(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le Roman de Renart. Histoire littéraire de la France, t. XXII. (Fin.) » pp. 308-324
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le Roman de Renart. Histoire littéraire de la France, t. XXII. (Fin.) » pp. 308-324

Le Roman de Renart. Histoire littéraire de la France, t. XXII. (Fin.)

Chez La Fontaine la fable du renard et du corbeau est aussi courte que possible et réduite à sa plus simple expression. Il semble que le grand fabuliste ne l’ait voulu traiter que pour l’acquit de sa conscience et pour en tirer vite la moralité. Le même apologue, chez le vieux trouvère inconnu, est au contraire traité avec complaisance et forme toute une petite scène complète, toute une branche.

Le lieu d’abord est décrit : entre deux monts, en une plaine, Renart qui, en marchant, a une rivière à sa droite, aperçoit un très beau lieu dans la prairie, de l’autre côté de l’eau ; il y voit un hêtre dont l’aspect lui fait envie ; il traverse l’eau et se dirige vers l’arbre, tourne autour en dansant, puis s’étend sur l’herbe fraîche. Il est hébergé à bon hôtel, et il n’en voudrait pas changer s’il avait à manger seulement. Dom Tiècelin, le Corbeau, qui avait jeûné longtemps, s’était lassé de ce même séjour ; la faim l’avait chassé du bois ; il était allé vers un plessis ou enclos tout proche de là, pour livrer assaut et chercher aventure.

Tiècelin y aperçoit un millier de fromages qu’on avait fait assoleiller ; la vieille qui devait les garder était rentrée au logis. Tiècelin saisit l’occasion et en prend un pour se restaurer ; la vieille sort et lui jette des pierres. Le corbeau la raille et emporte le fromage, faisant à la vieille ce que tout à l’heure Renart lui fera à lui-même.

Il vient se percher sur le hêtre au pied duquel est Renart : l’un dessus, l’autre dessous, ils y sont tous deux, avec cette différence que l’un mange et l’autre bâille. Le fromage, qui nous est décrit « tendre, jaunet, et de bonne saveur », est sous la patte du Corbeau ; il y donne de grands coups de bec, mais pas si adroitement qu’il n’en laisse tomber plus d’une miette devant Renart qui l’a vu. Renart reconnut bien la bête à cette maladresse : il en secoue deux fois la tête, se lève pour mieux voir, et avise là-haut Tiècelin qui était son compère d’ancienne date, tenant le bon fromage entre ses pieds :

Par les saints de Dieu, que vois-je là ? s’écrie-t-il ; hé ! Dieu vous sauve, sire compère ! qu’il ait l’âme de votre bon père Dom Rohart qui sut si bien chanter. Mainte fois je l’ai entendu vanter pour n’avoir son pareil en France. Vous-même en votre enfance vous vous y appliquiez beaucoup : vous saviez faire votre partie. Chantez-moi une rotruenge.

C’est une espèce de chanson ou de ronde qui se chantait d’ordinaire avec accompagnement de vielle.

