(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — II. (Fin.) » pp. 364-380
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — II. (Fin.) » pp. 364-380

II. (Fin.)

« Pardon, si je fais des pointes ; je viens de lire deux pages de La Vie de Marianne », écrivait Voltaire à M. de Mairan. Ce ne sont pas des pointes que fait Marianne ; elle prétend être simple, revenir à la simplicité à force d’art et d’adresse ; elle reste à coup sûr en chemin, mais son manège, quand il ne dure pas trop longtemps, ne déplaît pas : il laisse voir tant d’esprit ! Marianne est faite pour être lue à petites doses. Il y a un certain dîner chez Mme Dorsin où l’on conduit Marianne encore novice et bien étrangère au monde. Elle n’y est pas plus tôt qu’elle sent avec quelles gens on la fait dîner : « J’étais née, dit-elle, pour avoir du goût » ; et elle entre à l’instant dans ce cercle d’élite comme dans sa sphère. Est-ce le monde de Mme de Tencin, est-ce celui de Mme de Lambert que Marivaux a voulu peindre dans ce dîner de Mme Dorsin ? J’inclinerais pour le premier, pour le salon de Mme de Tencin à son plus beau moment. Quoi qu’il en soit, en nous décrivant le tour d’esprit des convives, Marivaux va nous définir en perfection le genre qu’il préfère :

Ce ne fut point, dit Marianne, à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer : pourtant il est certain qu’ils en avaient plus que d’autres et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait…

On accuse quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller ; oh ! il n’était pas question de cela ici, et comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre et je ne me serais aperçue de rien.

Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique simple, me frappa.

Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai…

Je sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien ; ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi sans qu’ils y prissent garde, et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.

Voilà le ton que Marivaux chérissait et qu’il aurait voulu voir régner autour de lui, une simplicité exquise, coquette, attentive, résultat d’un art consommé : moins ce qu’il a été que ce qu’il aurait voulu être.

Je n’ai pas à continuer l’analyse du roman de Marianne : c’est un de ces livres que le lecteur, pas plus que l’auteur, n’est pressé d’achever ; il s’y sent un manque de passion qui désintéresse au fond et qui refroidit. Même lorsque le malheur revient surprendre Marianne au moment le plus inattendu, même lorsque celui qui a tout fait pour l’obtenir et qui a surmonté tous les obstacles, Valville, lui devient tout d’un coup infidèle, on n’est pas inquiet, on n’est pas déchiré comme on le devrait ; c’est qu’elle, toute la première, elle ne l’est pas. Les expressions, sous sa plume, continuent d’être fines, fraîches, galantes ou raisonnées ; jamais elles ne sont émues ni douloureuses. Au moment où le roman semble tourner au drame, on n’a encore que de l’analyse. Marianne, comme le plus avisé des disciples féminins de La Rochefoucauld, nous expose le pourquoi de l’infidélité et son secret mobile, et aussi le remède :

On ne le croirait pas, dit-elle, mais les âmes tendres et délicates ont volontiers le défaut de se relâcher dans leur tendresse, quand elles ont obtenu toute la vôtre : l’envie de vous plaire leur fournit des grâces infinies, leur fait faire des efforts qui sont délicieux pour elles ; mais, dès qu’elles ont plu, les voilà désœuvrées.

Remarquez ce joli mot désœuvrées de la part d’une amante blessée au cœur, et qui, même en se ressouvenant après des années, devrait sentir se rouvrir sa plaie vive. Marianne ne voit là-dedans qu’une expérience dont elle s’est trouvée l’occasion ; elle en badine après coup, elle ne dut pas en être amèrement désolée dans l’instant même ; elle en a été, avant tout, piquée. Avec Marivaux nous avons le tracas du cœur plutôt que les orages des passions.

