(1757) Articles pour l’Encyclopédie « Sur la musique moderne »
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(1757) Articles pour l’Encyclopédie « Sur la musique moderne »

Sur la musique moderne

Basse-contre

Basse-contre, s. f. acteur qui dans les chœurs de l’opéra et autres concerts chante la partie de bassecontre.

Il y a peu de basses-contre à l’opéra ; l’harmonie des chœurs y gagnerait, s’il y en avait un plus grand nombre. (B)

Basse-taille

Basse-taille, s. m. acteur de l’opéra ou d’un concert qui chante les rôles de basse-taille. Voyez Basse [Article non signé]

Ces rôles ont été les dominants ou en sous-ordre, dans les opéras, selon le plus ou le moins de goût que le public a montré pour les acteurs qui en ont été chargés.

La basse-taille était à la mode pendant tout le temps que Thévenard a resté au théâtre : mais les compositeurs d’à présent font leurs rôles les plus brillants pour la haute-contre.

Les rôles de Roland, d’Egée, d’Hidraot, d’Amadis de Grèce, etc. sont des rôles de basse-taille.

On appelle Tancrède l’opéra des basse-tailles, parce qu’il n’y a point de rôles de haute-contre, et que ceux de Tancrède, d’Argant et d’Ismenor sont des rôles fort beaux de basse-taille.

Les Magiciens, les Tyrans, les Amants haïs sont pour l’ordinaire des basses-tailles ; les femmes semblent avoir décidé, on ne sait pourquoi, que la haute-contre doit être l’amant favorisé, elles disent que c’est la voix du cœur ; des sons mâles et forts alarment sans doute leur délicatesse. Le sentiment, cet être imaginaire dont on parle tant, qu’on veut placer partout, qu’on décompose sans cesse sans l’éprouver, sans le définir, sans le connaître, le sentiment a prononcé en faveur des hautes-contre. Lorsqu’une basse-taille nouvelle se sera mise en crédit, qu’il paraîtra un autre Thévenard, ce système s’écroulera de lui-même, et vraisemblablement on se servira encore du sentiment pour prouver que la haute-contre ne fut jamais la voix du cœur. Voyez Haute-Contre [Article de Barthez]. (B)

Canevas

Canevas : on donne ce nom à des mots sans aucune suite, que les Musiciens mettent sous un air, qu’ils veulent faire chanter après qu’il aura été exécuté par l’orchestre et la danse. Ces mots servent de modèle au Poète pour en arranger d’autres de la même mesure, et qui forment un sens : la chanson faite de cette manière, s’appelle aussi canevas ou parodie. Voyez Parodie [Article non signé]

Il y a de fort jolis canevas dans l’opéra de Tancrède ; aimable vainqueur, etc. d’Hésione, est un canevas ancien. Ma bergère fuyait l’amour, etc. des Fêtes de l’hymen, en est un moderne ; presque toutes les chaconnes de Lully, ainsi que ses passacailles ont été parodiées par Quinault ; c’est dans ces canevas que l’on trouve des vers de neuf syllabes, dont le repos est à la troisième ; ce Poète admirable ne s’en est servi que dans ces occasions.

Les bons Poètes lyriques ne s’écartent jamais de la règle qui veut que les rimes soient toutes croisées, hors dans les canevas seulement. Il y en a tel qui forcément doit être en rimes masculines, tel autre en demande quatre féminines de suite. Il y en a enfin, mais en petit nombre, dont toutes les rimes sont de cette dernière espèce.

La correction dans l’arrangement des vers, est une grande partie du Poète lyrique ; les vers de douze syllabes, ceux de dix, de sept, et de six, adroitement mêlés, sont les seuls dont il se sert ; encore observe-t-il de n’user que très sobrement de ceux de sept. Il faut même alors que dans le même morceau où ils sont employés, il y en ait au moins deux de cette mesure. Les vers de cinq, de quatre, de trois syllabes sont réservés au canevas ; la phrase de Musique qu’il faut rendre donne la loi ; une note quelquefois exige un sens fini, et un vers par conséquent d’une seule syllabe.

Les canevas les mieux faits sont ceux dont les repos et les sens des vers répondent aux différents repos, et aux temps des phases de la Musique. Alors le redoublement des rimes est un nouvel agrément : il n’est point d’ouvrage plus difficile, qui exige une oreille plus délicate, et où la prosodie Française doive être plus observée. Le Poète qui est en même temps Musicien, a dans ces sortes de découpures un grand avantage sur celui qui n’est que Poète. (B)

Aussi, comme l’observe M. Rousseau, il y a bien des canevas dans nos opéras qui, pour l’ordinaire, n’ont ni sens ni esprit, et où la prosodie Française se trouve ridiculement estropiée.

Cantate avec l’abbé Mallet et Jean-Jacques Rousseau

Cantate, s. f. (Belles-Lettres.) petit poème fait pour être mis en musique, contenant le récit d’une action galante ou héroïque : il est composé d’un récit qui expose le sujet ; d’un air en rondeau ; d’un second récit, et d’un dernier air contenant le point moral de l’ouvrage.

L’illustre Rousseau est le créateur de ce genre parmi nous. Il a fait les premières cantates Françaises ; et dans presque toutes, on voit le feu poétique dont ce génie rare était animé : elles ont été mises en musique par les Musiciens les plus célèbres de son temps.

Il s’en faut bien que ses autres poèmes lyriques aient l’agrément de ceux-ci. La Poésie de style n’est pas ce qui leur manque : c’est la partie théâtrale, celle du sentiment, et cette coupe rare que peu d’hommes ont connue, qui est le grand talent du théâtre lyrique, qu’on ne croit peut-être qu’une simple mécanique, et qui fait seule réussir plus d’opéras que toutes les autres parties. Voyez Coupe. (B)

La cantate demande une poésie plutôt noble que véhémente, douce, harmonieuse ; parce qu’elle doit être jointe avec la musique, qui ne s’accommode pas de toutes sortes de paroles. L’enthousiasme de l’ode ne convient pas à la cantate : elle admet encore moins le désordre ; parce que l’allégorie qui fait le fonds de la cantate, doit être soutenue avec sagesse et exactitude, afin de cadrer avec l’application qu’en veut faire le poète. Princ. pour la lect. des Poèt. tom. I. (G)

On appelle aussi cantate, la pièce de Musique vocale accompagnée d’instruments, composée sur le petit poème de même nom dont nous venons de parler, et variée de deux ou trois récitatifs, et d’autant d’ariettes.

Le goût de la cantate aussi-bien que le mot, nous est venu d’Italie. Plusieurs bons auteurs, les Berniers, les Campras, les Montéclairs, les Batistins, en ont composé à l’envi : mais personne en cette partie n’a égalé le fameux Clérambault, dont les cantates doivent par leur excellent goût être consacrées à l’immortalité.

Les cantates sont tout à fait passées de modes en Italie, et elles suivent en France le même chemin. On leur a substitué les cantatilles. (S)

Chanson — avec Jean-Jacques Rousseau

Chanson, s. f. (Litt. et Mus.) est une espèce de petit poème fort court auquel on joint un air, pour être chanté dans des occasions familières, comme à table, avec ses amis, ou seul pour s’égayer et faire diversion aux peines du travail ; objet qui rend les chansons villageoises préférables à nos plus savantes compositions.

L’usage des chansons est fort naturel à l’homme : il n’a fallu, pour les imaginer, que déployer ses organes, et fixer l’expression dont la voix est capable, par des paroles dont le sens annonçât le sentiment qu’on voulait rendre, ou l’objet qu’on voulait imiter. Ainsi les anciens n’avaient point encore l’usage des lettres, qu’ils avaient celui des chansons : leurs lois et leurs histoires, les louanges des dieux et des grands hommes, furent chantées avant que d’être écrites ; et de-là vient, selon Aristote, que le même nom grec fut donné aux lois et aux chansons. (S)

Les vers des chansons doivent être aisés, simples, coulants, et naturels. Orphée, Linus, etc. commencèrent par faire des chansons : c’étaient des chansons que chantait Eriphanis en suivant les traces du chasseur Ménalque : c’était une chanson que les femmes de Grèce chantaient aussi pour rappeler les malheurs de la jeune Calycé, qui mourut d’amour pour l’insensible Evaltus : Thespis barbouillé de lie, et monté sur des tréteaux, célébrait la vendange, Silène et Bacchus, par des chansons à boire : toutes les odes d’Anacréon ne sont que des chansons : celles de Pindare en sont encore dans un style plus élevé ; le premier est presque toujours sublime par les images ; le second ne l’est guère souvent que par l’expression : les poésies de Sapho n’étaient que des chansons vives et passionnées ; le feu de l’amour qui la consumait, animait son style et ses vers. (B)

En un mot toute la poésie lyrique n’était proprement que des chansons : mais nous devons nous borner ici à parler de celles qui portaient plus particulièrement ce nom, et qui en avaient mieux le caractère.

