(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gui Patin. — II. (Fin.) » pp. 110-133
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gui Patin. — II. (Fin.) » pp. 110-133

II. (Fin.)

La branche épistolaire de la littérature française commence à proprement parler au xviie  siècle. Auparavant les gens de lettres et les doctes, à part de rares exceptions (dont celle d’Étienne Pasquier est la plus notable), s’écrivaient en latin. Une grande et belle littérature latine épistolaire régnait depuis la Renaissance ; pour la fixer au Nord et de ce côté des Alpes entre deux noms illustres, on peut dire qu’elle s’étend d’Érasme à Casaubon. La littérature française ne se dégage complètement dans le genre épistolaire qu’à dater de Malherbe et de Balzac. Malherbe n’avait donné que quelques échantillons de lettres pour les grandes occasions, ne s’astreignant point à soigner son style dans l’ordinaire de la vie : Balzac s’y appliqua et en fit proprement son domaine ; il fut toute sa vie le grand épistolier de France. Tout sujet de lettres lui était bon comme matière à esprit et presque à éloquence : « un bouquet, une paire de gants, une affaire d’un écu ; prier le maire d’une ville de faire raccommoder un mauvais chemin, recommander un procès à un président », tout cela, sous sa plume, devenait un texte à belles pensées et à beau langage, et ne lui fournissait pas moins de quoi plaire « que toute la gloire et toute la grandeur des Romains ». La plupart des lettres des littérateurs et beaux esprits du temps de Balzac sont taillées sur son patron : ainsi celles de Maynard, de M. de Plassac, du chevalier de Méré ; mais plus on se rapproche de la Cour et de Voiture, plus le badinage et une certaine familiarité recherchée s’y mêlent et tendent à corriger la solennité du premier maître. Gui Patin a pourtant raison de dire que, bien qu’on joigne souvent, pour les comparer, Voiture à Balzac, il ne doute point que ce dernier « ne le doive emporter de beaucoup, tant pour son érudition universelle que pour la force de son élocution ». Gui Patin ne ressemble, est-il besoin de le remarquer ? ni à l’un ni à l’autre : ses lettres sont purement naturelles et nous rendent le jet de sa conversation même. Elles sont à la gauloise, sans cérémonie aucune, à des amis avec qui il pense tout haut et à qui il raconte ses affaires, celles de la Faculté, les nouvelles de la ville, les curiosités du monde savant, les livres qui s’impriment, les meurtres et assassinats qui se commettent, les exécutions, les faits de tout genre tels qu’ils le frappent et qu’ils lui arrivent : « Vous voyez que je n’y mets aucun soin de style et d’ornement, dit-il, et que je n’y emploie ni Phœbus ni Balzac. » Le premier mot qui lui vient, français ou latin, est celui qu’il écrit ; c’est souvent un gros mot, et quelquefois un bon mot ; mais cela vibre toujours et a de l’accent. On lit, en tête du recueil des Plus Belles Lettres françaises par Richelet, un jugement fort exact et fort net sur Gui Patin et sur sa personne ; ses lettres y sont louées pour leurs bonnes parties, pour leur liberté et leur enjouement, pour les bons contes et les faits curieux qu’elles renferment : « Ces choses, dit-on, doivent obliger à n’en point regarder de si près le langage : car il n’est pas toujours selon Vaugelas ni Patru. » Ainsi, du temps de la jeunesse de Gui Patin, il y avait une séparation bien marquée dans le genre épistolaire : d’un côté, l’art, et rien que l’art et la rhétorique, comme chez Balzac et ceux de cette école ; de l’autre côté, le naturel, et rien que le naturel, avec tous ses hasards et ses crudités comme chez Gui Patin. La réunion d’un certain art et du naturel au sein de l’imagination la plus vive n’aura lieu que chez Mme de Sévigné ; et cet art encore plus insensible et qui n’est plus que du goût, joint au naturel le plus parfait et le plus continu, ne se rencontrera qu’une fois dans tout son complet, chez Voltaire.

Revenons en arrière avec Gui Patin, et voyons-le sans exagération et sans forcer les traits : il les a déjà bien assez saillants par eux-mêmes. Littérairement, il relève, dans ses admirations et dans ses lectures, des hommes du xvie  siècle, des Scaliger et de ceux qui ont succédé. M. de Saumaise, par exemple, est pour lui le type du grand homme littéraire contemporain, le demeurant des savants de la grande bande ; il l’appelle habituellement « ce grand héros des belles-lettres ». Il se tient au courant de tous ses pas et démarches ; il regrette de le voir se détourner de ses travaux herculéens pour répondre aux critiques du jour :

Si ce grand héros de la république des lettres allait son grand chemin, dit-il, sans se détourner pour ces petits docteurs ; s’il faisait comme la lune, qui ne s’arrête point pour les petits chiens qui l’aboient, nous pourrions jouir de ses plus grands travaux, qui nous feraient plus de bien que toutes ces menues controverses ; sans faire tant de petits livrets, il nous obligerait fort de nous donner son grand Pline.

L’Histoire naturelle de Pline est un des livres qu’affectionne le plus Gui Patin ; « c’est une grande mer dans laquelle il fait bon pêcher ». Il aime avant tout ces livres étoffés, fussent-ils de compilation et d’érudition mêlée beaucoup plus que d’invention et de méthode :

L’Histoire de Pline est un des plus beaux livres du monde : c’est pourquoi il a été nommé la Bibliothèque des pauvres. Si l’on y met Aristote avec lui, c’est une bibliothèque presque complète. Si l’on y ajoute Plutarque et Sénèque, toute la famille des bons livres y sera, père et mère, aîné et cadet.