Valville a été amené à être infidèle en voyant une jeune Anglaise évanouie, qu’il s’est empressé de secourir, et qui est devenue l’amie de Marianne. Marianne, un moment délaissée, raisonne là-dessus ; elle se dit en se donnant l’explication du volage :

Homme, Français et contemporain des amants de notre temps, voilà ce qu’il était ; il n’avait, pour être constant, que ces trois petites difficultés à vaincre… Son cœur n’est pas usé pour moi, ajoutait-elle, il n’est seulement qu’un peu rassasié du plaisir de m’aimer, pour en avoir trop pris d’abord. Mais le goût lui en reviendra : c’est pour se reposer qu’il s’écarte ; il reprend haleine, il court après une nouveauté, et j’en redeviendrai une pour lui plus piquante que jamais : il me reverra, pour ainsi dire, sous une figure qu’il ne connaît pas encore… Ce ne sera plus la même Marianne.

Évidemment elle s’amuse. Comme dans la comédie de Marivaux, L’Heureux Stratagème, Marianne est tentée par moments d’user de représailles, d’aimer ou de faire semblant de se faire aimer par d’autres : « D’autres que lui m’aimeront, il le verra, et ils lui apprendront à estimer mon cœur… Un volage est un homme qui croit vous laisser comme solitaire ; se voit-il ensuite remplacé par d’autres, ce n’est plus là son compte, il ne l’entendait pas ainsi. » C’est assez montrer comment Marivaux, même quand il échappe au convenu du roman, au type de fidélité chevaleresque et pastorale, et quand il peint l’homme d’après le nu (éloge que lui donne Collé), nous le rend encore par un procédé artificiel et laisse trop voir son réseau de dissection au-dehors. En se promenant dans les musées d’anatomie, on voit ainsi des pièces très bien figurées et qui ont forme humaine ; mais, à l’endroit où l’anatomiste a voulu se signaler, la peau est découverte et le réseau intérieur apparaît avec sa fine injection : c’est un peu l’effet que produit l’art habile de Marivaux. Ses personnages, au lieu de vivre, de marcher et de se développer par leurs actions mêmes, s’arrêtent, se regardent, et se font regarder en nous ouvrant des jours secrets sur la préparation anatomique de leur cœur.

