(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Sully, ses Économies royales ou Mémoires. — III. (Fin.) » pp. 175-194
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Sully, ses Économies royales ou Mémoires. — III. (Fin.) » pp. 175-194

III. (Fin.)

Si, à la bataille d’Ivry, d’Andelot avait essayé de ravir à Rosny l’étendard conquis et l’un de ses prisonniers, on peut croire qu’à son entrée à Rouen, les membres du Conseil des finances qui le voyaient de mauvais œil ne furent pas moins jaloux de lui enlever quelque chose de son convoi d’argent. Et d’abord ils lui en contestèrent l’honneur : ils avaient fait courir le bruit qu’il n’avait ramassé toute cette somme qu’à force d’exactions et en traînant après lui les receveurs et officiers de finances comme prisonniers : il ne les amenait au contraire que comme témoins et auxiliaires et pour l’ornement. Henri IV, ayant à l’instant donné ordre à Rosny de faire mettre à part une certaine somme pour payer la montre (ou solde) aux compagnies suisses, Sancy, collègue de Rosny aux finances et son ancien, essaya de faire acte d’autorité, et, le matin de la revue des Suisses, il lui envoya demander cet argent par un billet qui sentait le supérieur. Rosny refusa net, et, Henri IV s’informant si son ordre avait été exécuté et si les Suisses allaient être payés, Sancy tout en colère répondit : « Non, je n’y vais pas, Sire ; car il ne plaît pas à votre M. de Rosny qui fait l’empereur dans son logis, et dit qu’il ne connaît personne… ; étant là assis sur ses caques d’argent comme un singe sur son bloc ; et ne sais si vous y aurez plus de crédit que les autres. » Cependant l’envoi était déjà fait, et l’argent porté au quartier des Suisses ; Rosny l’avait fait de lui-même après avoir bien marqué que ce n’était point en vertu de l’espèce d’ordre que lui avait envoyé Sancy.

Quelque temps après, un de ses autres collègues des finances, le contrôleur général M. d’Incarville, essaye de faire disparaître quatre-vingt-dix mille écus sur les cinq cent mille ; il ne sait pas que Rosny, depuis un mois, sans en avoir l’air, a pris note de son côté de toutes les dépenses. D’Incarville dit au roi que le fonds s’épuise : Rosny rassure le roi et dit qu’il y en a encore, et, après contestation, quand on en vient aux preuves, il faut bien finalement que les quatre-vingt-dix mille écus qui n’ont pas été dépensés se retrouvent. Toutes ces épreuves et contre-épreuves affermissent l’opinion du roi sur Rosny, et décident de son établissement qui croît à vue d’œil et s’étend de jour en jour.

Amiens a été surpris par les Espagnols (1597) ; il faut un siège en règle et de grands efforts pour les en chasser. Rosny s’ingénie pour trouver des ressources d’argent. En matière de finances, de même que plus tard en artillerie et dans l’art des sièges, ne demandez pas à Rosny des inventions qui changent la science et la fassent avancer : il n’a pas de ces grandes vues générales, et souvent simples dans leur principe ; mais des inventions et des industries de détail, il en est plein ; il a toutes sortes d’expédients pour tirer parti des circonstances et pour rétablir les choses sur le meilleur pied et le plus solide. À l’effet de subvenir aux dépenses extraordinaires de la guerre, on a créé des offices triennaux qui se vendent : Rosny, pour en tirer au profit du roi le plus d’argent comptant possible, s’astreint jusqu’à faire lui-même l’office de greffier du Conseil, et de trésorier, comme on disait, des parties casuelles (c’est-à-dire des droits perçus pour le roi), vendant lui-même les offices, donnant de sa main à l’acheteur un billet adressé au trésorier, afin que celui-ci reçoive l’argent et délivre la quittance, « tellement que nul du Conseil n’y puisse gratifier son parent ni son ami ». Rosny se mettait ainsi de sa personne comme en travers des pots-de-vin. Un certain jour, à propos d’un nommé Robin qui venait acheter les offices de la généralité de Tours et de celle d’Orléans, et qui offrait un présent pour les avoir à plus bas prix, Rosny, qui le renvoie avec honte, a une discussion ensuite avec le chancelier de Cheverny et avec d’autres du Conseil qui favorisent le susdit traitant. Robin, en effet, en quittant Rosny, est allé trouver Mme de Sourdis qui gouverne le chancelier, et qui est parente d’une autre dame qui elle-même gouverne un autre membre du Conseil, et il leur a fait agréer le présent. Le conflit engagé, Rosny écrit tout grossièrement ces choses au roi en nommant les masques et sans taire même le nom des dames. Il montre la lettre à l’un des intéressés avant qu’elle parte. Ceux-ci rendent les armes. Avec un tel homme il n’y a pas moyen de s’entendre ; il faut céder et marcher droit dans la stricte intégrité.

