(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Geoffroy de Villehardouin. — I. » pp. 381-397
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Geoffroy de Villehardouin. — I. » pp. 381-397

I.

Après Froissart et après Joinville, j’arrive, en remontant, jusqu’à Villehardouin qui est en date notre premier historien, et dont la chronique est un monument de notre vieille langue. Malgré les découvertes et les exhumations qu’on n’a cessé de faire dans cette étude de notre Moyen Âge, malgré les publications nombreuses dont il a été l’objet depuis quelques années, on peut dire encore avec l’ancien bénédictin don Brial et avec Daunou qu’à part quelques écrits de petite dimension, quelques textes de lois, quelques sermons, et sans parler des traductions de livres sacrés, la relation de Villehardouin est le premier ouvrage original étendu qu’on ait en prose française. Imprimée pour la première fois au complet vers la fin du xvie  siècle (1583), il a fallu, au xviie , toute l’érudition et tout l’appareil de Du Cange pour mettre cette Histoire de Villehardouin en pleine lumière (1657) ; encore n’était-elle censée, depuis, abordable que pour les savants et pour ceux que n’effrayent pas les in-folio. Aujourd’hui, grâce aux travaux successifs des estimables éditeurs et au progrès qu’on a fait dans la connaissance des formes de notre vieil idiome, Villehardouin est immédiatement accessible pour tout homme instruit. Il le sera encore plus lorsqu’au lieu de la traduction de Du Cange, trop longue et traînante, on en aura fait une plus courte et plus nette qui, mise en regard du texte, en sera l’exact équivalent et permettra de lire à la fois et presque indifféremment l’original et la transcription plus moderne. Le résultat continuel de l’effort de la critique appliquée à la littérature est d’étendre ainsi de plus en plus le domaine de l’homme instruit, et d’appeler chacun à profiter, et, jusqu’à un certain point, à juger par soi-même de ce qui avait été jusqu’alors la propriété des doctes et des hommes de cabinet. Tout le monde aujourd’hui, avec assez peu de frais et de difficultés, va à Jérusalem, tout le monde visite Constantinople : de même tout le monde, avec assez peu de peine et d’application, peut lire Villehardouin83.

Il y a pourtant plus de six cents ans qu’il a écrit dans le français qu’on jargonnait alors, et qu’il parlait, pour son compte, avec gravité et avec éloquence. Dans sa langue, il est d’un siècle plus âgé que Joinville, qui nous paraît plus aimable ; mais Villehardouin était certainement plus fort. — Geoffroy de Villehardouin naquit en Champagne ; sans doute dans le château de son nom, à sept lieues de Troyes, entre Arcis et Bar-sur-Aube, d’une famille ancienne et distinguée à la cour des seigneurs et comtes du pays. On conjecture qu’il naquit de 1150 à 1160, et qu’il mourut vers 1213, à l’âge d’à peu près soixante ans, et peut-être moins. On ignore les actions de sa jeunesse et de ses premières années ; on le voit déjà mûr, attaché au comte Thibaut III, qui parvint à la principauté en 1197, à l’âge de vingt-deux ans, et obtenant toute sa confiance. Il avait la charge de maréchal de Champagne. Pour le surplus de sa vie, c’est lui-même, dans le cours de son Histoire, qui va nous informer, ne parlant jamais de lui qu’à l’occasion, sans se mettre en avant, sans affecter de se citer ni de s’omettre. Cette Histoire se rapporte aux événements de la croisade prêchée dès 1198 par Foulques de Neuilly84, et qui, détournée de son but direct, aboutit par aventure à la prise de Constantinople.

