fut l’Académie française qui la commença. Il y fut nommé dès la fin de l’année 1744, c’est-à-dire à l’âge de vingt-neuf ans. Il y succédait à l’abbé Gédoyn, et y fut reçu le même jour que l’abbé Girard, le grammairien. Dans son discours de remerciement, il rappela avec modestie sa jeunesse qui, « loin de lui nuire, avait parlé en sa faveur ». Il dit quelques mots sur l’utilité des relations entre les gens du monde et les gens de lettres, sur les avantages qu’en avait recueillis la langue dès le temps des La Rochefoucauld, des Saint-Évremond, des Bussy ; lui, c’était bien sur le pied de leur successeur, d’homme de qualité aimant et cultivant les lettres, qu’il entrait dans la compagnie. Crébillon, le tragique, qui le reçut, ne trouva à lui donner que ce vague éloge : « Votre génie a paru jusqu’ici tourner du côté de la poésie. » Dans les années qui suivirent sa réception, Bernis figure plus d’une fois à la tête de la compagnie, dans les occasions solennelles où il fallait représenter à Versailles. L’Académie le choisissait comme un sujet et un visage agréable au roi.

Ses amis disent qu’à cette époque il n’aspirait qu’à réunir, moyennant quelques petits bénéfices particuliers, une fortune de six mille livres de rente : cela l’eût rendu à jamais heureux. Mais Boyer, chargé de la feuille des bénéfices, résistait aux instances des protecteurs, même les plus puissants, de Bernis ; il mettait une condition (qui d’ailleurs nous semble aujourd’hui assez raisonnable) aux grâces ecclésiastiques qu’on sollicitait pour lui : il exigeait que Bernis s’engageât sérieusement à son état, qu’il cessât d’être abbé seulement de nom, et qu’il devînt un prêtre. Bernis, par conscience même et par sentiment de son peu de force, reculait et retardait : ses mœurs étaient celles de son âge et de son temps ; son cœur et son esprit n’avaient rien d’irréligieux : la perspective d’un évêché, qu’on lui laissait entrevoir moyennant des sacrifices extérieurs, était plus faite pour l’effrayer que pour le tenter :

Non, tu connais trop ma droiture :
Coupable par fragilité,
Mais ennemi de l’imposture,
Je ne joins pas l’impiété
Aux faiblesses de la nature.

C’est ce qu’il disait à son ami le duc de Nivernais dans une épître Sur l’ambition. Il y a plus : Bernis, avant cette époque, et dès 1737, avait entrepris, par les conseils du cardinal de Polignac, avec qui il avait plus d’un rapport de nature, de fragilité et de génie, un poème sérieux qu’il a depuis mené à fin, et qui a été somptueusement imprimé après sa mort (Parme, 1795), La Religion vengée. Il y a dans ce poème, qui n’en est pas un véritablement, et qui est destitué d’invention comme tous les ouvrages de Bernis, de très bons vers philosophiques, un exposé clair, une réfutation judicieuse et assez vigoureuse des systèmes de Lucrèce, de Pyrrhon, de Spinoza. J’en ai, de tout temps, retenu ces vers qui ne sont pas les seuls qu’on pourrait citer :

Dieu, père universel, veille sur chaque espèce ;
Il soumet l’univers aux lois de sa sagesse ;
De l’homme elle s’étend jusqu’au vil moucheron :
Il fallait tout un Dieu pour créer un ciron !

Malgré ces essais de retour sincère et cette profession de principes, Bernis avait l’honnêteté de ne s’en point prévaloir, et de confesser son faible, même à Boyer ; sa fortune n’avançait pas. C’est alors que Louis XV, de guerre lasse, lui fit une pension de quinze cents livres sur sa cassette, et lui accorda un logement dans les combles des Tuileries ; Bernis avait été logé jusque-là chez le baron de Montmorency, un de ses parents. Un jour que Bernis sortait de chez Mme de Pompadour, emportant sous son bras une toile de perse qu’elle lui avait donnée pour meubler son nouvel appartement, le roi le rencontra dans l’escalier, et voulut absolument savoir ce qu’il portait ; il fallut le montrer et expliquer le pourquoi : « Eh bien, dit Louis XV en lui mettant dans la main un rouleau de louis, elle vous a donné la tapisserie, voilà pour les clous. »