Tout ce début de Renart parlant au Corbeau est celui de Patelin s’adressant au marchand dont il veut emporter le drap, et à qui il se met également à parler de feu son père. Tiècelin, le Corbeau, goûte la flatterie ; il ouvre la bouche et jette un cri ; mais, comme il ne tient pas le fromage dans le bec, il ne le laisse pas tomber du premier coup ; la fable serait trop tôt finie. Renart l’entend et lui dit : « C’est bien ! vous chantez mieux que vous ne faisiez ; et, si vous vouliez, vous iriez encore un degré plus haut. » Et Tiècelin, à qui est venu l’amour-propre de chanteur, commence à crier de plus belle. Renart le pousse de plus en plus, car il s’agit de l’enivrer tout à fait : « Dieu ! dit Renart, comme maintenant est claire et comme est pure votre voix ! Si vous pouviez vous abstenir de noix, vous chanteriez le mieux du monde. Chantez donc encore une fois. » Tiècelin, qui veut avoir le prix du chant, s’y met tout entier ; il s’écrie à haute haleine, mais il ne sut si bien faire, quelque peine qu’il se donnât, que son pied droit ne s’en desserrât et que le fromage ne tombât à terre, tout juste devant les pieds de Renart. — Vous croyez la fable finie ; pas le moins du monde. Nos vieux trouvères ne sont pas pressés : ils chantent et récitent cela dans les fermes, ou les jours de foire, devant tout un monde rustique dont c’est la vie et qui est flatté de retrouver dans des rimes grossières, mais parfois vives et piquantes, les scènes et accidents de chaque jour. Le trouvère, dans le cas présent, a du poète en lui, il a du talent et sait peindre. Le fromage vient de tomber devant celui qui le convoite, mais qui va rester immobile : « Le friand lascif frémit et brûle, et frissonne tout entier de convoitise (ces deux vers dans le texte sont pleins d’expression) ; mais il n’en touche une seule miette, car encore, s’il peut en venir à bout, voudrait-il bien tenir Tiècelin. » Tout son art alors est d’attirer le Corbeau lui-même et de lui persuader de descendre. Il fait le blessé et le boiteux ; ce fromage qui vient de tomber l’incommode, assure-t-il, par son odeur. Le fromage n’est pas bon pour les plaies ; la médecine le lui défend : « Ha ! Tiècelin, descendez donc, et de ce mal me délivrez ; certes, je ne vous en prierais pas si je pouvais vous en dispenser ; mais avant-hier je me suis cassé la jambe dans un piège par mésaventure, et je ne puis bouger d’où je suis. »

On voit tout le jeu et le développement de cette petite action. Tiècelin se hasarde enfin à descendre, non sans crainte ; il fait un pas en avant et deux en arrière. Renart pourtant joue si bien l’estropié que Tiècelin s’est enhardi ; il est déjà à sa portée, mais ici Renart est trop pressé : il s’élance et manque le Corbeau, qui en est quitte pour quatre plumes de l’aile droite et de la queue. La moralité est donc double, et Renart, tout en ayant le fromage pour se consoler, n’a que la moindre moitié de ce qu’il désire.

Un des plus jolis épisodes de l’ancien Renart est l’aventure du maître fourbe avec Chanteclair, le Coq ; les avantages y sont également balancés, et Renart à la fin y trouve sa leçon. Cet apologue heureusement développé offre la peinture et la poésie de la basse-cour au naturel, et nous montre dans un cadre bien rempli le genre de talent des prédécesseurs de La Fontaine. On est dans une ferme proche d’un bois : il y a abondance de coqs et de poules, de canes et de malarts43, de jars et d’oies. Le dedans de la ferme est garni à l’avenant de chair salée, de jambons et de quartiers de lard. Le tout appartient à un riche vilain, Costant Desnoes, qui se méfie de Renart : dans son clos ou plessis44, il a de bonnes cerises, des pommes et autres fruits à foison ; ce plessis est très bien fermé tout autour de pieux de chêne aigus et gros, et il est bordé d’aubépines ; pour plus de sûreté les poules sont dedans. Renart vient rôder à l’entour tout doucement, le col baissé ; mais la force des pieux et des épines l’arrête. Il s’agit d’entrer dans la place de côté, sans faire trop de violence et sans épouvanter l’ennemi. Il avise un pieu brisé qui donne ouverture par le haut ; il s’y glisse et se laisse tomber tout d’une masse ; puis il se cache à plat ventre sous un chou. Mais les poules l’ont entendu et se hâtent de faire retraite. Sire Chanteclair, le Coq, n’est pas avec elles : il est allé dans un sentier près du bois se blottir entre deux pieux dans la poussière. Il les voit fuir ; il s’avance fièrement à leur rencontre, la plume au pied, le col redressé ; il les interroge d’un ton de maître. Pinte que nous retrouvons ici, Pinte qui en sait plus que les autres, qui est volontiers l’orateur de la bande et la sultane favorite, qui enfin a l’honneur de jucher à droite du Coq, Pinte lui explique ce qu’elles ont vu, une bête sauvage qui s’est glissée dans le pourpris.

