(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Œuvres de François Arago. Tome I, 1854. » pp. 1-18
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Œuvres de François Arago. Tome I, 1854. » pp. 1-18

Œuvres de François Arago.
Tome I, 18541.

Le premier volume des Œuvres de M. Arago vient de paraître : il contient, après une introduction de M. de Humboldt, une centaine de pages intitulées Histoire de ma jeunesse, qui sont des mémoires assez détaillés jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, et une suite de notices biographiques que l’auteur eut à prononcer comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences : la série de ces notices ne remplira pas moins de trois volumes. Parler de M. Arago est une difficulté pour tout le monde peut-être d’ici à quelques années encore, surtout si l’on avait la prétention de le juger à la fois comme savant, comme professeur et comme homme public, en s’attachant à démêler en lui avec précision les diverses capacités dont il était pourvu et les influences générales qu’il a exercées ou subies. Pour moi, qui n’ai pas même l’honneur de comprendre et de lire dans leur langue les mémoires de haute science où il s’est montré inventeur, ces considérations sur les profondes et fines parties de l’optique et du magnétisme où il a gravé son nom ; qui n’ai eu que le plaisir de l’entendre quelquefois, soit dans ses cours à l’usage des profanes, soit dans les séances publiques de l’Académie, je ne puis ici que m’approcher respectueusement de lui par un aspect ouvert à tous ; je ne puis que l’aborder, si ce n’est point abuser du mot, par son côté littéraire.

Mais, même en faisant ainsi et en usant à son égard de ce droit de libre et sincère examen qu’il a en tout temps si résolument pratiqué, il est un point dominant que je n’oublierai pas. Pascal a distingué trois ordres divers, et, dans chaque ordre, des princes : il y a, selon lui, l’ordre de la politique et des conquêtes, des grandeurs et des puissances terrestres ; il y a celui de l’intelligence pure et de l’esprit ; il y a enfin l’ordre de la beauté morale et de la charité. Or, dans l’ordre de l’esprit, il met en tête Archimède. Que Pascal en cela obéit à ses habitudes et à ses inclinations de génie, et qu’il se souvînt qu’il était lui-même géomètre, je ne le crois pas : il ne faisait qu’assigner les rangs selon ce qu’il estimait être la capacité la plus forte et la plus élevée. Sans entrer dans aucune discussion sur la prééminence des talents et sur la préséance des genres, il m’a toujours paru en effet que le premier rang dans l’ordre de l’intelligence pure était dû à ces hommes qu’on appelle Archimède, ou Newton, ou Lagrange. Les comprendre et les lire est déjà une grande et noble chose, et l’acte le plus accompli de l’entendement. Honneur donc et respect à ceux qui à certains jours, ont prouvé qu’à quelques égards et à quelque degré ils étaient, eux aussi, de cette austère et souveraine famille d’inventeurs ! Même lorsque, venus ensuite dans nos régions et sur notre terrain, nous les voyons en faute et manquant à certaines conditions de convenance ou de forme qui sautent aux yeux, et que d’autres, de bien moindres, observeraient mieux qu’eux peut-être, souvenons-nous du sommet où ils sont précédemment montés.

J’aime ce titre donné à des fragments de mémoires : Histoire de ma jeunesse ; il me semble que ce n’est guère qu’ainsi et dans cette mesure que chacun devrait écrire les siens. Quand on vieillit, sur quel âge de la vie peut-on se reporter avec plaisir, sinon sur sa jeunesse ? et je dirai, sur quel autre âge pourrait-on revenir pour y intéresser les autres et pour les en entretenir avec fidélité entière et sincérité ? L’âge mûr est âpre, aride, occupé ; les rivalités et les ambitions, les passions sèches nous envahissent ; les haines nous troublent ; les injustices laissent des traces qui creusent et qu’on s’exagère : mais la jeunesse a échappé à tout cela ; ses douleurs même et ses infortunes ont revêtu je ne sais quel charme. Ici l’embellissement qu’on met à les raconter n’est pas un mensonge ; la couleur qu’on y voudrait ajouter après coup ne sera jamais qu’un pâle reflet de cette lumière heureuse et première qui nous éclairait.