Pourtant l’impatience vint à Bernis, et, suivant la spirituelle remarque de Duclos, voyant qu’il avait tant de peine à faire une petite fortune, il résolut d’en tenter une grande : cela lui fut plus facile. Il débuta par l’ambassade de Venise, en 1752. On a écrit et imprimé bien des choses plus ou moins romanesques, où l’on a mêlé le nom de Bernis à la date de cette ambassade : nous nous en tiendrons à ce qui est à l’usage des honnêtes gens. On a sa correspondance avec Pâris-Duverney pendant ces années ; elle est tout à son honneur, et commence à nous le faire connaître par son côté politique et sérieux. Pâris-Duverney, homme supérieur, d’une capacité administrative de premier ordre, et d’un talent singulier pour les choses de guerre, était déjà à demi dans la retraite ; il s’occupait presque exclusivement de réaliser sa dernière pensée patriotique, l’établissement de l’École militaire. On sait qu’il fut un des grands protecteurs de Beaumarchais à ses débuts : ici on le voit tendrement lié avec Bernis, en qui il a reconnu talent et avenir. Celui-ci entre avec lui dans tous les détails de sa vie d’ambassade : « Ma maison est décente, bien meublée ; on n’y voit rien qui sente le cadet de Gascogne. Je tâche, en même temps, qu’elle soit rangée. » Comme tous les absents de Paris, il en ressent aussitôt le vide, se plaint de sa vie languissante, et regrette la société : « Au reste, si l’on est heureux quand on n’a rien à faire, quand on vit avec des gens à qui on n’a rien à dire, je le suis. Il ne manque rien à mon repos, j’oserai dire à ma considération ; mais il faudrait un peu plus de pâture à mon esprit. » Bernis regrette surtout les samedis, c’était le jour de la semaine qu’il passait avec Pâris-Duverney : « Si mes samedis m’avaient été conservés, je n’aurais qu’à m’applaudir d’avoir pris un parti qui deviendra tous les jours plus avantageux pour moi, mais qui ne sera jamais bon à rien pour le roi, tant que je resterai où il n’y a rien du tout à faire. » Cette inaction, qui se fait sentir à lui dès les premiers jours, va lui devenir de plus en plus pesante, et c’est ainsi que l’ennui finira peu à peu par lui inoculer l’ambition. En attendant, il cause avec son ami, il lui parle de ce qui l’intéresse le plus, de sa chère fondation, de cette École militaire, pour laquelle Duverney rencontrait à l’origine tant d’obstacles. Le digne fondateur a sur ce sujet de belles et nobles paroles qui décèlent, sous cette monarchie de Louis XV, un cœur de citoyen ; j’en veux citer quelques-unes, ne fût-ce que pour moraliser ce sujet de Bernis, dont les débuts sont un peu amollissants :

Ce que vous me dites, monsieur, écrit Duverney à Bernis, de l’opinion de l’étranger sur cet établissement n’est guère propre à modérer mon impatience ; j’en ai toujours beaucoup dans les choses qui contribuent à la gloire de notre maître et au bien de la nation… Les objections ne m’ont jamais rebuté. Il est ordinaire que les grandes entreprises soient traversées. L’expérience m’apprend aussi que le mérite des grandes choses n’est jamais mieux connu que de ceux qui ne les ont pas vues naître. Nous louons, nous admirons aujourd’hui ce qui a été blâmé autrefois. Sous M. de Louvois, les amis de M. Colbert disaient que l’Hôtel royal des Invalides n’était qu’un hôpital humiliant pour le militaire ; et aujourd’hui des lieutenants-colonels ne rougissent pas de s’y retirer. Sous Mme de Maintenon, on prétendait que les preuves de pauvreté qu’il fallait faire pour entrer à Saint-Cyr en écarteraient la noblesse ; et aujourd’hui la noblesse aisée n’a pas honte de se dire pauvre pour y faire admettre ses filles, qui, sous cet habit de laine brune qui révoltait si fort autrefois, prennent plus de vanité et d’orgueil qu’il n’en faudrait. Le temps dépouille les objets des passions dont on les offusque ; et, quand ils sont bons en soi, on parvient à n’y plus voir que le bon.

