(1724) Histoire générale de la danse sacrée et profane [graphies originales] « Histoire generale de la danse sacrée et prophane : son origine, ses progrès & ses révolutions. — Chapitre V. De l’usage de la Danse grave & sérieuse, convenable aux Bals de cérémonie. » pp. 112-145
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(1724) Histoire générale de la danse sacrée et profane [graphies originales] « Histoire generale de la danse sacrée et prophane : son origine, ses progrès & ses révolutions. — Chapitre V. De l’usage de la Danse grave & sérieuse, convenable aux Bals de cérémonie. » pp. 112-145

Chapitre V.
De l’usage de la Danse grave & sérieuse, convenable aux Bals de cérémonie.

Il est difficile de prouver précisément l’origine des Bals de cérémonie, qui se font à l’occasion des réjouissances publiques, ou des fêtes particulieres, si ce n’est à Bacchus pour celébrer ses conquêtes, à son retour en Egypte. Les Grecs l’ont aussi attribuée à Terpsicore, comme la meilleure danseuse de son tems, ou parce qu’elle présidoit à la danse des neuf Muses, au son de la lyre d’Apollon. L’on peut présumer encore que l’usage en est aussi ancien que celui des festins, dont le bal termine ordinairement la fête : comme il est dit dans l’Exode, que le peuple s’assit pour boire & pour manger, & se leva pour se divertir, c’est-à-dire pour danser, comme nous le voyons encore pratiquer aujourd’hui.

Le bal de cérémonie a ses régles & ses préceptes, que nous tenons des Anciens par la tradition, ce qu’ils en ont écrit n’étant pas venu jusqu’à nous.

Pline, Liv. 7, dit seulement que les Curétiens furent les inventeurs du bal de la guerre, & qu’il fut perfectionné par Pyrrhus qui inventa la danse Moresque, ou le Passepied : Aquilon ne sçauroit donner d’autre application qu’à la Pyrrhique.

Mezeray rapporte aussi que nos premiers Rois donnoient des festins & des bals militaires à leurs Officiers Généraux dans leurs camps, pendant les quartiers d’hyver.

Philostrate nous aprend encore dans son troisiéme Tableau, & Cartari dans son Traité des Images des Dieux, que les Anciens ont regardé Comus, comme la Divinité du bal & des festins, & l’ont représenté dans un Salon superbement illuminé, avec un visage riant, la tête couverte d’un chapeau de fleurs, tenant de la main gauche un flambeau allumé, qu’il laisse pancher nonchalamment pour brûler plus vîte, & paroissant comme enyvré de plaisirs, appuyé sur un épieu qu’il tient de la main droite : on voit encore dans ce Salon, dont le parquet est parsemé de fleurs, une partie des conviez qui festinent autour d’une longue table proprement garnie, d’autres qui dansent un branle, & quantité de spectateurs rangez sous la Tribune, sur laquelle il y a une symphonie nombreuse ; desorte qu’il est aisé de comprendre par ce grand appareil, que les Anciens ont voulu nous faire entendre que les bals & les festins sont des dépenses qui se doivent faire avec autant de profusion que de sumptuosité ; & que ces sortes de divertissemens sont de l’appanage des grands Seigneurs, pour s’attirer la bienveillance des peuples, ou pour faire remarquer leur grandeur & leurs magnificences.

Les Romains qui se sont fait une gloire de surpasser toutes les nations par leurs prodigalitez, ont ajoûté quelquefois des Loteries aux festins & aux bals, dont les lots noires étoient distribuez gratis aux conviez de ces sortes d’assemblées ; surtout à la célébration des mariages, où l’on dansoit des danses nuptiales fort licentieuses, qu’ils tenoient des Latins & des Toscans, & qui avoient beaucoup de rapport à celles des Baccantes & des Satyres, c’est-à-dire très impudiques : comme elles tendoient à la corruption des mœurs, elles furent abolies par l’Empereur Tibere, qui réforma autant qu’il put le luxe des Romains pendant son régne.