L’armée s’en trouve bien, et, si le gentilhomme a paru s’abaisser un moment à des soins peu dignes, il se relève aux yeux de tous par l’emploi et le résultat. Grâce à cet ordre inusité, les vivres abondent dans le camp d’Amiens, les munitions ne manquent jamais ; Rosny y a fait organiser un hôpital pour les malades et les blessés, et l’on y est si bien que les gens de qualité eux-mêmes s’y font traiter plutôt que de venir à Paris. Tous les mois Rosny fait sa visite à l’armée à la tête de son convoi : il fait voiturer avec lui cent cinquante mille écus pour la montre ou solde ; cette vue réjouit les cœurs, « tous les capitaines et soldats criant tout haut qu’il paraissait bien maintenant que le roi avait mis en ses finances un gentilhomme d’illustre maison, qui était bon Français, bon soldat et en avait toujours fait le métier, puisqu’il servait si bien le roi et la France… ».

Le roi et la France ! ces deux mots sont redevenus synonymes dans la langue de Sully ; le mot de patrie revient chez lui dans son vrai sens. Au Moyen Âge, ce mot de patrie existait peu : on suivait le seigneur féodal ; on se battait pour ou contre ceux qui étaient déjà ou qui devaient être des compatriotes. Le chevaleresque historien Froissart ne sait pas ce que c’est que d’être un Français. La grande lignée de nos rois, les Louis IX, les Charles V, les Louis XII et même les François Ier, en rassemblant sous leur main la France et en augmentant le fonds de la nation, contribuaient cependant, de siècle en siècle, à jeter les fondements de l’idée de patrie. Cette idée avait déjà pris dans le personnage héroïque de Jeanne d’Arc une popularité ineffaçable. La défection à main armée du connétable de Bourbon parut presque à tous odieuse. Mais combien d’éclipses encore ! cette noble idée s’était de nouveau altérée et pervertie au temps de la Ligue. Les catholiques, violents alliés de l’Espagne, les protestants fanatiques heureux de l’abaissement du trône, la méconnaissaient également. Rosny se charge de la rappeler en plus d’une circonstance à ses coreligionnaires turbulents, aux Bouillon, aux La Trémoille. Écrivant à ce dernier, l’exhortant à ne pas chercher à susciter derechef un État dans l’État et une Ligue sous forme nouvelle, il disait (1597) : « Recevez, je vous prie, de bonne part les conseils que je vous donne, puisque j’en suis par vous requis et par une bonne conscience, loyale à sa patrie. »

Il confondait alors tous les intérêts de la patrie dans l’autorité pure et simple, dans le droit divin et humain de Henri IV, et il ne paraît jamais s’être beaucoup soucié des tempéraments ou restrictions qu’y pouvaient apporter les corps, parlements, assemblées de notables. Il était en cela du même système monarchique que son maître, qui n’a jamais demandé de conseil à ces corps que pour l’apparence, et qui s’est fâché sérieusement en quelques cas, lorsque les compagnies se furent émancipées à donner avis sans en être requises.

Rosny n’a pas été le seul ministre utile de Henri IV, mais il a été le principal, et, à quelques égards, le second sous son maître, par la quantité de grands emplois qu’il a remplis et qu’il a menés de front. C’est, avant tout, le bon ménager et l’économe du roi ; c’est l’homme le plus diligent et industrieux à lui rassembler des deniers sans surcharger le peuple, à les faire entrer dans le coffre royal, et à les empêcher ensuite d’en sortir autrement qu’à bon escient :

Il ne faut pas faire apporter ici lesdits deniers, lui écrivait Henri IV du camp d’Amiens, qu’il ne soit temps de les employer ; car il y a tant d’affamés ici comme ailleurs, que s’ils savaient que notre bourse fût pleine, ils ne cesseraient de m’importuner pour y mettre les doigts, et me serait difficile de m’en défendre. Il faut assembler par-delà nos deniers, les mettre et garder dedans nos coffres, en faire la meilleure provision que nous pourrons et la tenir secrète…

Mais Henri IV sent qu’il peut encore employer Rosny à d’autres fins qu’à celle de financier et d’économe royal, quoique ce soit là son office principal et le plus essentiel s’il fallait choisir. À ce même siège d’Amiens, un jour que Rosny y est allé, le grand maître de l’artillerie, alors, M. de Saint-Luc, l’invite à dîner et le mène voir ensuite les tranchées et batteries d’artillerie : « De quoi le roi averti lui en sut mauvais gré et s’en courrouça fort contre vous, écrivent les secrétaires, disant qu’il vous défendait absolument de faire le métier de la guerre ni d’aller en lieu périlleux tant que ce siège durerait. » Henri IV même paraît craindre qu’il n’y ait dans l’armée plus d’un jaloux et d’un malintentionné, qui ne serait pas fâché d’exposer Rosny à quelque péril, sauf à s’y hasarder soi-même. Cette sollicitude de Henri IV pour la conservation de Rosny paraîtra encore, après que celui-ci sera devenu grand maître de l’artillerie. Il faillit l’être dès ce siège d’Amiens ; M. de Saint-Luc y fut tué. Henri IV, qui savait que « le jugement, l’invention, l’ordre et le ménage » étaient des conditions essentielles à un grand maître, songea à Rosny, et le lui dit, en paraissant regretter que, destiné dans un temps très prochain à la direction absolue de ses finances, il ne pût cumuler les deux charges, dont chacune méritait bien un homme tout entier. Rosny, qui sent sa puissance et sa capacité de travail, et de qui l’ambition n’est jamais pressée de dire : « C’est trop ! » répondait aux raisons d’incompatibilité que soulevait le roi :