Il y avait plus de dix ans que Jérusalem, possédée et gouvernée depuis Godefroi de Bouillon (1099) par des princes chrétiens, avait été reconquise par Saladin (1187). La croisade qu’avaient entreprise aussitôt les trois monarques les plus puissants de la Chrétienté, l’empereur Frédéric Ier, Philippe Auguste et Richard Cœur-de-Lion, avait échoué ; ou du moins on n’avait fait que remettre un pied en Syrie. Les prédicateurs éloquents et populaires (et le curé Foulques était de ceux-là) allaient partout excitant les courages et remuant les cœurs. À un tournoi qui se tenait en Champagne, au château d’Escry, dans l’Avent de 1199, et où toute la noblesse du pays et quelques seigneurs des autres provinces étaient rassemblés, Foulques parut et prêcha : toute l’assistance fut émue ; les deux jeunes seigneurs les plus qualifiés parmi ceux qui étaient présents, Thibaut, comte de Champagne, âgé de vingt-deux ans, et Louis, comte de Blois, qui n’en avait pas plus de vingt-sept, donnèrent le signal et se croisèrent. Leur exemple fut imité d’une foule de seigneurs, d’évêques, tant en Champagne qu’en l’Île-de-France, en Picardie, en Touraine, en Flandre et de tous côtés. À l’entrée du carême suivant (1200), Baudouin, comte de Flandre, et la comtesse sa femme, se croisèrent à Bruges : deux des plus hauts barons de France, Simon de Montfort et Renauld de Montmirail, prirent aussi la croix, et le bruit s’en répandit avant dans les terres. Au défaut d’un roi pour la commander (Philippe Auguste étant revenu de ce genre d’ambition sainte), l’entreprise s’annonçait donc comme des plus considérables ; il ne s’agissait que de l’organiser. Après des assemblées tenues à Soissons et à Compiègne, et où les principaux croisés n’avaient pu s’accorder ni sur la date du départ ni sur la route à suivre, il fut résolu que l’on s’en remettrait à six messagers ou députés, à qui l’on donnerait pleins pouvoirs par lettres afin de traiter des voies et moyens d’exécution, et de passer les marchés pour l’embarquement et le transport De ces députés, deux furent nommés par Thibaut, comte de Champagne, deux par Baudouin, comte de Flandre, et deux par Louis, comte de Blois ; c’est-à-dire que les commissaires choisis représentaient en nombre égal les trois seigneurs les plus qualifiés et les plus puissants d’entre les nouveaux croisés. Villehardouin fut un des deux commissaires nommés par le comte de Champagne, lequel semblait désigné pour être le chef de la croisade s’il avait vécu. Parmi les commissaires ses collègues, il y avait, de la part du comte de Flandre, le chevalier Quènes de Béthune (un des ancêtres de Sully), homme éloquent, poète et chansonnier en renom, et dont on a quelques productions récemment imprimées, où l’agrément se distingue encore.

Et qu’on me permette ici une réflexion générale qui s’applique à cette époque et à beaucoup d’autres : il y a, dans les divers états de la société et aux divers degrés de la civilisation, des facultés nécessaires et des talents qui, répandus par la nature sur certains hommes, diffèrent beaucoup moins qu’on ne suppose de ces mêmes talents, développés à des époques en apparence plus favorisées. Ainsi la poésie, ainsi l’éloquence, sont des dons naturels qui, du temps de Villehardouin et de Quènes de Béthune, n’étaient pas moins réels ni de près, peut-être, moins frappants qu’ils ne le seront à des âges de société plus en vue. Villehardouin, par exemple, pour nous en tenir à lui, possédait à un haut degré le don de la parole et l’art d’insinuer les conseils que d’ordinaire la prudence lui dictait : c’est un témoignage qu’ont rendu de lui ses contemporains, et c’est ce qui ressort et s’entrevoit aussi d’après l’Histoire qu’il a laissée. Pourtant, plume en main (si tant est que lui-même il tînt la plume), ou en se disant qu’il allait dicter et composer, il était quelque peu gêné dans l’expression de ses pensées, et, bien qu’il en produisît le principal, il n’en donnait et n’en fixait qu’une partie : de vive voix, dans les occasions et en présence des gens, il était, on doit le croire, bien autrement large et abondant. C’est déjà beaucoup, à son époque, qu’il nous ait transmis une telle idée de lui et de sa manière de sentir en écrivant ou en dictant. Rappelons-nous toutefois, en lisant ces vieux auteurs peu accoutumés aux lettres et à ce mode d’expression par l’écriture, que nous n’avons que des signes incomplets de leur force même d’esprit et de leurs ressources en ce genre. La parole est une faculté qui, à toutes les époques, et dans un degré éminent, est donnée naturellement à quelques-uns : c’est entre la parole parlée et cette même parole écrite que la plus grande différence a lieu et qu’il se fait un naufrage de bien des pensées.