Un jour, en 1648, il a une velléité de voyage, quoique en général il goûte peu les voyages et les estime « une agitation de corps et d’esprit en pure perte ». Mais, dans cet itinéraire dont il trace du moins le plan, son grand but, après avoir embrassé ses bons amis de Lyon, les Spon, les Falconnet, ce serait d’aller à Bâle voir « le tombeau du grand Érasme ». Puis, après une pointe en Allemagne, pour y visiter son collègue Hofmann « qu’il serait ravi de voir et d’embrasser avec sa vieille Pénélope », il se mettrait sur le Rhin et reviendrait par la Hollande : « Je chercherais à Rotterdam le lieu de la naissance de l’incomparable Érasme, et à Leyde, je visiterais avec un dévotieux respect le tombeau du très grand Joseph Scaliger. » Ce sont là les saints pour lesquels Gui Patin a un vrai culte. Il sait et célèbre les anniversaires de leur mort. Il date sa vie par rapport à eux : il avait sept ans quand Scaliger est mort en 1609, à Leyde, tel jour de janvier, la veille d’une éclipse : « Ce démon d’homme-là savait tout, et plût à Dieu que je susse ce qu’il avait oublié ! » Il s’estimerait heureux et riche de ses restes. « Scaliger a été, par ses bonnes parties, un des plus grands hommes qui aient vécu depuis les Apôtres. » Et le médecin Fernel, ce moderne héritier de Galien, Gui Patin a, pour l’honorer, des paroles sans mesure ; il disait un jour à une personne de cette famille, « qu’il tiendrait à plus grande gloire d’être descendu de Fernel que d’être roi d’Écosse ou parent de l’empereur de Constantinople ». Gui Patin a ainsi l’expression pittoresque, inattendue, la comparaison voyante ; il y a un peu de carnaval jusque dans son sérieux. Une fois il regrette de n’avoir pas fait tout exprès le pèlerinage du Perche pour y connaître la fille de Fernel, qui y était morte il y avait peu d’années ; il aurait voulu se donner l’honneur de la voir et de lui baiser les mains : « On nous fait baiser bien des reliques qui ne valent pas celle-là. » Telle est la religion littéraire dans laquelle Gui Patin a été nourri et dans laquelle il persévère jusqu’à la fin, entouré d’amis qui la partagent plus ou moins, des Gassendi, des Gabriel Naudé et autres de cette race, de ce qu’il appelle les restes du siècle d’or. Ne lui parlez pas trop de Descartes, de ces génies qui viennent faire table rase et renouveler les méthodes du monde. L’abbé-médecin Bourdelot, revenu de Suède et qui est dans le train moderne, essaye de lui donner quelque idée de la philosophie nouvelle ; Gui Patin résiste et nous dit en se raillant de Bourdelot :

Il est tout atrabilaire de corps et d’esprit, sec et fondu, qui dit que tout le monde est ignorant, qu’il n’y a jamais eu au monde de philosophe pareil à M. Descartes ; que notre médecine commune ne vaut rien ; qu’il faut des remèdes nouveaux et des règles nouvelles ; que tous les médecins d’aujourd’hui ne sont que des pédants avec leur grec et leur latin…

Bourdelot, on l’entrevoit, a pu lui dire quelques bonnes vérités, mais un peu trop neuves, et qui lui ont paru des scandales.

« Il y a bien des Tourangeaux qui n’ont l’esprit qu’à fleur de tête », a dit un jour Gui Patin dans une de ses gaietés de style : il n’a pas assez compris qu’il suffisait d’un Tourangeau comme Descartes pour ruiner son observation de fond en comble. — En vieillissant, il s’enfonce dans ses idées sans les modifier. Spon l’a questionné au sujet des vaisseaux lymphatiques dont on s’occupait alors (1656) :

Pour leurs vaisseaux lymphatiques, répond-il, je n’en dis mot : je n’y connais rien et ne m’en soucie point ; ad majora et ad meliora propero ; tous ces messieurs-là sont trop curieux de telles nouveautés. Il vaudrait mieux qu’ils étudiassent la science des anciens dans Hippocrate, Galien et Fernel…

Toujours l’érudition et l’autorité plutôt que l’expérience21. Joignez à ces entêtements, et pour les racheter en partie, bien du bon sens de détail et des observations pratiques. Mais nous tenons l’homme dans sa génération directe, et nous nous heurtons à ses limites.

Une remarque qui est à faire, c’est que tout en s’opiniâtrant ainsi à ses admirations du xvie  siècle jusqu’à faire tort à ses contemporains et jusqu’à résister à leur mérite, Gui Patin n’était pas de pied en cap un savant de cette vieille trempe : il n’était qu’un homme très instruit. Les savants de Hollande, ces savants en us qu’il exalte tant, ne le reconnaissaient pas du tout comme un des leurs. « Vir probus, sed minime doctus », disait de lui Heinsius après l’avoir vu et entretenu. Cela étonne d’abord, cela est injuste, mais cela se conçoit. Et, par exemple, lui qui savait si bien le latin et qui avait une des plus belles bibliothèques de particulier, il avait peu étudié le grec, et des oracles qu’il citait sans cesse, il y avait une bonne moitié qu’il ne prenait pas directement à leur source :

J’ai grand regret, écrivait-il à Spon, de n’avoir exactement appris la langue grecque tandis que j’étais jeune et que j’en avais le loisir ; cela me donnerait grande intelligence des textes d’Hippocrate et de Galien, lesquels seuls j’aimerais mieux entendre que savoir toute la chimie des Allemands, ou bien la théologie sophistique des Jésuites…

Pour bien juger Gui Patin, il le faut voir en son cadre, en sa maison, dans son étude ou cabinet, et, par exemple, le jour enfin où, ayant été nommé doyen de la Faculté (honneur pour lequel il avait déjà été porté plus d’une fois, mais sans que le sort amenât son nom), il traite ses collègues dans un festin de bienvenue (1er décembre 1650) :

