(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le buste de l’abbé Prévost. » pp. 122-139
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le buste de l’abbé Prévost. » pp. 122-139

Le buste de l’abbé Prévost30.

On peut observer depuis quelque temps par toute la France un fait général, et qui est caractéristique de notre époque. Chaque province, chaque cité revient avec un esprit de curiosité et d’émulation sur son passé, sur ses origines, sur ce que son histoire locale a eu de mémorable, et elle s’honore de le consacrer par quelque monument. Et en particulier, les hommes remarquables, guerriers, prélats, savants, hommes de lettres, qui sont sortis avec éclat de la terre natale, y rentrent à l’état de personnages historiques après des années ou après des siècles, et y obtiennent d’un commun suffrage des bustes, des statues. Froissart à Valenciennes, Joinville en Champagne, le roi René à Angers, Du Cange à Amiens, Bossuet à Dijon, ce ne sont partout qu’inaugurations patriotiques et pieuses, et images ressuscitées de grands hommes. Il s’élève de toutes parts une sorte de biographie universelle en marbre et en bronze, et qui parle aux yeux. C’est là un noble et juste emploi de la statuaire. Aujourd’hui il s’agit d’une image plus modeste, mais chère à tous, du buste de l’abbé Prévost, et la cérémonie de cette inauguration, qui a eu lieu à Hesdin le dimanche 23 octobre dernier, a présenté le caractère d’une fête de famille, qui allait bien au souvenir du romancier plus aimable et plus touchant que solennel.

L’abbé Prévost, comme on sait, est né à Hesdin le 1er avril 1697. Son père, avocat en parlement, était procureur du roi au bailliage. Sa famille, une des anciennes du pays, comptait des magistrats, des échevins, des curés de la ville, des militaires. Un neveu de l’abbé Prévost, M. Prévost de Courmières, lieutenant-colonel de dragons et chevalier de Saint-Louis, né en 1747 et mort en 1838, se trouvait auprès de l’abbé dans le temps même de sa mort. À la fête de l’autre jour assistait un petit-neveu du même nom, M. Prévost, doyen du conseil général du département dont il fait partie depuis plus de trente-deux ans, maire de la ville d’Hesdin pendant trente-cinq ans jusqu’en 1848, considéré et vénéré de ses concitoyens pour les services qu’il n’a cessé de leur rendre, et vivant aujourd’hui dans la retraite. Le maire actuel de la ville, M. Houzel, est un arrière-neveu de l’abbé Prévost par sa mère, et M. Laisné, directeur de la comptabilité au ministère de l’Intérieur, et que je ne puis nommer sans me rappeler notre amitié d’enfance, est un arrière-neveu de l’abbé, par sa mère également. C’est de M. Laisné qu’est venue la première idée de remplir ce devoir public envers son grand-oncle, et de lui faire décerner cet honneur31. On conçoit qu’avec tous ces souvenirs vivants, en présence de ces membres d’une famille qui est encore aujourd’hui pour la cité ce qu’elle était il y a plus d’un siècle, la fête qui se célébrait, il y a quinze jours, dans la jolie ville d’Hesdin n’était pas une solennité ordinaire, toute d’apparat et de curiosité ; il s’y mêlait un intérêt amical et commun, et ce n’était que justice. Était-ce bien pour l’abbé Prévost, pour l’auteur de ces romans et de ces mille écrits qu’ils n’ont point lus, que se pressaient vers la ville, dès le matin du dimanche 23, les habitants des communes rurales d’alentour, tellement que le travail des moulins chômait et qu’il ne restait dans les villages qu’une seule personne par maison pour la garde des enfants et des bestiaux ? Était-ce pour l’auteur de Cleveland, du Doyen de Killerine et de Manon Lescaut, que ces dignes gens se mettaient en fête, ou bien par reconnaissance pour la famille d’administrateurs municipaux, d’échevins, de magistrats héréditaires, dont le souvenir se lie dans leur idée à celui d’une bienveillance constante et d’une équitable protection ? Pour moi, j’aime à ne point séparer ces divers mobiles, et il me semble que, même au point de vue littéraire, ils méritent de s’unir et de se confondre. Si l’abbé Prévost, en effet, a répandu et comme réfléchi sur les siens une partie de sa célébrité littéraire et quelque chose de la faveur romanesque qui s’attache à son nom, il leur a dû, il a dû à l’excellente éducation qu’il reçut de ses pères et à la souche honnête et saine dont il sortait, de garder toujours, même au milieu des vicissitudes d’une vie trop souvent irrégulière et abandonnée, le fonds essentiel de l’honnête homme, de l’homme comme il faut. Comme son Des Grieux, il conserve, à travers toutes les phases et les légèretés de sa première vie, un air noble et qui sent sa qualité et son monde ; c’est l’homme bien élevé qui se marque toujours sous sa plume jusque dans l’écrivain de métier et dans l’auteur trop assujetti. Ainsi donc, il dut beaucoup dès le principe à sa famille et à sa race du bon pays d’Artois, comme il l’appelait ; même lorsqu’il affligeait ses proches par ses écarts et qu’il les étonnait par ses aventures, il continuait de leur être fidèle par bien des traits et de leur appartenir d’une manière reconnaissable : et aujourd’hui, après un siècle presque écoulé, lorsque la renommée a fait le choix dans ses œuvres, lorsque l’oubli a pris ce qu’il a dû prendre et que, seule, la partie immortelle et vraiment humaine survit, — aujourd’hui, en leur apportant plus que jamais ce renom de grâce, de facilité, de naturel, de pathétique naïf, qui est son lot et qui le distingue, il trouve encore à leur emprunter de cette estime solide, de cette autorité bien acquise et de cette considération publique universelle qui s’ajoute si bien à la gloire. Disons-le sans détour, l’abbé Prévost, reparaissant à Hesdin sous forme de marbre et couronné de la main de ses compatriotes, ce n’est pas seulement l’homme célèbre qui est salué avec respect, c’est à la fois moins et plus, et c’est mieux : c’est l’Enfant prodigue, qui, après une longue absence et après avoir longtemps fait parler de soi en bien des sens, illustré par ses erreurs mêmes et par cette sorte de magie qu’il n’est donné qu’au génie d’y répandre, a terminé son temps d’exil, et qui revient plus aimé, plus embrassé de tous, fêté même et pardonné par les plus sévères.