Suivons donc Villehardouin dans son récit sobre et peu souple, mais digne et fidèle. Les six députés ou commissaires, munis de pleins pouvoirs, après en avoir conféré entre eux, se décidèrent à se rendre à Venise, pensant qu’ils trouveraient là plus grande quantité de vaisseaux qu’ailleurs. Après avoir bien chevauché et en toute diligence, ils y arrivèrent la première semaine du carême de 1201. Le duc ou doge de Venise était alors Henri Dandolo, ce sage et preux vieillard, cet homme de plus de quatre-vingt-dix ans, qui était entièrement ou presque entièrement aveugle, et qui, en compagnie des pèlerins, va devenir un conquérant. En ce temps-là, le gouvernement de Venise n’était plus ce qu’il avait été autrefois ; le doge ne représentait plus cette espèce de monarque électif visant à l’hérédité, nommant les magistrats, décidant à peu près souverainement de la paix ou de la guerre, et qui, avec un peu d’art, faisait agréer à rassemblée générale du peuple ses résolutions à l’avance arrêtées. Et ce gouvernement toutefois n’était pas encore cette aristocratie fortement constituée et jalouse, ce patriciat fermé, tenant son doge en tutelle et n’en usant que comme d’un mandataire honoré et surveillé. Le doge, à cette époque, et quand ces députés d’outre-monts arrivèrent, pouvait beaucoup ; les Conseils qu’on lui avait déjà associés pouvaient beaucoup également et étaient devenus ses adjoints nécessaires : et enfin l’assemblée générale du peuple n’avait point encore été dépouillée de tout droit de sanction. C’est ce que les députés, dès leur arrivée, parurent très bien savoir. Au doge qui les accueillait avec honneur et les interrogeait, ils montrèrent leurs lettres de créance, et le doge leur dit :

Seigneurs, j’ai bien vu vos lettres, et je sais très certainement que vos seigneurs sont les plus hauts hommes qui soient aujourd’hui de ceux qui ne portent point couronne. Et ils nous mandent que nous ayons créance certaine en tout ce que vous nous direz de par eux et ferez, et qu’ils le tiendront fermement. Or, dites ce qu’il vous plaira.

Mais les députés répliquèrent qu’ils désiraient ne s’ouvrir au doge de l’objet de leur venue qu’en présence de son Conseil. Le quatrième jour donc, qui leur avait été assigné, ils se rendirent au magnifique palais du doge, où ils le trouvèrent réuni à son Conseil, et là ils lui exposèrent leur demande :

Sire duc, nous sommes à vous venus de par les barons de France qui ont pris le signe de la croix pour venger la honte de Jésus-Christ et pour conquérir Jérusalem si Notre-Seigneur y veut consentir ; et parce qu’ils savent certainement que nulle nation n’a si grand pouvoir par mer comme vous avez, vous prient-ils que vous vouliez vous occuper comment ils pourront avoir des vaisseaux pour accomplir leur pèlerinage, en toutes les manières et conditions que vous leur saurez indiquer et proposer, pourvu qu’ils les puissent tenir85.