Commençons par les airs de table. Dans les premiers temps, dit M. de la Nauze, tous les convives, au rapport de Dicearque, de Plutarque, et d’Artemon, chantaient ensemble et d’une seule voix les louanges de la divinité : ainsi ces chansons étaient de véritables péans ou cantiques sacrés.

Dans la suite les convives chantaient successivement, chacun à son tour tenant une branche de myrte, qui passait de la main de celui qui venait de chanter à celui qui chantait après lui.

Enfin quand la Musique se perfectionna dans la Grèce, et qu’on employa la lyre dans les festins, il n’y eut plus, disent les trois écrivains déjà cités, que les habiles gens qui fussent en état de chanter à table, du moins en s’accompagnant de la lyre ; les autres contraints de s’en tenir à la branche de myrte, donnèrent lieu à un proverbe grec, par lequel on disait qu’un homme chantait au myrte, quand on le voulait taxer d’ignorance.

Ces chansons accompagnées de la lyre, et dont Terpandre fut l’inventeur, s’appellent scolies, mot qui signifie oblique ou tortueux, pour marquer la difficulté de la chanson, selon Plutarque, ou la situation irrégulière de ceux qui chantaient, comme le veut Artemon : car comme il fallait être habillé pour chanter ainsi, chacun ne chantait pas à son rang, mais seulement ceux qui savaient la musique, lesquels se trouvaient dispersés çà et là, placés obliquement l’un par rapport à l’autre.

Les sujets des scolies se tiraient non seulement de l’amour et du vin, comme aujourd’hui, mais encore de l’histoire, de la guerre, et même de la morale. Telle est cette chanson d’Aristote sur la mort d’Hermias son ami et son allié, laquelle fit accuser son auteur d’impiété.

« O vertu, qui malgré les difficultés que vous présentez aux faibles mortels, êtes l’objet charmant de leurs recherches! vertu pure et aimable ! ce fut toujours aux Grecs un destin digne d’envie, que de mourir pour vous, et de souffrir sans se rebuter les maux les plus affreux. Telles sont les semences d’immortalité que vous répandez dans tous les cœurs ; les fruits en sont plus précieux que l’or, que l’amitié des parents, que le sommeil le plus tranquille : pour vous le divin Hercule et les sils de Léda essuyèrent mille travaux, et le succès de leurs exploits annonça votre puissance. C’est par amour pour vous qu’Achille et Ajax allèrent dans l’empire de Pluton ; et c’est en vue de votre aimable beauté que le prince d’Atarne s’est aussi privé de la lumière du soleil ; prince à jamais célèbre par ses actions! les filles de mémoire chanteront sa gloire toutes les fois qu’elles chanteront le culte de Jupiter hospitalier, ou le prix d’une amitié durable et sincère ».

Toutes leurs chansons morales n’étaient pas si graves que celle-là : en voici une d’un goût différent, tirée d’Athénée.

« Le premier de tous les biens est la santé ; le second, la beauté ; le troisième, les richesses amassées sans fraude ; et le quatrième, la jeunesse qu’on passe avec ses amis ».

Quant aux scolies qui roulent sur l’amour et le vin, on en peut juger par les soixante et dix odes d’Anacréon qui nous restent : mais dans ces sortes de chansons même on voyait encore briller cet amour de la patrie et de la liberté dont les Grecs étaient transportés.

« Du vin et de la santé, dit une de ces chansons, pour ma Clitagora et pour moi, avec le secours des Thessaliens ». C’est qu’outre que Clitagora était Thessalienne, les Athéniens avaient autrefois reçu du secours des Thessaliens contre la tyrannie des Pisistratides.

Ils avaient aussi des chansons pour les diverses professions : telles étaient les chansons des bergers, dont une espèce appelée bucoliasme, était le véritable chant de ceux qui conduisaient le bétail ; et l’autre, qui est proprement la pastorale, en était l’agréable imitation : la chanson des moissonneurs, appelée le lytierse, du nom d’un fils de Midas qui s’occupait par goût à faire la moisson : la chanson des meuniers, appelée hymëe ou épiaulie, comme celle-ci tirée de Plutarque : Moulez, meule ; moulez ; car Pittacus qui règne dans l’auguste Mytilene, aime à moudre ; parce que Pittacus était grand mangeur : la chanson des tisserands, qui s’appelait eline : la chanson jule des ouvriers en laine : celle des nourrices, qui s’appelait catabaucalese ou nunnie : la chanson des amans, appelée nomion : celle des femmes, appelée calycé, et harpalyce celle des filles ; ces deux dernières étaient aussi des chansons d’amour.

Pour des occasions particulières, ils avaient la chanson des noces, qui s’appelait hyménée, épithalame : la chanson de Datis, pour des occasions joyeuses : les lamentations, l’ialéme et le linos, pour des occasions funèbres et tristes : ce linos se chantait aussi chez les Egyptiens, et s’appelait par eux maneros, du nom d’un de leurs princes. Par un passage d’Euripide cité par Athénée, on voit que le linos pouvait aussi marquer la joie.

Enfin il y avait encore des hymnes ou chansons en l’Honneur des dieux et des héros : telles étaient les jules de Cérès et de Proserpine, la philélie d’Apollon, les upinges de Diane, etc. (S)

Ce genre passa des Grecs aux Latins ; plusieurs des odes d’Horace sont des chansons galantes ou bachiques. (B)

Les modernes ont aussi leurs chansons de différentes espèces selon le génie et le caractère de chaque nation : mais les Français l’emportent sur tous les peuples de l’Europe, pour le sel et la grâce de leurs chansons : ils se sont toujours plus à cet amusement, et y ont toujours excellé ; témoin les anciens Troubadours. Nous avons encore des chansons de Thibaut comte de Champagne. La Provence et le Languedoc n’ont point dégénéré de leur premier talent : on voit toujours régner dans ces provinces un air de gaieté qui les porte au chant et à la danse : un provençal menace son ennemi d’une chanson, comme un Italien menacerait le sien d’un coup de stylet ; chacun a ses armes. Les autres pays ont aussi leurs provinces chansonnières : en Angleterre, c’est l’Ecosse ; en Italie, c’est Venise.

L’usage établi en France d’un commerce libre entre les femmes et les hommes, cette galanterie aisée qui règne dans les sociétés, le mélange ordinaire des deux sexes dans tous les repas, le caractère même d’esprit des Français, ont dû porter rapidement chez eux ce genre à sa perfection. (B)

Nos chansons sont de plusieurs espèces ; mais en général elles roulent ou sur l’amour, ou sur le vin, ou sur la satire : les chansons d’amour sont les airs tendres, qu’on appelle encore airs sérieux : les romances, dont le caractère est d’émouvoir l’âme par le récit tendre et naïf de quelque histoire amoureuse et tragique ; les chansons pastorales, dont plusieurs sont faites pour danser, comme les musettes, les gavottes, les branles, etc. (S)

On ne connaît guère les auteurs des paroles de nos chansons françaises : ce sont des morceaux peu réfléchis, sortis de plusieurs mains, et que pour la plupart le plaisir du moment a fait naître : les musiciens qui en ont fait les airs sont plus connus, parce qu’ils en ont laissé des recueils complets ; tels sont les livres de Lambert, de Dubousset, etc.

Cette sorte d’ouvrage perpétue dans les repas le plaisir à qui il doit sa naissance. On chante indifféremment à table des chansons tendres, bachiques, etc. Les étrangers conviennent de notre supériorité en ce genre : le Français débarrassé de soins, hors du tourbillon des affaires qui l’a entraîné toute la journée, se délasse le soir dans des soupers aimables de la fatigue et des embarras du jour : la chanson est son égide contre l’ennui ; le vaudeville est son arme offensive contre le ridicule : il s’en sert aussi quelquefois comme d’une espèce de soulagement des pertes ou des revers qu’il essuie ; il est satisfait de ce dédommagement ; dès qu’il a chanté, sa haine ou sa vengeance expirent. (B)

Les chansons à boire sont assez communément des airs de basse, ou des rondes de table. Nous avons encore une espèce de chanson qu’on appelle parodie ; ce sont des paroles qu’on ajuste sur des airs de violon ou d’autres instruments, et que l’on fait rimer tant bien que mal, sans avoir d’égard à la mesure des vers.