Bernis est digne de cet entretien généreux auquel l’amitié le convie ; il encourage son ami, il le réconforte avec une chaleur affectueuse : « Je voudrais pouvoir rassembler tous les bons cœurs pour vous les donner. » Il voudrait être à même de le défendre contre les injustices et les dégoûts qui le viennent abreuver : « Plût à Dieu que je fusse à portée de rendre témoignage à la vérité ! avec quel plaisir je rendrais compte de la douleur de l’ami et du citoyen dont j’ai été le témoin et le dépositaire ! » Ici même il s’élève à des idées qui ne lui sont nullement étrangères, mais qu’on n’est point accoutumé d’associer à son nom ; il a des accents qui partent de l’âme :

Si les hommes n’étaient pas ingrats, dit-il, je leur passerais la folie, l’inconséquence, l’humeur et toutes les autres imperfections qui dégradent un peu l’humanité ; mais il est dur de ne pas recueillir le fruit de ses bienfaits. C’est le laboureur qui jette son blé dans des cailloux : malgré cela, les âmes supérieures songent à faire le bonheur des hommes sans en attendre d’autre récompense que celle d’être contentes d’elles-mêmes.

Et encore :

Si vous n’étiez que raisonnable, vous ne seriez pas un si grand citoyen : il faut que le zèle fasse affronter les obstacles que la raison conseillerait d’éviter. Pour moi, je crois que ce qui perd les États, c’est cette prétendue sagesse qu’on attribue à tous ceux qui n’osent pas courir les risques qu’il y a toujours à vouloir procurer le plus grand bien possible. On veut trop faire fortune aujourd’hui, et on craint trop de la perdre quand on l’a faite : c’est le mal général qui afflige aujourd’hui l’Europe ; car, Dieu merci, on a beau dire, nous ne sommes pas les seuls qui méritions des reproches. Malgré moi, vous voyez, monsieur, que la morale me gagne : c’est la maladie des gens qui sont presque toujours dans la solitude.

Ces lettres de Bernis et de Duverney, qui n’ont rien de bien intéressant par le sujet, et qui ont été imprimées en 1790 avec les notes les plus ridicules et les plus impertinentes qu’on puisse imaginer, sont curieuses quand on les lit, comme je le fais, au point de vue de la biographie et de la connaissance des deux caractères. En même temps qu’on y sent chez Duverney la grandeur d’âme accompagnée de bonté et même de bonhomie, le caractère modéré, noble, humain et assez élevé de Bernis s’y dessine naturellement ; son esprit y laisse échapper des nuances et des aperçus qui ont de la finesse. Ainsi, parlant d’un de leurs amis communs qui, dans une circonstance critique, avait écrit à Duverney une lettre toute revêtue d’un semblant de philosophie, et de nature à faire illusion, il dira :

Cet esprit philosophique, qui est répandu sur la surface du monde, fait qu’on ne peut plus distinguer, au premier abord, les fous des sages, ni les honnêtes gens des coquins. Tout le monde paraît riche parce que tout le monde a de l’argent ou de la fausse monnaie ; mais peu de jours suffisent pour démêler l’un et l’autre.

Cette fine remarque de Bernis sur le vernis d’esprit philosophique qui était alors partout, s’appliquerait aujourd’hui à bien d’autres vernis également répandus, vernis de talent, vernis d’esprit, vernis de jugement. Tous les matins, en lisant son journal, chacun prend son vernis ; le journaliste lui-même a pris le sien de la veille ; la teinture de l’un s’applique à l’autre ; tout le monde se répète à douze heures de distance. Où est l’esprit vrai, le jugement original et neuf ? et qu’il faut de temps et d’occasions pour en faire l’épreuve et pour le distinguer ! Peu de jours n’y suffisent pas, comme Bernis alors pouvait le croire.

