(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — II. (Fin.) » pp. 98-121
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — II. (Fin.) » pp. 98-121

II. (Fin.)

Il me semble que nous connaissons déjà Froissart, cette nature vive, mobile, curieuse, amusée, toute à l’impression du dehors, toute au phénomène. C’est là une grande prédisposition pour l’historien en tant que narrateur et peintre, et, s’il peut joindre à cette faculté première et indispensable une réflexion plus secrète, la recherche des causes, ce sera tant mieux, et il s’élèvera alors à toute la hauteur de sa mission, quoiqu’il y ait toujours un peu à craindre qu’avec cette qualité de plus, avec ce fonds philosophique, le tableau du premier plan ne perde quelque chose de sa sincérité et de sa fraîcheur, et que la représentation des événements qu’on est jaloux d’expliquer ne conserve pas la même netteté involontaire, la même franchise. Il n’y a pas, notez-le bien, de formes d’esprit plus opposées que celle de l’historien proprement dit, narrateur et chroniqueur, et celle du philosophe ou de l’homme de doctrine. Un jour, à quelqu’un qui opposait avec trop d’insistance un fait à l’une de ses idées, M. Royer-Collard répondait : « Monsieur, il n’y a rien de plus méprisable qu’un fait. » Ce n’était là qu’une plaisanterie dite d’un air grave. Pourtant l’opposition existe entre les deux familles d’esprits, bien réelle et profonde. L’historien et le philosophe, du moins le philosophe moraliste, se rejoignent dans Tacite, et c’est sa gloire. Mais si vous prenez les facultés dans ce qu’elles ont d’extrême, le contraste et même la contradiction se manifestent. Il y a ceux qui ne sont contents que quand ils ont la tête à la fenêtre, qu’ils voient défiler le cortège en toute chose, et qu’ils racontent aux autres tout ce qui passe. Il y en a qui sont tout l’opposé ; un vrai philosophe de nos jours, Maine de Biran, qui avait vu la Révolution et l’Empire, n’avait de plaisir que quand il se tournait en dedans et qu’il regardait en lui-même comme dans un puits. Le métaphysicien Malebranche, dans sa jeunesse et avant d’avoir trouvé sa vocation, avait voulu s’appliquer à l’histoire ecclésiastique ; il commença par lire Eusèbe et d’autres chroniqueurs : « Mais les faits, dit Fontenelle, ne se liaient point dans sa tête les uns aux autres ; ils ne faisaient que s’effacer mutuellement. » Au contraire, prenez un pur historien, Tillemont : tout enfant, dès l’âge de douze ans, il ne peut se détacher de Tite-Live ; dès qu’il l’a ouvert, il ne peut se résoudre à le fermer qu’il n’en ait lu tout un livre. De même Gibbon aspire dès sa première jeunesse à la qualité d’historien. Froissart ne sera jamais un historien critique comme Tillemont, ni encore moins un historien philosophe comme Gibbon ; mais sa vocation, réduite à toute sa simplicité, à l’enquête curieuse et à la vive représentation des faits, n’en paraît que plus en saillie ; nous avons vu cette vocation courir et jouer pour ainsi dire devant nos yeux dès son enfance, et il passa toute sa vie à la satisfaire.

J’ai prononcé à son sujet le mot de conteur : il faut entendre en quel sens. Il y avait en France bien des conteurs avant Froissart, et il y en aura depuis. C’est une branche charmante et bien variée de la littérature française dès le Moyen Âge que le conte, depuis les auteurs de fabliaux jusqu’à La Fontaine, en passant par les nouvelles de la cour de Bourgogne, par les jolis romans d’Antoine de La Sale, par les contes de Marguerite de Navarre, de Des Périers. C’est un genre universel, très épanoui au xive  siècle, et dans lequel Boccace excelle comme Chaucer. Eh bien ! Froissart, à certains égards, n’est qu’un conteur, mais un conteur à la plus haute puissance, s’appliquant de préférence aux faits d’armes et aux épisodes épiques, un conteur élevé à l’historien. Il a lui-même de ces distractions qui trahissent la race et l’origine ; il vous dira dès son quatrième chapitre : « Or, dit le conte, que le beau roi Philippe de France (Philippe le Bel) eut trois fils, etc. » ; absolument comme le ferait un romancier.

— Dans l’âge suivant, au xve  siècle, dit Gray à la suite du passage que j’ai précédemment cité, je vois que Froissart était lu avec grand plaisir par tous ceux qui savaient lire, et sur le même pied que le Roi Arthur, Sire Tristram et l’Archevêque Turpin ; non pas qu’on le prît pour un romancier auteur de fables, mais bien parce qu’on les prenait, eux tous, pour de vrais et authentiques historiens ; tant il était alors de peu de conséquence pour un homme, de se mettre en peine d’écrire la vérité !