François Arago, né le 26 février 1786 dans la commune d’Estagel en Roussillon, d’une famille où le type méridional est expressivement marqué, suivit dans ses premières années le collège de la ville de Perpignan, où son père avait la place de trésorier de la monnaie. Il raconte comment son attention fut de bonne heure détournée des études classiques, auxquelles il commençait à s’adonner, par la vue d’un très jeune officier sortant de l’École polytechnique et dont l’épaulette le frappa. « Qu’est-ce que l’École polytechnique ? » demanda-t-il. — « C’est, lui répondit-on, une école où l’on entre par examen. » Et il se mit dès l’instant à vouloir se préparer à cet examen et à travailler en conséquence, s’éclairant des conseils d’un M. Raynal, savant modeste du pays, et se formant directement par la lecture des grands livres de mathématiques qu’il trouva le moyen d’acquérir. Il fut reçu élève à l’École polytechnique en 1803, à dix-sept ans. Arago se destinait alors à l’artillerie. L’organisation des services étant moins précise et moins rigoureuse qu’elle ne l’a été depuis, il put être considéré à un moment comme détaché de l’École et fut nommé secrétaire de l’Observatoire, où il se trouva le collaborateur de M. Biot, son aîné de douze ans. L’astronome Méchain, qui, après avoir observé, de concert avec Delambre, l’arc terrestre compris entre Dunkerque et Barcelone, s’était chargé de la prolongation de la méridienne en Espagne et qui voulait la pousser jusqu’aux îles Baléares, venait de mourir à la peine et laissait un grand travail interrompu : M. Biot et M. Arago conçurent l’idée de le poursuivre et de le mener à fin. Laplace appuya ce projet ; le Bureau des longitudes les en chargea ; l’Empereur ordonna l’expédition et accorda les fonds nécessaires ; le gouvernement espagnol adjoignit aux deux savants français deux commissaires, MM. Chaix et Rodriguez. Arago, à l’âge de vingt ans, eut la joie de se sentir chargé d’une de ces missions qui honorent toute une vie de savant.

Les difficultés d’exécution étaient grandes ; M. Biot, dans l’introduction au Recueil d’observations géodésiques, astronomiques et physiques, publié en 1821, en a donné quelque idée. Il s’agissait avant tout de lier l’île d’Ibiza à la côte d’Espagne par un triangle dont le sommet fût dans l’île et la base sur le continent, et, pour cela, il fallait établir à Ibiza des signaux qui fussent visibles des sommets choisis sur la côte. Des mois se passèrent dans l’incertitude et l’anxiété. Arago confiné sur son plateau, le Desierto de las Palmas, se dévorait à attendre, à regarder chaque nuit sans rien voir. M. Biot, qui avait passé dans l’île d’Ibiza et y avait établi M. Rodriguez sur sa station élevée, dans sa cabane montée tout exprès et avec ses miroirs et réverbères, revint trouver son compatriote ; mais d’abord les signaux désirés ne s’apercevaient pas mieux qu’auparavant. Et ici la différence de nature chez les deux observateurs se déclare dans leur récit même. M. Biot, esprit plus fin, plus littéraire jusqu’au milieu de la science, raconte en ces termes les impressions qu’il ressentait durant ces mois de veilles, d’observation inquiète et d’attente :

Combien de fois, assis au pied de notre cabane, les yeux fixés sur la mer, n’avons-nous pas réfléchi sur notre situation et rassemblé les chances qui pouvaient nous être favorables ou contraires ! Combien de fois, en voyant les nuages s’élever du fond des vallées et monter en rampant sur le flanc des rochers jusqu’à la cime où nous étions, n’avons-nous pas recherché dans leurs oscillations les présages heureux ou malheureux d’un ciel couvert ou serein ! On a dit avec vérité que l’aspect des lieux prend une couleur agréable ou sombre, selon les sentiments dont l’âme est agitée : nous l’éprouvions bien fortement alors. De la porte de notre cabane, nous avions une des plus belles vues du monde : à notre gauche, mais fort au-dessous de nous, le cap Oropeza élevait dans les airs ses aiguilles qui servent de signaux aux navigateurs ; derrière nous, en se prolongeant dans l’ouest, s’étendaient les chaînes de montagnes noirâtres qui, comme un rideau, abritent le royaume de Valence du côté nord et conservent à cet heureux climat la douce température dont il jouit. Sur notre droite, etc., etc. ; mais ces beautés, que notre imagination nous retrace aujourd’hui avec tant de charmes, n’avaient alors pour nous aucun attrait. Tout remplis de la seule idée qui nous occupait, nous ne songions, nous ne pouvions songer qu’à nos travaux et aux invincibles obstacles qui, nous arrêtant au commencement de notre entreprise, nous ôtaient les moyens et jusqu’à l’espoir de la terminer. Tantôt nous pensions que les miroirs avaient été mal dirigés, ou que quelque coup de vent avait emporté la cabane et l’avait jetée dans la mer ; car nous avions déjà perdu plusieurs tentes par de semblables accidents, et nous n’avions pu en préserver notre pauvre cabane qu’en passant par-dessus des câbles et la liant au rocher. Quelquefois l’approche d’une belle nuit nous remplissait d’espoir ; mais cet espoir était toujours trompé.