Bernis ne sera jamais un grand ministre dirigeant. Aurait-il pu l’être ? Je l’ignore. Le sort ne lui a pas laissé le temps de réparer ses fautes ni de corriger ses hasardeuses entreprises ; mais Bernis sera un excellent ambassadeur : il a l’insinuation, la conciliation, la politesse ; il représente avec goût et magnificence ; il sera le modèle d’un ambassadeur de France à Rome pendant plus de vingt ans. Or, c’est à Venise qu’il fait son apprentissage, au moins pour les dehors, car les affaires y sont à peu près nulles : « Comme cette ambassade, remarque-t-il, est plus de parade que de nécessité, on a cru quelquefois que tout le monde y était propre, et que le premier venu y serait assez bon : en quoi on s’est grandement trompé. » Et il définit à merveille les qualités essentielles pour faire respecter dans un poste de ce genre le représentant du roi. Laissons-le parler lui-même, nous ne saurions dire aussi bien que lui :

Quand on a des affaires à traiter dans les cours étrangères, c’est la manière dont on les conduit, ces affaires, qui fixe l’attention et qui décide de l’estime qu’on a pour vous ; mais, lorsqu’on n’a rien à démêler avec une cour, on est alors jugé d’après le personnel ; ainsi, l’on a besoin d’une grande attention pour éviter la censure d’une infinité d’observateurs curieux et pénétrants qui cherchent à démêler votre caractère et vos principes, sans que vous puissiez jamais détourner leur attention. Si le roi veut faire respecter sa couronne et sa nation à Venise, il faut qu’il y envoie toujours un homme de bon sens, ce qui suffît, mais un homme d’une âme élevée et de mœurs décentes ; car on n’impose à une nation très libertine, on peut même dire débauchée, que par des mœurs opposées.

De telles paroles sont à noter dans la bouche de Bernis. Les a-t-il justifiées de tout point ? Du moins on ne saurait mieux marquer à quel prix était, selon lui, la considération : et, quoi qu’aient pu dire des chroniques secrètes, il sut dès ce temps-là l’obtenir.

Cependant les deux années et demie que Bernis eut à passer à Venise lui parurent extrêmement longues. Il sentait bien que ses amis de Versailles ne l’y laisseraient pas éternellement ; il avait l’espérance vague, mais certaine, d’un futur retour : « Ma plus grande peine n’est donc que d’aspirer à être utile, d’en ouvrir modestement les voies, et d’être toujours renvoyé à l’inaction et à l’inutilité : voilà pour le moral. » Au physique, sa santé s’altérait faute d’exercice ; son embonpoint augmentait, la goutte se portait aux genoux. Et puis l’ambition lui est venue : du moment qu’il n’est plus un simple particulier, jouissant à son gré des douceurs et des agréments de la société, il n’y a plus qu’à être un homme public occupé et utile ; il résume en termes parfaits cette alternative : « Être libre et maître de son loisir, ou remplir son temps par des travaux dont l’État puisse recueillir les fruits, voilà les deux positions qu’un honnête homme doit désirer ; le milieu de cela ressemble à l’anéantissement. » De Versailles, certains ministres, qui craignaient son retour, lui tendaient des pièges ; on employait toutes sortes de manèges dont le détail nous échappe, pour l’immobiliser là-bas dans ses lagunes : « Je vois clairement, disait-il, que, par ces artifices, on trouvera le secret de me faire rester les bras croisés dans mon cul-de-sac. » Duverney le conseillait et le calmait dans ces accès d’impatience, qui sont toujours tempérés de philosophie chez Bernis, et qui ne vont jamais jusqu’à l’irritation :

Tout ici-bas dépend des circonstances, lui écrivait Duverney, et ces circonstances ont des révolutions si fréquentes, que ce que l’on peut faire de plus sage est de se préparer à les saisir au moment qu’elles tournent à notre point. Il est presque toujours dangereux de vouloir les forcer ; on n’y gagne que des tourments qui s’accroissent à mesure que nos espérances semblent s’éloigner, et c’est ainsi que l’on passe sa vie, sans y trouver un moment de satisfaction. Agissons donc toujours, mais ne forçons rien…