Trente-six de mes collègues firent grande chère : je ne vis jamais tant rire et tant boire pour des gens sérieux, et même de nos anciens. C’était du meilleur vin vieux de Bourgogne que j’avais destiné pour ce festin. Je les traitai dans ma chambre, où par-dessus la tapisserie se voyaient curieusement les tableaux d’Érasme, des deux Scaliger père et fils, de Casaubon, Muret, Montaigne, Charron, Grotius, Heinsius, Saumaise, Fernel, feu M. de Thou (l’ami de Cinq-Mars et le décapité), et notre bon ami M. Naudé… Il y avait encore trois autres portraits d’excellents hommes, de feu M. de Sales, évêque de Genève, M. l’évêque de Bellev, mon bon ami, Justus Lipsius ; et enfin de François Rabelais, duquel autrefois on m’a voulu donner vingt pistoles. Que dites-vous de cet assemblage ?…

L’assemblage, en effet, est curieux, et, pour que saint François de Sales pût se trouver si près de Rabelais, il a fallu que le bon Camus, évêque de Belley, fût entre deux. Ces années de son décanat furent le moment le plus glorieux de la vie de Gui Patin. C’est alors qu’il quitta sa maison rue des Lavandières-Sainte-Opportune pour en acheter une autre plus convenable et plus spacieuse place du Chevalier-du-Guet. Les dix mille volumes dont se composait sa bibliothèque purent y être bien rangés « en belle place et en bel air ». Il a décrit sa nouvelle étude avec orgueil et avec amour :

« Je vous puis assurer qu’elle est belle, écrit-il à Falconnet. J’ai fait mettre sur le manteau de la cheminée un beau tableau d’un crucifix qu’un peintre que j’avais fait tailler (de la pierre) me donna l’an 1627. Aux deux côtés du bon Dieu, nous y sommes tous deux en portrait, le maître et la maîtresse (c’est-à-dire lui et sa femme). Au-dessous du crucifix sont les deux portraits de feu mon père et de feu ma mère. Aux deux coins sont les deux portraits d’Érasme et de Joseph Scaliger. Vous savez bien le mérite de ces deux hommes nés divins. Si vous doutez du premier, vous n’avez qu’à lire ses Adages, ses Paraphrases sur le Nouveau Testament et ses Épîtres. J’ai aussi une passion particulière pour Scaliger, des œuvres duquel j’aime et chéris les Épîtres et les Poèmes particulièrement ; j’honore aussi extrêmement ses autres œuvres, mais je ne les entends point

Ici se décèle plus naïvement qu’on n’aurait pu l’attendre la part de superstition et de croyance sur parole qui se mêlait à ces cultes et à ces admirations ultra-classiques de Gui Patin. Il continue :

Outre les ornements qui sont à ma cheminée, il y a au milieu de ma bibliothèque une grande poutre qui passe par le milieu de la largeur, de bout en bout, sur laquelle il y a douze tableaux d’hommes illustres d’un côté, et autant de l’autre, y ayant assez le lumière par les croisées opposées ; si bien que je suis, Dieu merci, en belle et bonne compagnie avec belle clarté.

On sent dans tout cela l’honnête homme, non pas celui d’aujourd’hui (car c’est un mot dont on abuse bien), mais celui d’autrefois, plein de solidité, dans son cadre domestique tout uni, avec ses traits marqués, un peu heurtés, sa physionomie grave et heureuse, et d’une naturelle franchise.

Et un mot d’abord sur ce crucifix qui domine tout. On ne connaît jamais bien l’homme qu’on étudie, tant qu’on ne s’est pas demandé quelle est sa religion et qu’on ne s’est pas fait la réponse. Cette réponse n’est pas toujours facile, et, même lorsqu’on croit savoir à quoi s’en tenir, il n’est pas bon toujours de trahir de tristes et arides vérités. Pour Gui Patin, on peut parler tout haut et faire comme lui-même. Il est inconséquent peut-être, mais il n’est pas irréligieux. Je me suis appliqué à recueillir sur ce point et à rapprocher bien des passages de ses lettres. Il y a des moments où, quand il cause en tête à tête avec ses amis Gassendi et Gabriel Naudé, il a l’air d’aller bien avant et de toucher de bien près, comme il dit, au sanctuaire. Qu’on se rassure : s’il est homme à faire trembler les vitres, il ne les casse jamais. Il a sur les cérémonies, et même sur des points de dogme, des poussées de hardiesse qui semblent ne plus vouloir s’arrêter ; mais cela ne se tient pas. Il est loin de tout système. Il ne croit guère aux indulgences, il croit aux prières : « Les prières des gens de bien servent merveilleusement. » Quand il est près d’être continué dans sa charge de doyen (novembre 1651), sentant le poids et les devoirs qu’elle lui impose, il écrit à un ami : « Je me recommande à vos grâces et à vos bonnes prières. » Il a sur la mort en toute rencontre des réflexions philosophiques dont il relève la banalité par un sentiment vif et un certain mordant d’expression :

M. le comte de R. est mort comme il a vécu. Il est sorti de ce monde sans avoir jamais voulu savoir ce qu’il y était venu faire. Il a vécu en pourceau et est mort de même. Mon Dieu ! que le vice rend les hommes malheureux !… Dieu ne manque jamais de punir ces brutaux épicuriens, et l’on ne saurait manquer d’attendre de lui telle justice.

En apprenant la mort du débauché Des Barreaux, il note avec blâme « qu’il a bien infecté des pauvres jeunes gens de son libertinage ; que sa conversation était bien dangereuse et fort pestilente au public ». Et puis la malice se retrouve tout à côté du sérieux, en ce qu’il remarque que Des Barreaux, qui n’avait qu’un grain de libertinage avant d’aller en Italie, était achevé au retour. Quoi qu’il en soit, c’en est assez pour montrer que, dans le cabinet de Gui Patin, le grand crucifix pouvait, en toute sincérité, occuper la première place, et que le bon Dieu, comme on disait et comme il disait en langage de famille, continuait de régner en effet sur cet assemblage un peu disparate de personnages si divers et sur la conscience du maître lui-même.