L’habile artiste, auteur du buste, semble l’avoir ainsi compris. M. Dubray, s’inspirant du beau portrait de l’abbé Prévost par Schmidt, portrait qui fut placé d’abord en tête du tome Ier de l’Histoire générale des voyages (1746), y a changé ou adouci quelques traits. C’est toujours le même âge de quarante-cinq à quarante-huit ans, mais avec une fleur retrouvée de jeunesse. Dans la gravure, l’abbé Prévost a quelque chose de plus fier, de plus hardi au milieu de sa physionomie aimable ; dans le buste, il y a je ne sais quoi de plus affectueux répandu sur l’ensemble. La grâce avec l’indulgence y respire ; la bouche exprime la bonté ; l’œil large et spirituel, le coin souriant des lèvres, la rondeur et la mollesse des tempes, composent une physionomie ouverte et sensible, où la joie laisse percer peut-être un dernier fonds de tristesse. C’est bien avec ce front et ce visage que l’abbé Prévost devait rentrer parmi les siens, et qu’il doit répondre désormais à leur hommage attendri.

Le samedi 22 octobre, veille de l’inauguration, une pierre commémorative en marbre noir, avec une inscription en lettres d’or, a été posée au-dessus de la porte d’entrée de la maison où il est né, et qui appartient encore à la famille. La rue de l’Empereur (ainsi nommée de l’empereur Charles-Quint), dans laquelle est située la maison natale, était toute pavoisée et ornée de guirlandes de fleurs et de verdure en long et en travers, de sorte que les façades des maisons en étaient très élégamment décorées, et que l’on circulait sous une espèce de berceau réellement très joli. J’écris ici sous la dictée d’un témoin fidèle. Devant la maison natale était suspendu une sorte de dôme, également formé de guirlandes naturelles et qui produisait un effet charmant ; enfin, on y avait déjà disposé les mâts vénitiens et les lanternes de papier de couleurs vives et variées pour l’illumination du soir. À la chute du jour cette illumination officielle eut lieu ; et en même temps toutes les fenêtres des maisons de la rue se couvrirent d’une ligne de feux que les habitants s’empressaient d’allumer. La musique municipale vint devant la porte de la maison exécuter des fanfares et des symphonies pendant toute la soirée. Ce n’était que le prélude de la fête du lendemain.