L’argent tourmentait beaucoup Bernis ; il n’avait rien que ses appointements. La première année, il dépensa vingt-trois mille francs au-delà ; c’étaient sans cesse des princes ou princesses d’Allemagne, des personnages de marque qui passaient à Venise en visitant l’Italie, et qu’il fallait traiter. En novembre 1754, le duc de Penthièvre descendit chez l’ambassadeur avec sa suite et y logea treize jours : « Je me suis très bien tiré de cet embarras, disait galamment Bernis : après beaucoup de dépenses faites avec profusion, mais sans désordre, il me reste l’amitié d’un prince honnête homme, et la satisfaction d’avoir contenté tous les ordres et tous les étages de sa maison. » Duverney se charge de suivre en cour les intérêts de Bernis ; la seule chose urgente, ce sont les secours pécuniaires. Si une bonne abbaye venait à vaquer, ce serait un grand point de l’obtenir. Quant à des places politiques meilleures, il est convenu entre les deux amis que le mieux est de ne rien presser ; le mot d’ordre est celui-ci : « À l’égard des places, il faut savoir lever le siège quand elles se défendent trop longtemps. » Bernis a là-dessus une tactique constante, une voie douce et par insinuation : « Ne pas prendre les places d’assaut et ne point refuser celles qui veulent se rendre d’elles-mêmes. » Enfin, le terme de l’apprentissage arrive, et Bernis, rappelé à Paris, se met en route à la fin d’avril 1755.

Duclos, l’ami et le confident de Bernis, nous a très bien rendu l’emploi de sa vie durant ces années qui vont être si occupées. Ce fut le moment où l’alliance se noua étroitement entre la France et l’Autriche, et où se conçut et se discuta secrètement le traité de Versailles. Bernis, sans être encore ministre, en fut l’agent principal, le plénipotentiaire confidentiel ; il en débattit et en régla les articles avec l’ambassadeur de l’Empire, M. de Starhemberg. On a fait l’honneur à Bernis de lui attribuer la pensée première de ce traité, qui bouleversait la politique de Richelieu et changeait le système des alliances continentales de l’Europe. On a fait plus : on est allé jusqu’à dire qu’en prenant ainsi le parti de l’Autriche contre la Prusse, c’était le poète, le rimeur en lui qui se vengeait. Frédéric, à la fin d’une épître au comte Gotter, où il décrit les détails infinis du travail et de l’industrie humaine, avait dit :

Je n’ai pas tout dépeint, la matière est immense,
Et je laisse à Bernis sa stérile abondance.

On a supposé que Bernis connaissait cette épître, et que ç’avait été le motif qui lui avait fait conseiller à Versailles d’abandonner le roi de Prusse et de s’allier avec l’impératrice. Turgot, dans des vers satiriques anonymes qui coururent tout Paris, et qui étalaient au vif les désastres flétrissants dont la guerre de Sept Ans affligeait la France, s’écriait :

        Bernis, est-ce assez de victimes ?
Et les mépris d’un roi pour vos petites rimes
        Vous semblent-ils assez vengés ?

Mais, dans cette explication qui s’est tant de fois répétée depuis, rien n’est exact ; le grave Turgot a imaginé une cause gratuite, et si de petits motifs en effet contribuèrent à produire ces grandes calamités, Bernis du moins n’a point à rougir, pour sa part, d’en avoir introduit un aussi mesquin et aussi misérable que celui dont on l’accuse. Bernis n’avait aucune rancune de ce genre contre le grand Frédéric, et son cœur d’honnête homme était plus haut placé. Algarotti, qui l’avait connu ambassadeur à Venise, écrivait au roi de Prusse (11 janvier 1754) :

Je vois assez souvent M. l’ambassadeur de France, qui est bien fait pour représenter la plus aimable nation du monde. Il se flatte, Sire, que la route où il est entré pourra le mener encore faire sa cour à Votre Majesté. Il a bien des titres pour vous admirer, Sire, comme ministre, comme un des Quarante, comme homme d’esprit. Je le verrais encore plus souvent s’il n’avait pas un si bon cuisinier…

Bernis, lorsque Mme de Pompadour s’ouvrit à lui pour la première fois de cette pensée d’alliance nouvelle si contraire à la politique établie, commença par des objections. Duclos, du côté de Bernis, le dit expressément. Frédéric, adversaire équitable, le confirme dans son Histoire : il ne reproche à Bernis que de s’être prêté à des vues dont il sentait jusqu’à un certain point l’imprudence, et qu’il s’efforça ensuite, mais en vain, de modérer :