Enfin, à force de constance et d’adresse, la lunette mieux dirigée un soir, et par un ciel parfaitement serein, vers le sommet au loin soupçonné, laissa bientôt voir de nuit le point lumineux et presque imperceptible qu’on avait vainement cherché jusque-là dans un champ trop indéfini. Dès lors il ne restait plus que de grandes fatigues à supporter, mais l’opération était sûre. Arago s’y livra avec tout le zèle de son âge et l’ardeur de sa constitution. Durant quelques jours de maladie de son collègue, il continua ses opérations seul et sans relâche, avec un redoublement d’exactitude et d’ardeur :

Souvent, dit M. Biot lui rendant pleine justice, souvent la tempête emportait nos tentes, déplaçait nos stations : M. Arago, avec une constance infatigable, allait aussitôt les rétablir et replaçait les signaux, ne se donnant pour cela de repos ni jour ni nuit.

Et Arago de son côté repassant sur ses souvenirs :

Au moment où j’écris ces lignes, dit-il, vieux et infirme, avec des jambes qui peuvent à peine me soutenir, ma pensée se reporte involontairement sur cette époque de ma vie où, jeune et vigoureux, je résistais aux plus grandes fatigues et marchais jour et nuit dans les contrées montagneuses qui séparent les royaumes de Valence et de Catalogne du royaume d’Aragon, pour aller rétablir nos signaux géodésiques que les ouragans avaient renversés.

Des histoires de moines, de brigands, animent cette partie du récit de M. Arago durant son séjour dans le royaume de Valence. S’étant séparé de M. Biot qui rentrait en France, et s’étant rendu à l’île de Majorque pour y terminer l’opération entreprise, il y subit bientôt le contrecoup de l’effet produit par l’entrée de l’armée française en Espagne. On le considéra comme un espion qui, du haut de sa station nocturne, faisait des signaux à l’ennemi ; il fut, un jour, si bien poursuivi et traqué, que, pour sa propre sûreté, il courut à toutes jambes se mettre en prison. Il dut à quelques amis de pouvoir s’évader dans une frêle embarcation et fut transporté à Alger. De là, par l’intervention du consul de France, il fut embarqué sur un bâtiment de la Régence, qui faisait voile pour Marseille. Déjà il était dans le golfe de Lyon et près du port, quand le navire barbaresque fut rencontré par un corsaire espagnol, qui le força de se rendre et qui le conduisit à Rosas en Catalogne. M. Arago, suspect pour avoir été trouvé en compagnie de mécréants, passa quelque temps dans la prison de la forteresse de Rosas et sur les pontons de Palamós. De là, délivré de nouveau, et au moment encore une fois de rentrer à Marseille, il est rejeté par un coup de vent en Afrique, à Bougie ; il revoit Alger et y séjourne plus longtemps qu’il n’avait fait d’abord. Toute cette odyssée enfin se termine le 2 juillet 1809 ; il débarquait au lazaret de Marseille.

