(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.] » pp. 518-522
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.] » pp. 518-522

[Rapport sur les primes à donner aux ouvrages dramatiques.]

On lit dans Le Moniteur du 27 février 1853 :

La Commission des primes à décerner aux ouvrages dramatiques, composée de MM. Lebrun, Scribe, Mérimée, Lefèvre-Daumier, Léon de Laborde, Philarète Chasles, Perrot, Sainte-Beuve, Lassabathie, et présidée par M. Romieu, a nommé M. Sainte-Beuve pour son rapporteur.

Voici le Rapport adressé à M. le ministre de l’Intérieur :

Ce 12 février 1853.

Monsieur le ministre,

 

La Commission chargée par vous de désigner les ouvrages dramatiques dont les auteurs lui paraîtraient dignes des primes instituées par l’arrêté ministériel du 12 octobre 1851, a l’honneur de vous soumettre le résultat de l’examen auquel elle s’est livrée.

Le premier article de cet arrêté propose une prime de 5 000 francs à l’auteur d’un ouvrage dramatique en cinq ou quatre actes, en vers ou en prose, représenté avec succès, pendant le cours de l’année, sur le Théâtre-Français, et qui sera jugé avoir le mieux satisfait à toutes les conditions désirables d’un but moral et d’une exécution brillante.

Si la Commission n’avait eu à se préoccuper, monsieur le ministre, que des conditions de talent, d’exécution brillante et de succès, s’il lui avait été demandé seulement de désigner lequel des ouvrages représentés dans le cours de l’année au Théâtre-Français lui semblait le plus digne, littérairement, d’un encouragement et d’une récompense, elle aurait pu être embarrassée de faire un choix, mais elle en aurait certainement fait un. Elle avait sous les yeux, parmi les ouvrages qui se présentaient à son examen, des études de l’Antiquité, tentées avec ingénuité et avec franchise120 ; des drames où la passion romanesque traverse l’histoire et ne craint pas de se rencontrer en présence des plus grands noms121 ; des comédies surtout, où des scènes et des caractères fort gais ont charmé le public122, et où des figures aimables, entremêlées à d’autres qui ne sont que plaisantes, lui ont procuré et lui procurent chaque jour un divertissement plein de distinction et d’élégance123. Mais la Commission, en rendant toute justice et à ces talents et à ces efforts, a dû se demander si l’objet principal du programme, aux termes duquel elle était convoquée, si le but moral entrait le moins du monde dans l’inspiration de ces pièces, ou s’il ressortait de l’effet qu’elles produisent ; et il lui a été impossible de l’y reconnaître, et par conséquent de le couronner.

Sans doute, monsieur le ministre, la pensée de l’arrêté du 12 octobre 1851 n’a pas été de provoquer sur la première scène française la création d’un genre exclusivement moral, qui ne s’attacherait à présenter que des exemples vertueux, et à en tirer directement des leçons : un tel genre a été tenté en d’autres temps et n’a produit bien vite que monotonie, emphase et déclamation suivie de beaucoup d’ennui. L’effet moral vraiment digne de ce nom, sur une scène élevée, doit sortir du spectacle même de la nature humaine observée et saisie dans le jeu varié de ses passions, dans ses misères et dans ses grandeurs, et jusque dans l’énergique naïveté de ses ridicules. Il est moral, l’effet qui résulte des transports tour à tour amoureux ou chevaleresques du Cid, des combats et de l’égarement de Chimène : c’est assez qu’on sente circuler, dans ce premier chef-d’œuvre de notre théâtre, un souffle et comme un courant de grandeur qui épure les sentiments et qui élève les âmes. Il est moral, l’effet même de cette passion coupable de Phèdre et de cette douleur vertueuse qui trouvait grâce et faveur devant Despréaux. Elle est morale enfin, cette impression généreuse et mâle, cette veine d’honnête homme qui court à travers les brusqueries passionnées du Misanthrope, et qui, par lui, nous réconcilie plus qu’il ne pense avec la nature humaine. En un mot, il est un point élevé où l’art, la nature et la morale ne font qu’un et se confondent, et c’est à cette hauteur que tous les grands maîtres dramatiques que l’humanité aime à reconnaître pour siens se sont rencontrés.

