(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Baudelaire.] » pp. 528-529
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Baudelaire.] » pp. 528-529

[Baudelaire.]

Je profite de quelques pages restantes pour glisser, suivant mon habitude, une ou deux anecdotes littéraires.

Le poète Baudelaire, très raffiné, très corrompu à dessein et par recherche d’art, avait mis des années à extraire de tout sujet et de toute fleur un suc vénéneux, et même, il faut le dire, assez agréablement vénéneux ; il avait tout fait pour justifier ce vers d’un poète :

La rose a des poisons qu’on finit par trouver.

C’était d’ailleurs un homme d’esprit, assez aimable à ses heures et très capable d’affection. Lorsqu’il eut publié ce recueil, intitulé Fleurs du mal, il n’eut pas seulement affaire à la critique, la justice s’en mêla ; elle prit fait et cause au nom de la morale publique, comme s’il y avait véritablement danger à ces malices enveloppées et sous-entendues dans des rimes élégantes. Quoi qu’il en soit, il y eut procès, condamnation même, et c’est à la veille de cette plaidoirie plus que littéraire que j’adressai à l’auteur la lettre suivante, dans la pensée de venir en aide à la défense et de ramener la question à ce qu’elle était en soi, c’est-à-dire à une simple affaire de goût relevant de la seule critique. Cette lettre a été publiée depuis peu par les éditeurs des Œuvres de Baudelaire, mais avec des fautes d’impression selon l’usage ; j’ai tenu à les corriger.

Ce 20 juillet 1857.

Mon cher ami,

 

J’ai reçu votre beau volume, et j’ai à vous remercier d’abord des mots aimables dont vous l’avez accompagné ; vous m’avez depuis longtemps accoutumé à vos bons et fidèles sentiments à mon égard. — Je connaissais quelques-uns de vos vers pour les avoir lus dans divers recueils ; réunis, ils font un tout autre effet. Vous dire que cet effet général est triste ne saurait vous étonner ; c’est ce que vous avez voulu. Vous dire que vous n’avez reculé, en rassemblant vos Fleurs, devant aucune sorte d’image et de couleur, si effrayante et affligeante qu’elle fût, vous le savez mieux que moi ; c’est ce que vous avez voulu encore. Vous êtes bien un poète de l’école de l’art, et il y aurait, à l’occasion de ce livre, si l’on parlait entre soi, beaucoup de remarques à faire. Vous êtes, vous aussi, de ceux qui cherchent de la poésie partout ; et comme, avant vous, d’autres l’avaient cherchée dans des régions tout ouvertes et toutes différentes ; comme on vous avait laissé peu d’espace ; comme les champs terrestres et célestes étaient à peu près tous moissonnés, et que, depuis trente ans et plus, les lyriques, sous toutes les formes, sont à l’œuvre, — venu si tard et le dernier, vous vous êtes dit, j’imagine : « Eh bien ! j’en trouverai encore de la poésie, et j’en trouverai là où nul ne s’était avisé de la cueillir et de l’exprimer. » Et vous avez pris l’enfer, vous vous êtes fait diable ; vous avez voulu arracher leurs secrets aux démons de la nuit. En faisant cela avec subtilité, avec raffinement, avec un talent curieux et un abandon quasi précieux d’expression, en perlant le détail, en pétrarquisant sur l’horrible, vous avez l’air de vous être joué ; vous avez pourtant souffert, vous vous êtes rongé à promener et à caresser vos ennuis, vos cauchemars, vos tortures morales ; vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant. Cette tristesse particulière qui ressort de vos pages et où je reconnais le dernier symptôme d’une génération malade, dont les aînés nous sont très connus, est aussi ce qui vous sera compté.

Vous dites quelque part, en marquant le réveil spirituel qui se fait le matin après les nuits mal passées, que, lorsque l’aube blanche et vermeille, se montrant tout à coup, apparaît en compagnie de l’Idéal rongeur, à ce moment, par une sorte d’expiation vengeresse,

            Dans la brute assoupie un ange se réveille !

C’est cet ange que j’invoque en vous et qu’il faut cultiver. Que si vous l’eussiez fait intervenir un peu plus souvent, en deux ou trois endroits bien distincts, cela eût suffi pour que votre pensée se dégageât, pour que tous ces rêves du mal, toutes ces formes obscures et tous ces bizarres entrelacements où s’est lassée votre fantaisie, parussent dans leur vrai jour, c’est-à-dire à demi dispersés déjà et prêts à s’enfuir devant la lumière. Votre livre alors eût offert comme une Tentation de saint Antoine, au moment où l’aube approche et où l’on sent qu’elle va cesser.

C’est ainsi que je me le figure et que je le comprends. Il faut, le moins qu’on peut, se citer en exemple : mais nous aussi, il y a trente ans, nous avons cherché de la poésie là où nous avons pu. Bien des champs aussi étaient déjà moissonnés, et les plus beaux lauriers étaient coupés. Je me rappelle dans quelle situation douloureuse d’esprit et d’âme j’ai fait Joseph Delorme, et je suis encore étonné, quand il m’arrive (ce qui m’arrive rarement) de rouvrir ce petit volume, de ce que j’ai osé y dire, y exprimer. Mais en obéissant à l’impulsion et au progrès naturel de mes sentiments, j’ai écrit l’année suivante un recueil, bien imparfait encore, mais animé d’une inspiration douce et plus pure, Les Consolations, et grâce à ce simple développement en mieux, on m’a à peu près pardonné. Laissez-moi vous donner un conseil qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent pas : vous vous défiez trop de la passion ; c’est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l’esprit, à la combinaison. Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres, n’avez jamais peur d’être trop commun ; vous aurez toujours assez, dans votre finesse d’expression, de quoi vous distinguer.

Je ne veux pas non plus paraître plus prude à vos yeux que je ne suis. J’aime plus d’une pièce de votre volume, ces Tristesses de la lune, par exemple, délicieux sonnet qui semble de quelque poète anglais contemporain de la jeunesse de Shakespeare. Il n’est pas jusqu’à ces stances, À celle qui est trop gaie, qui ne me semblent exquises d’exécution. Pourquoi cette pièce n’est-elle pas en latin, ou plutôt en grec, et comprise dans la section des Erotica de l’Anthologie ? Le savant Brunck l’aurait recueillie dans les Analecta veterum poetarum ; le président Bouhier et La Monnoye, c’est-à-dire des hommes d’autorité et de mœurs graves, castissimae vitae morumque integerrimorum, l’auraient commentée sans honte, et nous y mettrions le signet pour les amateurs. « Tange Chloen semel arrogantem… »

Mais encore une fois, il ne s’agit pas de cela ni de compliments ; j’ai plutôt envie de gronder, et si je me promenais avec vous au bord de la mer, le long d’une falaise, sans prétendre à faire le Mentor, je tâcherais de vous donner un croc-en-jambe, mon cher ami, et de vous jeter brusquement à l’eau, pour que vous, qui savez nager, vous alliez désormais sous le soleil et en plein courant.

Tout à vous,

Sainte-Beuve.