Cette partie tout aventureuse de la narration se couronne par un trait imprévu et délicat, tel que sa plume n’en aura pas toujours : il s’agit simplement de la mort d’une gazelle, compagne de la traversée et délassement de la quarantaine ; elle appartenait au principal passager, M. Dubois-Thainville, consul de France à Alger :

Pour tromper les ennuis d’une sévère quarantaine, dit M. Arago, la petite colonie algérienne avait l’habitude de se rendre dans un enclos voisin du lazaret, ou était renfermée une très belle gazelle appartenant à M. Dubois-Thainville ; elle bondissait là en toute liberté avec une grâce qui excitait notre admiration. L’un de nous essaya d’arrêter dans sa course l’élégant animal ; il le saisit malheureusement par la jambe et la lui cassa. Nous accourûmes tous, mais seulement, hélas ! pour assister à une scène qui excita chez nous une profonde émotion.

La gazelle, couchée sur le flanc, levait tristement la tête ; ses beaux yeux (des yeux de gazelle !) répandaient des torrents de larmes ; aucun cri plaintif ne s’échappait de sa bouche ; elle fit sur nous cet effet que produit toujours une personne qui, frappée subitement d’un irréparable malheur, se résigne et ne manifeste ses profondes angoisses que par des pleurs silencieux.

Le retour d’Arago en France fit bruit dans le monde savant ; le jeune astronome devait à ses premiers travaux, rehaussés de cette suite de persécutions et d’aventures, une réputation précoce. La première lettre qu’il reçut de Paris était d’un homme déjà célèbre lui-même par ses voyages, par des fatigues de tout genre et des périls encourus pour la science : M. de Humboldt, sur ce qu’il avait entendu dire de son mérite et de ses malheurs, lui offrait son amitié. Par cette lettre d’avances et de bienvenue qui allait prendre le nouvel arrivé au port, le premier il semblait convier Arago à cette renommée scientifique universelle dont lui-même il n’a pas cessé d’être la personnification la plus illustre et par moments le maître des cérémonies un peu empressé, dont ils parurent quelquefois ensemble les deux consuls perpétuels, et qui a bien ses douceurs, mais aussi ses écueils.

L’astronome Lalande venait de mourir : l’Académie des sciences élut Arago pour le remplacer, le 18 septembre 1809, à la majorité de quarante-sept voix sur cinquante-deux. Arago n’avait guère que vingt-trois ans.

Ici se termine à peu près le récit d’Arago ; les dix ou douze pages qui suivent sont peu intéressantes ; il s’y donne le plaisir trop facile de lancer un dernier trait contre quelque uns de ses confrères encore vivants. Je regrette que les deux ou trois anecdotes relatives à l’illustre Laplace soient toutes désobligeantes. C’est par leurs grands côtés qu’il convient de prendre les grands hommes, et les petitesses qu’il est permis de noter en eux ne doivent venir que dans la perspective de l’ensemble. Il faut se garder à leur égard de l’anecdote grossissante.

Professeur dès 1809 à l’École polytechnique, membre jeune, ardent, influent, de l’Académie des sciences dont Laplace l’avait surnommé le grand électeur, Arago, sauf les distractions passionnées inévitables à sa nature, suivit durant vingt ans la carrière scientifique pure et simple. Ses travaux, ses découvertes dans l’optique, dans le magnétisme, datent de ces années. Plein d’idées, capable d’invention, doué d’une promptitude ingénieuse et fine, tira-t-il de sa belle et puissante intelligence et de cette organisation si riche en semences secondes tout le parti qu’il aurait pu ? Doué aussi de qualités extérieures imposantes, d’une grande force communicative, de moyens d’action et d’autorité sur les autres, ne se laissa-t-il pas entraîner de ce côté beaucoup plus qu’il n’aurait fallu ? Il n’était pas de ces savants qui s’isolent et se contentent de cultiver durant la sérénité des nuits la muse austère et silencieuse de Newton ou de Pythagore : nature méridionale fortement accusée, il avait besoin d’agir immédiatement sur le public, de le servir et d’en être entouré, d’en recevoir un contrecoup d’applaudissement et de louange en retour des utiles et faciles enseignements qu’il était toujours prêt à lui prodiguer. Il avait besoin, même dans l’ordre intellectuel, d’une grande dépense physique. « Vivent les malingres ! » dit quelque part Voltaire, voulant faire valoir les avantages d’une chétive santé dans l’exercice des choses de l’esprit. Cela n’est sans doute pas moins vrai pour les savants livrés à ces études lentes et profondes, et qui n’ont que faire des passions d’alentour.