— Et comment l’avez-vous vue ? — Comment ? je vis remuer la haie et la feuille du chou trembler. — Tais-toi, sotte, reprend le Coq ; Renart n’a pas les os si durs qu’il ose se mucher ici ; notre palis n’est pas si vieux qu’il l’ait pu déjà mettre en pièces. Ce n’est qu’une plaisanterie.

— Et il retourne à son sillon de poussière, moins rassuré pourtant qu’il ne le veut paraître ; il regarde souvent de côté et d’autre ; un œil ouvert et l’autre clos, un pied replié et l’autre droit, il s’appuie à un mur, et, comme celui qui est fatigué de chanter et de veiller, il se met à sommeiller peu à peu.

Tout sommeillant, il a un songe. Le songe est un lieu commun et une machine en usage dans les romans de chevalerie : ici la parodie en est heureuse et très spirituelle. Le Coq rêve donc qu’il voit je ne sais quelle chose qui est dans le courtil et qui lui vient dessus pour le revêtir : ce je ne sais quoi a une peau rousse, blanche sous le ventre ; le bord est en os, le col est étroit, et force lui est, après y être entré, de s’en revêtir au rebours, c’est-à-dire de telle sorte que sa taille aille à l’autre extrémité de l’habit et que sa queue reste dans le collet. Il s’éveille effrayé et court jusqu’à ses poules ; il s’adresse à Pinte, en qui il a le plus de confiance, et lui raconte son rêve. Celle-ci le lui explique, non sans avoir pris sa revanche avec ironie, et essaye de lui démontrer que ce je ne sais quoi d’où son cauchemar lui est venu n’est autre que Renart, caché là sous ce buisson.

Chanteclair, que la leçon a piqué, est incurable ; l’orgueil et la forfanterie le poussent ; il traite Pinte encore une fois de folle, et retourne se mettre en sa poudrière au soleil . Renart fait le mort et se tient coi ; Chanteclair s’endort ; Renart s’approche pour le happer, mais le manque. Chanteclair, qui le reconnaît enfin, saute sur un fumier, et ici la scène du Corbeau recommence : il s’agit pour Renart de décider Chanteclair à ne pas fuir, et, qui plus est, à fermer les yeux, afin de se laisser prendre : « Ne fuis pas et n’aie crainte ; je ne suis jamais plus content que quand tu te portes bien, car tu es mon cousin germain », lui dit Renart. Et à ce premier mot Chanteclair, un peu rassuré, se met à chanter de joie. Renart, insistant sur le cousinage : « Souviens-toi de Chanteclin, lui dit-il, le bon père qui t’engendra :

Jamais Coq si bien ne chanta ;
Telle voix eut et si clair ton
Que d’une lieue l’entendait-on,
Et chantait fort à longue haleine
Les deux yeux clos et la voix saine ;
D’une grand lieue on l’entendait
Quand il chantait et refrainait. »

Ce que Renart veut obtenir cette fois, c’est que le Coq ferme les deux yeux en chantant ; c’est, selon lui, la seule bonne méthode. Il n’est adresse ni rhétorique d’Ulysse qu’il n’emploie pour l’y décider. Chanteclair ne demande pas mieux, mais il prie Renart de s’éloigner au moins un peu, et, à cette condition, il lui jure qu’il n’y aura voisin aux environs qui n’entende son fausset. Renart sourit de la condition et lui dit, en touchant toujours la corde filiale : « Chante, cousin ; je saurai bien si Chanteclin mon oncle te fut de quelque chose. » Chanteclair chante ; mais il chante comme il dormait d’abord, un œil clos et l’autre ouvert, et il regarde souvent de côté : « Ce n’est pas cela, dit Renart, Chanteclin chantait autrement, tout d’un trait, les yeux fermés, tant qu’on l’entendait par-delà les plessis. » À ce coup Chanteclair n’y tient pas ; il commence sa mélodie en fermant les yeux de toutes ses forces, et Renart, s’élançant par-dessus un chou rouge, le prend au cou et l’emporte.