S’il m’était permis et bienséant de répliquer, je dirais que tant s’en faut que ces deux charges soient incompatibles, que, selon mon avis, elles devraient être toujours ensemble, et que jamais l’artillerie ne sera mise en son lustre et n’en tirerez l’utilité qu’elle doit produire, qu’elle ne soit exercée par un superintendant des finances, qui entende le métier de l’un et de l’autre et ne manque pas de courage.

Cette charge de grand maître ne lui fut pas donnée encore pour le moment, et il commença par se livrer tout entier aux finances.

Le propre de la nature de Sully est que la louange l’aiguillonne et l’encourage à mieux faire plutôt que de l’enorgueillir et de le rendre nonchalant : plus la charge s’accroît avec la confiance du maître, plus il redouble de zèle et de vigilance. Porté à la tête des finances dans le temps même où la paix de Vervins (1598) permettait de réduire les dépenses extraordinaires et d’établir un ordre régulier, il s’appliqua à dresser de nouveau un état général sur des bases plus sûres qu’il ne l’avait pu faire jusque-là, et en ne se fiant cette fois qu’à lui-même. On ne s’attend pas à ce que j’entre dans l’examen du budget de Rosny. Je ne remarquerai que deux ou trois points de sa réforme. Entre le roi et le peuple, pour certaine nature d’impôts, il y avait alors les fermiers généraux, et ceux-ci, à qui étaient faites les adjudications générales dans le Conseil du roi ou devant les trésoriers de France, sous-louaient à des sous-fermiers desquels ils tiraient presque deux fois autant qu’ils avaient payé eux-mêmes. Rosny ferma la main aux fermiers généraux, fit défense aux sous-fermiers de ne leur plus rien payer, leur ordonna de rapporter leurs sous-baux, et de verser directement au Trésor les sommes qui faisaient auparavant un grand tour et qui allaient diminuant en chemin. Ces procédés expéditifs contre les financiers et traitants, intermédiaires entre le roi et le peuple, n’étaient pas neufs, et ils furent souvent renouvelés depuis : Sully les appliqua en toute rigueur avec art et avec suite, et y tint la main tout le temps qu’il fut maître. Chose non moins capitale : il y avait alors des aliénations considérables de portions et comme de provinces d’impôts. Dans les moments de presse et de nécessité, quand l’État devait une grosse somme, soit à la reine d’Angleterre, soit au comte Palatin, ou à d’autres princes étrangers ou français, on aliénait une portion d’impôts, et on la leur livrait pour paiement : « Tirez-en ce que vous pourrez. » Ces créanciers, ainsi pourvus d’une valeur incommode et d’un rapport peu précis, l’affermaient à quelque homme de finance qui leur en rendait le moins et en tirait pour son compte le plus possible. Rosny désintéressa les titulaires en leur payant franchement ce qu’ils réclamaient comme dû, et eut soin que toutes ces provinces démembrées des finances fissent retour à l’Épargne, au Trésor royal. Il mit un terme à cette espèce de féodalité et à cette usurpation consentie dans les revenus du roi.

Par un examen exact et une application opiniâtre qu’on n’aurait jamais attendue d’un homme d’épée, il se rendit compte de toutes les branches les plus minces et les plus éloignées de recettes et de dépenses ; il allait rechercher chaque nature de denier dans ses sources et origines, et, le suivant dans son cours, ne le perdait point de vue jusqu’à sa destination et son emploi. Dans cette poursuite minutieuse et rigide il suppléait, à force de travail, de sagacité et d’adresse, à ce que les méthodes de comptabilité avaient alors de compliqué et d’incomplet.