Une expression naturelle de regret se mêle dans la parole d’Arago au sentiment d’orgueil que lui inspire la vérité inaltérable, mais peu accessible, des sciences :

Les sciences exactes, a-t-il dit dans sa notice sur Thomas Young, ont sur les ouvrages d’art ou d’imagination un avantage qui a été souvent signalé : les vérités dont elles se composent traversent les siècles sans avoir rien à souffrir ni des caprices de la mode ni des dépravations du goût. Mais aussi, dès qu’on s’élève dans certaines régions, sur combien de juges est-il permis de compter ? Lorsque Richelieu déchaîna contre le grand Corneille une tourbe de ces hommes que le mérite d’autrui rend furieux, les Parisiens sifflèrent à outrance les séides du Cardinal despote (dans tout ceci l’expression est bien violente), et applaudirent le poète. Ce dédommagement est refusé au géomètre, à l’astronome, au physicien, qui cultivent les sommités de la science : leurs appréciateurs compétents, dans toute l’étendue de l’Europe, ne s’élèvent jamais au nombre de huit à dix.

Si je m’en rapporte aux meilleurs témoignages, M. Arago a été, dans quelques-uns de ses premiers travaux élevés, l’un de ceux qui purent réclamer sans crainte le suffrage de ces huit ou dix juges, et il l’a obtenu : mais ce suffrage lent, froid et grave, émané des seuls êtres pensants, ne pouvait lui suffire dans l’habitude, et les qualités de l’expositeur habile, puissant, infatigable, toujours écouté et souvent applaudi, se substituèrent insensiblement en lui à celles de l’inventeur, de celui qui gravit seul les sommets encore inexplorés. Il aima jusqu’à la fin la gloire, mais la gloire plutôt étendue que grande.

Cette nouvelle espèce de direction donnée à sa carrière, et que je n’ai ni le droit ni la pensée d’appeler une dispersion, devint pour lui un devoir selon ses goûts lorsqu’il eut été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences en remplacement de Fourier, le 16 juin 1830. Il en résulta, indépendamment des comptes rendus hebdomadaires de vive voix auxquels il excellait, une série de notices et de biographies qu’il nous est donné jusqu’à un certain point de juger.

La difficulté de composer ces notices, lorsqu’on est secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques, est très grande et presque insurmontable, si l’on veut unir toutes les nécessités et les convenances, y compris les convenances oratoires : ou bien l’on néglige et l’on sacrifie en partie l’exposition des travaux de l’homme dont on parle ; ou bien, si l’on entre dans le détail de cet exposé, on devient nécessairement inintelligible pour la foule du public, même instruit et lettré, qui assiste à une séance publique de l’Institut. Il y a des chapitres, et souvent les plus essentiels, qu’à une lecture publique il faudrait supprimer tout entiers. Lorsqu’il s’agit d’un savant qui s’est distingué dans les sciences physiologiques ou naturelles, la difficulté est grande, mais elle est plus de nature à être vaincue ; il y a toujours moyen pour le talent ingénieux et habile (nous en avons des preuves) de trouver des expressions qui traduisent le genre de mérite du mort et donnent à tous quelque idée de ses travaux. Ce genre de traduction dans la langue usuelle n’est que très rarement possible en ce qui est des travaux de haute physique, et elle est tout à fait impraticable pour ce qui tient aux mathématiques. Fontenelle, qu’on cite toujours comme le premier maître dans le genre de l’éloge appliqué aux savants, n’eut pas à triompher de cette difficulté ; il se contentait d’indiquer d’un mot les points et les sujets de science, il ne les traitait pas. Son objet principal et même unique était de faire connaître le caractère, la physionomie et les mœurs des savants qu’il présentait au monde dans ses gracieuses et discrètes notices. Condorcet le premier sentit qu’il était temps d’exposer les vrais titres des hommes éminents dont l’Académie des sciences s’était honorée ; mais, malgré le mérite de quelques-uns de ses éloges, il ne sut point offrir de parfaits modèles de ce genre nouveau. Depuis que l’ordre des sciences naturelles est séparé de celui des sciences mathématiques, Cuvier a donné, bien qu’un peu brièvement, d’excellents exemples ; M. Flourens, que je louerais mieux si je n’avais l’honneur d’être son confrère, s’applique, et chaque fois avec un succès nouveau, à étendre et à enrichir cette forme où il est maître. M. Arago, succédant à l’élégant Fourier, lequel avait succédé lui-même à l’estimable Delambre, chercha plutôt à se rattacher à la forme développée de Condorcet. Tenons-lui compte des difficultés d’une tâche dont il s’est acquitté si longtemps avec honneur.