La vogue des parodies ne peut montrer qu’un très mauvais goût ; car outre qu’il faut que la voix excède et passe de beaucoup sa juste portée pour chanter des airs faits pour les instruments : la rapidité avec laquelle on fait passer des syllabes dures et chargées de consonnes, sur des doubles croches et des intervalles difficiles, choque l’oreille très désagréablement. Les Italiens, dont la langue est bien plus douce que la nôtre, prodiguent à la vérité les vitesses dans les roulades ; mais quand la voix a quelques syllabes à articuler, ils ont grand soin de la faire marcher plus posément, et de manière à rendre les mots aisés à prononcer et à entendre. (S)

Chant — avec Jean-Jacques Rousseau

Chant, s. m. (Musique.) est en général une sorte de modification de la voix, par laquelle on forme des sons variés et appréciables. Il est très difficile de déterminer en quoi le son qui forme la parole, diffère du son qui forme le chant. Cette différence est certaine ; mais on ne voit pas bien précisément en quoi elle consiste. Il ne manque peut-être que la permanence aux sons qui forment la parole, pour former un véritable chant : il paraît aussi que les diverses inflexions qu’on donne à sa voix en parlant, forment des intervalles qui ne sont point harmoniques, qui ne font point partie de nos systèmes de Musique, et qui par conséquent ne peuvent être exprimés en notes.

Chant, appliqué plus particulièrement à la Musique, se dit de toute musique vocale ; et dans celle qui est mêlée d’instruments, on appelle partie de chant toutes celles qui sont destinées pour les voix. Chant se dit aussi de la manière de conduire la mélodie dans toutes sortes d’airs et de pièces de musique. Les chants agréables frappent d’abord ; ils se gravent facilement dans la mémoire : mais peu de compositeurs y réussissent. Il y a parmi chaque nation des tours de chant usés, dans lesquels la plupart des compositeurs retombent toujours. Inventer des chants nouveaux, n’appartient qu’à l’homme de génie ; trouver de beaux chants, appartient à l’homme de goût. (S)

Le chant est l’une des deux premières expressions du sentiment, données par la nature. Voyez Geste.

C’est par les différents sons de la voix que les hommes ont dû exprimer d’abord leurs différentes sensations. La nature leur donna les sons de la voix, pour peindre à l’extérieur les sentiments de douleur, de joie, de plaisir dont ils étaient intérieurement affectés, ainsi que les désirs et les besoins dont ils étaient pressés. La formation des mots succéda à ce premier langage. L’un fut l’ouvrage de l’instinct, l’autre fut une suite des opérations de l’esprit. Tels on voit les enfants exprimer par des sons vifs ou tendres, gais ou tristes, les différentes situations de leur âme. Cette espèce de langage, qui est de tous les pays, est aussi entendu par tous les hommes, parce qu’il est celui de la nature. Lorsque les enfants viennent à exprimer leurs sensations par des mots, ils ne sont entendus que des gens d’une même langue, parce que les mots sont de convention, et que chaque société ou peuple a fait sur ce point des conventions particulières.

Ce chant naturel dont on vient de parler, s’unit dans tous les pays avec les mots : mais il perd alors une partie de sa force ; le mot peignant seul l’affection qu’on veut exprimer, l’inflexion devient par là moins nécessaire, et il semble que sur ce point, comme en beaucoup d’autres, la nature se repose, lorsque l’art agit. On appelle ce chant, acceru. Il est plus ou moins marqué, selon les climats. Il est presqu’insensible dans les tempérés ; et on pourrait aisément noter comme une chanson, celui des différents pays méridionaux. Il prend toujours la teinte, si on peut parler ainsi, du tempérament des diverses nations. Voyez Accent [Article de Dumarsais].

Lorsque les mots furent trouvés, les hommes qui avaient déjà le chant, s’en servirent pour exprimer d’une façon plus marquée le plaisir et la joie. Ces sentiments qui remuent et agitent l’âme d’une manière vive, durent nécessairement se peindre dans le chant avec plus de vivacité que les sensations ordinaires ; de-là cette différence que l’on trouve entre le chant du langage commun, et le chant musical.

Les règles suivirent longtemps après, et on réduisit en art ce qui avait été d’abord donné par la nature ; car rien n’est plus naturel à l’homme que le chant, même musical : c’est un soulagement qu’une espèce d’instinct lui suggère pour adoucir les peines, les ennuis, les travaux de la vie. Le voyageur dans une longue route, le laboureur au milieu des champs, le matelot sur la mer, le berger en gardant ses troupeaux, l’artisan dans son atelier, chantent tous comme machinalement ; et l’ennui, la fatigue, sont suspendus ou disparaissent.

Le chant consacré par la nature pour nous distraire de nos peines, ou pour adoucir le sentiment de nos fatigues, et trouvé pour exprimer la joie, servit bientôt après pour célébrer les actions de grâces que les hommes rendirent à la Divinité ; et une fois établi pour cet usage, il passa rapidement dans les fêtes publiques, dans les triomphes, et dans les festins, etc. La reconnaissance l’avait employé pour rendre hommage à l’Être suprême ; la flatterie le fit servir à la louange des chefs des nations, et l’amour à l’expression de la tendresse. Voilà les différentes sources de la Musique et de la Poésie. Le nom de Poète et de Musicien furent longtemps communs à tous ceux qui chantèrent et à tous ceux qui firent des vers.

On trouve l’usage du chant dans l’antiquité la plus reculée. Enos commença le premier à chanter les louanges de Dieu, Genèse 4, et Laban se plaint à Jacob son gendre, de ce qu’il lui avait comme enlevé ses filles, sans lui laisser la consolation de les accompagner au son des chansons et des instruments. Genèse 31.

Il est naturel de croire que le chant des oiseaux, les sons différents de la voix des animaux, les bruits divers excités dans l’air par les vents, l’agitation des feuilles des arbres, le murmure des eaux, servirent de modèle pour régler les différents tons de la voix. Les sons étaient dans l’homme : il entendit chanter ; il fut frappé par des bruits ; toutes ses sensations et son instinct le portèrent à l’imitation. Les concerts de voix furent donc les premiers. Ceux des instruments ne vinrent qu’ensuite, et ils furent une seconde imitation : car dans tous les instruments connus, c’est la voix qu’on a voulu imiter. Nous en devons l’invention à Jubal fils de Lamech. Ipse fuis pater canentium citharâ et organo. Genèse 4. Dès que le premier pas est fait dans les découvertes utiles ou agréables, la route s’élargit et devient aisée. Un instrument trouvé une fois, a dû fournir l’idée de mille autres. Voyez-en les différents noms à chacun de leurs articles.

Parmi les Juifs, le cantique chanté par Moïse et les enfants d’Israël, après le passage de la mer Rouge, est la plus ancienne composition en chant qu’on connaisse.

Dans l’Egypte et dans la Grèce, les premiers chants connus furent des vers en l’honneur des dieux, chantés par les poètes eux-mêmes. Bientôt adoptés par les prêtres, ils passèrent jusqu’aux peuples, et de-là prirent naissance les concerts et les chœurs de Musique. Voyez Chœurs et Concert.

Les Grecs n’eurent point de poésie qui ne fût chantée ; la lyrique se chantait avec un accompagnement d’instruments, ce qui la fit nommer mélique. Le chant de la poésie épique et dramatique était moins chargé d’inflexions, mais il n’en était pas moins un vrai chant ; et lorsqu’on examine avec attention tout ce qu’ont écrit les anciens sur leurs poésies, on ne peut pas révoquer en doute cette vérité. Voyez Opéra [Article de Jaucourt]. C’est donc au propre qu’il faut prendre ce qu’Homere, Hésiode, etc. ont dit au commencement de leurs poèmes. L’un invite sa muse à chanter la fureur d’Achille ; l’autre va chanter les Muses elles-mêmes, parce que leurs ouvrages n’étaient faits que pour être chantés. Cette expression n’est devenue figure que chez les Latins, et depuis parmi nous.