L’Histoire remarque que dès le tems de Socrate & de Platon, les plus sévéres Philosophes ne dédaignoient pas d’aller au bal, & d’y danser après le festin, au rapport de Diogene, qui dit que Socrate y dansoit ordinairement une danse qu’on nommoit la Memphitique, qu’il aimoit fort. Malchus assure que Pithagore se faisoit honneur de danser en public, & d’y passer pour bon danseur, s’étant perfectionné dans cet art pendant son séjour en Egipte, quoique le plus grave & le plus sérieux de tous les Philosophes. C’est pourquoi Platon fut blâmé d’avoir refusé de danser à un bal que Denis Roi de Syracuse donna après un grand festin, où il y avoit plusieurs Philosophes, vû même que Platon avoit avoué au second Livre de ses Loix, qu’un homme qui n’a pas les élémens de la Danse, passe pour être sans discipline & sans science. Ainsi on ne doit pas croire que le refus que fit Platon de danser devant Denis, fut manque de sçavoir bien danser : l’on doit plutôt croire qu’il ne voulut pas donner cette satisfaction à ce Roi, qui passoit pour le Tiran de Siracuse ; au lieu qu’Aristipe qui étoit un des conviez, quitta son manteau de Philosophe pour mieux danser, & se fit une gloire de bien suivre la cadence des instrumens, & de danser devant ce Roi une danse convenable à son caractere ; ce qui lui attira l’applaudissement de l’assemblée. L’Histoire Romaine fait aussi mention que Caton le Censeur prit un Maître à danser à l’âge de 59 ans, pour recorder ses danses.

Le bal réglé passoit chez les Anciens pour un divertissement très respectable, & d’où la licence des bals masquez étoit absolument interdite, crainte d’en troubler l’ordre, comme on le va voir ci-après, au rapport d’Athénée, Liv. 5, qui dit qu’Antiochus Roi de Syrie, surnommé Epiphane, donna un jour à toute sa Cour un repas superbe, qui fut suivi d’un bal de cérémonie, dont la magnificence répondoit à la grandeur de ce Monarque. Une heure après que le bal fut commencé, Antiochus se sentant échaufé de vin, s’avisa d’en sortir sécretement, pour se faire rapporter en dés-habillé au milieu de l’assemblée, enveloppé dans un drap, d’où se levant tout-à-coup, il dansa une Entrée d’Endormi avec tant d’extravagance, que tout ce qu’il y eut de personnes de considération sortirent du bal, comme par mépris pour le Roi, ne pouvant soufrir cette indignité dans un bal de cérémonie, où la bienséance doit toujours être observée ; ce qui est bien différent d’un bal masqué, où la licence est tolérée, comme je le ferai voir dans son lieu.

Les Historiens, comme Hérodote & Strabon, & les Poëtes, comme Homere & Hésiode, qui ont traité des faits des Héros de l’Antiquité, rapportent que les plus grands Héros se faisoient un honneur de bien danser en public, aux fêtes solemnelles, entre autres Bacchus, Osiris, Cadmus, Thésée, Castor, Pollux, Achille, Pyrrhus, Hercule, Enée, Bellérophon, Aléxandre, Epaminondas, & Scipion ; mais que tous ces Héros conservoient la majesté de leurs caracteres dans leurs danses, quand ils dansoient publiquement : ce qui nous fait voir que la danse, parmi ces grands hommes, étoit une action aussi héroïque que sérieuse.

Comme je ne prétens rapporter ici que quelques faits historiques, qui concernent les bals de cérémonie, je passe d’Antiochus à Louis XII, qui étant à Milan, se trouva dans un bal, avec les Cardinaux de Narbonne & de Saint-Severin, qui ne firent point de difficulté d’y danser devant Sa Majesté ; parce qu’on ne peut se dispenser d’obéïr à une Dame qui vient vous prendre : on doit du moins se présenter pour faire la révérence avec elle, la remener en sa place, & ensuite aller prendre une autre Dame, pour en faire encore autant ; afin de ne point interrompre l’ordre du bal, & pour ne pas passer pour un homme qui n’a pas l’usage du monde : c’est ce qui a fait dire à Pibrac dans l’un de ses quatrins, N’aille au bal qui n’y voudra danser.