Ce lendemain dimanche, à trois heures de l’après-midi, la fête commença. Le buste avait été placé pour ce jour en dehors de l’hôtel de ville, dont le caractère primitif a dès longtemps disparu sous les restaurations diverses, mais qui a conservé de son ancien style une espèce de tribune en saillie à deux étages et avec dôme : c’est ce qu’on appelle la Bretèche, terme fort en usage dans les coutumes d’Artois pour désigner « le lieu où se font les cris, publications et proclamations de justice ». C’est au premier étage de cette espèce de perron ou balcon de l’hôtel de ville que le buste avait été posé. Des deux côtés on avait construit un amphithéâtre avec gradins, et la décoration de la place était d’un effet très pittoresque. M. le comte du Hamel, préfet du Pas-de-Calais, M. Wattebled, député au Corps législatif, M. Delalleau, recteur de l’académie départementale, et autres personnes notables et de distinction, appelés par leur rang ou invités, parmi lesquels on remarquait M. Vincent, membre de l’Institut (Académie des inscriptions et belles-lettres) et enfant d’Hesdin, formaient le groupe d’honneur. M. le préfet donna le signal par quelques paroles bien senties, où l’administrateur montrait qu’il se ressouvenait de l’homme de lettres. Le voile qui couvrait le buste tomba ; la figure tout d’un coup se découvrit. J’ai sous les yeux un certain nombre de discours qui ont été successivement prononcés. M. le docteur Danvin, premier adjoint, et le suppléant, dans toute cette journée, de M. le maire d’Hesdin qui ne voulut être autre chose que le premier des invités et qu’un membre de la famille, M. Danvin parla d’abord, puis M. Delalleau, puis M. Vincent. Je n’ai point à analyser ces discours qui d’ailleurs ne sentent point du tout le panégyrique, et qui se recommandent par une étude consciencieuse de l’écrivain célèbre qui en était l’occasion et le sujet. Je dois dire avec reconnaissance, au nom des critiques de Paris absents qui se sont autrefois occupés de l’abbé Prévost, qu’ils n’y furent point oubliés. M. Jules Janin, M. Gustave Planche, d’autres encore, eurent les honneurs de la citation : ce fut un titre de ce jour-là d’avoir bien parlé de Manon Lescaut.

Quoique je ne prétende point donner un récit complet de la fête, j’indiquerai encore, après les discours, une cantate qui fut exécutée par cent musiciens de la ville. Cette cantate qui, pour la musique, est d’un professeur d’Hesdin, pour les paroles est de M. Duchange, ancien officier et président de la Société académique de Laon. Un passage, entre autres, me semble avoir du sentiment, et, chanté, dut faire de l’effet. L’auteur fait allusion à la mort connue de l’abbé Prévost qui, étant tombé frappé d’apoplexie dans la forêt de Chantilly, fut transporté dans un village voisin, où un chirurgien ignorant procéda incontinent, dit-on, à l’ouverture, ce qui détermina en effet la mort ; je cite de souvenir après une simple lecture, mais assez fidèlement, je crois :

    Pleurez ! pleurez ! car, dans son sein, la vie
    S’était, au choc, seulement engourdie ;
Une main sage, habile, eût pu l’y réveiller :
Imprudente ! elle y plonge aveuglément l’acier.
    Pleurez ! pleurez ! car, dans son sein, la vie
    S’était, hélas ! seulement endormie…

Ce motif, heureusement ramené, a dû bien faire. Après ces discours et ces chants, il était cinq heures environ, le défilé de la garde nationale, ou plus exactement des sapeurs-pompiers, termina le tout. Avant le défilé, qui se fit devant les autorités, il y en eut un devant le buste, et comme tout exprès en l’honneur du mort. Vinrent ensuite le dîner chez le premier adjoint, les illuminations, le bal ; la journée fut complète. La ville d’Hesdin acquittait à la fois sa dette municipale envers une famille honorable et chère, et elle acquittait aussi la dette générale de la France envers un écrivain aimé, populaire, qui ne fut point heureux en son temps, qui n’eut jamais les honneurs littéraires et académiques, qui travailla constamment pour vivre, et qui, un jour de bonne fortune, a fait un chef-d’œuvre sans y songer.