Je crois pourtant que Gray va ici un peu loin : Froissart, à sa manière et selon sa mesure de jugement, s’était mis fort en peine de recueillir la vérité dans ce qu’il raconte. On a cité des exemples naïfs de sa crédulité, et qui montrent qu’en fait de critique il n’est pas supérieur aux gens d’esprit de son temps. Sans doute, et nous le savons assez, il ne triait pas beaucoup dans ce qui venait à sa connaissance, il prenait un peu de toutes mains. Les seigneurs et chevaliers avaient beau jeu à lui réciter leurs prouesses, il n’y faisait guère d’objections, et, les aventures une fois entendues, il ne s’inquiétait plus ensuite que de les mettre en ordre et dans un beau jour. Son mode de questionner et de s’enquérir ne se voit jamais mieux que quand il tient un héraut d’armes, un écuyer, un de ces hommes secondaires qui ont été agents dans une entreprise ; c’est alors qu’il ne les lâche pas qu’il n’ait tiré d’eux tout ce qu’ils savent. Il retient de leur bouche et consigne mot à mot chaque circonstance. Cependant, quand on a dit qu’il est crédule, il ne faut rien exagérer. Il a le sentiment de la mission et de la gravité de l’histoire ; il se reproche à un certain moment (en termes assez obscurs) d’en être descendu, d’y avoir dérogé. Il recherche jusqu’à un certain point les causes, et surtout il s’enquiert des moyens. Voyez-le dans cet intéressant entretien qu’il a avec l’écuyer anglais, Henri Crystède, pendant un de ses derniers voyages en Angleterre. Cet écuyer, témoin du bon accueil que lui font le roi et les seigneurs, et le sachant d’ailleurs historien, l’accoste à dessein et offre de lui raconter le voyage et la conquête du roi Richard II en Irlande, et la soumission des quatre rois irlandais, lesquels semblaient alors aux Anglais de purs sauvages :

« Messire Jean, dit Henri Crystède, avez-vous point encore trouvé personne en ce pays ni en la Cour du roi notre sire, qui vous ait dit ni parlé du voyage que le roi a fait en cette saison en Irlande, et de la manière dont quatre rois d’Irlande, grands seigneurs, sont venus en obéissance au roi d’Angleterre ? » Et je répondis, pour avoir matière de parler : « Nenni. » — « Et je vous le dirai, dit l’écuyer, afin que vous le mettiez en mémoire perpétuelle quand vous serez retourné dans votre pays et que vous aurez de ce faire plaisance et loisir. » De cette parole je fus tout réjoui et répondis : « Grand merci. »

Notez qu’à la première question que lui adresse l’écuyer, s’il a déjà entendu parler de ce voyage, Froissart fait semblant de n’en rien savoir pour mieux tout apprendre. Et quand l’écuyer a tout dit, et la soumission inattendue des quatre rois, et leurs façons étranges, et la peine qu’il eut, lui Henri Crystède, qui savait leur langue et avait été attaché à leurs personnes, à leur enseigner les belles manières et les bienséances indispensables ; quand il les a montrés apprivoisés peu à peu et amenés à se laisser faire chevaliers de la main du roi Richard en l’église cathédrale de Dublin, puis dînant ce jour-là avec le roi ; et après qu’il a ajouté que c’était chose très intéressante et qui eût été pour Froissart tout à fait neuve à regarder : « Henri, répond Froissart, à qui l’eau est venue à la bouche d’un tel récit, je le crois bien et voudrois qu’il m’eût coûté du mien et que j’eusse été là. » C’est absolument comme quand Saint-Simon, à une certaine scène de cour (le mariage de Mlle d’Orléans avec le duc de Berry), en un moment où toutes les intrigues et les cabales étaient en jeu, nous dit : « Je n’ai point su ce qui se passa chez elle (la duchesse de Bourbon, une des ennemies) dans ces étranges moments, où j’aurais acheté cher une cache derrière la tapisserie. » Pour Froissart, qui est d’une curiosité moins compliquée et moins dévorante, ce n’est jamais derrière la tapisserie qu’il désirerait se cacher, mais bien être dans quelque coin d’où il pût voir à l’aise le devant du spectacle et de la cérémonie. Ici toutefois un autre désir se mêle à la curiosité, et la réflexion y a sa part ; il se sent à l’aise avec l’écuyer Crystède, et il le presse plus peut-être qu’il ne ferait un autre :

Je veux, lui dit-il, vous demander une chose qui ne laisse pas de me faire grandement émerveiller, et que j’aimerois à apprendre de vous si vous la savez ; et vous en devriez savoir quelque chose : c’est la manière dont ces quatre rois d’Irlande sont venus sitôt en l’obéissance du roi d’Angleterre, tandis que le roi son aïeul, qui fut si vaillant homme, si craint et partout si renommé, ne les put soumettre et les a toujours eus pour ennemis. Vous m’avez dit que ce fut par traité et par grâce de Dieu. La grâce de Dieu est bonne quand on la peut avoir, et elle a certes son prix ; mais on voit peu de seigneurs terriens présentement augmenter leurs seigneuries, si ce n’est par force et puissance ; et quand je serai retourné en la comté de Hainaut, où je suis né, et que je parlerai de cette matière, sachez que j’en serai examiné et questionné très avant.

Ainsi, Froissart ne se paie pas de ce qui contenterait Joinville : il en est, par moments, à vouloir connaître les causes secondes. Un siècle après, Commynes remontera jusqu’aux principes politiques, aux causes premières des événements : voilà la gradation. Froissart va jusqu’à mi-chemin ; il est de son siècle pourtant et de sa robe, et, si l’on surprend parfois chez lui un sourire, l’idée ne lui vient jamais de s’émanciper. Il est religieux et dévot, quoique mondain et bon vivant ; il s’agenouille devant une croix qu’il rencontre, et récite des Pater et des Ave pour les morts ; il félicite les chevaliers qu’il célèbre, et tire sujet de louange pour eux que Dieu leur ait accordé pleine connaissance et entière repentance à l’heure de la mort. Il a des prédictions, des miracles soudains, de singuliers châtiments du ciel qu’il expose en détail sans paraître en douter. C’est ce que j’appelle chez lui des restes de fabliaux dévots à la Joinville. En certains cas il va plus loin : il croit aux esprits, aux démons familiers. Tout ce mélange, ce composé naturel et sincère où domine et surnage partout la curiosité historique, nous est d’un grand charme en le lisant.