Ce n’est point sur les dernières biographies académiques composées par M. Arago qu’il convient de le juger. J’assistais, le lundi 20 décembre 1852, à la séance de l’Institut dans laquelle on lut la biographie de Gay-Lussac, la dernière qu’ait écrite ou dictée M. Arago. Aujourd’hui que l’auteur n’est plus, rien n’empêche de dire quelle fut l’impression universelle, ou plutôt il suffit de l’indiquer et de la rappeler à tous les témoins qui l’éprouvèrent si péniblement. L’incohérence et la disproportion des parties avaient dépassé toutes les mesures. Prenons M. Arago dans son bon temps et dans sa meilleure manière. La notice sur Fresnel, qui ouvre la série des biographies dans le premier volume, celles qui suivent, sur Fourier, sur le docteur Young, sur Watt, sont pleines de qualités substantielles et procurent de l’instruction. La notice sur Carnot ouvre une seconde série en quelque sorte, celle des notices semi-politiques, telles que les biographies de Bailly, de Monge, de Condorcet, dans lesquelles l’auteur abonde dans son sens et ne se refuse plus aucune digression ni aucune controverse. Lorsqu’il lisait dans les séances publiques de l’Institut ces éloges ou plutôt des portions de ces énormes assemblages biographiques (car lire le tout eût été impossible), l’auditoire était souvent fatigué, impatienté ; pourtant on écoutait toujours : il y avait dans la manière de M. Arago, même lorsqu’elle choquait, une force qui vous tenait sur place et attentifs.

En parlant de Fresnel, cet homme d’un vrai génie mort jeune après avoir fait des découvertes délicates et rares, et avec lequel il avait été uni par l’analogie des travaux comme par le cœur, M. Arago nous expose la manière dont il conçoit l’éloge historique, à commencer par celui-là : « Ce n’est qu’une sorte de mémoire scientifique », disait-il, qu’il se propose de faire, « et dans lequel, à l’occasion des travaux de son confrère, il va examiner les progrès que plusieurs des branches les plus importantes de l’optique ont faits de nos jours. » Négligeant l’art des transitions, il divise en chapitres et avec des titres distincts la suite des matières qu’il se propose de parcourir, la biographie d’abord, puis les mémoires et travaux. Dans l’exposé qu’il en fait, on assiste à une espèce de leçon dans laquelle, pour plus de clarté, il serait bon quelquefois qu’il y eût un tableau et des figures. Ainsi dans la biographie de James Watt, l’immortel perfectionneur et l’applicateur véritable de la machine à vapeur, celui qui, le premier, lui a donné l’organisation et la vie, on aurait besoin de figures pour tout comprendre. Lorsqu’une digression, une discussion plus ou moins naturelle se présente, au lieu de l’amener avec adresse, de la fondre dans le sujet, M. Arago l’introduit carrément et la pousse à bout sans réserve. Au milieu des exposés les plus scientifiques et les plus désintéressés, s’il s’offre de côté quelque allusion possible à des circonstances politiques, à des émotions bruyantes et passagères, et qui seront demain oubliées, il ne dédaigne pas de faire une sortie et de la marquer avec vigueur. Sur tous ces points, il faut en prendre son parti avec lui : il a la clarté, la force, la droiture du développement scientifique, il n’a pas le goût littéraire proprement dit. Les choses spirituelles qu’il rencontre sont rachetées par d’autres qui ne le sont pas. Pour l’anecdote, elle est très mêlée chez lui : il y en a de vives et de remuantes, il y en a de communes ; il ne choisit pas. Quand il touche à des coins de littérature, il ne retrouve pas cette propriété de langage qu’il a dans les exposés de science. Dans sa biographie de Monge, il appliquera quelque part, et sans croire faire une injure, la qualification de brutale à une parole de Fontenelle qui n’est que noble et digne, comme si ce mot de brutal ne criait pas et ne jurait pas avec tout ce qui est sorti de la bouche et de la plume de ce sage discret. Voilà les caractères et les défauts que je pourrais appuyer et démontrer par maint exemple : mais, à côté de cela, on sent l’homme compétent et supérieur quand il parle du fond des sujets ; on s’efforce de le comprendre et de le suivre, et on y parvient avec quelque application. On apprécie, grâce à lui, la portée de l’homme dont il vous entretient ; il vous fait mesurer avec poids la force de sa trempe ; il le classe en général à son vrai rang (si ce n’est qu’un savant, non un politique) ; il discute ses titres avec une passion sérieuse et une impartialité définitive (toujours si ce n’est qu’un savant). Dans la biographie de Thomas Young, une des meilleures qu’il ait écrites, il arrive à une conclusion des plus judicieuses et des plus fines, lorsque, pour refuser à l’illustre docteur la gloire d’avoir découvert la vraie théorie des hiéroglyphes égyptiens et la maintenir à Champollion, il s’appuie de l’exemple de ce même Young et lui maintient contre Hooke l’honneur d’avoir découvert ce qu’on appelle en optique les interférences, se servant d’un raisonnement analogue dans les deux cas pour le couronner à la fois et pour le réduire.