En effet, les Latins ne chantèrent point leurs poésies ; à la réserve de quelques odes et de leurs tragédies, tout le reste fut récité. César disait à un poète de son temps qui lui faisait la lecture de quelqu’un de ses ouvrages : Vous chantez mal si vous prétendez chanter ; et si vous prétendez lire, vous lisez mal : vous chantez.

Les inflexions de la voix des animaux sont un vrai chant formé de tons divers, d’intervalles, etc. et il est plus ou moins mélodieux, selon le plus ou le moins d’agrément que la nature a donné à leur organe. Au rapport de Juan Christoval Calvete (qui a fait une relation du voyage de Philippe II. roi d’Espagne, de Madrid à Bruxelles, qu’on va traduire ici mot à mot), dans une procession solennelle qui se fit dans cette capitale des Pays-Bas en l’année 1549, pendant l’octave de l’Ascension, sur les pas de l’archange saint Michel, couvert d’armes brillantes, portant d’une main une épée, et une balance de l’autre, marchait un chariot, sur lequel on voyait un ours qui touchait un orgue : il n’était point composé de tuyaux comme tous les autres, mais de plusieurs chats enfermés séparément dans des caisses étroites, dans lesquelles ils ne pouvaient se remuer : leurs queues sortaient en haut, elles étaient liées par des cordons attachés au registre ; ainsi à mesure que l’ours pressait les touches, il faisait lever ces cordons, tirait les queues des chats, et leur faisait miauler des tailles, des dessus, et des basses, selon les airs qu’il voulait exécuter. L’arrangement était fait de manière qu’il n’y eût point un faux ton dans l’exécution : y hazien cousus aullidos altos y baxos una musica ben entonada, che era eosa nueva y mucho de ver. Des singes, des ours, des loups, des cerfs, etc. dansaient sur un théâtre porté dans un char au son de cet orgue bisarre : una gratiosa dansa de monos, ossos, lobos, ciervos, y otros animales salvajes dançando delaute y detras de una granjaula che en un carro tirava un quartago. Voyez Danse.

On a entendu de nos jours un chœur très harmonieux, qui peint le croassement des grenouilles, et une imitation des différents cris des oiseaux à l’aspect de l’oiseau de proie, qui forme dans Platée un morceau de musique du plus grand genre. Voyez Ballet et Opéra [Article de Jaucourt].

Le chant naturel variant dans chaque nation selon les divers caractères des peuples et la température différente des climats, il était indispensable que le chant musical, dont on a fait un art longtemps après que les langues ont été trouvées, suivît ces mêmes différences ; d’autant mieux que les mots qui forment ces mêmes langues n’étant que l’expression des sensations, ont dû nécessairement être plus ou moins forts, doux, lourds, légers, etc. selon que les peuples qui les ont formés ont été diversement affectés, et que leurs organes ont été plus ou moins déliés, roides, ou flexibles. En partant de ce point, qui paraît incontestable, il est aisé de concilier les différences qu’on trouve dans la Musique vocale des diverses nations. Ainsi disputer sur cet article, et prétendre par exemple que le chant Italien n’est point dans la nature, parce que plusieurs traits de ce chant paraissent étrangers à l’oreille, c’est comme si l’on disait que la langue Italienne n’est point dans la nature, ou qu’un Italien a tort de parler sa langue. Voyez Chantre, Exécution, Opéra [Article de Jaucourt].

Les instruments d’ailleurs n’ayant été inventés que pour imiter les sons de la voix, il s’ensuit aussi que la Musique instrumentale des différentes nations doit avoir nécessairement quelque air du pays où elle est composée : mais il en est de cette espèce de productions de l’Art, comme de toutes les autres de la nature. Une vraiment belle femme, de quelque nation qu’elle soit, le doit paraître dans tous les pays où elle se trouve ; parce que les belles proportions ne sont point arbitraires. Un concerto bien harmonieux d’un excellent maître d’Italie, un air de violon, une ouverture bien dessinée, un grand chœur de M. Rameau, le Venite exultemus de M. Mondonville, doivent de même affecter tous ceux qui les entendent. Le plus ou le moins d’impression que produisent et la belle femme de tous les pays, et la bonne musique de toutes les nations, ne vient jamais que de la conformation heureuse ou malheureuse des organes de ceux qui voient et de ceux qui entendent. (B)

Chantre

Chantre, s. m. ecclésiastique, ou séculier qui porte alors l’habit ecclésiastique, appointé par les chapitres pour chanter dans les offices, les récits, ou les chœurs de musique, etc. On ne dit jamais chanteur, que lorsqu’il s’agit du chant profane (Voyez Chanteur ; et on ne dit jamais chantre, que lorsqu’il s’agit du chant d’église. Les chantres de la musique des chapitres sont soumis au grand-chantre, qui est une dignité ecclésiastique : ils exécutent les motets, et chantent le plain-chant, etc. On donnait autrefois le nom de chantres aux musiciens de la chapelle du roi : ils s’en offenseraient aujourd’hui ; on les appelle musiciens de la chapelle.

Ceux mêmes des chapitres qui exécutent la musique, ne veulent point qu’on leur donne ce nom ; ils prétendent qu’il ne convient qu’à ceux qui sont pour le plain-chant, et ils se qualifient musiciens de l’église dans laquelle ils servent : ainsi on dit les musiciens de Notre-Dame, de la sainte-Chapelle ; etc.

Pendant le séjour de l’empereur Charlemagne à Rome en l’an 789, les chantres de sa chapelle qui le suivaient ayant entendu les chantres Romains, trouvèrent leur façon de chanter risible, parce qu’elle différait de la leur, et ils s’en moquèrent tout haut sans ménagement : ils chantèrent à leur tour ; et les chantres Romains, aussi adroits qu’eux pour le moins à saisir et à peindre le ridicule, leur rendirent avec usure toutes les plaisanteries qu’ils en avaient reçues.

L’empereur qui voyait les objets en citoyen du monde, et qui était fort loin de croire que tout ce qui était bon sur la terre fut à sa cour, les engagea les uns et les autres à une espèce de combat de chant, dont il voulut être le juge ; et il prononça en faveur des Romains. Le P. Daniel, Hist. de Fr. tome I. p. 472.

On voit par-là combien les Français datent de loin en fait de préventions et d’erreurs sur certains chapitres : mais un roi tel que Charlemagne n’était pas fait pour adopter de pareilles puérilités ; il semble que cette espèce de feu divin qui anime les grands hommes, épure aussi leur sentiment, et le rend plus fin, plus délicat, plus sûr que celui des autres hommes. Personne dans le royaume ne l’avait plus exquis que Louis XIV, le temps a confirmé presque tous les jugements qu’il a portés en matière de goût.

On dit chantre, en Poésie, pour dire poète : ainsi on désigne Orphée sous la qualification de chantre de la Thrace, etc. On ne s’en sert que rarement dans le style figuré, et jamais dans le simple. (B)

Chœur — avec Jean-Jacques Rousseau

Chœur, est, en Musique, un morceau d’harmonie complète, à quatre parties ou plus, chanté à la fois par toutes les voix, et joué par tout l’orchestre. On cherche dans les chœurs un bruit agréable et harmonieux qui charme et remplisse les oreilles : un beau chœur est le chef-d’œuvre d’un habile compositeur. Les Français passent pour réussir mieux dans cette partie qu’aucune autre nation de l’Europe.

Le chœur s’appelle quelquefois grand-chœur, par opposition au petit-chœur qui est seulement composé de trois parties ; savoir, deux dessus, et la hautecontre qui leur sert de basse. On fait entendre de temps en temps séparément ce petit chœur, dont la douceur contraste agréablement avec la bruyante harmonie du grand. (S)

Le grand chœur est composé de huit basses, qui sont en haut des deux côtés de l’orchestre. La contrebasse est du grand chœur, ainsi que les violons, les hautbois, les flûtes, et les bassons. C’est l’orchestre entier qui le forme. Voyez Orchestre [Article de Jaucourt]. (B)

On appelle encore petit chœur, dans l’orchestre de l’opéra, un petit nombre des meilleurs instruments de chaque genre, qui forme comme un orchestre particulier autour du clavecin et de celui qui bat la mesure. Ce petit chœur est destiné pour les accompagnements qui demandent le plus de délicatesse et de précision.