Ses Chroniques embrassent les événements pendant les trois quarts du siècle, depuis 1325 jusqu’à 1400 (c’est-à-dire depuis le couronnement du roi Édouard III d’Angleterre jusqu’au détrôneraient et à la mort de son petit-fils Richard II). On y voit l’histoire de ce qui s’est passé, pendant cette longue période, dans toutes les provinces du royaume de France ; ce qui est arrivé de considérable en Angleterre, en Écosse, en Irlande, en Flandre : une infinité de particularités touchant les affaires des papes de Rome et d’Avignon, touchant celles d’Espagne, de Portugal, d’Allemagne, d’Italie et quelquefois même de pays plus lointains, tels que Hongrie, Turquie, et des pays d’outre-mer. Mais ici, quand le bon Froissart s’aventure si loin, il n’y a plus du tout à compter sur lui, et les méprises, même les fables, abondent. Au milieu de cette vaste trame un peu confuse, l’Angleterre et la France tiennent le premier plan ; et c’est dans les tableaux qu’il en retrace qu’on pourrait le mieux choisir pour donner idée de sa manière. Entre trois morceaux d’une peinture bien expressive qu’on rencontre chez lui dès le début, l’un purement gracieux et romanesque, l’épisode de l’amour du roi Édouard pour la comtesse de Salisbury ; — l’autre, pathétique et dramatique, l’épisode du siège de Calais et des six bourgeois pour qui la reine d’Angleterre obtient grâce ; — un troisième, enfin, tout épique et grandiose, la bataille de Poitiers, j’ai préféré ce dernier comme nous montrant mieux Froissart dans sa plus haute et plus grande manière et dans son entier développement. Rien n’est plus largement conté, plus clair, plus circonstancié que cette bataille, mieux suivi dans ses moindres circonstances en même temps que posé dans son ensemble et couronné par une fin vraiment touchante. On suit à la fois distinctement le plan général comme dans une relation moderne, et chaque duel singulier comme dans un combat de l’Iliade. C’est ce que je voudrais faire sentir et démontrer à tous par une analyse un peu complète et par une juste application de la critique littéraire. Ceci demande un peu d’attention : mais ceux qui voudront bien la prêter en seront payés avant la fin, si je ne me trompe25.

Le prince de Galles, partant de Bordeaux, s’était mis à faire une chevauchée dans le Limousin et le Berry ; ce qu’apprenant le roi Jean, il passa la Loire à la tête d’une nombreuse armée : « Si pouvez bien croire et sentir que là étoit toute la fleur de France, de chevaliers et d’écuyers, quand le roi de France et ses quatre enfants y étoient personnellement. » — Ayant passé la rivière deVienne, l’armée du roi arrivait devant Poitiers, quand les coureurs du prince de Galles donnèrent sur la queue de son armée, et le roi apprit que les ennemis qu’il cherchait en avant étaient plutôt derrière lui.

À cette nouvelle, le roi eut grande joie. Il s’arrêta à l’instant et fit faire volte-face à ses gens, qui se logèrent au loin dans la campagne. C’était un samedi soir. Le prince de Galles, de son côté, quand ses coureurs lui eurent donné la nouvelle que l’armée ennemie, si nombreuse, lui coupait le chemin, n’en fut nullement effrayé, et il ne songea qu’à combattre avec le moins de désavantage. Cette nuit, les Anglais se logèrent dans un lieu assez fort, entre haies, vignes et buissons. Les sentinelles veillaient, et on était sur ses gardes des deux parts.

Le dimanche matin, le roi de France, qui avait grand désir de combattre, fit chanter la messe solennellement dans son pavillon et y communia avec ses quatre fils. Après la messe se tint un grand conseil composé des princes et grands seigneurs, pour savoir ce qu’on allait faire. Il fut décidé que l’on combattrait sans retard, que tous se mettraient aux champs, et que chaque seigneur déploierait sa bannière au nom de Dieu et de saint Denis. Ce conseil plut grandement au roi de France :

Lors sonnèrent les trompettes parmi l’armée, et s’armèrent toutes gens et montèrent à cheval, et vinrent sur les champs, là où les bannières du roi ventilloient au vent et étoient arrêtées, et, par espécial, l’oriflamme que messire Geoffroy de Charny portoit. Là eût-on pu voir grand’noblesse de riches armures, de belles armoiries, et toutes sortes de pennons et bannières ; car là étoit toute la fleur des seigneurs de France, et nul chevalier ni écuyer n’osoit demeurer à l’hôtel s’il ne vouloit être déshonoré.

L’ordre général de bataille était celui-ci : trois batailles, autrement dit trois corps de troupes, l’un commandé par le duc d’Orléans, frère du roi ; l’autre commandé par le duc de Normandie, fils aîné du roi (le futur Charles V), pour lors âgé de dix-neuf ans ; le troisième, par le roi en personne. Quatre chevaliers envoyés pour reconnaître l’ordre et le plan des Anglais le viennent redire au roi Jean, qui, « monté sur un grand blanc coursier », exhalait son ardeur et n’épargnait pas les paroles pour piquer les siens : « Entre vous, disait-il, quand vous êtes à Paris, à Chartres, à Rouen ou à Orléans, vous menacez les Anglais et vous vous souhaitez le bassinet en la tête devant eux : or, y êtes-vous ; je vous les montre… » Et ses barons lui répondaient par des cris de joie et d’espérance.