La fable n’est pas finie ; n’oublions pas qu’avec les trouvères nous sommes dans le récit épique : il ne s’agit pas de faire une fable courte, qu’on lit dans un livre, mais de réciter une action qui se développe, qui tient un auditoire en suspens et qui fait la joie du vilain. La poule Pinte voit le coup qu’elle avait, hélas ! prévu, et donne l’alarme. La femme gardienne du ménil, comme c’était le soir, vient appeler ses poules et s’aperçoit du malheur ; maître Costant arrive à son tour : on court sus de tous côtés à Renart ; on le poursuit de menaces et de huées. Ici le Coq a un trait de génie : tout gêné qu’il est et à demi croqué par celui qui le tient à la gorge, il lui dit : « Eh quoi ! sire Renart, n’entendez-vous pas les infamies dont vous chargent ces vilains qui vous huent si fort ? Costant vous suit plus que le pas. Lancez-lui donc un de vos bons mots, et, quand il criera : Renart remporte, dites-lui en vous retournant : Oui, et malgré vous ! » Il n’est si sage qui n’ait son moment de folie, qui ne foloie (foloier, quel joli mot !) ; Renart y fut pris cette fois ; l’idée lui parut heureuse, et, au premier cri que lança Costant, il lâcha ce mot d’ironie : « Oui, malgré vous ! » Mais pour cela il lui fallut ouvrir la bouche ; le Coq, qui n’attendait que l’instant, en profita, battit des ailes et s’envola sur un pommier, d’où à son tour il fit en souriant la leçon au cousin Renart. Il y a ici une contrepartie et comme une revanche de la scène du Renard et du Corbeau.

Les modernes ont eu souvent sur ce canevas ou sur un canevas analogue des fables agréables et bien tournées : ainsi Florian dans sa fable L’Écureuil, le Chien et le Renard ; ainsi Le Bailly surtout dans L’Écureuil et le Renard. Ce dernier fabuliste semblerait s’être souvenu, en vérité, de l’ancien apologue, et en avoir tiré quelques-uns de ses traits. Mais la différence qu’il y a entre ces modernes, ceux même qui sont plus exclusivement et plus uniquement fabulistes que La Fontaine, et les anciens trouvères, c’est que ceux-ci se complaisent beaucoup plus aux détails domestiques et familiers, à tout ce qui est du monde et des mœurs des animaux, et qu’ils ne craignent ni de déroger, ni d’ennuyer en y insistant. Il est sensible qu’ils s’adressent à des imaginations un peu neuves et comme d’enfants, et qu’ils en tiennent eux-mêmes.