Il faut dire la même chose du roi. En politique, Gui Patin a plus que des échappées : il semble dans un état d’opposition et de fronde continuelle, il blâme tout ; cela commence sous Richelieu et ne cesse pas un instant sous Mazarin. Il veut le maître, le roi, mais point de ses serviteurs ni de ses ministres. C’est un pur libéral de l’école du xvie  siècle : il a horreur de 93, je veux dire de 1593, de la Ligue et des Ligueurs ; il en a connu de vieux dans sa jeunesse et les estime méchants : mais les Frondeurs, c’est tout autre chose à ses yeux ; ils ont toute sa tendresse ; il ne les voit que par leur beau côté : « Il y a ici des honnêtes gens qu’on appelle des Frondeurs, qui sont conduits par M. de Beaufort, le Coadjuteur, Mme de Chevreuse et autres. » La première Fronde ne l’a atteint qu’à peine et nullement averti. Il n’en veut qu’un peu plus au Mazarin pour sa belle maison des champs à Cormeilles près Argenteuil, qui a été pillée ; il y a perdu d’un coup de filet deux mille écus, et il compte bien que tôt ou tard le ministre impopulaire paiera pour ce méfait dont il a été cause et pour tant d’autres. Il reste donc royaliste et anti-Mazarin. Si, sur ces entrefaites, son ami l’incomparable M. de Saumaise écrit « en faveur du roi d’Angleterre contre les Anglais qui lui ont coupé la tête », Gui Patin en parle comme ferait un pur et un fidèle : « Pour les Anglais, si vous en exceptez un petit nombre d’honnêtes gens, je leur souhaite autant de mal qu’ils en ont fait à leur roi. » Si son autre ami, et bien plus intime, Gabriel Naudé, écrit en faveur de Mazarin son volume dit Le Mascurat, il prend sur lui de ne point blâmer le livre, mais il fait aussitôt ses réserves en ajoutant : « C’est un parti duquel je ne puis être ni ne serai jamais. » La première Fronde, même après qu’elle est terminée et manquée, a tout son assentiment et son éloge : « Ceux qui décrient le parti de Paris en parlent avec passion et ignorance : c’est un mystère que peu de monde comprend. Le Parlement a fait de son mieux… » La seconde Fronde le trouve encore tout favorable et crédule à ce qu’il désire. Il est très lié avec M. de Blancmesnil, l’un des principaux du Parlement, un des deux prisonniers pour la liberté desquels se firent les premières barricades d’août 1648. Le président de Blancmesnil a coutume de dire à ses amis que Gui Patin n’est pas seulement son médecin guérisseur, mais aussi son philosophe et son docteur. Il aime à vivre en garçon en sa maison de Blancmesnil à trois lieues de Paris :

Quand il a besoin de mon conseil, nous dit Gui Patin, il m’envoie un coureur gris qui me porte là en cinq quarts d’heure ; et, après y avoir bien soupé et bien causé fort avant dans la nuit, nous deux seuls (car il n’a ni femme ni enfants ni n’en veut avoir, ni valets même), je dors le reste de la nuit pour en partir le lendemain de grand matin. C’est un des plus honnêtes hommes du monde, et un des plus sages pour son âge, n’ayant pas encore atteint l’âge de trente-deux ans… Nous en disons de bonnes nous deux, quand nous sommes enfermés…

Aux approches de la seconde Fronde, Gui Patin paraît croire à la convocation des États généraux. Il a l’air de compter beaucoup sur « le bon duc Gaston » ; il reste et restera attaché à Retz qu’il appelle un honnête homme. Parlant du premier président Molé qui appuie la Cour, il dira sa « brigue » et sa « cabale ». Il n’hésite pas à déclarer et à maintenir jusqu’au bout le parti des Frondeurs, celui des plus honnêtes gens qui soient aujourd’hui, « et, pour le certain, reliquiae aurei seculi. Je prie Dieu qu’il donne de la force et de la constance à ce parti, qui est le vrai ennemi de la tyrannie ». En même temps, le jour de la majorité du roi et de la cérémonie qui en est célébrée, il suspend son opposition et ses présages ; il fait comme nous avons vu faire à d’autres royalistes de l’opposition en d’autres temps les jours de sacre ou de la Saint-Louis, il fait relâche à ses satires ; il crie de tout son cœur : Vive le roi !

La Fronde finie et épuisée, et quand lui-même à bout de colère a fait comme tout le peuple de Paris et a crié : La paix ! Gui Patin garde sa haine entière contre le Mazarin. Il ne parle jamais de cet habile ministre sans une litanie d’injures ; il n’entend rien à son génie de négociations, ni à ses talents de cabinet ; il lui refuse même d’être un fin politique : Mazarin pour lui n’est qu’un coupeur de bourses, ni plus ni moins. Quant à Richelieu, c’était autre chose : « Il ressemblait à Tibère ; c’était un atrabilaire qui voulait régner, un Jupiter massacreur. » C’est la seule différence qu’il établisse entre eux. Mazarin ne versait point de sang ; il en a peu répandu, c’est qu’il aimait mieux sucer en détail celui de tous. La politique de Gui Patin n’est pas plus longue que cela : c’est celle de la Fronde honnête, parlementaire, et surtout bourgeoise, qui n’a jamais regardé dans sa propre coulisse et qui a borné à sa rue son horizon.