À des degrés inférieurs, il est encore d’honorables places à saisir ; et, quoique le talent se laisse peu conseiller à l’avance, quoiqu’il appartienne à lui seul, dans ce fonds tant de fois remué, mais non pas épuisé, de l’observation naturelle et sociale, de découvrir de nouvelles formes et des aspects imprévus, qu’on nous permette d’exprimer ce seul vœu : c’est qu’il revienne enfin et qu’il s’attache désormais à étudier une nature humaine véritable, une nature saine et non corrompue, non raffinée ou viciée à plaisir, une nature ouverte aux vraies passions, aux vraies douleurs, sujette aux ridicules sincères, malade, quand elle l’est, des maladies générales, et naturelles encore, que tous comprennent, que tous reconnaissent et doivent éviter. Le but moral largement conçu, comme il doit l’être pour la scène française, nous semble être de ce côté.

La Commission, monsieur le ministre, a donc le regret de n’avoir à désigner cette année aucun ouvrage dramatique en quatre ou cinq actes, qui réunisse les conditions exigées pour mériter à l’auteur la première prime.

Elle n’a pas trouvé davantage à placer la seconde prime de 3 000 francs proposée « à l’auteur d’un ouvrage en moins de quatre actes, en vers ou en prose, représenté avec succès, pendant le cours de l’année, sur le Théâtre-Français, et qui, dans des proportions différentes, serait jugé avoir rempli, au plus haut degré, les mêmes conditions ».

Dans ces termes, en effet, s’il lui était arrivé de vouloir s’arrêter sur des pièces vraiment amusantes comme elle en a rencontré, elle eût paru y attacher un sens et une portée morale qui, en vérité, eût étonné les spirituels auteurs eux-mêmes.

La seconde partie de l’arrêté ministériel du 12 octobre 1851 propose une prime de 5 000 francs « à l’auteur d’un ouvrage en cinq ou quatre actes, en vers ou en prose, représenté à Paris avec succès, pendant le cours de l’année, sur tout autre théâtre que le Théâtre-Français, ou même donné pour la première fois sur un théâtre des départements, et qui serait de nature à servir d’enseignement aux classes laborieuses par la propagation d’idées saines et le spectacle de bons exemples ».

Ici, monsieur le ministre, la Commission a pu regretter que le second Théâtre-Français, dont l’objet est de concourir le plus possible avec la première scène française dans les mêmes genres à la fois dramatiques et littéraires, n’eût point obtenu, dans l’arrêté, un article à part qui permît de considérer en elles-mêmes les pièces qui y sont représentées, sans qu’on fût obligé de les comparer avec des ouvrages d’un genre et souvent d’un ordre tout différent.

La Commission exprime donc le vœu que, dans l’avenir, il soit apporté en ce sens à la rédaction de l’arrêté ministériel une modification qui laissera plus de liberté et permettra plus de justesse au travail des Commissions futures.

En se tenant cette fois dans les termes généraux de l’arrêté, la Commission a distingué avec plaisir, parmi les pièces assez nombreuses qui s’offraient à elle en première ligne comme ayant été représentées sur le second Théâtre-Français, et dont quelques-unes se recommandaient par des mérites sérieux, une comédie en cinq actes et en vers, Les Familles, de M. Ernest Serret, qui rentre tout à fait dans l’esprit et dans la pensée de la fondation présente. Cette pièce, d’un comique aimable, se compose de tableaux vrais empruntés à la société de nos jours ; deux familles y sont en présence : l’une toute mondaine, dans laquelle la discorde et le désordre se sont glissés, ne sert qu’à faire ressortir les mœurs unies et simples d’une autre famille toute laborieuse et restée patriarcale : deux jeunes cœurs purs, épris d’une passion mutuelle, sont le lien de l’une à l’autre. Les incidents, les obstacles sont bien ménagés, et toujours en vue de faire sentir le prix de l’union, de l’honnêteté domestique. Cette honnêteté, qui se produit sans emphase, qui brille dans le caractère des personnages et dans toutes leurs paroles, semble couler naturellement de l’âme de l’auteur ; une versification nette, correcte, élégante, y sert d’ornement ; quelques personnages assez gais et plus actifs, jetés dans ce monde d’honnêtes gens, relèvent la douceur des tableaux. Sans doute l’auteur a encore à faire pour arriver à égaler cette veine comique, même modérée, dont Collin d’Harleville chez nous a été un dernier modèle, mais il le rappelle quelquefois avec bonheur. L’avis de la Commission, c’est que, si l’ouvrage n’a pas atteint complètement le but, il est dans la voie.

