(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Véron.] » pp. 530-531
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Véron.] » pp. 530-531

[Véron.]

On a beaucoup parlé de Véron au moment de sa mort (septembre 1867). Les anecdotes ont abondé sur son compte, et j’ai été plus d’une fois mis en scène. On voulut bien remarquer en particulier que, lié comme je l’étais avec lui et même lui ayant dû la première idée et la mise en train de ces Causeries du lundi, je ne lui en avais jamais consacré une seule comme à un écrivain de quelque valeur, à un auteur de mémoires. On ajoutait qu’il l’avait beaucoup désiré, et que j’avais toujours résisté à toute insinuation sur ce point d’amour-propre chatouilleux. La vérité tout entière à ce sujet est dans la note suivante que je retrouve et qui a été écrite de son vivant.

J’accorderai, certes, à Véron en bien des points tout ce qu’il voudra : d’être un homme d’esprit (c’est bien juste), même d’être un homme de goût, d’être un amphytrion modèle, d’être un impresario habile, un directeur de théâtre ou de journal comme il n’y en a pas ; d’être… quoi encore ? cherchez ; j’y consens d’avance… d’être un excellent conseil pour ce qu’écrivent les autres, de leur donner des avis et même des idées… Mais il y a une chose que je ne lui délivrerai jamais, c’est un brevet d’écrivain pour lui et à son compte. Écrivain, il ne l’est à aucun degré ; il n’est, en ce genre, que ridicule : et cette dernière et malheureuse prétention, qui lui a pris sur le tard, gâte toutes tes autres qualités qu’il a réellement.

J’avais coutume, quand on me pressait là-dessus, de raconter en souriant une anecdote historique que je ne craignais pas d’appliquer en cet endroit, malgré l’énorme disproportion des noms. Après la bataille des Dunes gagnée par Turenne (1658) et la prise de Dunkerque, Mazarin eut une envie prodigieuse de passer pour un grand capitaine, et il mit tout en œuvre pour obtenir de Turenne une lettre qui lui attribuât l’honneur et le plan de cette campagne. Mais Turenne fit toujours la sourde oreille et refusa de délivrer un titre pour autoriser une chose si contraire à la vérité : « C’est ainsi, disais-je, qu’il m’a toujours paru, si parva licet componere magnis, qu’un vrai critique ne devait pas accorder à Véron la seule qualité précisément à laquelle il n’avait aucun droit. » Règle générale et qui, du petit au grand, ne souffre pas d’exception : il n’est jamais permis à un homme réputé expert dans un métier de mentir et d’aider à tromper le public sur une chose essentielle au métier. Ce n’est pas du pédantisme, c’est de la probité. Pour tout le reste, on peut être de bonne composition, et dans le cas présent ce n’était que justice. Janin, dans un article des Débats du 7 octobre 1857, ayant parlé du docteur avec amitié à la fois et mesure, je lui en adressai mon compliment bien sincère en ces termes :

Ce 7 octobre 1807.

Mon cher ami,

 

Je vous lis sur le docteur notre ami : je vous dois de la reconnaissance pour la part magnifique que vous me faites ; mais laissez-moi vous dire que vous avez trouvé (chose toute simple) le ton juste en parlant de lui : eh ! qui l’aurait trouvé, si ce n’est vous ? Vous avez dit ce qui était à dire : il aimait l’esprit et il en avait ; il avait un grand sens, — ce bon sens qui se trouve au fond de tout bonheur : il y mêlait, comme vous l’observez très bien, quelque légèreté (mot qui étonne à première vue) et de l’inconstance. Vous avez prononcé aussi le mot de vanité qui est inévitable en un tel sujet ; mais tant de gens ont leur vanité en dedans que la sienne, toute en dehors, était en quelque sorte commode pour autrui : cela accepté, on avait affaire à un esprit orné, plein d’anecdotes et de mots pris aux bons endroits, facile et coulant. Les gens de lettres, comme vous le dites, lui doivent de la reconnaissance pour cette fondation de la Revue de Paris en 1829 : il leur offrait de la place, et une belle place, élégante, en lumière, et un prix honorable qui n’existait pas auparavant et qui ne s’est pas élevé depuis, du moins pour ce cadre des revues qu’on a fait au contraire de plus en plus compact et dévorant. — Et puis n’est-ce donc rien que la vie sociale et les qualités qui en font l’agrément ? Il était tout à fait bonne compagnie dans le sens de bon compagnon : aucun de ceux qui l’ont vu familièrement et dans le tous-les-jours ne saurait l’oublier. — Cette modération qu’il avait au fond et qui faisait partie de son humeur autant que de sa réflexion et de sa prudence, vous l’avez eue en parlant de lui, et c’est ce que j’appelle le ton juste. Les charges abondent, les vrais portraits ou les esquisses fines sont rares.

Tout à vous, mon cher ami,

Sainte-Beuve.