Il détestait d’instinct les grands, la noblesse, les princes du sang même : il les raille, il les méprise, il les appelle anthropophages ; il a, en s’exprimant, de ces hyperboles à la Juvénal et à la d’Aubigné, et qui font rire. Quand je parle de Juvénal, c’est toujours d’un Juvénal en belle humeur et qui a lu son Rabelais. Il a contre la Cour et tout ce qu’elle renferme une horreur de classe et de race ; il distingue peu entre prince et prince, entre le Grand Condé ou le duc de Beaufort, sinon qu’il a peut-être un faible pour ce dernier. Du reste, le meilleur, suivant lui, n’en vaut rien ; il ne voudrait pas être à leur service. Sont-ils malades, ils peuvent guérir ou ne pas guérir : « au moins le pain est-il encore plus nécessaire » qu’eux tous. Mais ces grands débordements s’arrêtent tout d’un coup et tombent au seul nom du roi : Bayle a déjà remarqué que, sur cet article, le respect de Gui Patin ne se dément jamais. Si le jeune roi est malade, il faut voir comme Gui Patin s’intéresse aux moindres circonstances de sa santé : il aime le roi de toute la haine qu’il porte au Mazarin et à ses entours, et de quelque chose de plus encore, d’un vieux sentiment français héréditaire. Dans la campagne de 1658, le jeune roi tombe dangereusement malade à Calais ; il guérit, mais pour avoir pris du vin émétique, dit-on. Ici toutes les passions de Gui Patin sont en jeu. Non, ce n’est point l’émétique, dont il n’a pris que très peu, qui a décidé la guérison, dit-il : « Ce qui a sauvé le roi, ç’a été son innocence, son âge fort et robuste, neuf bonnes saignées, et les prières des gens de bien comme nous, et surtout des courtisans et officiers qui eussent été fort affligés de sa mort, particulièrement le cardinal Mazarin. » La phrase de Gui Patin, commencée avec sérieux, tourne vers la fin en raillerie ; mais ces prières des gens de bien sont sérieuses, et lui-même il a fait la sienne. Cet ami des Frondeurs est royaliste par le côté du bon Louis IX, du bon Louis XII et de Henri IV. Cinquante ans plus tôt, il aurait fourni avec Gillot, Rapin et Passerat sa part de bons mots et de sel patriotique à la Satyre Ménippée.

Il ne prétendait point d’ailleurs, en son temps, agir sur les destinées de l’État ni sur l’opinion du public, hors du cercle de ses devoirs et de sa profession. Dans sa maison, place du Chevalier-du-Guet, il avait pour voisin M. Miron, président aux Enquêtes, et M. Charpentier, conseiller. Ce M. Miron était de la famille de celui dont Montesquieu a dit magnifiquement : « Il semble que l’âme de Miron, prévôt des marchands, fût celle de tout le peuple. » Gui Patin aimait à aller passer avec ses deux voisins les après soupers :

On nous appelle les trois docteurs du quartier, dit-il. Notre conversation est toujours gaie. Si nous parlons de la religion ou de l’État, ce n’est qu’historiquement, sans songer à réformation ou à sédition. Nous nous disons les uns aux autres les choses à peu près comme elles sont. Notre principal entretien regarde les lettres, ce qui s’y passe de nouveau, de considérable et d’utile. L’esprit ainsi délassé, je retourne à ma maison, où, après quelque entretien avec mes livres, ou quelque consultation passée, je vais chercher le sommeil…

La juste mesure des opinions et de la charte de Gui Patin est toute dans ces paroles : Ni réformation ni sédition, mais autant de franc-parler que possible ! Ce beau temps, selon lui, où l’on pouvait penser à cœur joie et dire tout haut ce qu’on avait sur le cœur, était avant que Berthe filât : « Depuis qu’elle a filé, le monde s’est bien corrompu. »

Je l’ai montré, dans la première partie de sa vie, guerroyant et processif : il s’apaisa pourtant un peu en vieillissant. Indépendamment des deux procès qu’il plaida lui-même contre les apothicaires et contre Renaudot, et qu’il gagna, il en eut un troisième au sujet de l’antimoine, qu’il perdit (novembre 1653) ; cela le refroidit un peu. À partir de ce jour, il déclara qu’il aimait mieux le repos, l’étude, ou visiter ses malades, que d’aller en justice. Il offrit même la paix et l’accommodement à certains de ses adversaires. Toutefois ses animosités contre l’antimoine et ceux qu’il appelait les chimistes ou les charlatans persistèrent, et il ne contint jamais la liberté de ses propos : il en faisait une affaire d’honneur et de vertu. « La chimie, dit-il, est la fausse monnaie de notre métier. » Il poursuit donc les faux monnayeurs ; il veut décharlataniser la médecine. Il croit qu’il y a un parti des honnêtes gens dont il est, et de l’autre il place ses adversaires, Guenault en tête, les chimistes et empiriques, médecins de cour et « enjôleurs de belles dames », avides de lucre à tout prix. Il prétend leur opposer « la résistance forte et généreuse des gens de bien », absolument comme Pascal opposait les principes d’un christianisme sévère à la morale relâchée des casuistes et directeurs complaisants. Gui Patin se flattait de remplir un rôle analogue en médecine.

De telles gens sont parfois des trouble-fête ; il en faut pourtant de cette trempe et de ce ton pour faire contrepoids aux mous, aux doucereux, aux « âmes moutonnières », comme il les appelle, à tous ceux qui suivent la vogue et le succès, aux honnêtes gens prudents qui se ménagent, qui prennent leurs précautions de toutes parts, qui passent leur vie à côté du mal en se gardant bien de le voir et d’y croire, pour ne pas avoir à le dénoncer. Gui Patin, s’il en eut l’excès, eut du moins en lui de cette vertu. Il était ennemi sincère de la fourberie.