C’était là, comme le remarque M. Daru, le sujet d’un marché plutôt que d’un traité. Le doge remit la réponse à huitaine, et, à cette date, il ne la donna encore que sous la réserve qu’il faudrait faire agréer la décision à l’assemblée du peuple, s’estimant assuré d’ailleurs de l’adhésion de son grand Conseil, qu’il avait sondé à ce sujet. Les conditions furent telles qu’un peuple marchand et politique pouvait les faire. Pour transporter en Orient plus de trente mille hommes et plusieurs milliers de chevaux, pour approvisionner cette armée de vivres pendant neuf mois, la République demandait une somme évaluée à environ quatre millions et demi de notre monnaie actuelle : elle stipula, de plus, que cinquante galères vénitiennes seconderaient les opérations de l’armée, sous la condition d’un partage égal dans le butin et dans les conquêtes. Les commissaires, après vingt-quatre heures de réflexion, en passèrent par ces articles, qui ne leur parurent avoir rien d’excessif, et qu’on ne voit pas qu’ils aient songé à débattre. Il n’y avait plus qu’à obtenir la ratification du grand Conseil et la sanction du peuple : le doge eut sans peine la première et procéda habilement à procurer la seconde, en prenant à part quarante, puis cent, puis deux cents personnes. Quand les esprits lui parurent suffisamment préparés, il convoqua dans la chapelle de Saint-Marc tout ce qui put y tenir d’assistants ; on célébra la messe du Saint-Esprit, et, la politique vénitienne ayant par devers elle toutes ses garanties, on donna dorénavant pleine carrière à l’enthousiasme et à l’émotion dramatique. C’est ce mélange de prudence, de calcul, et aussi de piété et d’attendrissement à la suite, qui caractérise ces scènes de Venise chez Villehardouin, et qui montre, sans qu’il le dise, la différence profonde qu’il y avait entre l’esprit de ce gouvernement politique et celui des croisés impétueux.

Je traduis, ou plutôt je transcris avec le moins de rajeunissement possible, cette scène qui se passa dans la chapelle de Saint-Marc. Notez que ces gens assemblés là par les soins du doge, et à qui l’on fait entendre la messe du Saint-Esprit afin de demander bon conseil d’en haut, ne savent pas encore, au moins la plupart, ce qu’on va leur proposer : quelques-uns cependant, qu’on a sondés à l’avance, sont groupés çà et là dans la foule. Le doge s’entendait à ménager ses effets, et à mettre en jeu ce qui restait du fonds démocratique dans le gouvernement vénitien de cette date :

Quand la messe fut dite, le duc manda les députés, et leur dit, pour l’amour de Dieu, qu’ils priassent le commun peuple d’octroyer ce qui était convenu. Les députés vinrent au monastère où ils furent beaucoup regardés de maintes gens qui jamais ne les avaient vus. Alors, Geoffroy de Villehardouin, le maréchal de Champagne, prit la parole par l’accord et par la volonté des autres, et commença à dire en telle manière : « Seigneurs, les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont vers vous envoyés, et vous crient merci pour qu’il vous prenne pitié de la cité de Jérusalem, qui est en servage des mécréants, et pour que vous vouliez, en honneur de Dieu, les aider à venger la honte de Jésus-Christ ; et par ce motif vous ont-ils choisis qu’ils savent bien que nulle nation, ni gent qui soit sur mer, n’ont si grand pouvoir comme vous avez, et en partant nous commandèrent que nous eussions à en tomber à vos pieds, et de ne point nous en relever que vous ne l’ayez accordé. »

« Et alors les six députés s’agenouillèrent, pleurant beaucoup ; et le doge et tous les autres commencèrent à pleurer de la pitié qu’ils en eurent, et s’écrièrent tous d’une voix, et tendant les mains en haut : « Nous l’octroyons ! nous l’octroyons ! » Là y eut si grand bruit et si grande noise qu’il semblait vraiment que toute terre tremblât ; et quand ce bruit fut apaisé, Henri (Dandolo), le bon duc de Venise, monta au lutrin et, parlant au peuple, leur dit : « Seigneurs, voilà un très grand honneur que Dieu nous fait, quand les meilleurs et les plus braves gens du monde ont négligé toute autre nation et ont requis notre compagnie pour une si haute cause que la vengeance de Notre-Seigneur. »

Cette scène si parlante et si pathétique, précédée par un traité de commerce et de conquête en commun, si bien conçu et si sagement combiné, peint l’esprit d’un gouvernement et d’un peuple. Villehardouin, qui nous donne cette impression à travers son récit, ne la démêlait sans doute qu’imparfaitement lui-même : il n’y avait point de contradiction déclarée alors entre ces intérêts du monde et ceux de la religion ; les mêmes hommes qui pourvoyaient aux uns étaient sincèrement préoccupés des autres : toute la différence n’était que dans la proportion et dans la mesure ; mais la part faite au ciel, même quand elle ne venait qu’en seconde ligne, restait encore grande.