Une des biographies que M. Arago a composées avec le plus de goût et de succès est celle du célèbre Écossais James Watt, ce héros de l’industrie, cet Hercule ingénieux du monde moderne ; il se complaît, après une enquête complète et consciencieuse qu’il est allé faire sur les lieux, à nous exposer ses procédés d’invention en tout genre, ses titres à la reconnaissance des hommes. Watt, le grand mécanicien, mort en 1819, à quatre-vingt-trois ans, était un esprit des plus ouverts et des plus compréhensifs, des plus richement meublés. Ceux qui l’ont connu et cultivé dans les dernières années de sa vie, les Walter Scott, les Jeffrey, le trouvaient encore plus étonnant et plus admirable de près dans sa personne que dans ses œuvres : « Jeffrey, dans une éloquente notice, a dit M. Arago, caractérisa heureusement l’intelligence à la fois forte et subtile de son ami, quand il la compara à la trompe, si merveilleusement organisée, dont l’éléphant se sert avec une égale facilité pour saisir une paille et pour déraciner un chêne. » Cela n’est pas tout à fait exact : Jeffrey n’a pas dit une telle chose ; c’est en parlant de la machine à vapeur et de ses merveilleux effets, et non de l’intelligence de Watt, qu’il a dit : « La trompe d’un éléphant qui peut ramasser une épingle ou déraciner un chêne n’est rien en comparaison. » Parlant de l’esprit de Watt, Jeffrey le peint plus délicatement :

Il avait, dit-il, une promptitude infinie à tout saisir, une mémoire prodigieuse et une faculté méthodique et rectifiante pour tirer, comme par une chimie naturelle, quelque chose de précieux de tout ce qui s’offrait à lui, soit dans la conversation, soit dans la lecture. Tout sujet d’entretien lui était bon ; il acceptait volontiers celui qu’on mettait sur le tapis, et il étonnait les indifférents par les trésors qu’il tirait à l’instant de la mine qu’ils lui avaient offerte sans y songer. Son esprit était comme une bibliothèque encyclopédique bien ordonnée, qu’il suffisait d’ouvrir, à la lettre qu’on voulait, pour en faire sortir des richesses.

Et avec cela une veine d’humeur douce et gaie, en causant, qui imprimait un mouvement agréable et comme un courant à ce lac immense. Il me semble, à lire ces éloges qu’ont donnés au grand mécanicien Watt les meilleurs critiques littéraires de son pays, qu’il y avait là occasion tout naturellement de montrer par cet exemple qu’aucune incompatibilité absolue n’existe entre les dons du génie industriel et les qualités de culture classique excellente. M. Arago a mieux aimé poser en toute rencontre l’antagonisme et se porter d’un seul côté. Après avoir énuméré les honneurs généreux, les hommages de tout genre et les statues décernés par l’Angleterre au génie de Watt, M. Arago, introduisant une idée française au milieu de la société de nos voisins, s’étonne après cela que Watt n’ait pas été nommé en son temps pair d’Angleterre : « La pairie est en Angleterre, dit-il, la première des récompenses. Vous devez naturellement supposer que Watt a été nommé pair. — On n’y a pas même pensé. — S’il faut parler net, tant pis pour la pairie que le nom de Watt eût honorée ! » Et il prononce là-dessus le mot de caste, il s’élève contre cette prétention de parquer les hommes. Il me semble que lorsqu’on vient de lire chez M. Arago même la suite d’éloges et de témoignages décernés par toutes les classes et par tous les rangs de la société en l’honneur de Watt, on ne désire plus rien pour lui, et ce regret à la française, cet étonnement exprimé par le savant que la politique n’a pas trouvé insensible, amène un sourire.