Je pourrais multiplier les exemples, mais il ne faut point abuser. Maintenant j’ai à marquer qu’à côté de ces parties du Roman de Renart toutes vives, naturelles et gracieuses, il en est d’un tout autre caractère. Dans les tours que fait Renart il en est d’odieux, il en est d’infâmes, et qui sont de la profanation la plus effrontée. Rois, pontifes, sacrements, la croisade, la confession, les funérailles, tout n’est que jeu pour cet hypocrite et ce pervers. Comme le sujet resta longtemps en circulation, il est évident que les esprits satiriques du temps y virent un cadre commode au dénigrement, et qu’ils y embarquèrent petit à petit toutes sortes d’audaces. Sous le titre de Renart le Novel (le Nouveau Renard), un poète des dernières années du xiiie  siècle, Jacquemard Gieslée, de Lille en Flandre, a fait un ouvrage de morale et d’allégorie dans lequel il a réuni toutes ces inventions de la fin, qui s’écartent de ce qu’il y avait d’abord de vif et d’enjoué dans les simples branches en apologues. Qui dit allégorie, en effet, dit corruption et décadence de l’apologue et de l’épopée. Dans cette nouvelle et dernière forme, Renart est pris pour synonyme de mal, de vice et de péché dans le sens le plus absolu du mot ; c’est Satan en personne usurpant le règne de la terre. Le sujet est la révolte de Renart contre Noble, le roi des animaux, honnête homme qui a des faiblesses et qui a le tort de pactiser en fin de compte avec Renart. À un certain moment de la guerre, Renart, désespérant de tenir dans sa forteresse de Malpertuis, construit un grand vaisseau allégorique, une arche de malice, destinée à embarquer tout son monde. Ce vaisseau, dont chaque partie et chaque agrès est un vice et une méchante pensée, est décrit d’une façon ingénieuse et pédantesque qui rentre déjà tout à fait dans le genre faux du xive  siècle, et qui signale une véritable décadence dégoût en même temps qu’un raffinement très habile dans les idées. Un autre vaisseau, le vaisseau du bien, construit par le roi Noble, et offrant le symbole de toutes les vertus et qualités, tient la mer et lutte contre celui de Renart ; mais le traître regagne toujours ses avantages par la ruse ; il amène le roi à une fausse paix et signale par là son triomphe : le roi consent, pour s’en retourner chez lui, à monter sur le navire de Renart, et il s’y trouve mieux que dans le sien propre. Dès lors tout est dit ; Renart, sous un titre ou sous un autre, règne et gouverne, et il n’est personne qui ne reconnaisse sa puissance. Les ordres religieux du temps, les Jacobins et les Franciscains, viennent à l’envi lui demander d’être des leurs et de se mettre à leur tête. Il se contente de donner à chacun des ordres un de ses fils pour gardien. L’ordre des Templiers et celui des Hospitaliers lui adressent la même demande ; chacun des deux réclame et tire à soi Renart qui, cette fois, se décide et obtient du pape la permission d’appartenir aux deux ensemble. Son vêtement sera mi-parti, à droite d’hospitalier, et de templier à gauche ; à gauche il aura la barbe longue, il sera rasé à droite, et il les gouvernera les uns et les autres. Je cours sur ces audaces finales qu’on entrevoit assez, et que déplore le poète tout en les racontant et les dénonçant comme le signe d’une société perdue et d’un siècle désespéré.

Certes elle était malade, en effet, et en danger de se dissoudre, cette société finissante du Moyen Âge, qui engendrait ce dernier Roman de Renart comme peinture et expression d’elle-même : pourtant elle avait des ressources encore, de la force héroïque et des exemples à opposer tout à côté à cette corruption des subtils et des lâches. Il n’est pas bon, même quand on étudie le passé, de rester sur ces impressions décourageantes, et je veux indiquer l’antidote après le poison, un poème d’honneur et de courage en face de ce tableau d’hypocrisie consommée et de rouerie impudente. Qu’on ouvre le chant ou récit du Combat des Trente 45, ce fragment épique qui retarde en quelque sorte au milieu du xive  siècle, et qui raconte dans la forme des chansons de geste un dernier grand duel chevaleresque, le combat de trente Anglais et de trente Bretons (1350). C’est l’épisode épique le mieux détaché peut-être qui se puisse présenter. Les beautés toutes rudes y sont concentrées et fortes. Quand tout changeait autour d’elle et que la littérature à la mode se surchargeait de vaines recherches d’école, l’Armorique un peu arriérée et cantonnée restait fidèle à la vieille forme poétique comme aux vieilles mœurs ; elle restait surtout fidèle à ce courage qui est toujours prêt en France à renaître et à sortir quelque part de terre, quand les grands raisonneurs disent qu’il a disparu.