Cela m’a remis en goût de relire çà et là de l’abbé Prévost, et particulièrement Manon Lescaut, le livre par lequel il vivra. J’ai relu le roman sur la première édition, ou du moins sur celle qui passe pour telle (Amsterdam, 1733)32 : j’ai été frappé des différences quelle offre avec les éditions suivantes. Dans ce premier jet, le style moins correct, moins court, est peut-être encore plus naturel, plus lié, et offre des traits qui se rapprochent davantage de la réalité telle quelle : l’auteur, sans viser ensuite à rien ennoblir, a pourtant songé évidemment à adoucir certains tours ou certains mots qui avaient semblé trop bas. Revenu en France et à Paris, il a remis quelques endroits au ton d’un monde plus poli, plus prompt au dégoût. Il y a une trace de respect humain : vers la fin, dans la première version, le chevalier Des Grieux était montré comme sur la voie de la pénitence dans le sens chrétien et dans l’idée de grâce, et comme se livrant entièrement aux exercices de la piété. Dans la seconde forme et la rédaction définitive, le chevalier annonce simplement qu’il est revenu aux inspirations de l’honneur ; le caractère de l’homme du monde y est observé sans rien de plus. Il manque dans la première édition un ravissant passage, la description de la vie heureuse à Chaillot, pendant les semaines qui suivent la sortie de Saint-Lazare. Manon s’amusant gaiement à coiffer de ses mains le chevalier, et choisissant ce singulier moment pour recevoir le prince italien qu’elle veut berner et à qui elle montre le miroir en disant : « Voyez, regardez-vous bien, faites la comparaison vous-même… » ; cette tendre et folâtre espièglerie n’était pas dans le premier récit, et c’est un petit épisode que Prévost a voulu ajouter après coup, un souvenir sans doute qui lui sera revenu. Car plus on lit Manon Lescaut, et plus il semble que tout cela soit vrai, vrai de cette vérité qui n’a rien d’inventé et qui est toute copiée sur nature. S’il y a un art, c’est qu’il est impossible au lecteur de sentir l’endroit où la réalité cesse et où la fiction commence. Ce livre, avec tous ses étranges aveux et avec l’espèce de mœurs si particulières qu’il présente, ne plaît tant que par le parfait naturel et cet air d’extrême vérité. Si l’on pouvait supposer que l’auteur en a conçu un moment le projet, l’invention avec un but quelconque, on ne le supporterait pas. Ce qui le sauve du reproche d’immoralité, c’est qu’il n’a fait, évidemment, que dire ce qu’il a vu et entendu. On ne comprend pas, disait quelqu’un, que l’abbé Prévost ait eu l’idée d’une pareille histoire. C’est qu’il n’en a pas eu l’idée : il l’a sue, il l’a sentie, il l’a racontée.

Le mérite du style lui-même est d’être si coulant, si facile, qu’on peut dire en quelque sorte qu’il n’existe pas. Ce sont les expressions les plus simples de la langue ; les mots de tendresse, de charme, de langueur, y reviennent souvent et ont sous la plume de l’abbé Prévost une douceur et une légèreté de première venue qu’ils semblent n’avoir qu’une fois : par exemple, au moment où, au sortir de sa captivité, Des Grieux revoit Manon et où, accompagné de son libérateur, M. de T., il s’empresse d’aller pour la délivrer à son tour : « … Elle comprit que j’étais à la porte. J’entrai lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nous nous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants… » Et ce qui suit : « Tout le reste d’une conversation si désirée ne pouvait manquer d’être infiniment tendre… » Quand des écrivains de talent ont voulu depuis paraître aussi simples, ils ne l’ont pas été sans quelque manière. Dans Le Pressoir, cette jolie comédie-idylle de Mme Sand, un paysan dit d’une jeune fille sans fortune dont il ne veut pas pour son fils : « J’avoue qu’elle est charmante et très douce. » Ce dernier mot, dit d’une certaine façon villageoise, fait un gracieux effet : et pourtant c’est un peu cherché et calculé en fait de naturel : celui de l’abbé Prévost coulait de source.