Ce n’est pas qu’un Cavalier n’y puisse aller par curiosité, incognito, c’est-à-dire enveloppé d’un manteau, & une Dame en écharpe ; car alors il est contre les régles du bal de les prendre pour danser : comme fit Dom Juan d’Autriche, dans le tems qu’il étoit Vice-Roi des Pays-Bas, qui vint exprès à Paris, pour voir incognito danser Marguerite de Valois à un bal de cérémonie, parce que cette Princesse passoit pour la danseuse la plus accomplie de l’Europe. Ce qui me fait souvenir d’une avanture qui arriva il y a environ quarante ans, chez Madame la Présidente ***, qui donnoit un bal au mariage de sa fille.

Quatre jeunes Seigneurs de la Cour, après avoir soupé aux Bons-Enfans, s’aviserent d’aller incognito à ce bal, mais d’une maniere fort surprenante, puisqu’ils étoient tout nuds, enveloppez de manteaux d’écarlate, doublez de velours, des chapeaux garnis de grands bouquets de plumes, bien chaussez, & sans masques, parce que dans ce tems-là on ne se masquoit que pendant le cours du Carnaval ; ils avoient leurs épées cachées sous leurs bras : desorte qu’il ne fut pas difficile de les reconnoître pour ce qu’ils étoient. La mariée qui ne sçavoit pas les régles du bal, crut qu’il étoit de la bienséance d’en aller prendre un pour danser ; elle s’adressa à M. le Marquis de B … il s’en excusa autant qu’il put, disant qu’il n’étoit pas en habit décent, & qu’étant incognito, il ne pouvoit répondre à l’honneur qu’elle lui faisoit : plus il s’excusoit, plus elle redoubloit ses instances ; il l’avertit même que s’il dansoit avec elle, elle pourroit se repentir de ses empressemens. Enfin n’en voulant point démordre, & le Cavalier ne sçachant plus que lui répondre, entra dans le centre du bal ; & laissant tomber son manteau, il fit voir à la mariée un corps de Satyre au naturel : ce qui scandalisa toute l’assemblée ; les Dames eurent recours à leurs éventails, les hommes coururent à leurs épées, & criérent qu’on fermât les portes ; mais ces jeunes Seigneurs se doutant bien de ce qu’il en pourroit arriver, avoient eu la précaution d’ordonner à leurs valets de s’en emparer : ils mirent tous l’épée à la main, aussi-bien que leurs Maîtres ; desorte qu’ils se firent jour pour sortir, sans coup férir. Cette histoire fit grand bruit dans Paris, le Roi la sçut ; & sans la faveur, il eût envoyé à la Bastille les auteurs de cette indécence : ils s’excuserent néanmoins sur les régles du bal, pour ceux qui y vont incognito.

Le Cardinal Pallavicin rapporte que Philippe II. Roi d’Espagne s’étant trouvé au Concile de Trente en 1562, où le Cardinal Hercule de Mantoue présidoit, tous les Chefs du Concile par délibération convinrent de donner au Roi une fête galante, & digne de la magnificence d’une assemblée si considérable : les Dames les plus distinguées de la Ville de Trente, y parurent avec beaucoup d’éclat. La somptuosité du festin fut suivie d’un bal de cérémonie, dans le goût d’Italie, dont le pompeux appareil mérita l’applaudissement de Philippe II, qui y dansa avec autant de liberté que de modestie, de même que les Cardinaux & autres grands Prélats qui se trouverent dans le cercle du bal. On peut inférer de-là que l’Eglise ne condamne pas absolument l’usage de la danse, mais bien les abus qu’on en peut faire ; sans quoi le Cardinal Pallavicin n’auroit pas rapporté un fait si favorable pour elle, dans son histoire du Concile de Trente.