L’économie et le ménage financier de Sully étaient favorables sans doute au peuple, à l’agriculture ; mais il faut bien voir en quel sens et ne pas s’exagérer ses intentions. Sully, certes, veut conserver au roi l’amour et l’affection de ses peuples, et, pour cela, éviter de les surcharger d’impôts ; il veut pourtant, et sur toute chose, augmenter les revenus du roi et avoir de l’or dans l’Épargne. Un de ses grands moyens est d’être impitoyable pour les gros financiers, receveurs et trésoriers, « qui sont les plus grands destructeurs des revenus du royaume ». Il est hostile à tous officiers de plume et d’écritoire ; il veut qu’on leur fasse rendre gorge, et même qu’on les punisse par corps, sans acception ni faveur. Rosny a en haine ce qu’on appelait les parvenus. Il est pour la vieille noblesse militaire, royale et rurale ; il pense que la vraie et ancienne noblesse n’a été acquise que par les armes, et que le titre de gentilhomme ne convient qu’à celle-là. Il voudrait bannir entièrement par des lois et règlements somptuaires le luxe, « la superfluité, et toutes sortes d’excès en habits, pierreries, festins, bâtiments, dorures, carrosses, chevaux, trains, équipages, etc. ». Il a horreur des mésalliances, et il appelle de ce nom les mariages des enfants de la noblesse d’épée « aux fils et filles de ces gens de robe longue, financiers et secrétaires, desquels les pères ne faisaient que de sortir de la chicane, de la marchandise, du change, de l’ouvroir et de la boutique ». Il voit dans ces alliances mêlées l’abâtardissement de la vraie noblesse, sous la seule forme où il la conçoit. Il ne distingue point dans les gens de robe telle ou telle classe. Il n’a que des railleries pour l’ordre des avocats, les jours même où cet ordre obéit, par esprit de corps, à une susceptibilité des plus honorables. L’économie politique de Sully ressemble à bien des égards à celle de Caton l’Ancien. Il a, un jour, avec Henri IV une conversation très curieuse sur la culture des mûriers et les manufactures de soie, que Henri IV veut introduire en France : ces menus plaisirs du roi paraissent peu solides à Sully. Il croit qu’il ne faut forcer ni les climats, ni la nature des choses. Les principaux produits de la France consistent, dit-il, en grains, légumes, vins, pastels, huiles, cidres, sels, lins, chanvres, laines, toiles, draps, moutons, pourceaux et mulets : la vraie source des richesses pour la France, la matière naturelle du travail est là, il faut s’y tenir. Il voit dans cette nouvelle industrie des soies, « plutôt méditative, oisive et sédentaire », une cause d’affaiblissement, même au moral ; il craint que cet emploi d’un nouveau genre ne désaccoutume la population de la vie laborieuse et pénible qui est propre à former de bons soldats. Il en revient toujours à ses projets de lois somptuaires pour arrêter le luxe et forcer la bourgeoisie, les gens de justice, police, finance, d’écritoire (c’est tout dire), « qui sont ceux qui se jettent aujourd’hui le plus sur le luxe », à rétrograder jusqu’aux mœurs de Louis XII ou de Charles VIII et de Louis XI. Sully, par les mêmes principes, n’est point pour les colonies ; il n’augure rien de bon de celle du Canada dont il est question alors. À un certain moment, il a une idée politique assez grande et qui est à lui, d’attaquer l’Espagne par le cœur et les entrailles, c’est-à-dire par les Indes, qui sont sa force ; mais en même temps il n’est pas d’avis que la France profite de la dépouille en colonisant ; il estime ces sortes d’entreprises lointaines disproportionnées au naturel des Français, « qui ne portent ordinairement leur vigueur, leur esprit et leur courage qu’à la conservation de ce qui les touche de près ». Sully est donc le contraire d’un novateur. Il n’est entreprenant que dans le solide et de pied ferme. Il aime que les États s’établissent par prudence, par ordre, par or. On l’a opposé à Colbert ; il est surtout l’opposé de Law, et fermé à toutes les idées modernes de crédit. À une demande que lui fait un jour le duc de Florence, et qui semblait toute simple aux Gondi et à d’autres gens de qualité mêlés dans les affaires, il répond : « À ce que je vois, M. le duc de Florence me prend pour un banquier ou un mercadant ; or, veux-je bien qu’il sache qu’il n’y en eut jamais en ma race, et partant que je n’en ferai rien. » Sully régit la fortune de l’État comme on ferait une grande fortune territoriale, en supposant toujours le cas de guerre possible, en s’aguerrissant pendant la paix et en ayant des fonds en réserve pour l’accident. Il n’a rien d’ailleurs du soldat laboureur qui met lui-même la main à la charrue ; mais il est bien pour nous le représentant de la haute noblesse militaire et rurale, je l’ai dit, ménageant et administrant admirablement ses terres, bâtissant et fortifiant ses châteaux, les embellissant, se promenant sur des terrasses ou dans de longues allées de grands arbres le long d’un canal, les jours où il ne se promène pas de préférence dans les grandes halles pleines de canons qui étaient entre l’Arsenal et la Bastille ; et le soir, même quand il est aux champs et dans la tranquillité, aimant à rentrer dans un château flanqué de six tourelles, comme l’était la Bastille encore, ou comme l’était son château de Villebon, et à dormir derrière les fossés et les ponts-levis. Tel est le vrai Sully dans son véritable esprit et dans son attitude.