Ne demandez point au roman de l’abbé Prévost de ces descriptions, ni de ces couleurs dont on a tant usé et abusé depuis : s’il peint, c’est en courant et sans appuyer ; ses personnages n’ont de couleur que la carnation même de la vie dans la première jeunesse. Comme Térence, avec qui il a plus d’une ressemblance pour le fond des sujets, il a de ces grâces de diction et de ces finesses rapides qui enchantent.

Les débuts, les inconstances de l’abbé Prévost, ses allées et venues de la vie monastique à la vie mondaine, sont si connus et ont été si souvent racontés que je n’y reviendrai pas ; j’ai publié autrefois moi-même des lettres intéressantes qu’il écrivit au moment de sa fuite de chez les Bénédictins et quelque temps après. Le premier malheur de l’abbé Prévost fut, ce me semble, d’avoir en lui et de concevoir un double idéal du bonheur, dont l’un excluait sans cesse et troublait l’autre. Combien de fois ne s’est-il pas dit dans sa jeunesse comme son chevalier Des Grieux, en rêvant aux moyens de fixer son âme et d’apaiser ses inquiétudes : « Je mènerai une vie sainte et chrétienne ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs… ! » Combien de fois ne forma-t-il point là-dessus, d’avance, un système de vie paisible et solitaire :

J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau pure au bout du jardin ; une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes… !

Mais prenez garde ! remarquez que déjà le plan se gâte : cet ami de Paris qui vient l’informer des nouvelles dans sa solitude, et qui lui est plus nécessaire qu’il ne pense, répond à une faculté secrète qui est en lui : il y a dans l’abbé Prévost un curieux, en effet, un journaliste, un homme à l’affût des livres et des productions du moment. Il y a aussi l’homme de tendresse, de roman ou de passiond, qui, après quelques semaines ou quelques mois de retraite, vient déranger l’homme d’étude et le demi-solitaire, et lui représenter un bonheur plus vif dans l’amour ou dans le plaisir. Voilà bien des hommes, et deux surtout, qui, dans l’abbé Prévost, se traversent et se combattent : un Tiberge d’une part, et un Des Grieux de l’autre. Après bien des essais et des rechutes, des tentatives de retraite et des engagements de divers genres renoués et brisés, Prévost sentit qu’il ne réaliserait jamais ni l’un ni l’autre idéal ; il ne crut plus en lui-même et il s’abandonna. Comme les hommes extrêmement sincères et naturels, ayant dû renoncer une fois à ce qui lui était le plus cher, il ne trouva plus ensuite de ressort suffisant et de point d’appui dans l’amour-propre social et dans la seule vanité mondaine. D’une grande incurie et d’une parfaite indifférence pour les intérêts matériels, il ne put toutefois s’y soustraire, et il fut toujours commandé par eux : la plus grande partie de sa vie se passa dans les assujettissements laborieux desquels il ne retirait que le strict nécessaire. M. Didot, dans un écrit récent sur la Typographie 33, nous le montre signant ses traités avec un aïeul des Didot, dans un petit cabaret au coin de la rue de la Huchette : les Didot demeuraient alors quai des Augustins. La feuille d’impression était payée à Prévost un louis d’or, somme honnête pour le temps. Mais, même dans ces besognes obligatoires que la nécessité lui imposait, une fois la plume à la main, que ce soit la grande compilation de l’Histoire générale des voyages qu’il entreprenne (1746) que ce soit un simple Manuel lexique ou Dictionnaire portatif des mots français obscurs et douteux (1750), un de ces vocabulaires comme Charles Nodier en fera plus tard par les mêmes motifs ; que ce soit le Journal étranger, ce répertoire varié de toutes les littératures modernes, dont il devienne le rédacteur en chef (1755) ; de quelque nature de travail qu’il demeure chargé, remarquez le tour noble et facile, l’air d’aisance et de développement qu’il donne à tout ; il y met je ne sais quoi de sa façon agréable et de cet esprit de liaison qui est en lui. Même quand il porte des fers et quand il est à la gêne, on sent chez Prévost l’homme de qualité, une plume de vocation libérale et non esclave.