Tant qu’il s’agissait d’établir sa fortune, écrit l’historien-roi, toutes les voies lui furent égales pour y parvenir ; mais aussitôt qu’il se vit établi, il songea à se maintenir dans ses emplois en se conduisant par des principes moins variables et plus conformes aux intérêts permanents de l’État. Ses vues se tournèrent toutes du côté de la paix, pour terminer, d’une part, une guerre dont il ne prévoyait que des désavantages, et d’une autre, pour tirer sa nation d’une alliance contraire et forcée dont la France portait le fardeau, et dont la maison d’Autriche devait seule retirer tout le fruit et tout l’avantage. Il s’adressa à l’Angleterre par des voies sourdes et secrètes ; il y entama une négociation pour la paix ; mais, la marquise de Pompadour étant d’un sentiment contraire, il se vit aussitôt arrêté dans ses mesures. Ses actions imprudentes l’élevèrent, ses vues sages le perdirent ; il fut disgracié pour avoir parlé de paix…

Et sur l’heure même de la disgrâce de Bernis, Frédéric parle de lui à Milord Maréchal dans le même sens : « On a trop exagéré le mérite de Bernis lorsqu’il était en faveur ; on le blâme trop à présent. Il ne méritait ni l’un ni l’autre. »

Ce point important de l’histoire du xviiie  siècle ne sera complètement démontré et éclairci que lorsqu’un historien consciencieux aura été mis à même de travailler sur les papiers d’État, et qu’il les aura extraits dans toute leur suite : mais le sens général de la conclusion se peut prévoir et préjuger à l’avance. Quant à la physionomie même de Bernis et à son mouvement d’esprit dans ce torrent, nous pouvons en avoir quelque idée par les lettres et billets qu’il continue d’adresser à Duverney. Pendant cette année si occupée, durant laquelle il met la main aux grandes affaires et qui précède son entrée au ministère (1756-1757), il n’est plus cet homme maladif et languissant de Venise qui a la goutte au genou, et dont la vie se traîne de fluxion en fluxion : il veille, il se prodigue dans le monde, il passe une partie des nuits à jouer, faisant semblant de s’y plaire, pour mieux cacher son autre jeu ; car il n’est pas ministre encore ; la négociation secrète qu’il mène se conduit en dehors du cabinet, et ceux qui sont en place le surveillent : au milieu de tous ces soins, il ne s’est jamais mieux porté. Cette nature, qui semblait surtout épicurienne et paresseuse, a comme trouvé son élément : « Nous sommes dans la crise de la grande décision, écrit-il à Duverney, le 13 octobre 1756 ; ma santé est bonne, malgré le travail qui augmente et va augmenter de jour en jour. » Sa seule plainte, c’est de n’avoir pas tout à faire, c’est de n’avoir pas sur lui tout le fardeau :

Les derniers ordres sont arrivés (Fontainebleau, 5 novembre 1756) ; je travaille actuellement au plus grand ouvrage qui ait jamais été fait. On ne veut pas sentir que tout dépend de l’exécution, et qu’il est insoutenable d’être chargé du plan sans avoir le droit de veiller à l’exécution et de la conduire.

Ce sera là sa plainte continuelle pendant sa faveur, et son excuse après la chute ; car, même quand il fut entré au ministère, il se trouva constamment contrarié par ceux ou, pour mieux dire, par celle qui ne voulait de lui que comme instrument : « On m’a fait danser sur un grand théâtre avec des fers aux pieds et aux mains. Je m’estime fort heureux de m’en être tiré en sauvant ma réputation. » Il ne la sauva point aussi intacte qu’il s’en flattait.

Bernis, entré au Conseil à titre de ministre d’État en janvier 1757, nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères en juin de la même année, promu à la dignité de cardinal en octobre 1758, fut subitement remplacé par Choiseul en novembre, puis presque aussitôt envoyé en exil à son abbaye de Saint-Médard de Soissons. La première commotion passée, il se dit avec ce bon sens et cette réflexion sans amertume dont il était pourvu et qui formait la base de son caractère : « Je n’ai plus de fortune à faire : je n’ai qu’à remplir honnêtement la carrière de mon état, et à m’acquérir la considération qui doit accompagner une grande dignité : pour cela la retraite est merveilleuse. »

C’est sous cette dernière forme, non plus politique, non plus tout à fait mondaine, non pas absolument ecclésiastique, mais agréablement diversifiée et mélangée ; c’est dans cette retraite suivie et couronnée bientôt d’une grande ambassade, qu’il nous sera possible de l’étudier désormais en sa qualité de cardinal, et que nous aimerons à reconnaître de plus en plus en lui le personnage considérable, d’un esprit doux, d’une culture rare et d’un art social infini.