Ce serait à un historien de la médecine de rechercher ce qu’il put faire de mémorable en son décanat (1650-1652). Lui que dans sa jeunesse nous avons vu si curieux des vieilles thèses et antiquités de la Faculté, il eut soin d’en augmenter le trésor lorsqu’il y présida ; il mit de l’ordre dans les archives. Le second en date des plus anciens registres concernant l’histoire de la Faculté a été recouvré sous son gouvernement, et, dans une note de sa main qu’on lit en tête, il le constate avec satisfaction22. Vers le temps des licences, la coutume était de faire des jetons pour les donner aux docteurs qui y assistaient d’office ; on y mettait d’un côté les armes du doyen, et de l’autre, celles de la Faculté. Gui Patin aurait pu, comme un autre, y mettre les armes de sa famille, car elle en avait, et il ne perd pas cette occasion de nous les décrire ; mais il a mieux aimé y mettre son portrait. Par malheur, le graveur le manque, et la ressemblance ne le satisfait point. Je ne sais s’il reste encore de ces médailles un peu ambitieuses à l’effigie de Gui Patin. Les vrais jetons de lui qui courent encore, ce sont ses bons mots.

Peu après avoir fait son temps de doyen, Gui Patin succéda au Collège de France à son ami et maître Riolan, qui se démit en sa faveur (octobre 1654). Sa chaire avait pour objet la botanique, la pharmaceutique et l’anatomie. Dans un tel champ il retrouvait tout naturellement devant lui les adversaires qu’il aimait à draper. Il professait en un latin facile, élégant. Un contemporain nous l’a représenté sans charge et tout à son avantage : « Il avait la taille belle, l’air hardi, le visage plein, l’œil vif, le nez aquilin, et les cheveux courts et frisés. Il eût été plus propre au barreau qu’à la médecine, car il était naturellement éloquent. » Il avait quelquefois jusqu’à cent vingt auditeurs à ses leçons. Il avait refusé des propositions qui lui avaient été faites pour aller en Suède du temps de la reine Christine ; il en refusa également qui lui furent faites depuis pour aller professer à Bologne et à Venise. Il n’aimait rien tant que la France, Paris, son chez soi, les thèses de la Faculté aux grands jours, et le collège de Cambrai, où il réussissait si bien. Rentrant de là dans son cabinet : « Je me tiens plus heureux céans, disait-il, avec mes livres (avec mes maîtres muets, dit-il encore ailleurs) et un peu de loisir, que n’est le Mazarin avec tous ses écus et ses inquiétudes. » Il ne demandait que la continuation de la santé et de ces intervalles de loisir « pour étudier, ou pour méditer la patience de Dieu sur les péchés des hommes, et considérer le tric-trac du monde ». Il se persuadait que, de son temps, le monde était plus fou qu’il ne l’avait jamais été. Il s’en indignait et s’en amusait. Il y avait, malgré ses indignations, des jours où, comme il le dit en son langage plein des anciens, « il était heureux de tout côté » (ab omni parte beatus).

Il eut, dans les quatorze dernières années de sa vie, une relation illustre et qui est faite pour honorer encore aujourd’hui son nom. Le premier président de Lamoignon, qu’il connaissait d’auparavant, le prit en amitié particulière dès 1658 et le voulut voir souvent ; il l’aurait voulu même tous les jours. Ce grand magistrat n’avait guère alors plus de quarante ans ; il avait l’âme libérale et généreuse, et portée vers toutes les nobles idées de son siècle, en même temps qu’il tenait de la force du précédent.

Il y a du plaisir avec lui, disait Gui Patin, parce qu’il est le plus savant de longue robe qui soit en France. — Il sait les poètes grecs par cœur, Plutarque, Cicéron et Tacite, qui ne sont pas des mauvais originaux. Il sait aussi par cœur la Pathologie de notre Fernel, qu’il a autrefois lue par mon conseil.

Envahi par les devoirs de sa charge, M. de Lamoignon regrettait de ne pouvoir vaquer comme il aurait voulu a ses livres et à ses chères études, et il aimait du moins à en causer à souper avec Gui Patin. Il l’envoyait chercher souvent ; il lui fit part tout d’abord de son dessein d’établir dans sa maison une petite Académie qui s’assemblerait au moins une fois par semaine. Cette Académie de belle littérature se fonda en effet ; on s’y rendait tous les lundis. Pellisson, le père Rapin et un petit nombre de savants gens du monde en étaient. Gui Patin et son cher fils Carolus, l’amateur d’histoire et de médailles, y tenaient leur bonne place. Cette amitié si particulière du président de Lamoignon pour Gui Patin prouve une chose : c’est que ce dernier, malgré ses sorties et ses saillies parfois excessives, était en effet « agréable et charmant en conversation », qu’il avait le bon sens dans le sel, et était de ceux qu’un esprit solide pouvait agréer dans l’habitude. Je dis cela parce que de loin, en pressant trop les traits et en voulant offrir nos personnages en raccourci, nous sommes tentés d’en faire encore moins des portraits que des caricatures. Évitons ce travers et ne présentons jamais comme burlesque un homme d’esprit original que goûta si constamment M. de Lamoignon.

C’est au même M. de Lamoignon que, bien des années auparavant, en mai 1645, Gui Patin, se trouvant à Bâville, dit ce mot singulier et si souvent cité, que « s’il eût été dans le Sénat lorsqu’on tua Jules César, il lui aurait donné le vingt-quatrième coup de poignard ». M. de Lamoignon, fort jeune alors, était tellement du parti de Pompée, qu’il témoigna de la joie à Gui Patin de l’en voir également. Ce sont là des propos de vacances qu’il convient d’entendre comme ils ont été dits. Cette forme d’expression hyperbolique, je l’ai remarqué déjà, est celle qu’affectionne Gui Patin ; quand il avait ainsi lancé sa pensée dans une parole à outrance, bien imprévue, pittoresque ou même triviale, il était content : il avait l’hyperbole gaie et amusante.