Le Paysan parvenu, second roman de Marivaux (1735), a plus d’action, je ne dirai pas plus d’invention ; mais il y a du mouvement. Les mœurs de la bourgeoisie, de la finance, y sont bien décrites ; celles de la noblesse et du grand monde m’y paraissent moins heureusement saisies et sont comme brusquées. Ce paysan, ce fils de fermier, arrivé de son village, beau garçon de dix-neuf ans, entré comme domestique chez son seigneur, une espèce d’enrichi ; puis rencontré sur le Pont-Neuf par la dévote Mlle Habert, beauté de plus de quarante-cinq ans, dont il devient le mari après quatre ou cinq jours, passe presque aussitôt à l’état d’homme comme il faut, à qui il ne reste qu’un peu de gaucherie et de rouille provinciale ; et encore la secoue-t-il bien lestement. C’est aller vite en fait d’éducation. On coule assez volontiers sur l’invraisemblance. L’histoire d’ailleurs a du vrai ; il y a de charmants portraits et des scènes excellentes. Le talent de Marivaux pour le roman s’y déploie, et l’on est tenté, par moments, de regretter qu’il n’ait pas été forcé, comme les romanciers de nos jours, à produire avec une promptitude et une abondance qui dégage la manière et qui fait courir la veine : il y aurait gagné peut-être certaines qualités dont son Paysan parvenu ne nous montre que les commencements. Ce paysan est né observateur et moraliste : il lit à livre ouvert les physionomies et les visages : « Ce talent, dit-il, de lire dans l’esprit des gens et de débrouiller leurs sentiments secrets est un don que j’ai toujours eu, et qui m’a quelquefois bien servi. » L’auteur, en faisant faire à son personnage un chemin si rapide à la faveur de sa jolie figure, a échappé à un écueil sur lequel tout autre romancier aurait donné ; il lui a laissé de l’honnêteté et s’est arrêté à temps avant la licence. Son paysan parvenu n’est point un paysan perverti. Les agaceries de Mme de Ferval, de Mme de Fécour, sont poussées aussi loin que possible ; il n’y avait qu’un pas jusqu’au libertinage, l’auteur ne l’a point franchio. « Voyez, s’écrie le paysan, que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur ! voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment ! car l’âme se raffine à mesure qu’elle se gâte. » Sur cette pente glissante, Marivaux pourtant a évité de pousser les choses jusqu’au terme où vont tout d’abord, dans leurs tableaux de mœurs, Duclos et Crébillon fils. Ce dernier avait critiqué longuement Marivaux et avait parodié son style sous le nom de la Taupe dans le triste roman de Tanzaï. Marivaux, âgé de vingt ans de plus que Crébillon fils, lui adresse indirectement une leçon dans la quatrième partie du Paysan parvenu. Il suppose que, dans un voyage à Versailles, son paysan se rencontre en voiture avec trois autres personnes, dont un vieil officier, chevalier de Saint-Louis, et un jeune homme qui se trouve être Crébillon (sans qu’il soit nommé). On parle du livre que celui-ci vient de faire paraître ; il en demande son avis à l’officier, qui lui répond d’abord : « Je ne suis guère en état d’en juger ; ce n’est pas un livre fait pour moi, je suis trop vieux », donnant à entendre qu’en vieillissant, le goût, comme le palais, devient plus difficile. Cependant, après s’être fait un peu presser, cet homme respectable, dit son avis avec autorité et bon sens. Crébillon, ainsi que quelques auteurs de son âge, comptait trop sur la licence de ses sujets et sur son libertinage de ton pour se faire lire ; il croyait se donner le lecteur pour complice. Le vieil officier cherche à le détromper : il lui montre la différence qu’il y a entre un homme peu scrupuleux qui, dans la réalité, dans la conversation, se laisse animer et accepte les choses les plus fortes, et ce même homme, devenu tranquille, qui les apprécie en les lisant : « Il est vrai, dit-il, que ce lecteur est homme aussi : mais c’est alors un homme en repos qui a du goût, qui est délicat, qui s’attend qu’on fera rire son esprit, qui veut pourtant bien qu’on le débauche, mais honnêtement, avec des façons et avec de la décence. » C’est un éloge à donner à Marivaux que, venu à une époque si licencieuse, et lui qui a si bien connu le côté malin et coquin du cœur, il n’a, dans l’expression de ses tableaux, jamais dépassé les bornes. Voltaire, qui le raille volontiers sur le goût, aurait pu prendre exemple de lui pour la morale.

Marivaux était un honnête homme ; il avait de la délicatesse, de la probité, et il la portait dans l’exercice de son talent. Dans sa feuille périodique Le Spectateur français, parlant des Lettres persanes qui venaient de paraître, il les loue pour l’esprit, mais les critique sur un point. On ne s’attendrait pas à voir Marivaux faisant la réprimande à Montesquieu, et la faisant sur un chapitre sérieux dans lequel il a pour lui convenance et raison :

Je juge, disait-il donc à propos des Lettres persanes, que l’auteur est un homme de beaucoup d’esprit ; mais, entre les sujets hardis qu’il se choisit et sur lesquels il me paraît le plus briller, le sujet qui réussit le mieux à l’ingénieuse vivacité de ses idées, c’est celui de la religion et des choses qui ont rapport à elle. Je voudrais qu’un esprit aussi fin que le sien eût senti qu’il n’y a pas un si grand mérite à donner du joli et du neuf sur de pareilles matières, et que tout homme qui les traite avec quelque liberté peut s’y montrer spirituel à peu de frais ; non que, parmi les choses sur lesquelles il se donne un peu carrière, il n’y en ait d’excellentes en tous sens, et que même celles où il se joue le plus ne puissent recevoir une interprétation utile ; car enfin, dans tout cela, je ne vois qu’un homme d’esprit qui badine, mais qui ne songe pas assez qu’en se jouant il engage quelquefois un peu trop la gravité respectable de ces matières : il faut là-dessus ménager l’esprit de l’homme, qui tient faiblement à ses devoirs, et ne les croit presque plus nécessaires dès qu’on les lui présente d’une façon peu sérieuse.

