(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre II » pp. 16-26
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre II » pp. 16-26

Chapitre II

Sommaire. — La curiosité des hommes. — Ce qui m’a fait quitter le sentier de la vertu. — L’amour d’une pendule. — L’effet d’un souvenir. — Le diable. — M. Prosper. — Les yeux d’un vieillard. — Une nouvelle manière d’effeuiller les marguerites. — Chut !

I

Les hommes ont une manie bien désagréable, ils sont curieux comme des crinolines.

— Comment vous êtes-vous perdue ? demandent-ils tous.

Qu’est-ce que ça leur fait ?…

On se perd quand on ne gagne pas assez, voilà tout.

II

Moi. ce qui m’a fait « rouler dans l’abîme du déshonneur », c’est l’horlogerie.

Quand j’habitais Nancy, j’avais une chambrette d’une modestie attristante ; cependant je m’en contentais, elle était si propre, si soigneusement tenue, ma fenêtre était si profusément ornée de fleurs, que je m’y plaisais.

Comme on change en vieillissant !

Une pendule manquait à son ornement. Ma voisine, plus privilégiée que moi, possédait un coucou qui faisait mon envie.

J’aurais tout donné pour une pendule ; ce désir était devenu si violent, que j’en rêvais. Je me pris à économiser.

Je gagnais à cette époque quelque chose comme dix sous par jour. En suivant les lois d’une avarice sordide, il ne m’était guère possible de mettre plus de deux sous de côté chaque journée.

C’était à en mourir de chagrin.

Et la pendule me trottait de plus en plus dans la tête.

— Mon Dieu ! me disais-je, comment faire pour obtenir une pareille fortune, pour avoir, moi aussi, le plaisir d’entendre sonner « ma » pendule, de la remonter, d’écouter ses battements ! Une pendule, c’est presqu’une compagne qui vit, qui conseille, qui parle ; si j’en avais une il me semble que je serais moins seule.

III

Je demande la permission de m’arrêter pour me livrer à l’éclat de rire insensé que m’arrache ce souvenir d’horlogerie poétique.

Est-on bête à quinze ans !…

Au reste, rien ne prouve que ce rire ne cache pas une larme.

Les souvenirs de jeunesse ont cela de particulier, c’est qu’en les remuant on y trouve toujours une impression qui ressemble beaucoup aux giboulées de mars.

IV

Mon envie devenait implacable : — depuis ce temps j’ai réfléchi énormément à cette aventure, et j’ai acquis la conviction que le diable était pour quelque chose dans cette tentation.

Je crois au diable, — il a tant fait pour moi !

La vérité est que le terrain était parfaitement préparé, et que Satan n’avait plus qu’à apparaître pour récolter les bénéfices de sa rouerie.

V

C’était un samedi, je travaillais auprès de ma fenêtre, la pendule m’agitait de plus en plus ; soudain on frappa à ma porte.

J’étais trop grisette pour que la clef ne fût pas dans la serrure. — La porte s’ouvrit, et un homme portant sous son bras un objet enveloppé d’une serge verte apparut sur le seuil. Cet homme, c’était M. Prosper.

M. Prosper était mon voisin, il avait cinquante ans et il en paraissait soixante, chauve, d’une laideur repoussante ; il avait comme marque particulière, au milieu du visage, une immense verrue qui semblait lui faire un second nez.

Malgré ce manque d’attraits, il ne me déplaisait pas, du moins j’aimais ses yeux.

Je les aimais et je les craignais à la fois, car ils étaient vraiment bizarres.

Ils avaient conservé une flamme de jeunesse qui brûlait lorsqu’on les regardait fixement.

Quand il parlait, sa voix était celle d’un vieillard et ses yeux démentaient sa voix.

Il ne m’avait jamais donné que d’excellents conseils, mais ses yeux avaient l’air de contredire ses paroles.

Son regard m’attirait ; j’étais convaincue qu’il devait briller dans l’obscurité.

VI

C’était un rentier, sa fortune pouvait être de cinq à six mille francs de revenus. — On l’appelait le père Californie.

— Mademoiselle Marguerite, me dit-il, voulez-vous me rendre un service ?

— Avec grand plaisir, monsieur Prosper, répondis-je.

— Je suis forcé de m’absenter pour quelques jours ; pendant mon absence, j’ai peur que ma pendule ne se dérange, voulez-vous me la garder ?

Je le regardai, muette d’étonnement ; ses yeux lançaient des éclairs.

— Est-ce que cela vous contrarie ? continua-t-il doucement, voyant que je ne répondais pas.

Cette proposition qui correspondait si bien à mon désir m’avait ôté la parole.

— Eh bien ?…

— Pas du tout, balbutiai-je, je vous remercie, au contraire, de cette confiance.

Il retira la serge qui recouvrait la pendule, je jetai un cri ; elle était magnifique, le sujet représentait un troubadour jouant du luth sur un rocher doré. Mon rêve !

M. Prosper, sans s’inquiéter de mon ébahissement, posa la pendule sur la cheminée, mit la clef sous le socle et sortit en me lançant un regard chauffé à blanc.

VII

Il avait fermé la porte depuis longtemps que j’étais encore dans la même posture. Je revins à moi : d’un bond, je fus à la cheminée, j’ôtai le globe pour entendre marcher le balancier de plus près. J’aurais donné beaucoup pour qu’elle sonnât tout de suite. — Je la retournai pour en examiner le mécanisme, enfin elle sonna : sa sonnerie était claire et argentée. Ce jour-là je ne travaillai point. Je me couchai à minuit, — et pour la première fois de ma vie, je sus l’heure qu’il était quand je me réveillai.

Je fus me replacer devant la pendule. Chose curieuse, chaque fois que je la contemplais, je pensais, malgré moi, aux yeux de son propriétaire.

Il me semblait que les deux trous du cadran avaient la même fixité et la même flamme.

Je mélangeai si bien regard et pendule, qu’un matin je me surpris me livrant au petit travail suivant.

J’entendis le bruit sec qui annonce la sonnerie. Je fermai les yeux et j’effeuillai une marguerite de cette façon :

Un coup sonna. — Je l’aime, fis-je.

Deux. — Un peu.

Trois. — Beaucoup.

Quatre. — Passionnément.

Cinq. — Pas du tout.

Six. — Je l’aime.

La pendule s’arrêta. Je regardai les aiguilles, il était six heures.

J’aimais M. Prosper à six heures.

VIII

J’aimais mon voisin à la verrue, j’aimais un vieillard !

C’est qu’aussi il avait un drôle de regard, ce vieux-là.

IX

Une semaine se passa, M. Prosper revint.

— Rendez-moi ma pendule, me dit-il, l’œil en feu.

— Déjà !

Et, malgré moi, je soupirai si fortement, qu’il leva la tête.

— Elle vous plaît donc ?

— Dame…

J’osais à peine lui répondre…

— Dites, vous plaît-elle ?

Et l’œil brillait, brillait…

— Je l’aime, fis-je en pleurant à chaudes armes.

— Ma pendule !

Il aurait dû rire de ma réponse, il n’en rit point.

— Voulez-vous que je vous la donne, reprit-il doucement, ou plutôt que je vous la vende ?

— Me la vendre ! je n’ai pas d’argent.

— Un baiser, est-ce cher ?

— Un baiser, non.

Et, sans réfléchir, je tendis ma joue, il s’avança et me prit la tête dans ses mains.

A cette distance des miens, ses yeux me brûlèrent comme un fer rouge.

Je me reculai instinctivement…

X

Oh ! les pendules ! les pendules !… on ne se défie pas assez des pendules !