Ici le trouvère est sérieux et grave ; il est sincèrement religieux ; il s’adresse au début à tous les gens de bien et d’honneur, non aux traîtres ni aux jaloux ; il veut raconter comment un jour trente Anglais et trente Bretons se combattirent, cette noble bataille qui a nom des Trente. Il commence et il finira par prier le Dieu qui mourut en croix d’avoir pitié des âmes de tous ceux qui combattirent ce jour-là, et qui sont morts la plupart au moment où lui, trouvère, il raconte : tous tant qu’ils sont, soit Bretons, soit Anglais, il ne les sépare point dans sa prière.

Dagorne, le chef anglais, est mort ; Bombourg lui a succédé ; mais il n’observe pas la même trêve qui consistait, dans ces guerres de nobles, à épargner le menu peuple et ceux qui travaillent le blé. Le bon chevalier Beaumanoir va vers lui, et lui dit dans un sentiment tout humain qui est rare au Moyen Âge, qui manque chez Froissart, historien de cour, et qu’on est heureux de retrouver ici :

Chevaliers d’Angleterre, vous faites grand péché
De travailler les pauvres, ceux qui sèment le blé…
Si laboureurs n’étaient, je vous dis ma pensée,
Les nobles conviendrait travailler en l’airée (aux champs),
Au fléau, à la houe, et souffrir pauvreté ;
Et ce serait grand peine quand n’est accoutumé.

En les citant, j’altère le moins possible ces espèces d’alexandrins qui sont à l’état brut. Dans cette forme épique du Combat des Trente, le poète procède ainsi par couplets de longueur inégale, où tous les vers sont sur une seule rime, ou du moins sur une seule assonance. Cette monotonie, à la longue, produit son effet et fait vibrer la fibre. C’est une forme mnémonique et qui, à force de retomber sur le même ton, inculque le fait ou le trait dans la mémoire.

Bombourg répond fièrement à l’ouverture de Beaumanoir ; il ne veut entendre à aucun adoucissement : Montfort sera duc de la noble duché, Édouard d’Angleterre sera roi de France. Beaumanoir s’incline et répond humblement :

Songez un autre songe, celui-ci est mal songé.
Ceux qui le plus en disent, à la fin leur méprend.

Dans tout ce début très simple, il y a un certain art du trouvère. Il met la bravade du côté des Anglais, de ceux qui auront le dessous. Cependant Beaumanoir propose à Bombourg de s’ajourner pour combattre à jour fixe, et là, au nombre de soixante, ou quatre-vingts, ou cent, de vider la querelle, de trancher entre les deux prétendants la question du droit. Bombourg consent à la proposition de Beaumanoir ; il est convenu qu’on sera trente de chaque côté, et que l’on combattra proche de Ploërmel.

Beaumanoir revient au château de Josselin, proclame l’entreprise et se met à choisir entre ses barons. Tous ceux qu’il choisit, soit chevaliers, soit écuyers, sont désignés nommément, sans qu’un seul soit oublié ; chacun obtient son épithète d’honneur. — Bombourg, de son côté, fait de même ; il complète son nombre de vingt Anglais par six bons Allemands et quatre Brabançons. Ses hommes obtiennent aussi des épithètes honorables ; quelques-uns pourtant y sont présentés comme tenant du rusé et du renard.

Le jour venu où l’on doit se rendre sur le pré, Beaumanoir exhorte ses compagnons ; il leur fait dire une messe ; chacun a reçu l’absolution et prend son sacrement au nom du roi Jésus. Son discours est d’un héros pieux. Bombourg, de son côté, assemble aussi les siens ; mais il leur déclare qu’il a fait lire ses livres de prophétie, et que Merlin (l’enchanteur) leur a promis la victoire. Il y a là un reste de païen ou un commencement d’hérétique qui jette sur lui de la défaveur et qui montre que sa cause n’est pas pure.

Bombourg, avec ses trente compagnons, est venu le premier sur le pré : il s’écrie à haute voix : « Beaumanoir, où es-tu ? » Il semble déjà l’accuser d’avoir faussé sa parole et de se tenir pour défait. Mais à peine a-t-il laissé échapper ce mot que Beaumanoir a paru.