Il y a des musiques à deux ou plusieurs chœurs qui se répondent et chantent quelquefois tous ensemble : on en peut voir un exemple dans l’opéra de Jephté. Mais cette pluralité de chœurs qui se pratique assez souvent en Italie, n’est guère d’usage en France ; on trouve qu’elle ne fait pas un bien grand effet, que la composition n’en est pas fort facile, et qu’il faut un trop grand nombre de musiciens pour l’exécuter. (S)

Il y a de beaux chœurs dans Tancrède ; celui de Phaéton, Allez répandre la lumière, etc. a une très grande réputation, quoiqu’il soit inférieur au chœur O l’heureux temps, etc. du prologue du même opéra. Mais le plus beau qu’on connaisse maintenant à ce théâtre, est le chœur Brillant soleil, etc. de la seconde entrée des Indes galantes. M. Rameau a poussé cette partie aussi loin qu’il semble qu’elle puisse l’être : presque tous ses chœurs sont beaux, et il en a beaucoup qui sont sublimes. (B)

Concert– avec Jean-Jacques Rousseau

Concert, s. m. (Musique.) assemblée de voix et d’instruments qui exécutent des morceaux de musique. On le dit aussi pour exprimer la musique même qu’on exécute. Les Indes galantes sont gravées en concert, c’est-à-dire qu’elles sont disposées dans la gravure pour former des concerts. (B)

On ne se sert guère du mot concert que pour une assemblée d’au moins quatre ou cinq musiciens, et pour une musique à plusieurs parties, tant vocales qu’instrumentales. Quant aux anciens, comme il paraît qu’ils ne connaissaient pas la musique à plusieurs parties, leurs concerts ne s’exécutaient probablement qu’à l’unisson ou à l’octave. (S)

On fait des concerts d’instruments sans voix, dans lesquels on n’exécute que des symphonies. Dans quelques villes considérables de province, plusieurs particuliers se réunissent pour entretenir à leurs dépens des musiciens qui forment un concert. On dit le concert de Marseille, de Toulouse, de Bordeaux, etc. Celui de Lyon est établi en forme par lettres patentes, et a le titre d’académie royale de Musique. Il est administré par des directeurs élus par les particuliers associés, et c’est un des meilleurs qu’il y ait en province. Par un des statuts de cet établissement, chaque concert doit finir par un motet à grand chœur. Il n’est guère de ville en Europe où on ait tant de goût pour les Arts, dont les habitants soient aussi bons citoyens, et où les grands principes des mœurs soient si bien conservés : l’opulence ne les a point détruits, parce qu’elle n’y fleurit que par le travail et l’industrie. Le Commerce seul fait la richesse de la ville de Lyon, et la bonne foi est le grand ressort de cette utile et honnête manière d’acquérir.

Le 24 Août, veille de Saint-Louis, on élève auprès de la grande porte des Tuileries, du côté du jardin, une espèce d’amphithéâtre : tous les symphonistes de l’opéra s’y rendent ; et à l’entrée de la nuit on forme un grand concert composé des plus belles symphonies des anciens maîtres Français. C’est un hommage que l’académie royale de Musique rend au Roi. On ignore pourquoi l’ancienne musique, beaucoup moins brillante que la nouvelle, et par cette raison moins propre aujourd’hui à former un beau concert, est pourtant la seule qu’on exécute dans cette occasion : peut-être croit-on devoir la laisser jouir encore de cette prérogative, dans une circonstance où personne n’écoute. (B)

Concert Spirituel

Concert spirituel, (Histoire moderne) spectacle public dans lequel on exécute, pendant les temps que tous les autres spectacles sont fermés, des motets et des symphonies. Il est établi dans la salle des suisses des Tuileries. On y a fait construire des loges commodes et un grand orchestre ; et ce spectacle a été plus ou moins fréquenté, selon le plus ou moins d’intelligence des personnes qui en ont été chargées.

Anne Daveau, dit Philidor, ordinaire de la musique du Roi, en donna l’idée en 1725. C’est un spectacle tributaire de l’académie royale de Musique : elle l’a régi pendant quelque temps elle-même ; et il est actuellement affermé à M. Royer, maître à chanter des Enfants de France.

C’est le plus beau concert de l’Europe, et il peut fort aisément devenir le meilleur qu’il soit possible d’y former, parce que par son établissement il n’est point borné à de simples symphonies ou à des motets ; on y peut faire exécuter des cantates, des airs Italiens des excellents maîtres, des morceaux de chant neufs et détachés, etc. En 1727 on y donna avec succès la cantate du Retour des dieux sur la terre, dont les paroles sont de M. Tanevot, et la musique de M. Colin de Blamont ; et en 1729, la cantate qui a pour titre la Prise de Lerida et plusieurs ariettes Italiennes y attirèrent beaucoup de monde.

Lorsqu’il paraît à Paris quelque joueur d’instruments de réputation, ou quelque cantatrice ou chanteur étrangers, c’est là qu’on est sûr de les bien entendre. Le nombre de bons instruments dont ce concert est composé, les chœurs qui sont choisis parmi les meilleurs musiciens des églises de Paris, les actrices de l’opéra les plus goûtées du public, et les voix de la chapelle et de la chambre du Roi les plus brillantes qu’on a le soin d’y faire paraître, le rendent fort agréable aux amateurs de la Musique ; et lorsqu’on a l’art de varier les morceaux qu’on y exécute, le public y court en foule.

Ce n’est que là, au reste, et à la chapelle du Roi, qu’on peut jouir des beaux motets de M. Mondonville. Ce célèbre compositeur dans ce genre de Musique est au concert spirituel, ce que M. Rameau est à l’opéra : il a saisi dans ses compositions sacrées la grande manière que cet illustre artiste a portée dans ses ouvrages dramatiques ; mais il l’a saisie en homme original ; il a vu la lumière dès qu’elle a paru ; et il a composé de façon qu’on juge sans peine qu’il était capable de se frayer de nouvelles routes dans son art, quand même M. Rameau ne les aurait pas ouvertes avant lui. Voyez Chant. (B)

Dessus

Dessus, (Opéra.) voyez l’article précédent [Article « Dessus (Musique) » de Rousseau] On dit d’une actrice de l’opéra et d’une chanteuse de concert, c’est un beau dessus, pour dire une belle voix de dessus. Les chœurs de femmes à l’opéra sont composés de dessus et de bas-dessus ; les premières sont placées du côté du Roi, les autres du côté de la Reine. Voyez Chœurs. La partie des dessus à la chapelle du Roi, est chantée par des castrati. Voyez Chanteur. (B)

Exécution

Exécution, s. f. (Opéra) on se sert de ce terme pour exprimer la façon dont la musique vocale et instrumentale sont rendues. Il est difficile de bien connaître une composition musicale de quelque espèce qu’elle soit, si on n’en a pas entendu l’exécution. C’est de cet ensemble que dépend principalement l’impression de plaisir, ou d’ennui. La meilleure composition en musique paraît désagréable, insipide, et même fatigante, avec une mauvaise exécution.

En 1669 l’abbé Perrin et Cambert rassemblèrent tout ce qu’ils purent trouver de musiciens à Paris, et ils firent venir des voix du Languedoc pour former l’établissement de l’opéra. Lully qui par la prévoyance de M. Colbert, fut bientôt mis à leur place, se servit de ce qu’il avait sous sa main. Le chant et l’orchestre étaient dans ces commencements ce que sont tous les Arts à leur naissance. L’opéra italien avait donné l’idée de l’opéra français : Lully qui était Florentin, était musicien comme l’étaient de son temps les célèbres compositeurs de delà les monts, et il ne pouvait pas l’être davantage. Les exécutants qui lui auraient été nécessaires, s’il l’avait été plus, étaient encore loin de naître. Ses compositions furent donc en proportion de la bonne musique de son temps, et de la force de ceux qui devaient les exécuter.

Comme il avait beaucoup de génie et de goût, l’art sous ses yeux, et par ses soins, faisait toujours quelques progrès ; et à mesure qu’il le voyait avancer, son génie aussi faisait de nouvelles découvertes, et créait des choses plus hardies. Despotique sur son théâtre et dans son orchestre, il récompensait les efforts, et punissait à son gré le défaut d’attention et de travail. Tout pliait sous lui : il prenait le violon des mains d’un exécutant qu’il trouvait en faute, et le lui cassait sur la tête sans que personne osât se plaindre ni murmurer.

Ainsi l’exécution de son temps fut poussée aussi loin qu’on devait naturellement l’attendre ; et la distance était immense de l’état où il trouva l’orchestre et le chant, à l’état où il les laissa.