Certes, Montesquieu devenu l’auteur de L’Esprit des lois aurait ratifié et signé cette critique adressée au jeune auteur des Lettres persanes.

Le théâtre de Marivaux est resté sa gloire. Ses cadres ne sont pas étendus, mais ils sont neufs, et il a été vraiment poète, il a créé quelque chose de ce côté. Il a surtout écrit avec prédilection pour la scène italienne. On se rappelle que la troupe italienne, bannie sous Louis XIV, fut rappelée pendant la Régence par le duc d’Orléans. Marivaux fut du nombre des jeunes auteurs qui cherchèrent sur ce théâtre nouveau une variété et une légèreté de formes que ne leur permettait pas la scène française. Le Théâtre-Italien d’alors, à quelques égards, c’était le Gymnase du temps. Marivaux y trouva des acteurs, et surtout une actrice unique, pour revêtir et faire valoir ses rôles. Tous ceux qui ont vu et connu Mme Balletti, dite au théâtre et dans la société Silvia, ont parlé d’elle comme parlent de Mlle Mars ceux qui l’ont vue à quinze ans : « Action, voix, esprit, physionomie, maintien, et une grande connaissance du cœur humain », Silvia possédait tout cela. On ajoute que, dans la vie, sa conduite fut toujours sans tache, et qu’elle ne voulut que des amis, jamais des amants. Sans trop insister sur ce point délicat et souvent obscur, il est à noter que pour bien jouer Marivaux, pour représenter tous ces rôles de femmes à la Marianne, si distingués, si délicats, si calculés, il n’est pas besoin d’une grande sensibilité de cœur, et que cette qualité serait peut-être nuisible. J’ai ouï dire que Mlle Mars elle-même avait peu de sensibilité proprement dite ; mais elle était née pour jouer du Marivaux avec cette ingénuité habile, avec cet art du naturel, avec cet organe charmant, enchanteur, et cette voix sonore à travers laquelle se dessinaient les moindres intentions comme les perles dans une eau limpide. Les pièces de Marivaux semblent faites pour tenter ainsi et susciter, de temps à autre, des acteurs et des actrices qui cherchent la distinction, et qui sont destinés aux caractères fins et de bonne compagnie.

Les pièces de Marivaux qui sont restées au répertoire et qu’on joue encore quelquefois : Le Jeu de l’amour et du hasard, son chef-d’œuvre ; Le Legs, La Surprise de l’amour, Les Fausses Confidences, L’Épreuve et d’autres encore, se ressemblent plus ou moins ou ne diffèrent que par des nuances déliées. On a très bien remarqua que, dans ses comédies en général, il n’y a pas d’obstacle extérieur, pas d’intrigue positive ni d’aventure qui traverse la passion des amants ; ce sont des chicanes de cœur qu’ils se font, c’est une guerre d’escarmouche morale. Les cœurs au fond étant à peu près d’accord dès le début, et les dangers ou les empêchements du dehors faisant défaut, Marivaux met la difficulté et le nœud dans le scrupule même, dans la curiosité, la timidité ou l’ignorance, ou dans l’amour-propre et le point d’honneur piqué des amants. Souvent, ce n’est qu’un simple malentendu qu’il file adroitement et qu’il prolonge. Ce nœud très léger qu’il agite et qu’il tourmente, il ne faudrait que s’y prendre d’une certaine manière pour le dénouer à l’instant ; il n’a garde de le faire, et c’est ce manège, ce tatillonnage bien mené et semé d’accidents gracieux, qui plaît à des esprits délicats. Vous y viendrez ! Vous n’y viendrez pas ! Je gage que oui ! Je gage que non ! c’est ce que toute l’action semble dire. J’ajouterai qu’il y a tout un public et un ordre d’esprits sur lesquels cet ingénieux harcèlement n’a jamais de prise ; ce sont ceux qui goûtent avant tout quelques scènes de L’Étourdi de Molière, ou Les Folies amoureuses de Regnard.