Le plan des Anglais est très bien exposé ; ils n’ont qu’une bataille, un corps de troupes, mais bien ordonné, le long d’un chemin fortifié de haies et de buissons, les archers défendant la haie, et cette haie n’offrant qu’une étroite entrée pour quatre hommes de front au plus. Sur les côtés de la haie, parmi les vignes et les épines où l’on ne peut aller à cheval, sont disposés leurs gens d’armes tous à pied, et ils ont mis devant eux leurs archers « en manière de herse ». Le roi décide, sur le conseil des plus experts chevaliers, que trois cents hommes d’élite à cheval commandés par les deux maréchaux messire Jean de Clermont et messire Arnoul d’Audrehem, et choisis parmi les plus durs, les plus roides et les plus hardis, iront pour rompre et forcer l’entrée. Derrière ces trois cents hommes, dits la bataille des maréchaux, se trouvera, pour les soutenir, sous le commandement du duc d’Athènes, connétable de France, le corps d’Allemands, à cheval aussi.

Mais voilà, quand les batailles du roi sont bel et bien ordonnées (trois grosses batailles et deux moindres, mais d’élite, placées en tête), voilà qu’arrive au galop, piquant des deux et venant de Poitiers, le bon cardinal de Périgord, qui va se démener tout le jour à vouloir faire la trêve entre les deux armées : rôle honorable, mais vain, et qui le fait un peu ressembler à l’archevêque Turpin dans les romans des douze pairs26. Le dimanche 18 septembre (1356) est tout employé à ces allées et venues. Le prince de Galles y paraît plus accommodant que le roi, et cette confiance de celui-ci, bientôt démentie par l’issue, ajoute encore au dramatique de la catastrophe.

Froissart, qui ne perd aucune occasion de nous faire assister au spectacle, nous montre pendant ces heures de répit le roi de France qui fait tendre sur le terrain, dans le lieu même où il s’est arrêté, un pavillon de soie vermeille, très élégant et très riche ; le roi rompt et congédie pour le reste du jour ses divers corps d’armée, sauf les deux troupes du connétable et des maréchaux. Nous sommes comme Froissart ; cette variété de couleurs et de mouvement dans la plaine amuse la vue en attendant.

Tandis que le bon cardinal se démène ainsi tout le dimanche et perd ses peines, le preux chevalier messire Jean Chandos, l’ami et le conseiller du prince de Galles, gentil et noble de cœur, et de « sens imaginatif », profite de la trêve pour côtoyer l’armée des Français ; et de même fait du bord opposé messire Jean de Clermont, maréchal de France, et, se rencontrant, ils se prennent de paroles comme deux héros d’Homère. Mais si les paroles sont un peu grosses et « moult félonnesses », si ce sont des paroles peut-être antiques de crudité, le motif est bien délicat et tout moderne :

Je vous dirai pourquoi, dit Froissart qui ne perd jamais une occasion de glisser dans l’histoire un coin de galanterie : ces deux chevaliers, qui étoient jeunes et amoureux, ainsi le peut-on et le doit-on entendre, portoient chacun une même devise sur le bras gauche, une figure d’une dame en bleu brodée sous des rayons de soleil, et ils ne la quittoient jamais en aucun moment. Ceci donc ne plut guère à messire Jean de Clermont de ce qu’il vît porter sa devise à messire Jean Chandos…

De là les grosses paroles des deux héros qui en viendraient aux coups, n’était la trêve, et qui se donnent rendez-vous au lendemain. Le plus provoquant et le plus outrageux des deux est précisément celui qui y périra.

Le lendemain matin, au soleil levant, le cardinal de Périgord revient encore à la charge ; mais cette fois il est reçu avec impatience du côté des Français, et renvoyé même avec colère. En passant, il reporte ces paroles au prince de Galles, qu’il contribue par là à enflammer. Ces menues circonstances toutes naturelles ajoutent au tragique de la catastrophe et à la leçon que va donner la fortune. Un peu de patience, en effet, de la part des Français, leur livrait l’adversaire qui manquait de vivres et de fourrages : mais on se croirait déshonoré d’attendre et de ne pas courir droit à l’ennemi, fût-il retranché dans son vignoble. On est toujours les fils de ces Francs de l’époque carlovingienne qui, à certaines journées, se heurtaient dans un duel immense, en dédaignant les avantages que l’habileté seule pouvait procurer.

Et pour que rien ne manque à cet épisode assez piquant du cardinal, ajoutez qu’au moment où il s’en retourne à Poitiers, plusieurs de ses gens, de ceux de son hôtel, l’abandonnent et s’en viennent, alléchés par l’honneur du combat, se mettre en l’armée des Français, sous le châtelain d’Amposte ; ce dont le bon cardinal ne s’aperçoit point.

Cependant la bataille va commencer ce matin du lundi 19 septembre. On a vu l’ordre des combattants ; mais Froissart, qui veut être exact et qui est au niveau de la stratégie de son époque, Froissart, qui, en son genre, est aussi clair dans son récit de la bataille de Poitiers que tel moderne peut l’être dans celui de la bataille d’Austerlitz, nous expose que l’ordonnance du prince de Galles a de plus cela de particulier, qu’il a formé, d’une part, un corps d’élite de chevaliers pour faire tête à la bataille des maréchaux de France, et que, d’autre part, à main droite, sur une montagne qui n’est pas trop roide à monter, il a disposé trois cents hommes à cheval et autant d’archers à cheval également, pour longer à la couverte cette montagne et tomber à l’improviste, à un moment donné, sur le corps du duc de Normandie, qui est rangé au pied. Quant au prince en personne, avec le gros de ses forces, il se tenait au fond des vignes dans une position inexpugnable ; « tous armés, leurs chevaux assez près d’eux pour monter aussitôt, s’il étoit besoin : et ils étoient fortifiés et enclos, à l’endroit le plus foible, de leurs charrois et de tous leurs bagages : aussi ne les pouvoit-on approcher de ce côté ». C’est par cette disposition forte et sensée que le Prince Noir comptait bien racheter l’extrême inégalité du nombre et rendre inutile la plus grande partie des forces de l’ennemi. Son attitude dans toute cette journée est belle, entre ses deux chevaliers conseillers, messire Jean Chandos et messire Pierre d’Audelée, frère de Jacques.