Cependant ce que nous nommons très improprement le récitatif (voyez Récitatif [Article de Rousseau]) fut la seule partie de l’exécution qu’il porta et qu’il pouvait porter jusqu’à une certaine perfection ; il forma à son gré les sujets qu’il avait, dans un genre que personne ne pouvait connaître mieux que lui ; et comme il avait d’abord saisi une sorte de déclamation chantante qui était propre au genre et à la langue, il lui fut loisible de rendre suffisante pour son temps l’exécution de cette partie, sur un théâtre dont il était le maître absolu, et avec des sujets qu’il avait formés, qui tenaient tout de lui, et dont il était à la fois le créateur et l’oracle suprême.

Mais l’exécution de la partie instrumentale et du chant devait s’étendre dans la suite aussi loin que pouvait aller l’art lui-même ; et cet art susceptible de combinaisons à l’infini, ne faisait alors que de naître. Par conséquent l’orchestre de Lully, quoiqu’aussi bon qu’il fût possible, n’était encore lorsqu’il mourut qu’aux premiers éléments. On a beau quelquefois sur cet article employer la charlatanerie pour persuader le contraire, tout le monde fait que du vivant de Lully, les violons avaient besoin de recourir à des sourdines pour adoucir dans certaines occasions ; il leur fallait trente répétitions, et une étude pénible, pour jouer passablement des morceaux qui paraissent aujourd’hui aux plus faibles écoliers sans aucune difficulté. Voyez Orchestre [Article de Jaucourt].

Qu’on ne m’oppose point les sourdines dont on se sert quelquefois dans les orchestres d’Italie. Ce n’est point pour faire les doux qu’on y a recours. C’est pour produire un changement de son, qui fait tableau dans certaines circonstances, comme lorsqu’on veut peindre l’horreur d’un cachot sombre, d’une caverne obscure, etc.

De même le chant brillant, léger, de tableau, de grande force, les chœurs de divers desseins, et à plusieurs parties enchaînées les unes aux autres, qui produisent de si agréables effets, ces duo, ces trio savants et harmonieux, ces ariettes qui ont presque tout le saillant des grands aria d’Italie, sans avoir peut-être aucuns des défauts qu’on peut quelquefois leur reprocher ; toutes ces différentes parties enfin de la musique vocale trouvées de nos jours, ne pouvaient venir dans l’esprit d’un compositeur qui connaissait la faiblesse de ses sujets. Le récitatif d’ailleurs, la grande scène suffisait alors à la nation à laquelle Lully devait plaire. Les poèmes immortels de Quinault étaient tous coupés pour la déclamation : la cour et la ville étaient contentes de ce genre ; elles n’avaient ni ne pouvaient avoir l’idée d’un autre.

L’art s’est depuis développé : les progrès qu’il a faits en France sont en proportion avec ceux qu’il a faits en Italie, où l’on a naturellement une plus grande aptitude à la musique ; et comme les compositions de Pergolèse, de Haendel, de Leo, etc. sont infiniment au-dessus de celles du Carissimi, de Corelli, etc. de même celles de nos bons maîtres français d’aujourd’hui sont fort supérieures à celles qu’on admirait sur la fin du dernier siècle. L’exécution a suivi l’art dans ses différentes marches ; leurs progrès ont été et dû être nécessairement les mêmes. Les routes trouvées par les compositeurs ont dû indispensablement s’ouvrir pour les exécutants ; à mesure que l’art de la navigation a pris des accroissements par les nouvelles découvertes qu’on a faites, il a fallu aussi que la manœuvre devînt plus parfaite. L’une a été une suite nécessaire de l’autre.

Ainsi en examinant de sang-froid et avec un peu de réflexion les différences successives d’un genre destiné uniquement pour le plaisir ; en écartant les déclamations que des intérêts secrets animent ; en se dépouillant enfin des préjugés que l’habitude, et l’ignorance seules accréditent, on voit qu’il n’est rien arrivé de nos jours sur la Musique, qui ne lui soit commun avec tous les autres arts. La Peinture, la Poésie, la Sculpture, dans toutes leurs différentes transmigrations des Grecs chez les Romains, de chez les Romains dans le reste de l’Italie, et enfin dans toute l’Europe, ont eu ces mêmes développements. Mais ces arts ont avancé d’un pas plus rapide que la Musique, parce que leur perfection dépendait du génie seul de ceux qui ont composé. La Musique au contraire ne pouvait parvenir à la perfection, que lorsque l’exécution aurait été portée à un certain point, et il fallait au génie le concours d’un très grand nombre d’artistes différents que le temps pouvait seul former. M. Rameau a saisi le moment : il a porté l’exécution déjà préparée en France par le travail et l’expérience de plus de soixante ans, à un degré de perfection égal à celui de ses compositions dramatiques. Voyez Chanteur, Orchestre [Article de Jaucourt], Opéra [Article de Jaucourt]. (B)

Expression

Expression, (Opéra.) C’est le ton propre au sentiment, à la situation, au caractère de chacune des parties du sujet qu’on traite. La Poésie, la Peinture et la Musique sont une imitation. Comme la première ne consiste pas seulement en un arrangement méthodique de mots, et que la seconde doit être tout autre chose qu’un simple mélange de couleurs, de même la Musique n’est rien moins qu’une suite sans objet de sons divers. Chacun de ces arts a et doit avoir une expression, parce qu’on n’imite point sans exprimer, ou plutôt que l’expression est l’imitation même.

Il y a deux sortes de Musique, l’une instrumentale, l’autre vocale, et l’expression est nécessaire à ces deux espèces, de quelque manière qu’on les emploie. Un concerto, une sonate, doivent peindre quelque chose, ou ne sont que du bruit, harmonieux, si l’on veut, mais sans vie. Le chant d’une chanson, d’une cantate, doit exprimer les paroles de la cantate et de la chanson, sinon le musicien a manqué son but ; et le chant, quelque beau qu’il soit d’ailleurs, n’est qu’un contre-sens fatiguant pour les oreilles délicates.

Ce principe puisé dans la nature, et toujours sûr pour la Musique en général, est encore plus particulièrement applicable à la musique dramatique ; c’est un édifice régulier qu’il faut élever avec raison, ordre et symétrie : les symphonies et le chant sont les grandes parties du total, la perfection de l’ensemble dépend de l’expression répandue dans toutes ses parties.

Lully a presque atteint à la perfection dans un des points principaux de ce genre. Le chant de déclamation, qu’il a adapté si heureusement aux poèmes inimitables de Quinault, a toujours été le modèle de l’expression dans notre musique de récitatif. Voyez Récitatif [Article de Rousseau]. Mais qu’il soit permis de parler sans déguisement dans un ouvrage consacré à la gloire et au progrès des Arts. La vérité doit leur servir de flambeau ; elle peut seule, en éclairant les Artistes, enflammer le génie, et le guider dans des routes sûres vers la perfection. Lully qui a quelquefois excellé dans l’expression de son récitatif, mais qui fort souvent aussi l’a manquée, a été très fort au-dessous de lui-même dans l’expression de presque toutes les autres parties de sa musique.

Les fautes d’un faible artiste ne sont point dangereuses pour l’art ; rien ne les accrédite, on les reconnaît sans peine pour des erreurs, et personne ne les imite : celles des grands maîtres sont toujours funestes à l’art même, si on n’a le courage de les développer. Des ouvrages consacrés par des succès constants, sont regardés comme des modèles ; on confond les fautes avec les beautés, on admire les unes, on adopte les autres. La Peinture serait peut-être encore en Europe un art languissant, si en respectant ce que Raphaël a fait d’admirable, on n’avait pas osé relever les parties défectueuses de ses compositions. L’espèce de culte qu’on rend aux inventeurs ou aux restaurateurs des Arts, est assurément très légitime ; mais il devient un odieux fanatisme, lorsqu’il est poussé jusqu’à respecter des défauts que les génies qu’on admire auraient corrigés eux-mêmes, s’ils avaient pu les reconnaître.

Lully donc, qui en adaptant le chant français déjà trouvé, à l’espèce de déclamation théâtrale qu’il a créée, a tout d’un coup saisi le vrai genre, n’a en général répandu l’expression que sur cette seule partie : ses symphonies, ses airs chantants de mouvement, ses ritournelles, ses chœurs, manquent en général de cette imitation, de cette espèce de vie que l’expression seule peut donner à la Musique.

