(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre X » pp. 138-147
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre X » pp. 138-147

Chapitre X

Sommaire. — Le public des Délassements. — Sa sympathie avec le théâtre. — Les biches et les gandins. — Le gandin pur sang locataire de l’avant-scène. — Le gandin parvenu. — Sa physionomie. — Le gandin boursier. — La balustrade des premières loges — Le gandin vieillard aux fauteuils d’orchestre. — Les vieux marquis. — Les négociants enrichis. — Pourquoi cette dernière classe est dangereuse. — Les biches. — Habituées. — Ce qui les amène au théâtre. — Les familles honnêtes. — Un double bénéfice. — Des personnages éminents aux Délassements. — Montaubry le ténor. — La cause de ses fréquents enrouements. — M. Victor Koning, dit de Comminges. (Voir le Pré-aux-Clercs.) — Les entrées de faveur. — Ceux qui s’y glissent. — Rolland le contrôleur en chef et un spectateur gratis.

I

Le public des Délassements est un public spécial, qui semble avoir été créé expressément pour le théâtre.

Ses allures, son langage, ses manières de voir et d’agir, concordent parfaitement avec lui.

L’un vaut l’autre.

Il se compose exclusivement de gandins et de biches appartenant à toutes les classes.

Chacun sait que le royaume du Gandinisme et de la Bicherie, d’une grande étendue d’ailleurs, comprend différentes catégories.

Continuons à nous montrer très-littéraire en esquissant quelques-uns des types de ces catégories.

Du même coup j’aurai crayonné le public des Délassements.

II

La première catégorie se compose du gandin pur sang ; cette espèce est généralement un fils de famille titré.

Il est noble d’origine et légèrement plébéien d’instinct.

Lorsque son père tient serrés les cordons de la bourse, il emprunte et s’endette avec le laisser aller d’un gentilhomme de l’ancien jeu.

Il ne s’amuse que rarement et ne rit qu’une fois par an.

III

La deuxième catégorie se compose du gandin parvenu.

Enfant de prolétaires, né de parents riches mais extrêmement ridicules, le gandin parvenu a su se créer, par d’honnêtes relations, une sorte de position mixte.

Il est vêtu avec l’élégance du gandin pur sang qui le protége, il en a le langage et les allures, mais il est plus économe.

Gandin par ostentation, il dépense quinze louis à un souper et donne vingt lianes de pourboire au garçon qu’il tutoie.

Le nom de son père le fait rougir et il provoque ceux qui lui parlent de son origine.

La loi sur les titres l’a profondément affecté.

IV

Le gandin boursier, qui forme la troisième catégorie, est connu de tout le monde.

C’est un bon petit jeune homme qui, sans la création de la coulisse, serait encore commis de nouveautés ou marchand de draps.

Les louis qu’il gagne facilement le rendent fou.

Il a fini par se croire fils de famille.

V

Le vieillard — gandin — la quatrième catégorie, habite les fauteuils d’orchestre.

Sa lorgnette ne le quitte pas, il la braque sur les femmes, comme s’il était à l’Opéra, connaît leurs noms, et deux ou trois fois par an se permet d’en inviter une à souper.

Il forme deux tribus.

La tribu des « vieux marquis » et celle des négociants enrichis.

Le vieux marquis est un ancien beau de 1830, qui a conservé de son époque un parfum de bonne compagnie qui n’est pas désagréable, il appelle les femmes « belle dame », les compare aux roses du printemps et leur offre des bonbons contre la toux.

Le négociant est presque toujours un marchand de vins en gros qui a fait fortune, et qui continue son commerce.

Sa maison lui rapporte soixante mille francs par an, et lui en coûte trois mille. Le surplus est mangé avec des petites actrices.

C’est un bon vivant, disent ceux qui lui empruntent de l’argent, qui porte encore des boucles d’oreilles et qui, cependant, s’habille comme un jeune homme.

Il est marié, mais sa femme est vieille et tient les livres. D’ailleurs il ne veut pas la tromper : il n’a l’intention — c’est lui qui parle — que de rire au peu, et voilà tout.

Son refrain est : la vie est si courte !

Il met volontiers les femmes dans leurs meubles ; ou lui vend le mobilier à quatre-vingt-dix jours, mais il exige l’escompte pour le principe.

C’est un amant désastreux qui est convaincu qu’il n’accuse que quarante ans et qui cherche à faire des « victimes. »

Quand ou lui donne la clef de son boudoir, il y dit tant de bêtises qu’on ne veut plus le recevoir que dans la cuisine.

Il vous appelle louloutte et vous demande perpétuellement si l’on n’a pas un parent qui a servi avec lui dans la 6e légion.

VI

Les biches, habituées des Délassements, ne sont pas aussi nuancées que les gandins.

Elles sont plus ou moins riches, plus ou moins jolies, et voilà tout.

Elles y viennent par habitude ou pour les besoins de leur profession.

Elles s’amusent des couplets et médisent des actrices.

Par esprit de rivalité sans doute.

VII

Il est très-rare de voir dans la salle des familles dites honnêtes.

Quand elles s’y fourvoient, Rolland, le contrôleur, devient joyeux.

Il sait qu’elles partiront infailliblement après le prologue, chassées par le terme de leurs voisins et qu’il pourra revendre leur loge.

C’est un double bénéfice.

VIII

Parmi les spectateurs se glissent quelquefois des vaudevillistes et des journalistes.

Chaque pièce nouvelle amène un ou deux personnages éminents.

C’est alors fête dans le théâtre ; on est tenté d’illuminer.

Montaubry, le ténor, honore aussi, à de certains soirs, le théâtre de sa présence.

Il se moque de la troupe, de la pièce, de l’orchestre, des ouvreuses, de l’Entr’acte, des petits bancs. — Un de ces soirs, il se moquera de lui-même.

Je suis convaincue que ce sont ses visites aux Délassements qui l’enrouent si fréquemment.

Je déteins sur lui.

IX

Victor Koning — un très-jeune journaliste — y est aussi fort assidu.

Il a ses entrées dans les coulisses, mais il n’en profite que pour faire les doux yeux à Mlle T***

X

Du reste, les entrées de faveur sont très-restreintes.

Mais il est des gens qui trouvent moyen de se faufiler dans la salle malgré la surveillance active des contrôleurs.

Un jour, l’un de ces audacieux fut arrêté à la porte par Rolland.

— Vous ne pouvez pas entrer, lui dit ce dernier.

— Pourquoi donc j’entre tous les soirs ?

— M. Sari vient de supprimer toutes les entrées.

— Les miennes aussi ?

— Les vôtres aussi.

— Mais, de quel droit, s’il vous plaît ?

— Dame… du droit que tout directeur…

— Cela est impossible, on ne peut pas me les avoir retirées.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que je ne les ai jamais eues.