Cependant, monsieur le ministre, pour répondre aux intentions excellentes et formelles de l’arrêté, la Commission avait le devoir de rechercher, parmi les pièces qui ont réussi sur des théâtres populaires, un ouvrage qui réunît à quelque degré les conditions morales, si désirables surtout pour ces sortes de théâtres. Puisque, dans les représentations scéniques qui sont plus particulièrement à l’usage du peuple, dans cette suite de tableaux compliqués et vastes où il se dépense souvent tant d’artifice et de talent, les auteurs ne visent point à cette reproduction entière et profonde de la nature, qui est le suprême de l’art, puisqu’ils font des sacrifices à l’appareil, à l’émotion, et, pour tout dire, à l’effet, il est tout simple qu’on leur demande plus ouvertement de pousser au bien plutôt qu’au mal, et à la vertu plutôt qu’au vice. Ici l’enseignement peut être plus direct et plus en relief ; le genre vertueux, pour le nommer par son vrai nom, peut être plus décidément encouragé : mais que le talent y mêle toujours le plus d’observation réelle et de vérité possible, il agrandira et passionnera ses effets. Parmi les ouvrages que la Commission a eu à examiner, elle a distingué La Mendiante, drame en cinq actes, par MM. Anicet-Bourgeois et Michel Masson, qui a été représenté avec succès au théâtre de la Gaîté : il lui a semblé que le ton général de ce drame, l’émotion qui en résulte, le triomphe des bons principes et de quelques sentiments naturels et généreux, compensaient les invraisemblances d’ailleurs admises ou exigées dans le genre, et que ces qualités ici n’étaient point compromises, comme il arrive trop souvent, par des scènes accessoires où le vice en gaieté se montre et devient, quoi qu’on fasse, le principal attrait.

Ainsi amenée par le résultat de son examen, et par les termes de l’arrêté où elle était circonscrite, à réunir des ouvrages fort différents et même disparates, la Commission a l’honneur, monsieur le ministre, de vous désigner l’auteur de la comédie Les Familles, et les auteurs du drame La Mendiante, comme dignes à quelque degré, et à des titres divers, de la prime proposée. Elle laisse à vos soins, monsieur le ministre, de décider dans quelle proportion la récompense doit être décernée à chacun.

Quant aux ouvrages en moins de quatre actes, représentés pendant l’année sur d’autres théâtres que le premier Théâtre-Français, bien qu’il y en ait de très agréables, et quelques-uns même où l’auteur semblait se proposer un but utile, la Commission n’en a trouvé aucun qui lui parût réunir, à un degré suffisant, la double condition voulue.

Pour parer, d’ailleurs, à une difficulté qu’elle a rencontrée dans la pratique et qui l’a arrêtée plus d’une fois, et toujours en vue d’aider au travail des Commissions futures, la Commission exprime le vœu. monsieur le ministre, que dorénavant la totalité des sommes destinées aux primes restant la même, il soit permis d’en opérer et d’en graduer la répartition selon le mérite des ouvrages qui sortiront de l’examen avec honneur.

Aujourd’hui, la Commission n’a pu faire en quelque sorte que reconnaître le terrain, et surtout bien établir l’esprit de la fondation en vertu de laquelle elle était convoquée : elle a mieux aimé être sobre et négative sur bien des points que de fausser cet esprit dès l’origine, en l’interprétant avec trop de facilité et de complaisance. La littérature dramatique a été prise au dépourvu ; on lui demande presque le contraire de ce qu’on était accoutumé à désirer d’elle depuis longtemps ; on lui demande des émotions vives, profondes et passionnées, mais pures s’il est possible, et, dans tous les cas, salutaires et fortifiantes ; on lui demande, au milieu de toutes les libertés d’inspiration auxquelles le talent a droit et qui lui sont reconnues, de songer à sa propre influence sur les mœurs publiques et sur les âmes, de se souvenir un peu, en un mot, et sans devenir pour cela trop sévère, de tout ce qui est à guérir parmi nous et à réparer. De jeunes talents semblent déjà l’avoir entrevu ; c’est à les encourager, c’est à en appeler de nouveaux dans cette voie qu’est destinée la fondation des primes annuelles. La Commission, dans son regret de n’avoir pas trouvé à en appliquer toutes les dispositions particulières, s’estimerait du moins heureuse d’avoir été, une première fois, l’interprète et l’organe fidèle de cette utile pensée.

J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur le ministre, etc.