On sait qu’on peut citer dans les opéras de ce beau génie des ritournelles qui sont à l’abri de cette critique, des airs de violon et quelques chœurs qui ont peint, des accompagnements même qui sont des tableaux du plus grand genre. De ce nombre sont sans doute le monologue de Renaud, du second acte d’Armide ; l’épisode de la haine, du troisième ; quelques airs de violon d’Isis, le chœur, Atys lui-même, etc. Mais ces morceaux bien faits sont si peu nombreux en comparaison de tous ceux qui ne peignent rien et qui disent toujours la même chose, qu’ils ne servent qu’à prouver que Lully connaissait assez la nécessité de l’expression, pour être tout à fait inexcusable de l’avoir si souvent négligée ou manquée.

Pour faire sentir la vérité de cette proposition, il faut le suivre dans sa musique instrumentale et dans sa musique vocale. Sur la première il suffit de citer des endroits si frappants, qu’ils soient seuls capables d’ouvrir les yeux sur tous les autres. Tel est, par exemple, l’air de violon qui dans le premier acte de Phaéton sert à toutes les métamorphoses de Protée ; ce dieu se transforme successivement en lion, en arbre, en monstre marin, en fontaine, en flamme. Voilà le dessein brillant et varié que le poète fournissait au musicien. Voyez l’air froid, monotone et sans expression, qui a été fait par Lully. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 6, « Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français »]

On regarde comme très défectueux le quatrième acte d’Armide ; on se demande avec surprise depuis plus de 60 ans, comment un poète a pu imaginer un acte si misérable. Serait-il possible que sur ce point, si peu contesté, on fût tombé dans une prodigieuse erreur? et quelqu’un oserait-il prétendre aujourd’hui que le quatrième acte d’Armide, reconnu généralement pour mauvais, aurait paru peut-être, quoique dans un genre différent, aussi agréable que les quatre autres, si Lully avait rempli le plan fourni par Quinault ? Avant de se récrier sur cette proposition (que pour le bien de l’art on ne craint pas de mettre en avant), qu’on daigne se ressouvenir qu’il n’y a pas trente ans qu’on s’est avisé d’avoir quelque estime pour Quinault ; qu’avant cette époque, et surtout pendant la vie de Lully, qui jouissait de la faveur de la cour et du despotisme du théâtre, toutes les beautés de leurs opéras étaient constamment rapportées au musicien ; et que le peu de vices que le défaut d’expérience des spectateurs y laissait apercevoir, était sans examen rejeté sur le poète. On sait que Quinault était un homme modeste et tranquille, que Lully n’avait pas honte de laisser croire à la cour et au public, fort au-dessous de lui. Après cette observation, qu’on examine Armide ; qu’on réfléchisse sur la position du poète et du musicien, sur le dessein donné, et sur la manière dont il a été exécuté.

L’amour le plus tendre, déguisé sous les traits du dépit le plus violent dans le cœur d’une femme toute puissante, est le premier tableau qui nous frappe dans cet opéra. Si l’amour l’emporte sur là gloire, sur le dépit, sur tous les motifs de vengeance qui animent Armide, quels moyens n’emploiera pas son pouvoir (qu’on a eu l’art de nous faire connaître immense) pour soutenir les intérêts de son amour ? Dans le premier acte, son cœur est le jouet tour-à-tour de tous les mouvements de la passion la plus vive : dans le second elle vole à la vengeance, le fer brille, le bras est prêt à frapper ; l’amour l’arrête, et il triomphe. L’amant et l’amante sont transportés au bout de l’univers ; c’est là que la faible raison d’Armide combat encore ; c’est là qu’elle appelle à son secours la haine qu’elle avait cru suivre, et qui ne servait que de prétexte à l’amour. Les efforts redoublés de cette divinité barbare cèdent encore la victoire à un penchant plus fort. Mais la haine menace : outre les craintes si naturelles aux amans, Armide entend encore un oracle fatal qui, en redoublant ses terreurs, doit ranimer sa prévoyance. Telle est la position du poète et du musicien au quatrième acte.

Voilà donc Armide livrée sans retour à sa tendresse. Instruite par son art de l’état du camp de Godefroy, jouissant des transports de Renaud, elle n’a que sa fuite à craindre ; et cette fuite, elle ne peut la redouter qu’autant qu’on pourra détruire l’enchantement dans lequel sa beauté, autant que le pouvoir de son art, a plongé son heureux amant. Ubalde cependant et le chevalier Danois s’avancent ; et cet épisode est très bien lié à l’action principale, lui est nécessaire, et forme un contre-nœud extrêmement ingénieux. Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va donc développer ici tous les ressorts, tous les efforts, toutes les ressources de son art, pour arrêter les deux seuls ennemis qu’elle ait à craindre. Tel est le plan donné, et quel plan pour la musique! Tout ce que la magie a de redoutable ou de séduisant, les tableaux de la plus grande force, les images les plus voluptueuses, des embrasements, des orages, des tremblements de terre, des fêtes brillantes, des enchantements délicieux ; voilà ce que Quinault demandait dans cet acte : c’est là le plan qu’il a tracé, que Lully aurait dû suivre, et terminer en homme de génie par un entr’acte, dans lequel la magie aurait fait un dernier effort terrible, pour contraster avec la volupté qui devait régner dans l’acte suivant.

Qu’on se représente cet acte exécuté de cette manière, et qu’on le compare avec le plat assemblage des airs que Lully y a faits ; qu’on daigne se ressouvenir de l’effet qu’a produit une fête très peu estimable par sa composition, qui y a été ajoutée lors de la dernière reprise, et qu’on décide ensuite s’il est possible à un poète d’imaginer un plus beau plan, et à un musicien de le manquer d’une façon plus complète. [voir Traité historique, IIe partie, livre III, chap. 6, « Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français »]

C’est donc le défaut seul d’expression dans la musique de cette partie d’Armide, qui l’a rendue froide, insipide, et indigne de toutes les autres. Telle est la suite sûre du défaut d’expression du musicien dans les grands desseins qui lui sont tracés : c’est toujours sur l’effet qu’on les juge ; exprimés, ils paraissent sublimes ; sans expression, on ne les aperçoit pas, ou s’ils font quelque sensation, c’est toujours au désavantage du poète.

Mais ce n’est pas seulement dans ses symphonies que Lully est répréhensible sur ce point ; ses chants, à l’exception de son récitatif, dont on ne parle point ici, et qu’on se propose d’examiner ailleurs (voyez Récitatif [Article de Rousseau], n’ont aucune expression par eux-mêmes, et celle qu’on leur trouve n’est que dans les paroles auxquelles ils sont unis. Pour bien développer cette proposition, qui heurte de front un préjugé de près de quatre-vingts ans, il faut remonter aux principes.

La Musique est une imitation, et l’imitation n’est et ne peut être que l’expression véritable du sentiment qu’on veut peindre. La Poésie exprime par les paroles, la Peinture par les couleurs, la Musique par les chants ; et les paroles, les couleurs, les chants doivent être propres à exprimer ce qu’on veut dire, peindre ou chanter.

Mais les paroles que la Poésie emploie, reçoivent de l’arrangement, de l’art, une chaleur, une vie qu’elles n’ont pas dans le langage ordinaire ; et cette chaleur, cette vie doivent acquérir un chant, par le secours d’un second art qui s’unit au premier, une nouvelle force, et c’est là ce qu’on nomme expression en Musique. On doit donc trouver dans la bonne Musique vocale, l’expression que les paroles ont par elles-mêmes ; celle qui leur est donnée par la poésie ; celle qu’il faut qu’elles reçoivent de la musique ; et une dernière qui doit réunir les trois autres, et qui leur est donnée par le chanteur qui les exécute.

Or, en général, la musique vocale de Lully, autre, on le répète, que le pur récitatif, n’a par elle-même aucune expression du sentiment que les paroles de Quinault ont peint. Ce fait est si certain, que sur le même chant qu’on a si longtemps cru plein de la plus forte expression, on n’a qu’à mettre des paroles qui forment un sens tout à fait contraire, et ce chant pourra être appliqué à ces nouvelles paroles, aussi bien pour le moins qu’aux anciennes. Sans parler ici du premier chœur du prologue d’Amadis, où Lully a exprimé éveillons-nous comme il aurait fallu exprimer endormons-nous, on va peindre pour exemple et pour preuve un de ses morceaux de la plus grande réputation.

Qu’on lise d’abord les vers admirables que Quinault met dans la bouche de la cruelle, de la barbare Méduse :

Je porte l’épouvante et la mort en tous lieux,
Tout se change en rocher à mon aspect horrible.
Les traits que Jupiter lance du haut des cieux,
N’ont rien de si terrible
Qu’un regard de mes yeux.