Même, après tout ce que j’ai extrait déjà, j’avance peu avec lui, et je ne puis espérer de l’embrasser tout entier dans son importance. La fortune de Sully a mis vingt-cinq ans à croître. Cette fortune ressemble à ces grands arbres qu’il a plantés, appelés des Rosny, et qui ont été des siècles à prendre leurs dimensions et leur beauté majestueuse.

Rosny désirait la paix de Vervins ; dès qu’il la croit possible, il la conseille à son maître : les ministres des finances aiment en général la paix. Rosny pourtant n’est pas de ceux qui la souhaitent en toute circonstance, et, quand il voit l’année suivante le duc de Savoie venir en France (1599) et essayer de tromper la générosité de Henri IV, il est le premier à conseiller au roi de reconduire ce duc astucieux avec une escorte de quinze mille hommes et de vingt canons jusqu’à la frontière, sauf à s’en servir aussitôt après. Chez Rosny, le soldat, le gentilhomme et bon Français, l’homme des camps vient doubler et rehausser l’économe intègre et habile. Il y a du Louvois en lui, ce qui n’était pas dans Colbert.

Il venait d’être nommé grand maître de l’artillerie. La manière dont il eut cette place, qui devint entre ses mains un office de la Couronne, continue de le caractériser. Henri IV, au siège d’Amiens, avait songé à la lui donner à la mort de Saint-Luc ; mais, ne voulant pas trop faire à la fois, et vaincu par les sollicitations de la belle Gabrielle, il avait accordé la place au père de celle-ci, M. d’Estrées, homme parfaitement incapable. Voyant cependant une guerre prochaine très probable avec le duc de Savoie, Henri IV revient à Rosny, lui confie son embarras, lui explique qu’il ne peut ôter cette charge à M. d’Estrées, au grand-père de ses enfants, sans lui faire affront, et propose l’expédient de retirer la charge de lieutenant général de l’artillerie au vieil officier qui en est chargé, de rehausser cette lieutenance générale de plusieurs prérogatives singulières :

Étant rendue ainsi honorable, ma résolution, lui dit Henri IV, serait de la bailler à un certain homme que je connais et vous aussi, qui a le courage bon, l’esprit vif, est actif, diligent, a toujours affectionné cette fonction et témoigné en plusieurs occasions qu’il n’en est pas ignorant… Or, devinez maintenant qui est cet homme-là, et m’aidez à le persuader, car il est fort de vos amis.

Rosny s’obstine à ne pas comprendre et à dire qu’il ne connaît personne de tel. Le roi sourit, et, lui mettant la main sur la main, lui dit : « Cet homme-là se nomme le marquis de Rosny ; le connaissez-vous bien ? » Rosny résiste à tant de bonne grâce ; ayant aspiré autrefois à la charge principale, il ne veut point présentement d’un diminutif ; il se prétend surchargé d’affaires et insuffisant. Henri IV, à ce mot, l’arrête et lui dit une vérité :

Ce n’est pas là où il vous tient, car je sais que vous ne manquez pas de bonne opinion de vous-même, pour aspirer encore plus haut. Mais, puisque vous avez si peu d’égard à mon contentement et que vous préférez vos fantaisies à mes prières, je ne vous en parlerai plus, vous laisserai vivre à votre mode, comme je ferai aussi moi à la mienne.

Pourtant, comme il a besoin de Rosny, il fait si bien que M. d’Estrées accepte un dédommagement d’argent, se démet de sa charge, et Rosny devient grand maître, ainsi qu’il l’avait désiré.

Il est entré dans la charge en homme âpre et entier, et qui ne veut rien céder : il s’y comporte en galant homme, en sujet dévoué et fidèle. Au siège de Charbonnières, à celui de Montmélian, il fait miracles et merveilles. Pour ces sièges « entrepris, comme on disait, à la racine des Alpes », il fait transporter, au temps voulu, pièces et munitions ; il étudie et saisit le côté faible des places, le point unique où le canon y peut mordre ; il pronostique le jour et l’heure de la prise ; il ne s’en fie qu’à ses yeux et se risque de sa personne, seul, dans des reconnaissances jusqu’au pied des bastions ennemis ; sur quoi il mérite que Henri IV lui écrive, à la fin de ce siège de Montmélian :

Mon ami, autant que je loue votre zèle à mon service, autant je blâme votre inconsidération à vous jeter aux périls sans besoin. Cela serait supportable à un jeune homme qui n’aurait jamais rendu preuve de son courage, et qui désirerait commencer sa fortune ; mais, la vôtre étant déjà si avancée que vous possédez les deux plus importantes et utiles charges du royaume, vos actions passées vous ayant acquis envers moi toute confiance de valeur, et ayant plusieurs braves hommes dans l’armée où vous commandez maintenant, vous leur deviez commettre ces choses remplies de tant de dangers : partant, avisez à vous mieux ménager à l’avenir ; car, si vous m’êtes utile en la charge de l’artillerie, j’ai encore plus besoin de vous en celle des finances. Que si par vanité vous vous les rendiez incompatibles, vous me donneriez sujet de ne vous laisser que la dernière. Adieu, mon ami que j’aime bien ; continuez à me bien servir, mais non pas à faire le fol et le simple soldat.