On ne trouve point de régnes en France où les bals de cérémonie ayent été plus en vogue que sous Charles IX. & Henri III. & surtout pendant la Régence de Catherine de Médicis. Outre que cette Reine avoit beaucoup de goût pour les fêtes de réjouissance, elle sçavoit encore s’en servir pour parvenir à ses fins, suivant sa politique, comme les Historiens l’ont rapporté, au sujet du voyage qu’elle fit à Bayonne, avec toute la Cour : ce fait est confirmé par les Mémoires de la Reine de Navarre, qui disent qu’elle avoit ménagé l’entrevûe de sa fille Reine d’Espagne & femme de Philippe II. & qu’elle y vint accompagnée du Duc d’Albe Gouverneur des Pays-bas, politique aussi dangereux que la Reine Régente ; l’on prétend que ce fut dans cette occasion qu’ils tramerent le massacre de la S. Barthélemi, auquel Charles IX. ne consentit qu’à leur persuasion. Quoi qu’il en soit, la Cour se trouva très-florissante à Bayonne, par l’arrivée des Ducs de Savoie & de Lorraine, & de quantité de Princes & de Princesses étrangers ; desorte que la Régente ne songeoit qu’à les engager dans ses interests, par des divertissemens continuels, qui consistoient en festins, en bals deux fois le jour, & en spectacles ; elle leur donna entre autres une superbe fête, dans une petite Isle située sur le bord de la Riviere de Bayonne, où il sembloit que la nature avoit formé un Salon exprès dans le milieu d’un beau Bois de Futaye, pour la célébrité de cette fête : la Reine y fit couper & étayer des arbres, pour former treize berceaux qui étoient illuminez par des lustres suspendus aux branches des arbres, & sous lesquels il y avoit des tables de douze couverts chacune : celle du Roi, des Reines, des Princes & des Princesses du Sang, étoit disposée de maniere, qu’elle répondoit à toutes les autres tables, afin qu’ils pussent voir d’un coup d’œil toute l’assemblée pendant le repas. Les filles d’honneur des Reines vêtues très également, partie en Nymphes, partie en Naïades ; elles avoient le soin de ranger les plats sur les tables, de donner à boire à la table Royale : des Satyres sortant du Bois, leur apportoient tout ce qui convenoit pour le service ; desorte qu’il sembloit que la fête étoit ordonnée par quelque Divinité champêtre, & que Comus y présidoit.

La singularité de l’illumination de cette Isle, la faisoit paroître comme une Isle enchantée par les Fées ; outre que tout le ceintre du Salon étoit orné de pampres, de festons, de guirlandes, de fleurs artistement attachées aux arbres ; tout cela étoit accompagné d’un concert de voix & de toutes sortes d’instrumens. Pendant le repas, des troupes de danseurs & de danseuses des Provinces voisines, qui étoient venus à Bayonne au bruit de la fête, y danserent à la maniere de leur pays : les Poitevins, avec la cornemuse ; les Provençaux, au son d’un tambourin que le Ménétrier bat de la main droite, & de la gauche s’en sert pour jouer du flageolet ; les Bourguignons & les Champenois, avec le petit hautbois & le tambourin ; les Bretons y danserent les Passepieds & les branles gais, au son des violons ; & les Biscayens, à la Moresque, avec le tambour de basque. Toutes ces nations firent un spectacle assez divertissant pendant une partie du repas ; on forma ensuite un grand cercle dans le centre du Salon, pour le bal de cérémonie, où toute la Cour se distingua par la gravité & la noblesse des danses sérieuses, qui étoient en usage dans ce tems-là, entre autres la Pavanne d’Espagne, le Pazzemeno d’Italie, les Courantes de France, la Bourée, le Passepied, la Sissonne, &c. Mais par malheur, avant la fin du bal, le Ciel jaloux d’une fête si complette, envoya un orage si soudain & si furieux, que toute la Cour fut obligée de se séparer en désordre, & que toutes les parures de l’un & de l’autre sexe furent considérablement endommagées. Le Lecteur pourra juger, par la description de cette fête, du goût de Catherine de Médicis, pour engager le plus qu’elle pourroit, de grands Seigneurs dans son parti ; outre que l’amour sembloit toujours être d’intelligence avec elle, pour favoriser ses desseins, dans toutes les fêtes qu’elle imaginoit.