Sur ce chapitre de Jules César, Gui Patin, après la Fronde, bien que si peu guéri, eût sans doute pensé différemment :

On a imprimé en Hollande, écrivait-il en 1659, un livret intitulé : Traité politique, etc., que tuer un tyran n’est pas un meurtre ; on dit qu’il est traduit de l’anglais ; mais le livre a premièrement été fait en français par un gentilhomme de Nevers, nommé M. de Marigny, qui est un bel esprit. Cette doctrine est bien dangereuse, et il serait plus à propos de n’en rien écrire. Je n’aime point qu’on fasse tant de livres De venenis par la même raison. J’ai toujours en vue le bien public ; je n’aime point ceux qui y contreviennent.

Voilà le correctif du mot tant cité, et adressé treize ans auparavant à M. de Lamoignon.

La sensibilité de Gui Patin a été contestée : il en avait pourtant comme en ont ces natures fortes et ces vies sobres : il ne s’agit que de toucher en elles les vraies cordes. On a pu citer de singuliers passages de Gui Patin, et très grossiers, sur la maladie ou la mort de son beau-père ou de sa belle-mère ; il a l’air d’être plus pressé d’en hériter que de les pleurer, et il ne s’en cache pas. Ce n’est point sur ces endroits qu’il faut le prendre, mais sur ses amitiés de choix ; elles sont vives chez lui et sincères. Avec Spon, avec Falconnet et ses amis de Lyon, avec Gabriel Naudé son ami de jeunesse, il est plein de chaleur, de cordialité, d’un souvenir inaltérable et fidèle. Il a vu Spon en 1642, et, des années après, il pourrait, s’il était peintre, tracer son portrait tel qu’il était alors : « Je pense si souvent à vous que je vous vois à toute heure. » Dans les interruptions de la Fronde, il attend les lettres de Spon aussi impatiemment que les créanciers du roi d’Espagne attendent les galions. Le 12 septembre 1664, pensant à un autre ami bien cher, il lui écrit : « Il y a aujourd’hui vingt-deux ans qu’Armand, cardinal de Richelieu, ministre enragé, fit couper la tête dans votre ville à mon bon et cher ami M. de Thou : Heu dolor ! scribere plura vetant lacrymae… » Gui Patin pleure en effet quelquefois ; il pleure quand les parties sérieuses de son esprit ou de son âme sont remuées. Un jour, en décembre 1652, il est appelé auprès de M. l’avocat général Talon, qu’il trouve en hydropisie et très malade :

Ayant reconnu son mauvais état, je vous avoue que les larmes m’en sont venues aux yeux, ce que je ne pus si bien cacher qu’il ne le reconnût lui-même et ne m’en fît compliment. Néanmoins je vous dirai que mes larmes n’ont pas été à cause de lui tout seul, quelque homme de mérite qu’il soit, mais pour le malheur commun de tout le monde qui perd beaucoup à sa mort. M. Talon est un fort homme de bien, de grand jugement, et d’un esprit fort pénétrant, le plus beau sens commun qui ait jamais été dans le Palais, qui a le mieux pris une cause, et qui y a le plus heureusement rencontré, aux conclusions qu’il y a données.

Je n’examine pas si Gui Patin n’avait pas pour M. Talon quelque reconnaissance particulière à cause des conclusions prises dans son ancien procès : mais que j’aime cet éloge : « Le plus beau sens commun qui ait jamais été dans le Palais ! » et que c’est bien la marque d’un vigoureux et bon esprit de se sentir ému à en pleurer par la considération d’une perte de cette nature !

Un autre jour, Gui Patin pleure encore. Il a marié un de ses enfants ; avec les nouveaux époux et avec sa femme, il fait ce qu’il appelle une débauche, c’est-à-dire une grande infraction à ses habitudes ; il s’est laissé entraîner à Saint-Denis où la foire se tenait alors. Il visite l’abbaye, le trésor « où il y a bien du galimatias et de la badinerie », dit-il ; puis les tombeaux des rois « où je ne pus m’empêcher de pleurer voyant tant de monuments de la vanité de la vie humaine ; quelques larmes m’échappèrent aussi au monument du grand et bon roi François Ier, qui a fondé notre Collège des professeurs du roi. IL faut que je vous avoue ma faiblesse ; je le baisai même, et son beau-père Louis Xll, qui a été le Père du peuple, et le meilleur roi que nous ayons jamais eu en France ». Heureux siècle, et encore voisin des croyances, où ceux qui étaient réputés les grands railleurs avaient de ces naïvetés touchantes et de ces sensibilités tout antiques et toutes patriotiques !

Dans cette visite à Saint-Denis, Gui Patin, en même temps qu’il laisse voir des restes de simplicité, maintient à ses propres yeux sa supériorité d’homme et de mari, en souriant de sa femme qui écoute et croit tout ce qu’on lui raconte de particularités et de bagatelles sur les derniers princes ensevelis. Il ne prend pas même la peine de la détromper. En général, Gui Patin est à l’égard des femmes dans les principes du bonhomme Chrysale chez Molière : il les exclut de la science et des hauts entretiens. Il les juge évidemment inférieures et ne croit pas qu’on doive entrer en commerce avec elles sur les grands et sérieux articles. Il est fier de son sexe et le fait sonner bien haut : « J’ai souvent loué Dieu, dit-il, de ne m’avoir fait ni femme, ni prêtre, ni Turc, ni Juif. » En présence de l’hôtel Rambouillet et de ce nouvel empire, il reste de l’avis de Scaliger qui raillait le cardinal Du Perron de ce que, pour paraître savant, il entretenait les dames du flux et reflux de la mer, de l’Être métaphysique et autres points de philosophie. Il assemble d’ordinaire dans un commun dédain les courtisans et les femmes. Une de ses plus jolies histoires du temps de la Fronde est celle de M. de Beaufort, pour qui les Parisiens, et particulièrement toutes les femmes, avaient une dévotion singulière : il nous le montre, un jour qu’il jouait à la paume dans un tripot du Marais, visité comme en procession par plus de deux mille femmes tant de la Halle que d’ailleurs. Il conte cela sans ironie, et comme une conséquence toute simple de la faiblesse et de l’exaltation féminine. La reine Christine, dans ses doctes bizarreries et ses inconstances, trouve elle-même difficilement grâce à ses yeux. C’est un trait de plus dans le portrait de Gui Patin que ce dédain pour les personnes du sexe au moment où elles s’établissaient plus généralement dans la société, et où elles allaient y introduire ce qui surtout lui manquait, à lui et aux autres savants cantonnés dans les corps, je veux dire la politesse.