Marivaux, au théâtre, aime surtout à démêler et à poursuivre les effets et les conséquences de l’amour-propre dans l’amour. Tantôt (dans Les Serments indiscrets), c’est l’amour-propre piqué qui s’engage à l’étourdie, et qui retarde et complique tout d’abord un aveu qui allait de lui-même échapper des lèvres ; tantôt, ce même amour-propre piqué, et la pointe de jalousie qui s’y mêle (dans L’Heureux Stratagème), réveille un amour trop sûr qui s’endort, et le ramène, au moment où il allait se changer et dégénérer en estime ; tantôt (comme dans Les Sincères, comme dans La Double Inconstance), l’amour-propre piqué ou flatté détache au contraire l’amour, et est assez fort pour le porter ailleurs et le déplacer.

Cette petite comédie des Sincères est une des plus agréables à lire de Marivaux. Ce sont deux personnes, la marquise et Ergaste, qui font état avant tout de parler franc et d’être sincères. Très aimée de Dorante, qu’elle trouve fade avec ses compliments, la marquise a recours à Ergaste pour se remettre en gaieté et en bonne humeur. Elle débute par une scène de raillerie et de satire du monde, où elle drape à ravir cinq ou six originaux qu’elle vient de quitter. Cette scène des portraits, en diminutif et sauf tout ce qu’on sait bien, en rappelle une célèbre du Misanthrope. Tout va à merveille tant que les deux sincères ne le sont qu’à l’égard d’autrui et non vis-à-vis l’un de l’autre : mais Ergaste se hasarde trop en croyant qu’il peut, sur les questions de la marquise, lui avouer qu’il a aimé Araminte presque autant qu’elle, et convenir qu’Araminte, à la vérité, lui semble plus belle, bien que la marquise plaise davantage ; il ne réussit lui-même qu’à déplaire. Et ici ce n’est point pour sa sincérité précisément que la marquise entend se choquer, notez-le bien : « Mais quand on a le goût faux, lui dit-elle, c’est une triste qualité que d’être sincère. » Ergaste, à son tour, à qui elle se met à dire des vérités, se fâche, et il se rejette vers Araminte, de même que la marquise revient à Dorante, qu’elle veut forcer aussi à lui dire ses défauts : Dorante, en ayant l’air d’obéir, choisit si bien les deux ou trois défauts qu’il lui reproche, que cela devient une flatterie nouvelle et des plus insinuantes. Et le tout finit par un double mariage, qui est l’inverse de celui qu’on avait prévu d’abord : tant il est vrai que dans la vie il faut un peu de flatterie, même pour s’aimer avec amour et se plaire avec quelque passion. « Ah ! ah ! ah ! s’écrie à la fin la marquise en se mettant à rire, nous avons pris un plaisant détour pour arriver là ! » Ce mot pourrait servir d’épigraphe à toutes les pièces de Marivaux.

Les valets et les soubrettes de Marivaux, ses Frontin et ses Lisette ont un caractère à part entre les personnages de cette classe au théâtre. Les Scapin, les Crispin, les Mascarille, sont assez ordinairement des gens de sac et de corde : chez Marivaux, les valets sont plus décents ; ils se rapprochent davantage de leurs maîtres ; ils en peuvent jouer au besoin le rôle sans trop d’invraisemblance ; ils ont des airs de petits-maîtres et des manières de porter l’habit sans que l’inconvenance saute aux yeux. Marivaux, avant et depuis son Paysan parvenu, a toujours aimé ces transpositions de rôles, soit dans le roman, soit au théâtre. Dans une petite pièce intitulée L’Île des esclaves, il est allé jusqu’à la théorie philanthropique ; il a supposé une révolution entre les classes, les maîtres devenus serviteurs et vice versa. Après quelques représailles d’insolence et de vexations, bientôt le bon naturel l’emporte ; maîtres et valets se réconcilient et l’on s’embrasse. Ce sont les saturnales de l’âge d’or. Cette petite pièce de Marivaux est presque à l’avance une bergerie révolutionnaire de 1792. La nature humaine n’y est pas creusée assez avant ; on y voit du moins le faible de l’auteur et son goût pour ce genre de serviteurs officieux, voisins des maîtres.