C’est un usage en France, qu’à toutes les occasions des réjouissances publiques, l’Hôtel de Ville de Paris donne une fête qui consiste en festins, en bals, & en grands feux d’artifice, dont la dépense est très-considérable. L’Histoire remarque que du tems d’Henri IV. les treize Cantons avoient envoyé un très-grand nombre de Bourguemestres à Paris, pour renouveler leurs alliances ; ce qui se fait depuis tous les cinquante ans. L’Hôtel de Ville avoit envie de les régaler avec grand appareil ; mais n’ayant pas de fonds dans ce tems-là pour survenir à cette dépense ; le Gouverneur de Paris, le Prevôt des Marchands & les Echevins s’aviserent de présenter un Mémoire au Roi, pour le prier de leur accorder un petit droit sur les Robinets des Fontaines publiques de la Ville, pour régaler les Cantons. Henri IV. ayant lû le Mémoire, leur dit : Messieurs, il n’appartient qu’à Dieu de changer l’eau en vin ; cherchez quelque autre fonds, qui ne soit point à charge aux Parisiens, pour bien régaler mes Alliez. Une réponse si sage fait bien voir la bonté que ce Roy avoit pour son peuple.

J’ai vu en 1664 la fête qu’on leur donna à l’Hôtel de Ville en pareille occasion, où les festins, les bals & les feux de joie répondoient à la magnificence du régne de Louis XIV. Comme mon pere étoit Capitaine de son Quartier, il fut prié de la fête, & m’y mena : j’y dansai une Entrée à la Suisse, que Saint-André m’avoit montrée ; les Bourguemestres batirent des mains, & me firent boire razade dans un petit verre, à la santé des Cantons.

Après la maladie du Roi en 1684, Sa Majesté voulant venir à Notre-Dame pour rendre graces à Dieu de sa guérison, le Gouverneur de Paris & le Prevôt des Marchands allerent prier le Roi d’honorer l’Hôtel de Ville de sa présence, pour y dîner à son retour : le Roi l’accepta, & y fut régalé avec toute la Cour, d’une somptuosité surprenante. Le dîné fut suivi d’un bal de cérémonie ; Monseigneur fut Roi du bal, & Madame la Dauphine la Reine : cette Princesse y dansa avec toutes les graces & la noblesse possible, de même que Madame la Princesse de Conty, qui faisoit aussi un des principaux ornemens du bal. Quoique ce fût en plein jour, la magnificence de l’assemblée ne laissa pas de le rendre très-éclatant. Cette fête est une époque immortelle à l’honneur de l’Hôtel de Ville : l’on en a peint la représentation dans un grand tableau, de la main du fameux Largilliere.

J’ai passé sous silence le régne de Louis XIII. parce que l’histoire de son régne ne nous fournit rien d’extraordinaire, touchant les bals de cérémonie, ni des bals masquez : je dirai seulement que ce fut alors qu’on établit des Maîtrises pour les Maîtres de Danses & les Joueurs de violon : il en donna le privilege à un nommé Baumanoir. Enfin je ne puis donner au Lecteur une plus noble idée d’un bal de cérémonie, que de celui que j’ai vû à Versailles, au mariage de Monsieur le Duc de Bourgogne, dont l’ordre & la magnificence peuvent servir de modele à toutes les Cours de l’Europe.

Le Roi fit partager en trois la Galerie de Versailles, par deux balustrades de quatre pieds de hauteur ; la partie du milieu faisoit le centre du bal : il y avoit une esttrade de deux marches, couverte des plus beaux tapis des Gobelins, sur laquelle on rangea dans le fond, des fauteuils de velours cramoisi, garnis de grandes crépines d’or, pour placer les Rois de France & d’Angleterre, avec la Reine, Madame de Bourgogne, tous les Princes & les Princesses du Sang ; les trois autres côtez étoient bordez au premier rang, de fauteuils fort riches, pour placer les Ambassadeurs, les Princes, les Princesses Etrangeres, les Ducs, les Duchesses, & les autres grands Officiers de la Couronne ; d’autres rangs de chaises derriere ces fauteuils, pour les personnes de considération de la Cour & de la Ville ; à droite & à gauche du centre du bal, étoient des amphithéâtres pour placer les spectateurs. Mais pour éviter la confusion, on n’entroit que par un moulinet, l’un après l’autre. Il y avoit encore un petit amphithéâtre séparé, pour placer les vingt-quatre Violons du Roi, avec six Haubois & six Flutes douces.