Ce dernier, messire Jacques, noble figure, se détache entre tous par son vœu chevaleresque, par la manière héroïque dont il le tient, par son touchant retour (navré et blessé qu’il est) à la fin de l’action, par sa noblesse de désintéressement après la victoire. C’est un épisode tout à la fois brillant et senti. L’art du narrateur a été, dans ce vaste récit, tout en ne sacrifiant rien de l’action principale, de maintenir la part singulière de ces figures héroïques et de les détacher, de les ramener à temps ; il y a là un grand talent de composition sans qu’il y paraisse. Il entrelace tous ses récits et les retrouve quand il le veut. Chaque chose et chacun est posé en son lieu et sans confusion.

Ce messire Jacques d’Audelée avait donc fait depuis longtemps ce vœu tout chevaleresque que, s’il se trouvait jamais en une affaire où serait le roi d’Angleterre ou l’un de ses fils, il serait le premier assaillant et le mieux combattant de son côté, ou qu’il périrait à la peine. Il vient, avant que l’action commence, prier le prince de Galles, au nom de ses bons et loyaux services passés, de lui octroyer cette grâce d’être le premier à assaillir et à combattre. La noble permission est accordée, et messire Jacques d’Audelée, joyeux, va se mettre au premier front de toute la ligne, accompagné seulement de quatre vaillants et fidèles écuyers, et, durant toute l’action, il ne songe qu’à combattre, à frapper, à aller toujours en avant sans vouloir faire aucun prisonnier (ce qui le retarderait et le forcerait de quitter le premier rang). Cette figure de messire Jacques d’Audelée, nous le verrons, est digne en tout d’un Homère chrétien ; c’est comme un héros du Tasse.

Cependant la bataille commence mal pour les Français : le corps de chevaliers d’élite commandé par les maréchaux en personne, qui essaye de forcer l’entrée du chemin entre deux haies sous les traits des archers, n’y parvient pas et est refoulé en désordre sur le gros de l’armée. Jean de Clermont, maréchal de France, le même qui s’était pris de paroles la veille avec Jean Chandos, y est tué des premiers en combattant vaillamment ; et quelques-uns même voulurent dire que ce fut pour ses paroles outrageuses de la veille. Messire Arnoul d’Audrehem, l’autre maréchal, est blessé et fait prisonnier : « À peine vit-on jamais, dit Froissart, tomber en peu d’heures si grand méchef sur gens d’armes et bons combattants, qu’il advint sur cette bataille des maréchaux de France ; car ils fondoient l’un sur l’autre et ne pouvoient aller avant. » Quelle image expressive de ces vaillants hommes détruits en un instant, et qui fondoient l’un sur l’autre ! — La bataille du duc de Normandie elle-même, qui est de côté, ne tient pas. Elle commence à s’ébranler, à se dérompre et ouvrir, quand elle voit les maréchaux déconfits par-devant, et qu’elle se sent assaillie en arrière et sur ses flancs par le corps de chevaliers anglais et d’archers à cheval qui débusquent de la montagne. C’est alors que le prince de Galles et Jean Chandos montent à cheval et s’élancent du vignoble retranché, sentant que le moment décisif est venu : « Sire, dit Jean Chandos au prince, Sire, chevauchez avant ; la journée est vôtre. Adressons-nous devers votre adversaire le roi de France, car là gît tout le fort de la besogne. » Et le prince répond : « Jean, allons, allons ! Vous ne me verrez jamais aujourd’hui retourner, mais toujours chevaucher avant. » En reproduisant ces paroles après cinq siècles, je n’oublie point pourtant que ce sont des paroles d’adversaire dans une journée qui fut de grand deuil pour la France d’alors ; mais la France est en fonds de gloire, et elle peut honorer un victorieux si doué de générosité, comme lui-même il honora un vaincu si plein de vaillance.

Au moment où le prince et sa bannière chevauchent « en entrant en ses ennemis », un piquant détail nous reporte au cardinal de Périgord. Le prince, en effet, rencontre là des gens de ce cardinal rangés du côté des Français et qui prennent part à la bataille : il croit, dans le premier moment, que c’est l’effet d’une fourberie du prélat pacificateur, et veut leur faire trancher la tête : Jean Chandos l’arrête à temps. Froissart, dans sa netteté de récit, n’oublie rien. Je l’ai dit, toutes ces parties et ces détails se correspondent chez lui à distance, sans se confondre.

Derrière et à quelque intervalle du corps des maréchaux, également à cheval, dans la même direction venait pour les appuyer la bataille des Allemands ou du connétable. Le prince de Galles s’y porte sans tarder. Il y a une bien forte peinture de la mêlée à ce moment :

Là eut grand froissis et grand boutis, et maints hommes renversés par terre. Là s’écrioient les chevaliers et écuyers de France qui se battoient par troupes : Montjoie ! Saint Denis ! et les Anglois : Saint George ! Guyenne ! Là se firent grandes preuves de prouesse ; car il n’y avoit si petit qui ne valût un homme d’armes.

Quant à la bataille du duc d’Orléans qui était venue, on ne sait trop pourquoi, se mettre derrière celle du roi toute saine et entière, il n’en est guère question, et il ne paraît pas qu’elle ait rendu de services en cette journée27.