Chez Rosny, la bonne qualité et le service sont toujours à côté du défaut et de l’exigence.

C’est au retour de cette expédition de Savoie que la fortune de Rosny prend toute son assiette et son développement. C’est aussi le moment où Henri IV, en ayant fini de ses guerres, s’adonne en bon père de famille, en grand et habile monarque, au raffermissement et à la prospérité de l’État dans tous les ordres. Il se marie : sa fiancée, Marie de Médicis, était déjà en route pendant qu’on achevait de mettre le duc de Savoie à la raison. Rosny se hâte d’arriver à Paris pour la recevoir « avec beau bruit d’artillerie ». Le lendemain de l’entrée, le roi, la reine et toute la Cour viennent dîner à l’Arsenal, comme on disait, « où vous leur fîtes très bonne chère, et surtout aux filles italiennes de la reine, lesquelles s’en allèrent si gaillardes que le roi connut bien que vous leur aviez fait quelque malice ». Cette malice de Rosny, tout heureux ce jour-là de voir son maître marié et pouvant désormais espérer des héritiers légitimes, ç’avait été de faire verser aux filles de la reine du vin blanc en guise d’eau, ce qui les avait grisées. Rosny, en plus d’une action et en plus d’une conversation, laissait voir ainsi le trait d’esprit gaulois, et, quand il se déridait, il avait de la vieille plaisanterie de nos pères.

On a devant soi neuf belles et pleines années (1601-1610) : la vie de Rosny devient l’histoire de Henri IV, ou du moins une très grande partie de cette histoire, il devient difficile de l’en séparer par une biographie distincte et réduite à de justes mesures. Ses secrétaires n’y ont pas réussi. En continuant les Mémoires et en y revenant à diverses reprises, selon qu’ils se remplacent les uns les autres et qu’ils se succèdent, ils sont les premiers à reconnaître qu’ils ont excédé le dessein primitif et qu’ils se sont laissé aller à des digressions, à des prolixités involontaires. Il semble aussi que, pour cette partie capitale de sa carrière, les confidences directes de Sully leur manquent souvent, qu’elles deviennent moins fréquentes, moins explicites. Sur ces grands et derniers secrets d’État, Sully laisse beaucoup à deviner, même à ses secrétaires, qui s’en tirent comme ils peuvent avec les papiers trouvés dans ses armoires. Dans cette masse indigeste et presque insupportable d’ensemble, il y a toujours des détails fort beaux, des chapitres du premier ordre pour l’intérêt et la réalité historique. Ceux qui ne reculent pas devant des lectures sérieuses les y trouveront. Rosny, désormais, remplit concurremment quatre charges, celles de surintendant des finances, de grand maître de l’artillerie, de grand voyer de France et de surintendant des fortifications et bâtiments, sans compter une autre charge, la plus épineuse peut-être de toutes, « celle de l’entremise des intrigues et brouilleries domestiques et de cour ». Henri IV consulte Rosny sur toutes choses, et, sans suivre toujours son avis, tient à l’écouter. Le principal défaut de Henri IV est d’être trop accessible aux importunités, de ne pas savoir résister aux obsessions, « d’être tendre aux contentions d’esprit » ; Rosny y était aguerri et cuirassé au contraire ; il réparait de reste le défaut de Henri IV, et celui-ci venait éprouver son jugement et l’aiguiser aux contradictions mêmes de Rosny et à sa solidité résistante. Ces conversations du roi et de son ministre dans la grande allée du jardin de l’Arsenal, à l’extrémité de laquelle était l’espèce de balcon d’où l’on voyait tout Paris, ou dans les grandes halles du côté de la Bastille, entre des rangées de cent canons, durant des heures entières d’horloge, sont reproduites d’une manière substantielle. Certains projets, tels que celui d’une confédération entre les États chrétiens et d’une sorte de grande république européenne, semblent avoir pris dans le souvenir de Sully et sous la plume de ses secrétaires, pendant les années de retraite et d’exil, plus de consistance et d’enchaînement qu’ils n’en durent jamais avoir dans ces libres conversations du monarque ; l’on ne saurait y voir de la part de Henri IV que des saillies et des souhaits tels qu’un roi de grand esprit en jette en causant. Rosny fut deux fois choisi par son maître pour aller en Angleterre, la première fois, sans mission officielle, pour s’entendre confidemment avec la reine Élisabeth, et la seconde fois comme ambassadeur extraordinaire, pour traiter avec son successeur le roi Jacques. À l’occasion de ce second voyage, le roi songea à le créer duc et pair ; mais Rosny refusa alors cet honneur, « comme n’ayant pas assez de biens pour soutenir une si haute dignité en sa maison ». Il voulait, en tout, l’effet en même temps que l’apparence. Au commencement de 1606, rassuré sur ce chapitre des biens, il fut fait et reçu duc de Sully, et c’est sous ce nom que la postérité s’est accoutumée à le regarder. Peu après, le roi lui témoignait qu’il lui destinait l’épée de connétable s’il voulait abjurer et se convertir. Ici, seulement, Sully s’arrêta par probité et dit : C’est assez ! Les hommes sont ainsi faits, a remarqué justement M. Daru, que, tout comblé qu’était Sully, il faut lui savoir gré encore de cet unique refus. Tous ces honneurs cependant, toutes ces dignités accumulées, qui remplissaient son orgueil, ne lui firent rien relâcher de sa vie laborieuse et appliquée. Il était de ces esprits et de ces corps infatigables qui ne prennent de repos qu’en se chargeant de travail :