Toute la Galerie étoit illuminée par de grands lustres de cristal, & quantité de girandoles garnies de grosses bougies. Le Roi avoit fait prier par billets tout ce qu’il y a de personnes les plus distinguées de l’un & de l’autre sexe, de la Cour & de la Ville, avec ordre de ne paroître au bal qu’en habits décens, des plus riches & des plus propres, pour rendre l’assemblée plus brillante ; desorte que les moindres habits d’hommes coutoient jusqu’à trois à quatre cens pistoles : les uns étoient de velours brodez d’or & d’argent, & doublez d’un brocard, qui coutoit jusqu’à cinquante écus l’aulne ; d’autres étoient vêtus de drap d’or ou d’argent. Les Dames n’étoient pas moins parées ; l’éclat de leurs Pierreries faisoit aux lumieres un effet admirable.

Comme j’étois appuyé sur une balustrade, vis-à-vis l’estrade où étoit placé le Roi, je comptai que cette magnifique assemblée pouvoit être composée de sept à huit cens personnes, dont les différentes parures formoient un spectacle digne d’admiration. Monsieur & Madame de Bourgogne ouvrirent le bal par une Courante : ensuite Madame de Bourgogne prit le Roi d’Angleterre pour danser ; lui, la Reine d’Angleterre ; elle, le Roi, qui prit Madame de Bourgogne ; elle prit Monseigneur ; il prit Madame, qui prit Monsieur le Duc de Berri : ainsi successivement tous les Princes & les Princesses du Sang danserent chacun selon son rang. Monsieur le Duc de Chartres, aujourd’hui Régent, y dansa un Menuet & une Sarabande de si bonne grace, avec Madame la Princesse de Conti, qu’ils s’attirerent l’admiration de toute la Cour. Comme les Princes & les Princesses du Sang étoient en grand nombre dans ce tems-là, cette premiere cérémonie fut assez longue, pour que le bal fît une pause, pendant laquelle des Suisses précédez des premiers Officiers de la Bouche, apporterent six tables ambulatoires, superbement servies en ambigus, avec des buffets chargez de toutes sortes de rafraîchissemens, qui furent placez dans le milieu du bal, où chacun eut la liberté d’aller manger & boire à discrétion pendant une demi-heure.

Outre ces tables ambulantes, il y avoit une grande chambre à côté de la Galerie, qui étoit garnie sur des gradins, d’une infinité de bassins remplis de tout ce qu’on peut s’imaginer pour composer une superbe colation, dressée d’une propreté enchantée. Monsieur, & plusieurs Seigneurs & Dames de la Cour vinrent voir cet appareil, pour s’y rafraîchir pendant la pause du bal ; je les suivis aussi : ils prirent seulement quelques grenades, citrons, oranges, & quelques confitures séches ; mais sitôt qu’ils furent sortis, tout fut abandonné à la discrétion du public : tout ce grand appareil fut pillé en moins d’un demi-quart-d’heure, pour ne pas dire dans un moment.

Il y avoit dans une autre chambre deux grands buffets garnis, l’un de toutes sortes de vins, & l’autre de toutes sortes de liqueurs & d’eaux rafraichissantes : les buffets étoient séparez par des balustrades, & en dedans une infinité d’Officiers du Gobelet avoient le soin de donner à qui en vouloit tout ce qu’on leur demandoit pour rafraichissemens, pendant tout le tems du bal qui dura toute la nuit, quoique le Roi en sortît à onze heures, avec le Roi d’Angleterre, la Reine, & tous les Princes du Sang, pour aller souper ; mais pendant que le Roi y fut, on n’y dansa que des danses graves & sérieuses, où la bonne grace & la noblesse de la danse parut dans tout son lustre.

Je ne crois pas que dans quelque Cour que ce puisse être, on pût voir un bal de cérémonie plus superbe, plus brillant, mieux ordonné, & plus accompli.