Mais c’est à la bataille du roi Jean que se portent désormais les grands coups. Le roi Jean est en ligne directe derrière le corps du connétable qui est refoulé sur celui du roi. Ici se déclare en traits bien énergiques l’hommage loyal et généreux que rend Froissart à la vaillance des vaincus : selon lui, la bataille de Poitiers n’est point à comparer à celle de Crécy, bien qu’aussi fatale par le sort, mais elle fut bien autrement combattue :

Et s’acquittèrent si loyalement envers leur seigneur tous ceux qui demeurèrent à Poitiers morts ou pris, qu’encore en sont les héritiers à honorer et les noms des vaillants hommes qui y combattirent à recommander. Ni ne peut-on dire ni présumer que le roi Jean de France s’effraya jamais de choses qu’il vit ni ouït dire, mais demeura et fut toujours bon chevalier et bien combattant, et il ne fit mine de fuir ni de reculer quand il dit à ses hommes : « À pied ! à pied ! » et qu’il fit descendre tous ceux qui étoient à cheval, et que lui-même se mit à pied devant tous les siens, une hache de guerre en ses mains, et fit passer en avant ses bannières au nom de Dieu et de saint Denis, desquelles messire Geoffroi de Charny portoit la souveraine (l’oriflamme).

Et au moment où les deux corps d’armée principaux se choquent :

Là eut grand hutin fier et cruel, et donnés et reçus maints horions de haches, d’épées et d’autres bâtons de guerre. Bien avoit sentiment et connoissance le roi de France que ses gens étoient en péril, car il voyoit ses rangs ouvrir et s’ébranler, et bannières et étendards trébucher et reculer, et par la force de l’ennemi reboutés ; mais par fait d’armes il les pensa bien tous recouvrer.

Remarquez en passant les consonances et rimes en é ; on dirait des restes de vers épiques, semés par habitude dans cette prose. — Froissart énumère le plus de noms qu’il peut dans les combattants : « Car croyez fermement que toute fleur de chevalerie y étoit de part et d’autre. » Il s’arrête pourtant de guerre lasse après un essai de dénombrement : « On ne peut de tous parler, faire mention ni dire : Celui-ci fit bien, et celui-ci fit mieux ; car trop y faudroit de paroles. »

Une part spéciale est faite pourtant, et elle est bien due, à ce Jacques d’Audelée, qui reparaît de temps à autre comme le Bayard de la bataille. Il avait accompli son vœu, escorté de ses quatre écuyers, toujours en avant, entrant le premier au plus épais de la mêlée ; si bien que blessé au corps, à la tête et au visage, il lui fallut céder et renoncer à plus faire ce jour-là :

Doncques, sur la fin de la bataille, le prirent les quatre écuyers qui le gardoient, et l’emmenèrent tout foible et tout blessé hors des rangs près d’une haie, pour le rafraîchir un petit et l’éventer ; et le désarmèrent le plus doucement qu’ils purent, et se mirent à bander et lier ses plaies et à recoudre les plus dangereuses.

À ce moment Froissart semble se ralentir et s’oublier un peu : il tient à ne rien omettre, et c’est difficile. Il s’engage donc dans le récit de quelques particularités singulières qui eurent lieu hors du champ de bataille et aux alentours, par exemple l’aventure d’un chevalier français et celle d’un écuyer de Picardie, qu’on poursuivait, et qui sur le point d’être pris, par un coup de fortune et d’adresse, firent prisonnier chacun son poursuivant. Ce sont là les curiosités et les hors-d’œuvre de la grande bataille. Nous sommes près quasi de retomber dans la joute et le tournoi ; il y en a toujours un peu dans ces grandes journées chevaleresques. Mais Froissart, qui s’est écarté, rentre bientôt après dans son sujet, et par une réflexion assez piquante : « Ainsi adviennent souvent, dit-il, les fortunes en armes et en amours, plus heureuses et plus merveilleuses qu’on ne les pourroit ni oseroit penser et souhaiter. » Il se répète sensiblement en cet endroit, et a quelque peine à se remettre en train ; il recommence plus d’une fois à reprendre haleine ; on dirait qu’on est avec lui dans le flux et le reflux de la mêlée. Il semble que le narrateur est lui-même tout haletant comme ses chevaliers.

Mais bientôt il se dégage. La manière dont est pris le roi Jean est bien contée. C’est à un Français transfuge (nouveau coup de fortune !) qu’il rend son épée ou du moins son gant. Cette idée de transfuge n’entraînait pas toujours déshonneur dans les idées du temps, et le chevalier de Morbecque, de Saint-Omer, racontant son histoire au roi Jean et comme quoi il a dû quitter le royaume de France par suite d’un homicide qu’il a eu le malheur de commettre dans sa jeunesse, ressemble à ces héros d’Homère qui racontent sans embarras comment ils ont été obligés de quitter leur pays pour avoir tué un homme par imprudence. C’est à lui, au milieu de cette foule qui le presse de toutes parts et qui se dispute l’honneur de sa prise, que le roi préfère encore de s’adresser pour lui donner son gant droit et se mettre sous sa protectionb. Mais au même instant, le chevalier, tout grand et robuste qu’il est, a fort à faire pour défendre sa noble capture ; car, Anglais et Gascons, c’est à qui se ruera à l’entour du roi en criant à tue-tête : « Je l’ai pris ! je l’ai pris ! »

À cette heure, le prince de Galles est assez loin dans la plaine : on dirait qu’en parlant de lui, Froissart s’est ressouvenu et d’Ajax et de Roland : « Le prince de Galles qui durement étoit hardi et courageux, le bassinet en tête, semblable à un lion cruel et furieux, et qui ce jour avoit pris grand’plaisance à combattre et à pourchasser ses ennemis, sur la fin de la bataille étoit durement échauffé… » Jean Chandos, qui ne l’a point quitté de la journée, l’engage donc à s’arrêter un peu, à planter sa bannière sur les buissons pour y rallier son monde et s’y rafraîchir, On dresse là un petit pavillon vermeil ; on apporte à boire au prince et aux seigneurs qui sont près de lui. Cependant, n’apercevant plus au loin à travers la plaine de corps d’ennemis qui résiste, il fait chercher de toutes parts nouvelles du roi Jean. Toute cette scène de l’amenée du noble vaincu, de la cohue et du touillement qui se passe autour de sa personne est bien naturellement racontée ; on y assiste, on se sent dans la foule et en danger d’étouffer avec lui.