J’ai indiqué tout à l’heure sans honte le coin de la rue de la Huchette, où il signait volontiers ses engagements avec le libraire ; le même jour peut-être ou le lendemain, l’abbé Prévost était à L’Isle-Adam, dans les jardins du prince de Conti, au milieu d’une société délicieuse. Il voyait le monde à tous ses étages, et, dans sa philosophie naïve, tous ces étages lui paraissaient souvent n’en faire qu’un.

Je dois à l’obligeance de M. Laisné d’avoir la copie d’un certain nombre de lettres inédites de l’abbé Prévost, qui achèveraient de le peindre. On l’y verrait tel qu’il était, ni plus ni moins, avec ses gaietés familières et ses échappées spirituelles, même en ses moments de retraite et de demi-repentir : car, de tous les hommes célèbres de son temps, il est, avec Lesage, celui qui certainement a le moins songé à poser. Après un long exil de sept ans, rentré en France en 1735, retiré quelque temps, pour la forme, à l’abbaye de La Croix-Saint-Leufroy au diocèse d’Évreux, chez l’abbé de Machault, où il voyait bonne compagnie, et d’où il correspondait avec Thieriot et avec l’abbé Le Blanc, qui lui donnaient des nouvelles littéraires ; ayant achevé sa courte pénitence spirituelle à Gaillon ; puis devenu l’hôte et l’aumônier commode et tout honoraire du prince de Conti, l’abbé Prévost, quoique souvent aux expédients jusque sous le toit d’un prince, vivait toutefois d’une existence relativement heureuse au prix de son ancienne vie errante, lorsqu’au commencement de 1741, un service de correction de feuilles, qu’il rendit imprudemment à un nouvelliste satirique, l’obligea de quitter de nouveau Paris et le royaume. Il alla à Bruxelles d’abord, puis à Francfort. Toutes les puissances, en ces divers lieux, s’intéressèrent à lui. Les offres du roi de Prusse, Frédéric, qui recrutait alors des académiciens et des soldats, vinrent le chercher sans trop le tenter. C’était le moment où la diète de l’Empire était assemblée à Francfort pour l’élection d’un empereur. Le maréchal de Belle-Isle, qui était dans cette ville, au moment de partir pour la Bohême, prit soin d’écrire en sa faveur au cardinal de Fleury. On s’entremit surtout auprès de M. de Maurepas, alors ministre de Paris (c’était le terme), de qui dépendait l’affaire et qui devait être moins difficile qu’un autre, ce semble, sur ce chapitre de la légèreté médisante et de la satire. On a une lettre que Prévost lui adressa de Francfort, et qui doit être du mois d’octobre 1741. On y verra un exemple de plus de cette grâce, de ce tour coulant qu’il portait volontiers dans sa propre apologie comme en tout, et de cette manière de se soumettre sans s’abaisser :

Monseigneur,

 

Ma disgrâce ne m’a pas rendu importun. J’ai senti, au contraire, qu’ayant eu le malheur de déplaire à la Cour, je devais expier l’imprudence de ma conduite par ma patience et ma soumission ; et, quoique le ciel me soit témoin que je n’ai effectivement que de l’imprudence à me reprocher, je me suis condamné moi-même sur les apparences sans penser à faire valoir la simplicité de mes intentions et l’innocence de mon cœur. Mais, si huit mois d’éloignement et de silence peuvent vous paraître une satisfaction suffisante, je me flatte, monseigneur, que votre bonté achèvera de se laisser toucher en considérant que mon caractère est tout à fait exempt de malignité, que, dans plus de quarante volumes que j’ai donnés au public, il ne m’est rien échappé qui soit capable d’offenser, et que l’accident même qui fait mon crime n’a été qu’un aveugle sentiment de charité et de compassion pour un malheureux camarade d’école que j’ai voulu secourir dans sa misère après l’avoir aidé longtemps de ma propre bourse… M. le curé de Saint-Sulpice et Mlles de Raffé du Palais-Bourbon, qui l’ont assisté aussi à ma recommandation, ne me refuseront pas ce témoignage.