Depuis le mariage de Monsieur le Duc de Bourgogne, on a vû que les danses nobles & sérieuses se sont abolies d’année en année, comme la Boccanne, les Canaries, le Passepied, la Duchesse, & bien d’autres, qui consistoient à faire voir la bonne grace & le bon air de la danse grave, comme il se pratiquoit du tems de la vieille Cour : à peine a-t-on conservé le Branle, la Courante, & le Menuet ; les jeunes gens de la Cour ayant substitué en la place les contre-danses, dans lesquelles on ne reconnoît plus la gravité ni la noblesse des anciennes : telles sont la Jalousie, le Cotillon, les Manches vertes, les Rats, la Cabarretiere, la Testard, le Remouleur, &c. desorte que par la suite du tems on ne dansera plus dans les assemblées de cérémonie, que des danses baladines. Cela va à la destruction des danses sérieuses, & confirme avec raison le reproche de l’humeur changeante des François, qui en cela, comme en bien d’autres choses, sacrifient souvent le bon au plaisir de la nouveauté.

J’ai oui dire à nos fameux Danseurs que l’usage des contre-danses nous vient d’un Maître à danser d’Angleterre, arrivé en France il y a douze ou quinze ans ; elles passent chez cette nation pour des danses de contrée : mais dans leur origine, elles passoient chez les Anciens pour des danses renversées, comme nous avons dans la Musique l’usage de la fugue & de la contre-fugue. C’est ce que les Anciens ont attribué à Dédale, comme je l’ai dit ci-devant, & ce que les Danseurs modernes ignorent, comme bien d’autres choses qui concernent l’origine de la Danse.

Voici ce qu’un fameux Poëte de nos jours nous en a dit.

Momus, avec la jeunesse,
Rafine sur ses leçons ;
Leur caprice ou leur adresse
Les varie en cent façons.
Leurs pas, leur course inégale
Représentant le Dédale
De la fille de Minos :
Jeux que sur l’airain docile
Des armes du jeune Achille
Traça le Dieu de Lemnos.

Cette strophe tirée d’une Ode faite sur la Danse à l’Académie Françoise en 1714, nous fait voir l’origine des contre-danses, que Dédale apprenoit à la belle Ariane, au dire d’Homere.

Le Passepied est encore une danse des plus anciennes, puisque Pline nous assure qu’elle tire son origine de la Pyrique, & que cette danse est fort convenable à la jeunesse pour dénouer le corps, & lui donner la bonne grace quand il se présente dans une assemblée.

Je doute fort que l’on trouve dans les contre-danses d’aujourd’hui les mêmes préceptes qui sont renfermez dans nos anciennes danses, autant pour la perfection du corps, que pour la bonne grace. C’est pourquoi les plus fameux Maîtres de Danse répugnent aujourd’hui à montrer à leurs Ecoliers les contre-danses, qui n’ont que le caprice pour tout principe.

Les jeunes Seigneurs de la Cour ont encore établi des bals champêtres, qui se font l’Eté dans le grand rond du Cours, pendant le clair de Lune, où chacun danse à sa guise.

Je finirai ce Chapitre par ce que nous apprend Gafarel dans ses Curiositez inouies, ch. 3, au sujet des bals : il dit qu’Aléxandre III. Roi d’Ecosse fut averti du jour de sa mort dans un bal de cérémonie, par un spectre ou fantôme qui y dansa au vû & au grand étonnement de toute l’assemblée : le Lecteur en croira aussi ce qui lui plaira ; mais j’ose dire, parce qu’il m’est arrivé en 1712, que cela n’est pas incroyable.

ODE DE LA DANSE,
Qui a remporté le premier prix à l’Académie en 1714, par M. le Roy.