Le prince de Galles fait aussi demander des nouvelles du brave chevalier Jacques d’Audelée, le héros de la journée :

« De messire James d’Audelée, est-il nul qui en sache rien ? » — « Oui, Sire, répondirent quelques chevaliers qui étoient là, et qui l’avoient vu ; il est très blessé et est couché en une litière assez près d’ici. » — « Par ma foi ! dit le prince, suis-je très fortement fâché de sa blessure, et je le verrois bien volontiers. Or, qu’on sache, je vous prie, s’il pourrait supporter d’être amené ici ; et, s’il ne le peut, je l’irai voir. »

Messire Jacques d’Audelée apprenant ce désir du prince, appelle huit de ses varlets et se fait porter par eux en sa présence : « Messire James, lui dit le prince, je vous dois bien honorer, car, par votre vaillance et prouesse, avez-vous aujourd’hui acquis la grâce et renommée de nous tous, et y êtes tenu par science certaine pour le plus preux. » Messire Jacques s’incline en disant qu’il ne pouvait faire moins sans honte, n’ayant fait qu’accomplir un vœu ; mais le prince insiste sur la louange : « Messire James, moi et tous les autres, nous vous tenons pour le meilleur de notre côté. » Et il le retient désormais pour son chevalier, lui octroyant cinq cents marcs de revenu par an. Messire Jacques d’Audelée se retire, emporté par ces mêmes huit varlets. Les cinq cents marcs de rente n’en resteront pas là : le généreux d’Audelée va les donner en cadeau et en héritage à ses quatre braves écuyers, par l’aide et confort desquels il a pu tenir son vœu :

Car, cher Sire, dira-t-il ensuite au prince, je ne suis qu’un seul homme, et ne puis que ce que peut un homme, et c’est parce que je comptois sur leur secours et leur aide que j’ai entrepris d’accomplir le vœu que j’avois de longtemps voué ; et c’est grâce à leur force et à leur bravoure que j’ai été le premier assaillant ; je serais mort et j’aurois péri à la peine, s’ils n’eussent été là.

Cela fait encore une belle scène, qui bientôt après retrouve son pendant par celle du prince de Galles, qui ne veut pas être en reste de générosité avec messire Jacques, et qui, laissant ce don aux écuyers, lui octroie à lui-même en sus six cents marcs. C’est, entre le prince et son sujet, une suite d’assauts de courtoisie, de libéralité et de noblesse d’âme. Ce messire Jacques d’Audelée est une figure de héros modeste, pieux et humain.

Au moment où on l’emportait du pavillon, on voit entrer le comte de Warwick et messire Regnault de Cobehen, qui viennent faire présent au prince de Galles du roi de France, lequel présent fut bien reçu comme l’on peut croire. Le prince s’incline très bas en l’accueillant, et fait apporter aussitôt vins et épices qu’il offre de sa main au roi « en signe de très grand amour ». Mais la scène du souper surpasse tout et achève d’imprimer à cette journée son entier caractère de noblesse chevaleresque, et au tableau qui nous est retracé toute sa grandeur, j’ai presque dit sa sublimité. Donnons-nous au complet le sentiment de cette belle page :

Quand ce vint au soir, le prince de Galles donna à souper en sa tente au roi de France et à monseigneur Philippe son fils, à monseigneur Jacques de Bourbon et à la plus grande partie des comtes et des barons de France qui étoient prisonniers ; et le prince fit asseoir le roi de France et son fils, et monseigneur Jacques de Bourbon… (je supprime la suite des noms) à une table très haute et bien couverte, et tous les autres barons et chevaliers aux autres tables. Et toujours servoit le prince au-devant de la table du roi, et par toutes les autres tables, le plus humblement qu’il pouvoit ; et il ne se voulut asseoir à la table du roi pour prière que le roi lui en pût faire, mais disoit toujours qu’il n’étoit pas encore de telle valeur qu’il lui appartînt de s’asseoir à la table d’un si haut prince et d’un si vaillant homme comme étoit la personne du roi et comme il l’avoit montré en cette journée. Mais toujours il s’agenouilloit par devant lui et lui disoit : « Bien cher Sire, ne veuillez faire trop maigre chère de ce que Dieu n’a aujourd’hui voulu consentir à votre vouloir, car certainement Monseigneur mon père vous fera tout honneur et amitié qu’il pourra, et s’accordera à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble à toujours. Et m’est avis que vous avez grand’raison de vous éjouir, bien que l’affaire ne soit tournée à votre gré, car vous avez aujourd’hui conquis le haut nom de prouesse et avez passé tous les mieux faisants de votre côté. Je ne le dis point, sachez-le bien, cher Sire, pour vous railler, car tous ceux de notre parti qui ont vu les uns et les autres se sont par pleine science à cela accordés, et tous vous en donnent le prix et chapelet d’honneur si vous le voulez porter. »

À ce moment, un murmure d’approbation se fit entendre, et tous, François et Anglois, se disoient entre eux que le prince avoit très noblement parlé et à propos ; et ils célébroient son éloge, et disoient qu’en lui il y avoit et il y auroit encore un gentil seigneur dans l’avenir s’il pouvoit longuement durer et vivre, et en cette fortune persévérerc.