Ne doutez pas, monseigneur, que mon infortune ne soit une leçon dont l’effet durera autant que ma vie. S’il y manquait encore quelque chose, au moins du côté du public, je suis prêt à me retirer pour quelque temps dans une communauté de Paris, ou dans ma famille qui demeure au pays d’Artois, et je m’y occuperai à composer quelque livre utile qui puisse être regardé comme un surcroît de satisfaction. Enfin, monseigneur, souffrez que je tire un peu d’avantage de la conduite que j’ai tenue depuis huit mois d’absence, soit à Bruxelles, soit à Francfort. J’ai vécu dans le commerce et avec l’estime de tout ce qu’il y a de personnes de distinction ; et, si vous me permettez ce badinage, je n’aurai point d’embarras à vous fléchir quand il ne me faudra que le témoignage et la protection des ambassadeurs réunis de toute l’Europe. Mais ma principale confiance est dans votre bonté, dont j’ai déjà ressenti bien des marques personnelles, et dont je m’efforcerai assurément de me rendre digne par l’usage que je ferai désormais de ma plume.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect34, etc.

L’abbé Prévost a l’apologie persuasive : ici le cas était léger ; M. de Maurepas se laissa fléchir, et le fugitif, en retrouvant sa place auprès du prince de Conti, reprit sa même vie, ses mêmes sociétés faciles, et ses habitudes plus que jamais laborieuses. Mais, jusqu’à la fin, il éprouva et il nous confirme par son exemple une vérité : l’empire en ce monde, l’influence qu’on y conquiert n’appartient pas tant à l’esprit, au talent, au travail, qu’à une certaine économie habile et à l’administration continuelle qu’on sait faire de tout cela35.

Sa mort, survenue brusquement le 25 novembre 1763, est restée enveloppée de mystère dans quelques-unes de ses circonstances, et ce qui s’est dit l’autre jour à Hesdin, dans la cérémonie même, n’est pas de nature à lever tous les doutes. On a vu, en effet, l’auteur de la cantate, M. Duchange, adopter l’opinion commune et la tradition sur la mort de l’abbé Prévost, attribuée à la promptitude d’un chirurgien ignorant ; d’autre part, dans le discours qu’il a prononcé, M. le docteur Danvin a dit :

Il existe, sur la fin de l’abbé Prévost, une histoire lugubre que l’on rencontre reproduite partout : on rapporte que, trouvé sur un grand chemin dans un état de mort apparente, il aurait été, de son vivant, soumis à l’autopsie, et aurait pu rouvrir les yeux pour voir le misérable état où il était. Nous sommes heureux de pouvoir affirmer qu’il n’y a rien de vrai dans cette histoire. Nous devons ce renseignement à une communication de la famille, qui ne peut laisser aucun doute.

Cependant, j’ai sous les yeux une note écrite de la main d’une petite-nièce de l’abbé Prévost, Mlle Rosine Prévost, et dictée à elle par son père, lequel avait dix-huit ans au moment de la mort de l’abbé ; et il dut certainement être informé avec précision de toutes les circonstances par son frère, qui était alors auprès de leur oncle commun. Or, il est dit textuellement dans cette note « qu’un jour que l’abbé Prévost revenait de Chantilly à Saint-Firmin où il habitait, une attaque d’apoplexie l’étendit au pied d’un arbre dans la forêt ; que des paysans qui survinrent le portèrent chez le curé du village le plus voisin ; qu’on rassembla avec précipitation la Justice, qui fit procéder sur le champ à l’ouverture du cadavre, et qu’un cri du malheureux, qui n’était pas mort, arrêta l’instrument et glaça d’effroi les spectateurs ». Enfin la version qui a généralement couru y est confirmée.