On était en Carême (1201), il fut donc décidé que dans un an à partir de là, à la Saint-Jean, les croisés se donneraient rendez-vous à Venise et qu’ils y trouveraient une flotte toute prête : on devait se diriger sur l’Égypte et sur le Caire, afin de mieux attaquer par là la puissance des Sarrasins ; c’était la route que saint Louis devait prendre plus tard. Les chartes et traités ayant été dressés et scellés, on les apporta en cérémonie devant le doge, en présence du grand et du petit Conseil ; le doge, en les délivrant aux députés, s’agenouilla en pleurant derechef, et jura sur les saints Évangiles qu’il en observerait de bonne foi toutes les conditions ; ce que jurèrent également les membres des Conseils, puis les députés contractants : « Sachez, dit Villehardouin, que là y eut mainte larme plorée de pitié. » Nous avons déjà fait cette remarque à propos de Joinville ; ces pleurs naïfs et d’hommes naturels émus reviennent sans cesse chez ces historiens primitifs, comme chez Homère : « Il versa des larmes fraîches », est-il dit bien souvent d’un héros grec ou troyen dans l’Iliade ou dans l’Odyssée. Virgile a imité cela pour Énée, mais déjà avec moins de vraisemblance et par manière d’archaïsme.

Comme contraste avec cette députation de Villehardouin et de ses compagnons à Venise, à près de trois siècles de distance, on peut opposer l’ambassade dont un autre grand historien, Commynes, fut chargé auprès de cette même république (1495). Commynes, dans le temps de l’expédition et de la conquête de Charles VIII en Italie, fut envoyé à Venise pour tâcher d’y conjurer le mauvais vouloir, d’y maintenir la neutralité et d’empêcher d’y nouer la ligue formidable qui allait mettre, au retour, le monarque français à deux doigts de sa perte. Quel accueil y reçut-il ? Quel jeu y joua-t-il ? Y eut-il là aussi mainte larme plorée ? Oh ! nous sommes bien loin avec Commynes de cette première époque de Villehardouin encore croyante et naïve, ou à demi naïve. Le siècle a marché, ou plutôt trois siècles se sont écoulés, et la politique véritable tient seule désormais le dé dans le maniement des affaires.

À l’époque où Commynes, le seigneur d’Argenton comme on l’appelle, connu pour sa prudence éprouvée et par la longue confiance de Louis XI, est envoyé à Venise, à ce poste d’honneur de la diplomatie, pour y lutter de finesse avec les rusés Vénitiens, avec ce gouvernement qu’il admire et dont il nous définit si bien le génie, de grands changements s’étaient accomplis depuis le temps de Henri Dandolo : toute trace de démocratie, comme aussi toute velléité de monarchie, y avait disparu ; le doge, toujours honoré comme un roi, ne pouvait plus guère rien par lui-même ; le patriciat et les Conseils étaient tout. Commynes trouve là pour doge un Barbarigo, homme sage et fin, moins grandiose que le Dandolo d’autrefois, mais une « douce et aimable personne ». On se traite de part et d’autre d’abord avec toutes les douceurs, toutes les affabilités du sourire, pour mieux se tromper : on se caresse et on ment. Tant que les Vénitiens croient que le roi de France n’avancera pas en Italie et qu’il ne réussira pas dans ses projets de conquête, ils protestent volontiers de leur amitié et de leurs services désintéressés pour lui ; quand ils le voient s’avancer et vaincre au-delà de leurs prévisions, ils s’effrayent, travaillent à nouer la ligue et dissimulent, non pas si bien toutefois que Commynes, le jour où ils lui apprennent la reddition du château de Naples aux Français, ne lise la consternation sur le visage des principaux dans la chambre du doge : « Et crois que quand les nouvelles vinrent à Rome de la bataille perdue à Cannes contre Annibal, les sénateurs qui étaient demeurés n’étaient pas plus ébahis ni plus épouvantés qu’ils étaient. » Patience ! à quelques pas de là, Commynes, mandé par le doge de bon matin, voit en entrant tous ces mêmes visages non plus abattus, mais fiers et radieux ; on lui signifie le traité conclu, hostile à la France, et le nom des puissances confédérées : c’est à lui, à son tour, tout avisé qu’il est, d’avoir le cœur serré et le visage défait, car il n’avait eu vent de rien de précis jusqu’à cette heure, le secret avait été rigoureusement observé ; à force de voir traîner les choses en longueur, il avait fini par les croire échouées : en descendant les degrés du palais, il trahissait aux yeux de tous son étonnement manifeste et sa perte de contenance. La revanche des Vénitiens avait été complète, et l’ancien serviteur de Louis XI avait trouvé cette fois des maîtres jouteurs plus habiles que lui.