Ici Bombourg, qui est brave, a comme un pressentiment soudain de sa destinée. Lui, qui vient de s’avancer avec une sorte de jactance, il hésite et recule ; il demande à Beaumanoir de remettre la partie, d’en faire savoir la nouvelle à leurs rois, au gentil Édouard d’Angleterre et au roi de Saint-Denis. — Beaumanoir répond qu’il va en conférer avec les siens.

Il revient donc vers son monde, et leur annonce que Bombourg voudrait changer le jour et qu’on s’en retournât sans frapper de grands coups ; il leur en demande leur avis. L’un d’eux, Charuel, change de couleur à cette idée, et déclare honni celui qui ne maintiendra pas la cause du duc légitime (Charles de Blois)e, et qui s’en ira sans donner de coups d’épée. — « Cette chose m’agrée, dit Beaumanoir ; allons à la bataille, ainsi qu’elle est jurée. »

Il revient à Bombourg, qui lui représente encore que c’est folie à lui d’exposer ainsi à la mort la fleur de la duché ; car, une fois morts, on ne trouvera jamais à les remplacer. — « Gardez-vous de croire, répond Beaumanoir, que j’aie amené ici toute la chevalerie de Bretagne, car ni Laval, ni Rochefort, ni Rohan et bien d’autres n’y sont ; mais il est bien vrai que j’ai avec moi une part de cette chevalerie et la fleur des écuyers… » Bombourg reprend la bravade et l’invective. Le combat est engagé.

Au premier choc, les Bretons ont le dessous ; trois ou quatre d’entre eux sont quasi morts et faits prisonniers. Tristan, qui se sent grièvement blessé, s’écrie : « Beaumanoir, ou es-tu ? » À un certain moment et après ce premier assaut, tous, d’un commun accord, s’entendent pour aller chercher à boire, car chacun a dans sa bouteille du bon vin d’Anjou, et ils reviennent au combat sans retard.

La bataille est rude dans la prairie : les Bretons ont cinq des leurs hors de combat ; ils ne sont plus que vingt-cinq, lorsqu’un écuyer, Geoffroi de La Roche, demande à être fait chevalier de la main de Beaumanoir, au milieu de l’action. Image touchante, qui signifie qu’un guerrier manquant, un autre à l’instant se lève. Beaumanoir lui donne la chevalerie au nom de la sainte Vierge, lui rappelle son aïeul qui s’est illustré à Constantinople, et jure que les Anglais le paieront avant l’heure de complies. Bombourg l’entend, et lui crie avec ironie : « Rends-toi vite, Beaumanoir ; je ne te tuerai pas, mais je ferai de toi un présent à mon amie, car je lui ai promis que, sans mentir, aujourd’hui je te mettrai dans sa chambre jolie. » Là-dessus c’est à qui vengera Beaumanoir de l’insulte : Bombourg tombe frappé à mort.

Cependant la bataille n’est pas gagnée ; elle dure acharnée et pesante. Les Allemands et les Anglais se mettent en masse et se serrent comme s’ils étaient liés : il n’y a pas moyen de les entamer. Les coups que les combattants s’entredonnent vont retentissant à un quart de lieue à l’entour ; la chaleur est grande ; chacun est trempé ; la sueur et le sang pleuvent comme rosée :

De sueur et de sang la terre rosoya.

Ce jour-là qui était le bon samedi avant le dimanche où l’Église chante Laetare Jerusalem, Beaumanoir avait jeûné ; et à ce milieu du combat, blessé, il eut soif et demanda à boire. Messire Geoffroi de Boves, l’un de ses compagnons, lui répondit :

Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera.
Ce jour aurons honneur : chacun y gagnera
Vaillante renommée……………………

Et Beaumanoir, que cette parole enflamme, se remet si vivement à l’action que, de colère et de douleur, la soif lui passa.