Une grande douleur des dernières années de Gui Patin, ce fut l’aventure fâcheuse et l’exil de son second fils Charles, de celui qu’il aimait le plus tendrement, et qui dut s’expatrier en 1668 sous le coup d’une accusation vague et grave. Il fut soupçonné d’avoir introduit en France des libelles contraires au roi ou aux personnes royales. Sa curiosité d’amateur lui nuisit. Il trouva d’ailleurs hors de France mainte compensation pour sa fortune : son père seulement n’en trouva point à son absence. Gui Patin mourut le 30 août 1672, à soixante et onze ans. Ses dernières lettres, à mesure qu’on avance dans le règne de Louis XIV, montrent à quel point il retarde en quelque sorte et ne peut se faire au siècle nouveau. En 1664, au moment où la jeune et brillante littérature va prendre son essor et où l’époque se dessine déjà, s’appuyant sur quelques cas isolés de désordre et de brigandage, il s’écrie : « Nous sommes arrivés à la lie de tous les siècles ! » Gui Patin est de ceux qui, en vieillissant, ne se renouvellent en rien, et qui prennent chaque jour leur pli plus creux et plus profond. En littérature française, jeune il avait causé avec M. de Malherbe, et il le citait quelquefois ; mais il en avait gardé mémoire bien moins pour ses odes ou sa réforme de la langue que pour ses gaillardises. Ii appréciait Balzac et estimait la grande édition posthume qu’on préparait de ses Œuvres (1665) capable de faire honneur à la France et à notre langue. Il parle en un endroit de « M. Corneille, illustre faiseur de comédies ». Il goûte M. Arnauld, et en général tous les écrivains de Port-Royal, non par communion de sentiments ou de doctrine, mais par une sorte de complicité d’esprit et de sympathie morale. Surtout il prise singulièrement Pascal, l’auteur alors anonyme des dix-huit petites Lettres, et il dit sans hésiter : « L’auteur de ces Lettres est un admirable écrivain. » Vers la fin, il nomme une fois Molière. Mais il est évident, à qui le lit jusqu’au bout, que ses prédilections et ses souvenirs le reportent plus naturellement à l’âge des Grotius et des Saumaise ; et dans la dernière lettre imprimée qu’on a de lui (janvier 1672), on lit :

Je viens d’apprendre du jeune Vanderlinden que M. Gronovius est mort à Leyden. Il restait presque tout seul du nombre des savants de Hollande. Il n’est plus dans ce pays-là de gens faits comme Joseph Scaliger, Baudius, Heinsius, Salmasius et Grotius. Je viens aussi d’apprendre par des lettres de Bruxelles que M. Plempius, célèbre professeur en médecine, est mort… Adieu la bonne doctrine en ce pays-là ! Descartes et les chimistes ignorants tâchent de tout gâter, tant en philosophie qu’en bonne médecine.

Ce sont là les dernières paroles d’un homme qui s’en va, dont la vue se trouble, et pour qui le livre de l’avenir est déjà clos et scellé. Qu’il suffise à l’honneur de Gui Patin d’avoir attaché son nom comme signe et comme étiquette caractéristique à une longue époque intermédiaire. Il nous la rend dans ses lettres avec un peu de cahotement, mais sans ennui, et il en est un dernier produit des plus vivants.

J’avais dit en commençant que j’indiquerais de quelle manière je conçois une édition de ses lettres : il est bien tard pour que je m’étende là-dessus. Les originaux existent tant à Paris à la Bibliothèque impériale qu’à la Bibliothèque de la ville à Lyon. Le premier soin à prendre serait de bien collationner les textes. Dans le premier recueil des Lettres choisies, publié en 1683, et augmenté dans les éditions suivantes, on a extrait, on a retranché beaucoup ; on a légèrement retouché et rajeuni le style. Dans les lettres à Spon, publiées plus tard, on retrouve quelques-unes des mêmes lettres plus au complet, plus longues, et en général beaucoup plus farcies de latin. Il conviendrait peut-être, en reproduisant fidèlement le texte, de ne pas tout donner, de ménager (en avertissant) quelques suppressions çà et là, de ne pas laisser tout à fait l’agrément périr sous trop de longueurs. Il y aurait surtout à bien éclaircir le texte au moyen de notes claires, simples, précises ; il faudrait que, d’un coup d’œil jeté au bas de la page, le lecteur fût brièvement informé de ce que c’est que tous ces auteurs et ces ouvrages oubliés que cite continuellement Gui Patin, et que, sans être médecin, on pût comprendre dans tous les cas s’il s’agit du Pirée ou d’un nom d’homme. Quelques notes plus nourries, à la fin des volumes, contiendraient les anecdotes ou les épisodes qui demanderaient plus de développement. Nous savons qu’un littérateur de nos amis, et bien connu du public, a, depuis longtemps, préparé cet intéressant travail. Quand l’édition présente, qui est en voie de s’écouler, aura fait son temps, il serait bon de penser à celle qui devra être définitive. Un corps bien rédigé des lettres de Gui Patin n’offrirait pas seulement un tableau de l’histoire de la médecine durant cinquante ans : on y verrait un coin très étendu des mœurs et de la littérature avant Louis XIV. À mesure qu’on s’éloigne, le moment arrive où, par suite de l’encombrement historique croissant, la postérité est heureuse de rencontrer de ces représentants abrégés qui lui donnent jour sur toute une époque et qui lui font miroir pour tout ce qui a disparu.