Ceux qui sont curieux d’apprécier et de mesurer le progrès de la langue, et surtout de la politique, durant trois siècles, peuvent faire au long cette comparaison des deux ambassades de Commynes et de Villehardouin. Qu’il y eût, dès le siècle de ce dernier, des politiques habiles et consommés, cela est hors de doute ; et l’Église, particulièrement, en eut alors qui en remontrèrent au monde : que, de plus, l’État de Venise fût déjà et dès longtemps habile avec suite et très avisé à ses intérêts, même à travers les acclamations et les pleurs de l’enthousiasme, nous en avons la preuve également ; mais la disposition moyenne des esprits, l’atmosphère morale, à Venise et ailleurs, était autre aux premières années du xiiie  siècle qu’à la fin du xve . C’est là seulement ce que j’ai voulu indiquer.

La politique, on vient de le voir, n’était pas absente ici même, à cette date de la quatrième croisade, et elle achève de se dessiner dans les diverses circonstances et dans le cours de l’entreprise. Les députés étant retournés en France, il survint dès l’abord maint obstacle et de graves mésaventures. Le jeune Thibaut, comte de Champagne, le chef désigné, mourut de maladie : on proposa le commandement général au duc de Bourgogne, puis, sur son refus, au comte de Bar-le-Duc qui s’excusa également. C’est alors que, sur la proposition de Villehardouin, qui paraît avoir été l’homme de conseil et de ressource en ce moment critique, on s’adressa à Boniface, marquis de Montferrat, lequel accepta l’honneur et le fardeau. Au bout d’un an, vers le mois de juin 1202, ceux des croisés qui furent fidèles au rendez-vous de Venise (car un grand nombre ne le furent pas, et chacun tirait de son côté), ceux-là qui tinrent la convention première, ne purent fournir aux Vénitiens toute la somme promise. Les principaux chefs, le comte Baudouin de Flandre, le comte Louis de Blois, le marquis de Montferrat, le comte Hugues de Saint-Pol, se saignèrent et empruntèrent tout ce qu’ils purent ; ils envoyèrent toute leur vaisselle d’or et d’argent à l’hôtel du doge. Il manquait encore, malgré tout, une énorme somme : « Et de cela furent extrêmement joyeux, nous dit Villehardouin, ceux qui ne voulaient rien y mettre ; car maintenant ils pensaient bien que l’armée devrait se rompre. »

Le fait est qu’à tout moment on aperçoit dans le récit de Villehardouin le regret d’une partie des croisés de s’être engagés si légèrement dans une si rude entreprise et le désir de la faire échouer. Les prétextes, en apparence honorables, ne manquaient pas. Cette armée de pèlerins, formée en vue de conquérir la Palestine, va se trouver subsidiairement engagée à des expéditions d’un autre ordre et qui la détourneront de son but : il semble donc qu’il y a une raison morale, et peut-être un devoir chrétien, de se dérober à ces incidents successifs qui allongent le chemin et qui profanent l’épée. Cependant, au fond, et quand on suit l’enchaînement des faits chez Villehardouin, on voit assez clairement que la plupart de ceux qui affichent ces beaux motifs, et qui se rangeaient derrière les rigoristes scrupuleux, ne désiraient que rompre la promesse jurée et se dégager de leur vœu en faisant avorter toute grande action et conquête trop périlleuse. Il faut voir les hommes comme ils sont, même au xiiie  siècle. Quant à Villehardouin, toujours dévoué au bien commun et à l’union de l’armée qui lui semble le premier des devoirs, il représente à merveille ce composé de bon sens, d’honneur et de piété qui consiste à remplir religieusement les engagements de tout genre, même humains, une fois contractés ; en chaque occurrence, il tâche, entre les divers partis proposés, de se tenir au meilleur ; et, s’il y eut une sorte de moralité dans l’esprit et la suite de cette croisade si étrange par ses conséquences, c’est en lui et autour de lui qu’il faut la chercher.