Expression d’un héroïsme sublime et naturel ! Qu’on ne nous parle plus des Romances du Cid pour en faire honte à nos vieux trouvères : ici, il y a des accents tout pareils, que le vieux chantre patriotique a pris sur le vif et tirés de ces rudes courages.

Ce que le trouvère n’a pas cherché, mais ce qui ne laisse pas de frapper encore et d’émouvoir, le combat continuant, c’est le contraste du lieu riant et frais et de la mêlée si lourde et si sanglante : « Dedans un très beau pré, sur une douce pente, à mi-voie de Josselin et du château de Ploërmel, au chêne que l’on appelle de la mi-voie, le long d’une geneslaie qui était verte et belle… » Il y a là un sentiment comme involontaire de nature, un souvenir circonstancié de la terre de la patrie, qui ajoute à l’effet simple et grandiose. — Si le poète y a pensé, ce n’est pas pour y voir un contraste, mais plutôt pour y noter un accord entre cette belle nature chérie et ce beau fait d’armes glorieux : son patriotisme marie tout cela.

C’est assez pour montrer que le Roman de Renart n’est pas l’unique et dernier mot de ce Moyen Âge finissant, que, si la renardie règne ici, la chevalerie dure, se maintient et recommence ailleurs, et que la race des Beaumanoir, des Du Guesclin, des Bayard, n’est jamais éteinte.

L’envie m’a pris de chercher dans l’Antiquité, parmi les duels mémorables, lequel se pouvait comparer par quelque trait au combat des Trente. Il en est un dont parle Hérodote. Sparte et Argos étaient en guerre : il s’agissait d’un lieu important appelé Thyrée, que réclamaient les deux peuples. Il fut convenu que trois cents hommes seulement de part et d’autre en viendraient aux mains, et que le territoire contesté appartiendrait aux vainqueurs. Les deux armées ne devaient point assister au combat, afin de n’être point tentées de venir au secours du plus faible. On combattit donc, trois cents contre trois cents, c’est-à-dire à extinction. Tous les Lacédémoniens étaient morts ou mortellement blessés ; deux Argiens seuls restaient debout, et, dans leur empressement, ils coururent à Argos annoncer leur victoire. Pourtant un des blessés mourants parmi les Lacédémoniens, le nommé Othryades, se soulevant sur le champ de bataille ensanglanté et se voyant seul, eut assez de force et de souffle encore pour dépouiller un vaincu, pour dresser un trophée, chose sacrée et qu’avaient oubliée les autres, et sur le bouclier il écrivit de son sang : « La victoire est aux Lacédémoniens. » Puis il expira. Quand les Argiens revinrent, ils trouvèrent le trophée debout, l’inscription encore fumante, et Othryades qui rendait l’âme à côté ; mais la victoire était acquise et consacrée : la religion défendait de renverser un trophée. Les poètes ont fait à ce sujet des pièces de vers en divers sens, et l’on a de Simonide cette épitaphe triomphante des Spartiates :

Nous les trois cents, qui avons, ô Sparte notre mère, combattu pour Thyrée contre un pareil nombre d’Argiens, — sans tourner la tête, — là où nous avions marqué le pied, là même nous avons laissé la vie. Mais ce trophée tout couvert du sang généreux d’Othryades, proclame : « Thyrée, ô Jupiter, est aux Lacédémoniens. » Que si quelqu’un des Argiens a échappé à son destin, c’est qu’il tenait du fuyard Adraste. Mais pour Sparte, ce n’est pas de mourir, c’est de fuir qui est proprement la mort.

C’est ainsi qu’à distance les âges héroïques se rencontrent, et que les poésies, si inégales et si différentes qu’elles soient, se répondent par certains accents et par le cœur. Le vieux trouvère, dans sa simple rudesse, a peut-être même mieux réussi que Simonide, et le sang d’Othryades parle moins haut chez l’un, que chez l’autre le sang de Beaumanoir.

Quant à l’idée que j’ai eue dans ce petit chapitre de vieille littérature, elle pourrait se résumer en ces mots ; le Roman de Renart et son correctif46.