(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — [Note.] » pp. 444-445
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — [Note.] » pp. 444-445

[Note.]

Quoique le résultat de mes dernières lectures et de mes réflexions sur la cause réelle qui a pu déterminer le suicide de Léopold Robert soit le doute et que je n’exclue aucune explication, je suis de ceux qui ne font pas la part la plus grande, dans son acte fatal, à un désespoir d’amour, et je ne puis m’empêcher de donner raison à M. Schnetz lorsque, interrogé par M. Lenormand sur ce qu’il pensait de la mort de son ami, il lui répondait :

… J’ai lu le petit livre de Delécluze. Il contient des détails très curieux ; mais je ne puis partager entièrement ses opinions sur le prétendu amour de Robert, et surtout sur l’influence qu’il aurait exercée sur son talent et sur ses ouvrages.

Que notre pauvre ami ait été amoureux de la princesse Bonaparte, c’est possible ; mais, dans tous les cas, cet amour n’aurait occupé que les trois dernières années de sa vie, et dans ces trois années il n’a fait que Les Pêcheurs.

J’ai quitté Robert à Rome en juin 1830 : il finissait son tableau des Moissonneurs, et je puis assurer qu’à cette époque il n’était pas plus amoureux de la princesse… que moi. S’il avait un peu de tendresse dans le cœur, c’était plutôt pour une jeune et belle fille de Frascati. Je sais qu’il s’en défend dans une des lettres que je vous envoie ; mais cette défense est une petite dissimulation de sa timidité.

Robert a cru trouver le bonheur dans la gloire et la réputation. Il n’a compris son erreur qu’après avoir atteint le but élevé qu’il s’était proposé. Malheureusement ses forces étaient épuisées : sa vie s’était usée dans les efforts que ce noble désir lui avait fait faire. Il n’a plus retrouvé assez d’énergie pour supporter cette écrasante déception.

Qu’à cela il se soit mêlé un peu d’amour malheureux, je ne veux pas le contester. Cependant nous le voyons quitter Florence en mars 1832 sans ces marques de désespoir qui accompagnent ordinairement une séparation douloureuse. Nous le voyons même arriver à Venise assez tranquillement, du moins dans une assez grande liberté d’esprit, puisque immédiatement arrivé, il peut s’occuper activement des préparatifs de son tableau.

Plus tard, il est vrai, il devient triste et dégoûté de la vie ; mais, au milieu de ses souffrances d’esprit et de corps, la chose qui l’occupe le plus, celle dont il parle sans cesse, c’est toujours sa chère peinture ; c’est toujours son tableau des Pêcheurs. D’ailleurs depuis trois ans il avait quitté Florence, et l’éloignement est toujours un puissant remède pour cette malheureuse passion.

Robert dit souvent que la gloire n’est qu’une vaine fumée. Tous ceux qui y sont parvenus en ont dit autant. Si c’est vrai, c’est peut-être la plus grande preuve de notre misère humaine. Mais, comme tous ceux qui ont eu le bonheur ou le malheur de respirer cet encens dangereux, Robert sentait, tout en le méprisant et en reconnaissant son néant, qu’il ne pouvait plus s’en passer.

C’est ce besoin qui le fait gratter, changer et refaire si souvent son dernier tableau : car depuis son dernier voyage à Paris et l’immense succès de ses Moissonneurs, il avait perdu la naïve bonhomie de Rome. À Venise, les clameurs de louanges de Paris bourdonnaient encore à ses oreilles. Il avait peut-être pressenti leurs exigences, et, sentant ses forces épuisées, il a voulu se retirer de la lutte d’une manière violente.

Voilà bien du bavardage, mon cher ami, pour vous dire que je ne crois pas, comme Delécluze, que l’amour soit le seul motif de la mort de notre ami.

En un mot, dans cette manière de voir qui serait volontiers la mienne, la passion amoureuse de Léopold Robert serait moins un cause active de sa mort qu’une forme qu’aurait affectée et revêtue sa maladie morale.