Je pourrais m’étendre sur plus d’une pièce de Marivaux, car la diversité n’y manque pas. La Double Inconstance est une de ses pièces qu’il préférait, et aussi l’une de celles où il a le mieux fait jouer tous les ressorts, à lui connus, de coquetterie, de rivalité piquée au jeu, de perfidie et de câlinerie féminine. Dans La Mère confidente, qui sort de ses données habituelles et qui est d’un ordre à part dans son théâtre, il a touché des cordes plus franches, plus sensibles et d’une nature meilleure.

Mais sauf quelques rares exceptions qu’offrirait ce talent fertile, l’amour, qui est le caractère dominant dans le théâtre de Marivaux, est bien tel chez lui qu’il s’est plu à le représenter dans une de ses plus agréables feuilles ; il ne le veut point constant, même lorsqu’il finira par être fidèle et par revenir là d’où il est parti :

En fait d’amour, dit-il, ce sont des âmes d’enfants que les aima inconstantes. Aussi n’y a-t-il rien de plus amusant, de plus aimable, de plus agréablement vif et étourdi que leur tendresse…

À peindre l’Amour comme les cœurs constants le traitent, on en ferait un homme.

À le peindre suivant l’idée qu’en donnent les cœurs volages, on en ferait un enfant ; et voilà justement comme on l’a compris de tout temps.

Et il faut convenir qu’il est mieux rendu et plus joli en enfant qu’il ne serait en homme.

C’est une qualité dans un amant bien traité que d’être d’un caractère exactement constant ; mais ce n’est pas une grâce, c’est même le contraire…

En amour, querelle vaut encore mieux qu’éloge.

C’est là le jeu qui circule dans les parties les plus agréables du théâtre de Marivaux. Il a dédié une de ses jolies pièces, La Seconde Surprise de l’amour (1728), à la duchesse du Maine, cette princesse spirituelle et capricieuse qui avait gardé de l’enfant ; elle serait bien en effet la reine, telle qu’on pourrait l’imaginer, de ce monde en miniature. Elle était des premières à s’y plaire ouvertement et à y applaudir.