Le doge, voyant que tout n’est pas payé, propose un expédient :

Le roi de Hongrie nous a pris, dit-il à son peuple, Zara en Esclavonie, qui est une des plus fortes cités du monde ; et, quelque pouvoir que nous ayons, elle ne sera pas recouvrée si elle ne l’est par ces gens-ci. Prions-les de nous aider à la conquérir, et nous les tiendrons quittes des trente-quatre mille marcs d’argent qu’ils nous doivent encore.

Ainsi fut dit et accepté. Les Vénitiens, peuple marchand, n’y perdirent pas ; à défaut d’argent, ils se firent payer des croisés en corvée et en nature. Ils prirent Zara comme fin de solde, en attendant qu’ils gagnassent d’ailleurs à cette croisade l’empire des mers, une bonne partie de la Grèce, de la Morée, et les îles.

Voilà le côté politique et prudent ; mais l’autre côté généreux et grandiose, je ne le dissimulerai pas, comme l’ont trop fait dans leurs divers récits des écrivains raisonnablement philosophes : la grandeur du courage et l’héroïsme, ce sont là aussi des parties réelles qui, même après des siècles, tombent sous l’œil de l’observation humaine.

Le vieux doge prend la croix ; assistons à la scène fidèlement racontée :

Alors il assembla tout le peuple de Venise, un jour de dimanche, qui était une très grande fête de saint Marc ; et y furent la plupart des barons du pays et de nos pèlerins. Avant que l’on commençât à chanter la grand-messe, le duc de Venise monta au lutrin pour parler au peuple et leur dit : « Seigneurs, il est certain que nous sommes unis, pour la plus haute chose qui soit, à ce qu’il y a de plus haut dans le monde parmi ce qui est en vie aujourd’hui dans la chrétienté. Et je suis un vieil homme et faible de corps et infirme, partant j’aurais dorénavant besoin de me reposer ; mais je ne vois, pour le moment, aucun homme parmi nous qui, plus que moi, sût vous conduire ni guerroyer. Si vous vouliez octroyer que mon fils demeurât dans le pays en ma place pour le garder et gouverner, je prendrais maintenant la croix et irais avec vous vivre ou mourir, selon ce que Dieu m’aura destiné. »

À ces nobles paroles du vieillard un grand cri s’éleva et l’acclamation publique répondit. L’émotion fut grande parmi le peuple et les pèlerins, d’autant que ce digne chef avait toute raison de demeurer chez soi s’il l’eût voulu :

Car il était vieil homme, et, bien qu’il eût de beaux yeux en la tête, il n’y voyait pas, ayant perdu la vue autrefois par le fait d’une blessure. Mais il était de très grand cœur, s’écrie Villehardouin qui le compare involontairement aux faux frères de sa connaissance parmi les croisés. Ah ! Dieu ! combien mal lui ressemblaient ceux qui étaient allés aux autres ports pour esquiver le péril !