À cette admirable scène, les réflexions, les sentiments se pressent : notons-en seulement quelques-uns. De même que messire Jacques d’Audelée est celui qui est proclamé avoir le mieux fait du côté des Anglais, de même le roi Jean est salué le premier en cette journée du côté des Français. Qu’il est délicat au prince de Galles de s’effacer ainsi et d’avoir comme décerné à eux deux l’honneur ! Et Froissart l’a bien senti.

Ces paroles du prince de Galles au roi Jean peuvent rappeler sans doute les vers de Corneille dans La Mort de Pompée :

Ô soupirs ! ô respect ! ô qu’il est doux de plaindre
Le sort d’un ennemi lorsqu’il n’est plus à craindre !

Mais le sentiment moderne chevaleresque était plus sincère dans ses imprudences, et il n’attendait pas pour honorer l’ennemi qu’il fût par terre ; c’est ce qui donnait le droit au prince de Galles de dire à son « cher Sire » captif qu’il ne « raillait » pas. Malgré cet onéreux traité de Brétigny qu’on a devant soi pour conclusion dernière, on peut dire que cette rude bataille finit et se couronne comme le plus magnifique des tournois.

On a comparé cette scène à celle de Paul-Émile et de Persée, et M. Villemain a fait ressortir la supériorité morale du sentiment moderne. Il ne manque pas non plus à cette comparaison d’offrir, du côté du prince de Galles, je ne sais quoi de mélancolique qui se mêle dans le lointain à la splendeur de la victoire. La réflexion qui termine et que l’auteur ne fait pas en son nom, mais qu’il place dans la bouche des chevaliers présents, ce pronostic tout flatteur et favorable sur l’avenir du prince-roi, s’il lui est donné de vivre pour y atteindre, rappelle dans une perspective éloignée l’instabilité des choses humaines et les compensations du sort, qui ne permet pas aux plus heureux d’accomplir tout leur bonheur :-ce prince si brillant, et à qui tous souhaitent vie, ne régnera pas en effet, et mourra plein de gloire, mais avant le temps. Je ne sais si cette pensée d’un rapprochement funèbre est venue à l’esprit de Froissart ; elle semble comme négligemment touchée dans les paroles qui concluent le récit, et, qu’il l’ait eue ou non, il met le lecteur à même d’achever et de tirer toute la réflexion morale.

J’ai voulu insister un peu sur ce grand tableau de la bataille de Poitiers, et je l’ai choisi comme l’exemple le plus frappant et le plus en vue de la manière de l’historien. Jusqu’à cette époque de son histoire, Froissart avait plus ou moins suivi la Chronique de Jean le Bel : c’est à partir de l’année 1356 et de la bataille de Poitiers seulement, qu’il commence à cheminer seul, et, dès les premières pages, il débute par un grand tableau digne d’un maître. Quiconque raconte et expose les choses de cette sorte peut laisser à désirer d’ailleurs, pour quelques qualités qui lui manquent ; mais il a assurément de bien essentielles et grandes parties de l’historien.

Si je tenais à être tant soit peu complet, j’aurais encore beaucoup à dire sur Froissart, même au seul point de vue littéraire et sans entrer dans la discussion du fond. Après le grand tableau, il faudrait le prendre dans l’épisode, dans l’anecdote militaire et chevaleresque, dans les mille incidents et tableaux de genre qui sont ses vignettes à lui. Quand on l’aurait présenté comme le narrateur le plus varié et le plus piquant des entreprises d’armes et de toutes les chevaleries d’alors, il y aurait à se garder encore de le trop circonscrire et de lui refuser l’intelligence du reste ; car, s’il entend par excellence le fait des chevaliers et gentilshommes, il a montré dans ses récits des affaires et des troubles de Flandre qu’il n’entendait pas moins bien le tribun du peuple, le factieux de la bourgeoisie et de la commune, le chef des chaperons blancs, c’est-à-dire des bonnets rouges de ce temps-là. Son portrait de Jean Lyon de Gand, l’orateur et le meneur populaire, serait reconnaissable encore et frappant de vérité aujourd’hui. Il faut se borner. La connaissance de Froissart, d’ailleurs, est désormais devenue vulgaire en France. Il y a trente ans que M. de Barante a contribué à le remettre en circulation par l’usage qu’il en fait dans les premières parties de son Histoire des ducs de Bourgogne. Un érudit, plus zélé en général et plus actif qu’exact, mais utile sur ce point, M. Buchon, a donné des Chroniques de Froissart une édition qui avait été en grande partie préparée par M. Dacier, et qui, tout en laissant à désirer sans doute aux studieux pour le détail, est très passable en gros, et, jusqu’à nouvel ordre, suffisante pour tous. Cette édition est quelquefois de nature à en faire souhaiter une autre, mais aussi elle permet de l’attendre28. Les critiques les plus distingués de notre époque, M. Villemain, M. Ampère, M. Nisard, ont tour à tour parlé de Froissart avec une sorte de prédilection, et avec une variété de louanges qui s’accorde dans un même jugement. L’émulation a gagné ses compatriotes, jusque dans son lieu natal : la ville de Valenciennes sa patrie a décidé, il y a quelques mois, qu’il lui serait élevé une statue, et elle a confié le soin de l’exécution à un habile artiste né dans les mêmes contrées, M. Lemaire, de l’Institut. J’ai vu le modèle qui n’attend plus que le marbre : Froissart encore jeune, et à cet âge où le poète en lui pouvait plaire, y est représenté assis, non plus en quête et questionnant, mais tel qu’il devait être, lorsque, rentré dans sa ville natale, il recueillait ses souvenirs et les couchait par écrit pendant des heures de méditation légère29.