Sur la trompette héroïque
Je n’accorde point mes airs,
La sagesse du Portique
N’appesantit point mes vers.
Viens, Terpsicore riante,
Ce sont des jeux que je chante,
Qui te doivent leurs appas ;
Viens, danse au son de ma lyre,
Et rends les airs que j’en tire,
Aussi legers que tes pas.
*
 Venez Dieux, venez Déesses,
La Danse au pied des autels
Mena jadis vos Prêtresses,
Offrir les vœux des mortels :
Soleil, par ce seul langage
L’Indien rendoit hommage
A ta féconde clarté :
Des Saliens sous les armes
Les Danses, Dieu des allarmes,
Plaisoient même à ta fierté.
*
 Du temple viens sur la scêne,
Danse, viens-y disputer
Aux efforts de Melpoméne
L’honneur de nous enchanter.
Non, que tes charmes s’unissent
Aux vers, aux chants qui remplissent
Le Spectacle que je vois :
Vous n’avez de ressemblance
Que la loi de la cadence,
Qui vous asservit tout trois.
*
 Mercure du sombre Empire
A-t-il traversé les flots ?
Son caducée en retire
Une foule de Héros,
Une puissance soudaine
Leur rend l’amour ou la haine,
Dont ils furent agitez :
Mouvemens qui dans moi-même,
Par un prestige que j’aime,
Seront bientôt transportez.
*
Tout ce que la langue exprime
Saisit lentement l’esprit ;
Par la Danse tout s’anime,
En un instant tout est dit ;
Ses gestes, ses pas agiles,
Ses caracteres mobiles
Décrivent nos sentimens ;
Et ces vivantes peintures
Changent d’autant de figures
Que le cœur de mouvemens.
*
 La crainte pâle & tremblante
Traîne des pas languissans ;
La colere étincelante
Roule des pas bondissans :
Agité par intervales,
Tombe à chutes inégales
Le désespoir plein d’horreurs ;
La libre & vive allégresse
Coule avec plus de mollesse
Que Zéphire sur les fleurs.
*
Grece, féconde en miracles,
Chez toi cet Art séducteur
Fit admirer des spectacles
Formez par un seul acteur ;
Ses attitudes parlantes,
Ses pas, ses mains éloquentes
Tracent une histoire aux yeux :
Fécond, il se multiplie,
C’est Télephe qui supplie,
C’est Oreste furieux.
*
 Toi qui prêtes à l’Histoire
Ton masque & tes ornemens,
Fable, dis moi, dois-je-croire
Prothée & ses changemens ?
Je commence à mieux connoître
Ce mortel qui sembloit être
Ce qu’il vouloit imiter,
Admirable Pantomime,
Que la surprise unanime
Au rang des Dieux fit monter.
*
Quel couple aimable s’avance ?
Ce sont deux amans heureux :
J’interprete leur silence ;
Et j’entens parler leurs feux :
Ils se suivent, ils s’évitent,
Ils se joignent, ils se quittent,
Feinte pleine de douceur ;
L’un devant, l’autre s’arrête,
S’applaudit de sa conquête,
Ou rend gloire à son vainqueur,
*
D’une troupe plus nombreuse,
Muse régle les accords,
D’une joie impétueuse
Rends dociles les transports,
Forme une danse nouvelle,
Et de mille autres en elle
Confonds la variété :
Amusante sans bassesse,
Sérieuse sans tristesse,
Et vive avec majesté.
*
Momus, avec la jeunesse,
Rafine sur tes leçons,
Leur caprice ou leur adresse
Les varie en cent façons ;
Leurs pas, leur course inégale
Représentent le Dédale
De la fille de Minos :1
Jeux que sur l’airain docile
Des armes du jeune Achille
Traça le Dieu de Lemnos.
*
Mais pressons les Dieux propices
D’amener ces jours si chers,
Où ton culte & tes délices
Occupent tout l’Univers :
Alors les graces renaissent,
Les ris, les jeux reparoissent,
Enfans d’un loisir heureux :
Zéphire, que l’hyver glace,
Fuis l’amour, viens à sa place
Nous ranimer par ses feux.
*
C’est l’amour qui nous redonne
Cet art trompeur & charmant,
Qui sçut séduire Pomone
En faveur de son amant :
Déguisant le sexe & l’âge
Aux yeux d’un jaloux sauvage :
Il dérobe nos secrets ;
Et s’il nous cache à nos belles,
C’est pour nous rendre auprès d’elles
Plus hardis & plus discrets.
*
Timide amant de la gloire,
Et caché pour l’acquérir,
J’attendrai que la victoire
Vienne enfin me découvrir.
Déja Minerve s’avance,
Son air riant & sa danse
Calment mes esprits flotans :
Prit-elle un autre langage
Pour applaudir au courage
Du vainqueur des fiers Titans ?