Mais que fera ce bon doge aveugle et nonagénaire, ainsi croisé, en ces temps de rude guerre et où il s’agissait surtout pour les chefs de payer de leur personne ? Il sera peut-être une gêne, un embarras pour l’expédition, un père Anchise à bord de sa galère. Ce qu’il fît ! je franchis pour le moment les intervalles ; écoutons l’héroïque récit. On est au siège de Constantinople : les croisés attaquent par terre, et les Vénitiens avec leurs galères par mer. Le port de la ville est pris ; on se prépare à livrer l’assaut, à escalader les murailles. Les navires approchent, et lancent avec des machines, de dessus leur tillac, des bordées de pierres ; arbalètes et flèches pleuvent de tous côtés ; on essaye d’appliquer des échelles ; mais les galères ne savaient et n’osaient prendre terre. Le témoin narrateur continue :

Or, pouvez ouïr étrange et fier exploit que fit le duc de Venise, qui vieil homme était et ne voyait point. Il était tout armé à la tête de sa galère et avait devant lui le gonfanon (bannière) de Saint-Marc. Il cria aux siens qu’ils le missent vitement à terre, ou sinon qu’il ferait justice de leurs corps. Et ils firent aussitôt à son commandement, car la galère où il était prit terre sur l’heure. Et ceux qui étaient dedans s’élancèrent et portèrent le gonfanon de Saint-Marc à terre. Quand les Vénitiens virent ce gonfanon ainsi que la galère de leur seigneur qui avait pris terre, chacun se tint pour honni s’il n’en faisait autant. Et tous se précipitèrent, ceux des moindres vaisseaux sautèrent au rivage, et ceux des grands vaisseaux se jetèrent dans les barques, et tous abordaient à l’envi, à qui mieux mieux…

La ville impériale ne fut pas prise ce jour-là ; mais l’action du vieux doge subsiste dans toute sa grandeur. Ce vieillard, avec sa colère, avec sa rude menace aux siens de faire justice de leurs corps s’ils ne le mettent en plein péril, est beau et sublime de ton comme le Cid vieilli ; il est beau comme le jeune Condé à Rocroi jetant son bâton dans les rangs ennemis : lui, il fait mettre en avant le gonfanon de Saint-Marc et le compromet hardiment pour forcer les siens à la victoire. Admirons dans un tel exemple le génie héroïque du xiie  siècle, et aussi l’historien homme d’armes, qui le fait si bien saillir.

D’autres historiens réputés plus sages, des critiques judicieux et fins, n’ont pas fait la juste part à cette veine puissante. Dans sa notice habile et légèrement ironique sur Villehardouin et sur les événements où le noble témoin fut mêlé, notice où il a réussi à combiner d’un air discret le rôle de disciple de Voltaire et celui de continuateur des Bénédictins, M. Daunou se plaît à remarquer, d’après M. Daru, que cette quatrième croisade n’eut guère pour résultat définitif que d’agrandir la suprématie maritime de Venise : « Le reste de l’Europe y perdit beaucoup de vaillants hommes et de monuments précieux, et n’y gagna que l’introduction de la culture du millet, dont le marquis de Montferrat envoya des graines en Italie. » S’il était vrai que la prise de Constantinople par les croisés et le sac de cette ville eussent fait périr, comme il est trop probable, des monuments de l’ancienne littérature grecque qui avaient échappé précédemment, il faudrait, nous les lettrés et les disciples des doctes, le déplorer avec regret, avec amertume : mais vouloir que toute une époque soit heureuse de la manière dont nous l’entendons, et que les chevaliers du siècle de Villehardouin conçoivent l’emploi de leurs facultés et de leur temps comme les hommes de cabinet de nos jours, c’est demander beaucoup trop. Et n’avons-nous pas vu nous-mêmes des guerres et des croisades tout aussi vastes s’enflammer, et des hommes de cabinet à leur tour y trouver leur large emploi ? Ainsi va le monde, et, nonobstant ses changements de forme, si souvent proclamés, il continuera encore longtemps sur ce pied-là. Si les uns y perdent, les autres y gagnent, et les grandes luttes naturelles ne sont pas finies. Et puis, outre cette culture du millet qu’on a rappelée spirituellement, il y a, ne l’oublions pas, à compter aussi cette autre semence invisible et légère qu’on appelle la gloire, qui n’est point aussi vaine qu’on le croirait, qui étouffe et chasse des cœurs les tièdes mollesses, les empêche à temps de se corrompre, et qui, impérissable par essence, s’entretient dans les âmes et les races généreuses à travers les siècles86.

La suite de la chronique de Villehardouin donnera jour et développement à ces pensées.