Il n’est personne qui ne sente qu’un chant qui serait l’expression véritable de ces paroles, ne saurait servir pour d’autres qui présenteraient un sens absolument contraire ; or le chant que Lully met dans la bouche de l’horrible Méduse, dans ce morceau et dans tout cet acte, est si agréable, par conséquent si peu convenable au sujet, si fort en contre-sens, qu’il irait très bien pour exprimer le portrait que l’amour triomphant ferait de lui-même. On ne représente ici, pour abréger, que la parodie de ces cinq vers, avec les accompagnements, leur chant et la basse. On peut être sûr que la parodie très aisée à faire du reste de la scène, offrirait partout une démonstration aussi frappante.

Il n’y a donc évidemment, ni dans le chant de ce morceau, ni dans les accompagnements qui n’en sont qu’une froide répétition, rien qui caractérise l’affreux personnage qui parle, et les paroles fortes qu’il dit : l’expression, en un mot, y est totalement manquée.

D’où vient donc ce prestige ? car il est certain que ce morceau et tout l’acte produisent un fort grand effet. L’explication de ce paradoxe est facile, si l’on veut bien remonter aux sources. Dans les commencements on n’a point aperçu le poète dans les opéras de Lully : ce musicien n’eut point de rival à combattre, ni de critique lumineuse à craindre. Quinault était déchiré par les gens de lettres à la mode, et on se gardait bien de croire que ses vers pussent être bons. On entendait des chants qu’on trouvait beaux, le chanteur ajoutait l’expression de l’action à celle des paroles, et toute l’impression était imputée au musicien, qui n’y avait que très peu ou point de part.

Cependant par l’effet que produit l’acte de Méduse, dépouillé, comme il est réellement, de l’expression qu’il devait recevoir de la musique, qu’on juge de l’impression étonnante qu’il aurait faite, s’il avait eu cet avantage qui lui manque absolument. Quelques réflexions sur ce point sont seules capables de rendre très croyable ce qu’on lit dans l’histoire ancienne de la musique des Grecs : plusieurs de leurs poésies nous restent ; leur musique leur prêtait sûrement une nouvelle expression, les spectateurs d’Athènes n’étaient pas gens à se contenter à moins ; et par les parties de leurs spectacles que nous admirons encore, il est facile de nous convaincre combien devait être surprenante la beauté de leur ensemble.

Comment se peut il, dira-t-on peut-être, qu’en accordant l’expression à Lully dans presque tout son récitatif, en convenant même qu’il l’a poussée quelquefois jusqu’au dernier sublime, on la lui refuse dans les autres parties qu’il connaissait sans doute aussi-bien que celle qu’il a si habilement maniée?

On pourrait ne répondre à cette conjecture que par le fait : mais il est bon d’aller plus avant, et d’en développer la cause physique. La scène et le chant de déclamation étaient l’objet principal de Lully : tel était le genre à sa naissance. Lorsque l’art n’était encore qu’au berceau, Quinault n’avait pas pu couper ses opéras, comme il les aurait sûrement coupés de nos jours, que l’art a reçu ses accroissements. Voyez Exécution. Ainsi Lully appliquait tous les efforts de son génie au récitatif, qui était le grand fond de son spectacle ; ses airs de mouvement, pour peu qu’ils fussent différents de la déclamation ordinaire, faisaient une diversion agréable avec la langueur inséparable d’un trop long récitatif ; et par cette seule raison, ils étaient constamment applaudis : les acteurs les apprenaient d’ailleurs sans beaucoup de peine, et le public les retenait avec facilité. En fallait-il davantage à un musicien que la cour et la ville louaient sans cesse, qui pour soutenir son théâtre, se trouvait sans doute pressé dans ses compositions, et qui marchait au surplus en proportion des forces de ses exécutants et des connaissances de ses auditeurs.

Mais est-il bien sûr que le chant doit avoir par lui-même une expression, qui ajoute une nouvelle chaleur à l’expression des paroles ? cette prétention n’est-elle pas une chimère ? ne suffit-il pas qu’un chant pour être bon, soit beau, facile, noble, et qu’il fasse passer agréablement à l’oreille des paroles, qui par elles-mêmes expriment le sentiment?

On répond, 1°. que la musique étant une imitation, et ne pouvant point y avoir d’imitation sans expression, tout chant qui n’en a pas une par lui-même, pèche évidemment contre le premier principe de l’art. 2°. Cette prétention est si peu chimérique, que dans Lully même on trouve, quoiqu’en petit nombre, des symphonies, des chœurs, des airs de mouvement qui ont l’expression qui leur est propre, et qui par conséquent ajoutent à l’expression des paroles. 3°. Que cette expression est répandue en abondance sur les compositions modernes ; que c’est là précisément ce qui fait leur grand mérite aujourd’hui, et qui dans leur nouveauté les faisait regarder comme barbares, parce qu’elles étaient en contradiction entière avec celles qui en manquaient, et qu’on était en possession d’admirer. 4°. Un chant, quelque beau qu’il soit, doit paraître difforme, lorsqu’appliqué à des paroles qui expriment un sentiment, il en exprime un tout contraire. Tel est le premier chœur du prologue d’Amadis dont on a déjà parlé ; qu’à la place de ces mots éveillons-nous, on chante ceux-ci endormons-nous, on aura trouvé une très belle expression : mais avec les premières paroles on ne chante qu’un contre-sens, et ce chant très beau devient insoutenable à qui sait connaître, distinguer, et réfléchir. Le contre-sens et la lenteur de ce chœur sont d’autant plus insupportables, que le réveil est causé par un coup de tonnerre. 5°. Je demande ce qu’on entend par des chants faciles ? La facilité n’est que relative au degré de talent, d’expérience, d’habileté de celui qui exécute. Ce qui était fort difficile il y a quatre-vingts ans, est devenu de nos jours d’une très grande aisance ; et ce qui n’était que facile alors, est aujourd’hui commun, plat, insipide. Il en est des spectateurs comme des exécutants ; la facilité est pour eux plus ou moins grande, selon leur plus ou moins d’habitude et d’instruction. Les Indes galantes, en 1735, paraissaient d’une difficulté insurmontable ; le gros des spectateurs sortait en déclamant contre une musique surchargée de doubles croches, dont on ne pouvait rien retenir. Six mois après, tous les airs depuis l’ouverture jusqu’à la dernière gavote, furent parodiées et sus de tout le monde. A la reprise de 1751, notre parterre chantait Brillant soleil, etc. avec autant de facilité que nos pères psalmodiaient Armide est encore plus aimable, etc.

C’est donc dans l’expression que consiste la beauté du chant en général ; et sans cette partie essentielle, il est absolument sans mérite. Il reste maintenant à examiner en quoi consiste en particulier l’expression du chant de déclamation (c’est ce qu’on expliquera à l’article Récitatif [Article de Rousseau]), et celle que doit encore y ajouter l’acteur qui l’exécute.

Quoique ce que nous nommons très improprement récitatif doive exprimer réellement les paroles, et qu’il ne puisse pas porter trop loin cette qualité importante, il doit cependant être toujours simple, et tel à-peu-près que nous connaissons la déclamation ordinaire : c’est la manière dont un excellent comédien débiterait une tragédie, qu’il faut que le musicien saisisse et qu’il réduise en chant. Voyez Récitatif [Article de Rousseau]. Et comme il est certain qu’un excellent comédien ajoute beaucoup à l’expression du poète par sa manière de débiter, il faut aussi que le récitatif soit un surcroît d’expression, en devenant une déclamation notée et permanente.

Mais l’acteur qui doit le rendre ayant par ce moyen une déclamation trouvée, de laquelle il ne saurait s’écarter, quelle est donc l’expression qu’il peut encore lui prêter ? Celle que suggère une âme sensible, toute la force qui naît de l’action théâtrale, la grâce que répandent sur les paroles les inflexions d’un bel organe, l’impression que doit produire un geste noble, naturel, et toujours d’accord avec le chant.

Si l’opéra exige de l’expression dans tous les chants et dans chacune des différentes symphonies, il est évident qu’il en demande aussi dans la danse. Voyez Ballet, Danse, Chant, Débit, Débiter, Maître à chanter [Article non rédigé], Déclamation, Exécution, Opéra [Article de Jaucourt], Récitatif [Article de Rousseau], et Rôle [Article non rédigé]. (B)