Cui labor ingeminat vires, dat cura quietem,

a-t-on dit de lui. Un jour (1607), Henri IV, étant venu lui parler à l’Arsenal de quelque projet nouveau et s’étant vu désapprouver, sortit en grondant : « Voilà un homme que je ne saurais plus souffrir, dit-il tout haut ; il ne fait jamais que me contredire et trouver mauvais tout ce que je veux ; mais, par Dieu ! je m’en ferai croire et ne le verrai de quinze jours. » Le lendemain matin, dès sept heures, il était de nouveau en visite à l’Arsenal et entrait sans se faire annoncer. Il frappe à la porte du cabinet de Sully : « C’est le roi ! » Il entre avec cinq ou six de ses familiers et trouve Sully au travail devant une masse de mémoires et de lettres qu’il était en train d’écrire :

« Et depuis quand êtes-vous là ? » dit le roi. — « Dès les trois heures du matin », répondit le ministre. — « Eh bien, Roquelaure, dit Henri IV en se retournant vers son plus facétieux courtisan, pour combien voudriez-vous faire cette vie-là ? » — « Par Dieu ! Sire, répliqua celui-ci, je ne la voudrais faire pour tous vos trésors. »

Henri IV disait, et avec raison, à Sully : « Dès l’heure que vous ne me contredirez plus aux choses que je sais bien qui ne sont pas selon votre humeur, je croirai que vous ne m’aimerez plus. »

Il a jugé son ministre dans la dernière année (1609) sans complaisance, sans faveur, et d’une voix qui est déjà celle de la postérité. C’était un jour, après dîner, que, pensant en quelque sorte tout haut devant ses familiers, il en vint à le comparer avec Sillery et Villeroi, ses autres ministres, deux collègues que Sully souffrait difficilement, et avec qui il eût supporté impatiemment le parallèle ; pourtant Henri IV, qui trouvait à chacun d’eux ses mérites et son utilité propre, disait particulièrement de Sully :

De l’un aucuns se plaignent, et quelquefois moi-même, qu’il est d’humeur rude, impatiente et contredisante, l’accusent d’avoir l’esprit entreprenant, qui présume tout de ses opinions et de ses actions, et méprise celles d’autrui ; qui veut élever sa fortune et avoir des biens et des honneurs. Or, combien que j’y reconnaisse une partie de ses défauts, et que je sois contraint de lui tenir quelquefois la main haute quand je suis en mauvaise humeur, qu’il me lâche ou qu’il s’échappe en ses fantaisies, néanmoins je ne laisse pas de l’aimer, d’en endurer, de l’estimer et de m’en bien et utilement servir, pource que d’ailleurs je reconnais que véritablement il aime ma personne, qu’il a intérêt que je vive, et désire avec passion la gloire, l’honneur et la grandeur de moi et de mon royaume ; aussi qu’il n’a rien de malin dans le cœur, a l’esprit fort industrieux et fertile en expédients, est grand ménager de mon bien ; homme fort laborieux et diligent, qui essaye de ne rien ignorer et de se rendre capable de toutes sortes d’affaires, de paix et de guerre ; qui écrit et parle assez bien, d’un style qui me plaît, pource qu’il sent son soldat et son homme d’État : bref, il faut que je vous confesse que, nonobstant toutes ses bizarreries et promptitudes, je ne trouve personne qui me console si puissamment que lui en tous mes chagrins, ennuis et fâcheries.

La suite du discours de Henri IV concernant Sillery et Villeroi est belle et montre bien la supériorité politique de celui qui parle, qui contrôle l’un par l’autre, et qui met chacun à son juste emploi ; mais c’est assez de nous tenir à Sully.