La vie de Marivaux ressemble assez à ce qu’on peut s’en figurer par ses ouvrages. Marmontel nous le montre, dans le cercle même de Mme de Tencin, « laissant percer visiblement l’impatience de faire preuve de finesse et de sagacité ». Plein d’égards et aux petits soins pour l’amour-propre des autres, il était susceptible dans le sien à l’excès, et prenait la mouche promptement. Nommé à l’Académie française à la place de l’abbé de Houtteville, il fut reçu le 4 février 1743, le même jour que le duc de Nivernais, et par l’archevêque de Sens, M. Languet de Gergy. Ce prélat parla, ce me semble, assez bien de Marivaux ; il le loua d’abord, non pas tant pour ses écrits que pour son caractère : « Ce n’est point tant à eux, dit-il, que vous devez notre choix, qu’à l’estime que nous avons faite de vos mœurs, de votre bon cœur, de la douceur de votre société, et, si j’ose le dire, de l’amabilité de votre caractère. » En venant aux ouvrages, il s’exprime plutôt comme par ouï-dire, afin de n’avoir point, lui homme d’Église, à se prononcer directement en ces matières légères de roman et de théâtre : « Ceux qui ont lu vos ouvrages racontent que vous avez peint sous diverses images, etc.81. » Il mêlait aux éloges, aux beaux noms de La Bruyère et de Théophraste qu’il ne craignait pas d’appliquer à notre auteur, quelques réserves et quelques censures morales, en priant son nouveau confrère de les lui passer et de les mettre sur le compte du ministère saint dont il était chargé. Marivaux ne fut pas content. On dit même qu’il fut sur le point d’interrompre le prélat et de faire un appel public à l’assemblée. Quelques années après (1751), lisant dans une séance publique de l’Académie des Réflexions sur les hommes et sur les Romains, il parut trop viser au sérieux et eut peu de succès auprès du public ; c’est peut-être ce jour-là que, voyant qu’il n’était pas écouté à son gré, il termina brusquement sa lecture avec un mécontentement visible, dont nous sommes informés par d’Alembert. Tous les contemporains, Voisenon, Marmontel, Grimm, s’accordent à dire que vers la fin, et sentant que son moment de faveur était passé, Marivaux était incommode et épineux dans la société par trop de méfiance ; il entendait finesse à tout ; « on n’osait se parler bas devant lui sans qu’il crût que ce fût à son préjudice ». On est toujours puni par où l’on a péché : cette délicatesse de nuances qu’il portait dans toute son observation, il en payait la façon en détail dans sa propre sensibilité nerveuse et maladive. Il était atteint de ce mal particulier que nous avons vu à certains amours-propres pointilleux de notre temps82 et qu’on a appelé le rhumatisme littéraire : « Je n’ai vu de mes jours à cet égard, nous dit Collé, personne d’aussi chatouilleux que lui ; il fallait le louer et caresser continuellement comme une jolie femme. » Les portraits de Marivaux nous le représentent avec la physionomie fine, spirituelle, bienveillante, mais inquiète et travaillée. Cette physionomie-là avait dû avoir bien de la grâce, de l’éveil et de l’espièglerie dans la jeunesse.

Un nouveau siècle était né et avait grandi : Marivaux appartenait à l’époque de transition, à la génération ingénieuse et discrète de Fontenelle, de Mairan, de La Motte, et le monde désormais appartenait à Voltaire régnant, à Montesquieu, à Buffon, à Rousseau, à d’Alembert, à cette génération hardie et conquérante qui succédait de toutes parts et s’emparait de l’attention universelle :

Marivaux a eu parmi nous, disait Grimm en 1763, la destinée d’une jolie femme, et qui n’est que cela, c’est-à-dire un printemps fort brillant, un automne et un hiver des plus durs et des plus tristes. Le souffle vigoureux de la philosophie a renversé, depuis une quinzaine d’années, toutes ces réputations étayées sur des roseaux.

Ce jugement de chêne à roseau est trop altier et trop sévère. Marivaux avait dans l’esprit, on l’a vu, un coin de sérieux qui eût mérité de trouver grâce auprès des vrais et modestes philosophes, et que d’Alembert du moins a senti. Mais ce qui était bien véritable aussi et frappant, c’est que tout ainsi que Montesquieu pouvait dire : « L’esprit que j’ai est un moule, on n’en tire jamais que les mêmes portraits », l’esprit de Marivaux, à plus forte raison, devait paraître un patron d’où il avait tiré à la fin toutes les broderies et toutes les dentelles. Le public en avait assez pour longtemps de ce mets délicat et de cette sucrerie dont on ne pouvait, sans s’affadir, goûter beaucoup à la fois. Marivaux était arrivé, on peut le dire, à l’entière et complète perfection de son talent ; il l’avait varié en bien des genres ; il avait fait de son fruit fin et musqué les cadeaux de dessert les plus excellents ; mais tout ce qu’il avait à donner de bon, il l’avait produit et à plusieurs reprises ; les variétés, les distinctions qu’il pouvait y faire encore, n’étaient plus sensibles que pour lui seul : aux yeux des autres, il se répétait. Il se découragea donc vers la fin ; la paresse le gagna, et il eut le chagrin secret de se survivre.