C’est dans cette biographie de Watt que M. Arago s’attache à revendiquer pour l’illustre ingénieur et mécanicien une découverte que l’Angleterre et le monde savant attribuent généralement à Cavendish, celle de la décomposition de l’eau. Cette opinion de M. Arago excita bien des controverses à l’étranger. Le célèbre physicien de Genève, M. de La Rive, raconte dans un intéressant article sur Arago, qu’étant allé le voir un jour à l’Observatoire, en 1846, il le trouva occupé à lire un article d’une revue anglaise, où il était assez maltraité. Je laisse parler M. de La Rive :

— « Eh bien, me dit-il dès que je fus entré, je suis sûr que vous avez déjà lu cet article à Genève et que vous me donnez tort ? » — « Mais, dis-je, il est effectivement assez difficile d’ôter à Cavendish une gloire que, depuis plus de cinquante ans, les savants de tous les pays s’accordent à lui reconnaître. » — « Allons, répondit-il, je vois que vous êtes un aristocrate, et que Cavendish le lord aura raison devant vous contre Watt le mécanicien. » — « Ne serait-ce point, ajoutai-je à mon tour en riant, que, devant un démocrate comme vous, le grand seigneur doit nécessairement céder à l’enfant du peuple ? » — Il sourit et passa à autre chose.

Cette obstination à donner à Walt la découverte de la décomposition de l’eau, ajoute ingénieusement M. de La Rive, tenait à un remords de conscience ; il voulait le dédommager de lui avoir enlevé l’invention de la machine à vapeur pour la donner à Papin.

Je ne veux pas abuser du droit que j’ai de n’aborder les écrits de M. Arago que par un seul point. Je le répète, au milieu des défauts qui sont saillants, il y a dans ses meilleurs éloges, tels que ceux de Fresnel, de Fourier, de Volta, d’Young, de Watt, des parties d’exposition solide où se marque distinctement l’intelligence supérieure et le maître. Si l’exemple d’Arago nous preuve que des esprits ingénieux et fins en matière de science ne sont souvent que robustes en littérature, il nous montre aussi qu’il y a une puissance réelle à ne parler que de ce qu’on sait à fond, et qu’il entre tout autre chose que le goût dans cette prise qu’on a sur les hommes. Il n’est pas jusqu’aux préoccupations cordiales et passionnées que M. Arago a introduites dans ses jugements des savants, qui n’y donnent une certaine vie, tant qu’elles n’excèdent pas la mesure. Un grand portrait de lui, un portrait en pied, serait à faire, et, si on le traitait de la même manière qu’il a traité les autres, Monge par exemple, et pas plus délicatement, il s’y peindrait tant bien que mal tout entier. Pour moi, qui ne puis que rêver à ces choses, je me figurerais volontiers une double statue d’Arago : l’une de lui jeune, dans la beauté de son ardeur et dans son plus mâle essor, voué à la pure science, à la mesure du globe, à la découverte des espaces célestes et des lois de la lumière, tel qu’il pouvait être à vingt et un ans dans ses veilles sereines sur le plateau du Desierto de las Palmas. La seconde statue, qu’il conviendrait peut-être de placer sur un écueil, nous le représenterait après la double carrière fournie, figure visiblement attristée, imposante toujours ; de haute stature ; la tête inclinée et fléchie, et comme à demi foudroyée ; semblant avertir par un geste les savants de ne point donner trop à l’aveugle sur le récif populaire : mais même alors, et de quelque côté qu’on regarde, gravez et faites lire encore sur le piédestal la date mémorable des services rendus.