Henri IV assassiné, Sully fut comme frappé du coup : sa conduite à la nouvelle de l’assassinat, son dessein d’aller au Louvre, puis sa crainte qui lui fait rebrousser chemin et son retour dans ses quartiers (se contentant d’envoyer sa femme à la découverte), nous le montrent peu propre à ces situations extraordinaires où l’on n’a plus de maître, et où il faut prendre en soi seul le conseil, l’initiative en même temps que l’exécution. N’oublions pas qu’il y avait trente ans que Sully était sur la scène, et vingt ans qu’il figurait dans les hauts emplois : il n’est pas donné aux hommes de se renouveler à volonté et de s’éterniser. « Le temps des rois est passé, et celui des grands et princes est revenu », c’était le cri universel dans les cabales du Louvre : Sully ne pouvait en être, et il n’était pas en mesure d’en triompher. Lui qui croyait aux pronostics, il dut se rappeler un horoscope qui avait été tiré à la naissance de Louis XIII devant Henri IV, et qui portait : « Désolations menacent vos anciennes assistances ; vos ménagements seront déménagés. » Le pronostic se réalisait, et toute l’œuvre de Henri IV s’écroulait ou du moins allait rester près de quinze ans interrompue et pendante. L’homme qui devait renouer la chaîne et relever l’entreprise monarchique à sa manière, Richelieu connut Sully à cette époque d’irrésolution et de désarroi, et il l’a jugé avec dureté. Il lui reproche de manquer de vue, de conseil, et, dans de telles circonstances, de n’avoir songé qu’à sa situation privée, à ses charges et aux dédommagements qu’il pouvait exiger en se retirant : « Il est vrai, dit Richelieu, qu’on n’avait autre intention que de lui faire un pont d’or, que les grandes âmes souvent méprisent, lorsqu’en leur retraite ils peuvent eux-mêmes s’en faire un de gloire. »

Richelieu eut aussi, mais par nécessité seulement, ses heures et ses années de souplesse où, bon gré mal gré, la gloire fut subordonnée à d’autres soins : quand il fut au complet et qu’il put donner toute sa mesure, reconnaissons qu’il eut autrement de généreux orgueil et de grandeur d’âme. Il a de l’élévation, ce que Sully n’a pas. Il n’est pas homme à retenir et à accumuler, à la manière d’un trésorier et d’un bon économe, les gouvernements et les charges, il aime mieux les distribuer aux autres. Il y a du roi autant que du ministre en lui. Il a des combinaisons politiques, vastes et non chimériques, auxquelles son cœur ne fait pas défaut et dont aucune considération personnelle et privée ne le détourne. Henri IV mort, Sully manque de chef ; personnage considérable, homme d’État puissant, mais, somme toute, secondaire, il s’est plu lui-même à reconnaître que, dans tout ce qu’il a exécuté et imaginé de bien, il y avait du fait de Henri IV autant et plus que du sien propre ; cet aveu l’honore, mais il a du vrai. Il n’était qu’un second et un admirable serviteur sous un grand roi. En ce sens, Sully n’est pas du même ordre que Richelieu.

Retiré dans ses terres et châteaux, il ne mourut que le 21 décembre 1641, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, et vit toute la grandeur et toute la restauration monarchique accomplie par le glorieux ministre de Louis XIII. Il paraît avoir été surtout sensible au passé, à ce qui s’était perdu, selon lui, d’irréparable. Comme tous les hommes qui ont manié les grandes affaires et pris part à une belle et mémorable époque, il la proclamait incomparable ; il était indigné quand il voyait des écrivains inexacts, légers, mercenaires, parler inconsidérément de ces choses et de ces hommes au gré des intérêts divers et nouveaux. C’est cette indignation généreuse qui donna naissance à ses Mémoires, et qui lui inspira la pensée de les faire entreprendre sous ses yeux pour rectifier tant de fausses et mensongères notions qu’on était en train d’accréditer. Lui-même il a dû céder quelquefois à un sentiment bien naturel de vieillard et de loyal serviteur voué au deuil, sinon en exagérant le passé, du moins en prêtant à certaines idées qui lui revenaient plus de corps qu’elles n’en avaient eu réellement. « La république européenne de Henri IV est certainement née au château de Sully, a dit judicieusement M. Bazin ; au Louvre, à l’Arsenal, on avait bien autre chose à faire qu’à bâtir des utopies. » Un moraliste a fait également cette remarque : « Quand ces grands esprits deviennent vacants, les toiles d’araignées s’y mettent. » Sully, cet esprit solide et positif, mais entier, n’étant plus contredit par personne, a donc sur certains points payé tribut à la chimère en vieillissant. Les saillies de son maître sont à la longue devenues chez lui des systèmes. Pourtant, nul ouvrage, plus que celui qui porte son nom, n’aide à connaître Henri IV dans la vérité héroïque ou naturelle, et dans l’intime familiarité : et à lui-même Sully, au milieu de tout ce qu’il y a de trop, on n’a qu’à tailler dans cette masse un peu informe pour lui élever une statue.