D’autres embarras s’y mêlèrent. Marivaux avait les goûts recherchés que l’on conçoit de la part d’une organisation si fine et si coquette, parure, propreté curieuse, friandise ; tout ce superflu lui était chose nécessaire. Ses amis, sous prétexte de l’enrichir du temps du Système, l’avaient ruiné. Marié dans sa jeunesse, il perdit sa femme de bonne heure, et en eut une fille unique qui se fit religieuse. Une vieille amie, Mlle Saint-Jean, se dévoua à le soigner et à tenir sa maison, en y mettant du sien sans qu’il parût s’en douter. Il avait son logement sur le Palais-Royal. Son laisser-aller, sa négligence d’homme comme il faut, sa facilité à donner, le réduisirent souvent à de tristes expédients ; il touchait une pension d’Helvétius, une autre de Mme de Pompadour. Cela ne lui suffisait pas :

Il vint un jour chez moi, dit Voisenon, me confier que ses affaires n’étaient pas bonnes, et qu’il était décidé à s’ensevelir dans une retraite éloignée de Paris. Je représentai sa situation à Mme la duchesse de Choiseul, en la priant de tâcher de lui faire avoir une pension ; elle eut la bonté d’en parler à Mme de Pompadour qui en fut étonnée : elle faisait toucher tous les ans mille écus à Marivaux, et, pour ménager sa délicatesse et l’obliger sans ostentation, elle les lui faisait toucher comme venant du roi. Marivaux, voyant que j’avais découvert le mystère, me battit froid, tomba dans la mélancolie, et mourut quelques mois après.

C’est avec cette physionomie d’homme mortifié que cet aimable et piquant Marivaux, cet esprit lutin d’un monde si riant, prend congé de nous. Il mourut le 12 février 1763, à l’âge de soixante-quinze ans.

Sa réputation, qui ne s’est jamais entièrement éclipsée au théâtre, a eu de vifs retours et des réveils qui ont dû consoler son ombre. Le xixe  siècle a été particulièrement favorable à Marivaux ; le gracieux interprète qu’il a retrouvé sur la scène, cette actrice inimitable qui a débuté par ses rôles malins et ingénus, leur a rendu à nos yeux toute leur jeunesse. Sans doute le mot de marivaudage s’est fixé dans la langue à titre de défaut : qui dit marivaudage dit plus ou moins badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli ; mais l’homme, considéré dans l’ensemble, vaut mieux que la définition à laquelle il a fourni occasion et sujet. Marivaux, étudié surtout par les hommes du métier, par les critiques ou les auteurs dramatiques, a autant gagné que perdu avec le temps : il est plein d’idées, de situations neuves qui ne demandent qu’à être remises à la scène avec de légers changements de costume. Il est si rare d’inventer, de découvrir quelque chose dans ce monde moral si exploré ! et Marivaux a ajouté à ce qu’on en savait déjà ; il a fait quelques pas de plus dans le gracieux labyrinthe de la vanité féminine ; il nous a mis à la main un fil délié et furtif pour nous y conduire. Nos spirituels ou poétiques auteurs de petites comédies, de proverbes, de spectacles dans un fauteuil, ont reconnu en Marivaux un aîné sinon un maître, et lui ont rendu plus d’un hommage en le rappelant ou en l’imitant. Sans beaucoup chercher, on lui trouverait aussi des analogues et des parents assez reconnaissables dans l’ordre de nos moralistes en renom. Quand on a aujourd’hui à parler de lui après cent ans, on rencontre encore des esprits justes et amis qui le possèdent en entier, et qui vous disent en le soignant, comme on ferait d’un contemporain : « Prenez garde de n’en pas trop mal parler ! » C’est qu’il y a un fonds chez Marivaux ; il a sa forme à lui, singulière en effet, et dont il abuse ; mais comme cette forme porte sur un coin réel et vrai de la nature humaine, c’est assez pour qu’il vive et pour qu’il reste de lui mieux qu’un nom.