L’acte officiel du décès, qui a été retrouvé par les soins de M. Randouin, préfet de l’Oise, en novembre 1852, ne dit rien sur cette circonstance qui, dans tous les cas, a dû être dissimulée ; on n’y voit rien non plus qui la contredise absolument ni qui l’exclue :

L’an mil sept cent soixante-trois, le vendredi vingt-cinq du mois de novembre, dit l’Extrait mortuaire, a été trouvé au lieu dit la Croix de Courteuil, sur le territoire de cette paroisse, expirant et frappé d’un coup de sang, le corps de Dom Antoine-François Prévost, âgé de soixante-trois ans (il faut lire soixante-six), aumônier de S. A. S. Mgr le prince de Conti, prieur et seigneur temporel et spirituel de Gesne au Bas-Maine, diocèse du Mans, demeurant depuis quelques années dans la paroisse de Saint-Firmin, chez dame Catherine Robin, veuve du sieur Claude-David de Genty, avocat en Parlement ; lequel, ayant expiré dans notre maison presbytérale, a été le lendemain vingt-six dudit mois visité par les officiers de la Justice de Chantilly, d’où cette paroisse dépend ; il a été constaté par ladite visite que ledit Dom Prévost était mort d’une apoplexie…

Que s’est-il passé durant les premiers moments dans la maison presbytérale ? Y a-t-il eu, en effet, un coup de scalpel du chirurgien de l’endroit ? C’est ce que l’acte ne dit pas, et ce qu’on ne peut exiger d’une pièce rédigée sous les yeux des intéressés mêmes. De ce silence toutefois et de ces témoignages contradictoires émanés de la famille, il résulte un dernier doute. C’est à cela qu’aboutissent souvent, même à si courte distance, les recherches historiques sincères.

Le prieur et les religieux de Saint-Nicolas-d’Acy près Senlis, apprenant que l’abbé Prévost venait de succomber, et se souvenant qu’il avait été bénédictin, réclamèrent charitablement, et aussi sans doute pour constater leur droit, ses restes mortels ; il fut donc transporté et inhumé dans leur maison comme s’il n’avait pas cessé d’être des leurs. Le convoi et transport se fit en présence de M. Alphonse Prévost de Courmières, neveu du défunt, du sieur Quin, inspecteur des jardins du prince de Condé, et des curés convoqués des lieux circonvoisins. Dom Prévost rentrant finalement au bercail et enterré dans le préau ou sous les dalles du cloître, c’est un trait de plus qui achève et clôt les disparates de sa vie.

Homme bon, entraînant, fragile, cœur tendre, esprit facile, talent naturel, langue excellente, plume intarissable, inventeur invraisemblable et hasardeux, qui sut être une fois, comme par miracle, le copiste inimitable de la passion, tel fut l’abbé Prévost, qu’il ne faut point juger, mais qu’on relit par son meilleur endroit et qu’on aime. Ce n’est point tant l’admiration qu’il appelle, c’est la sympathie et l’affection, c’est un pardon fraternel pour des fragilités qui sont souvent les nôtres, mais que l’orgueil recouvre et que l’hypocrisie sait dissimuler. Quiconque a, dans sa jeunesse, conçu un idéal romanesque et tendre, et l’a vu se flétrir devant soi et se briser sous ses pieds en avançant ; quiconque a plus ou moins connu, en tout genre, les écarts, les engagements téméraires et les difficultés sans issue, et n’a pas cherché à se faire de ses fautes une théorie ni un trône d’orgueil ; quiconque (et le nombre en est grand) a connu les assujettissements pénibles de la vie littéraire et le poids des corvées même honorablement laborieuses, au lieu du joug léger des muses ; ceux-là auront pour l’abbé Prévost un culte particulier comme envers un ancêtre et un patron indulgent. Heureux du moins est-il, et favorisé entre tous, au milieu de ses succès mêlés et de ses labeurs, puisqu’il a rencontré le rayon ! Laissons la statue aux hommes célèbres qui ont marché sur cette terre avec autorité, d’un pied sûr, orgueilleux ou solide : pour l’homme de lettres, pour le romancier, pour celui que l’amour de la retraite poursuit jusque dans le bruit, pour ceux qu’une demi-ombre environne et que plutôt elle protège, pour ceux-là c’est le buste qui convient, et celui de l’abbé Prévost, placé comme il l’est aujourd’hui, répond bien à ce qui eût été son espérance la plus haute et son plus doux vœu.