(1845) Notice sur Le Diable boiteux pp. 3-31
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(1845) Notice sur Le Diable boiteux pp. 3-31

[Notice sur Le Diable boiteux]

Le Diable boiteux. Ballet pantomime en trois actes par MM. Coralli et Edmond Burat de Gurgy. — Musique de M. Casimir Gide.

Le Diable boiteux — el Diablo cojuelo — est un roman de Le Sage imité de l’espagnol, et que tout le monde sait par cœur ; c’est aussi un ballet qui a obtenu une vogue connue et méritée. — Le programme en est dû à un jeune littérateur, Edmond Burat de Gurgy, enlevé à la fleur de son âge et de son talent par une maladie de poitrine ; la pantomime et la danse en ont été réglées par M. Coralli, que l’on retrouve toujours quand il s’agit de succès chorégraphiques. Le Diable boiteux a été le ballet par excellence de Fanny Elssler, cette Allemande qui s’était faite Espagnole ; Fanny Elssler, la cachucha incarnée, la cachucha de Dolorès, élevée à l’état de modèle classique ; Fanny Elssler, la plus vive, la plus précise, la plus intelligente danseuse qui ait jamais effleuré le plancher d’un théâtre du bout de son orteil d’acier. Elle s’en est allée, l’ingrate ! en Amérique, chez les sauvages et les Yankées, qu’elle a rendus tous avec le babil de ses castagnettes et les ondulations de ses hanches, à ce point que les sénateurs traînaient son carrosse et que les populations entières la suivaient avec des cris et des fanfares ! — Bien qu’elle soit partie, hélas ! et sans doute pour ne plus revenir, nous autres qui l’avons vue, nous tâcherons de fixer quelques traits fugitifs de cette charmante physionomie, de ce talent si fin et si vrai.

Fanny Elssler est grande, bien prise et bien cambrée ; ses jambes sont tournées comme celles de la Diane chasseresse : la force n’y altère en rien la grâce ; la tête, petite comme celle d’une statue antique, s’unit par des lignes nobles et pures à des épaules satinées qui n’ont pas besoin de la poudre de riz pour être blanches ; ses yeux ont une expression de volupté malicieuse extrêmement piquante, à laquelle ajoute encore le sourire un peu ironique de la bouche arquée à ses coins. Du reste, ce masque, régulier comme s’il était de marbre, se prête à rendre tous les sentiments, depuis la douleur la plus tragique jusqu’à la gaieté la plus folle. Des cheveux châtains très doux, très soyeux et très brillants, ordinairement séparés en bandeaux, entourent ce front aussi bien fait pour porter le cercle d’or de la déesse que la couronne de fleurs de la courtisane. — Bien qu’elle soit femme dans toute l’acception du mot, l’élégante sveltesse de ses formes lui permet de revêtir le costume d’homme avec beaucoup de succès. — Tout à l’heure c’était la plus jolie fille, maintenant c’est le plus charmant garçon du monde ; c’est Hermaphrodite, pouvant séparer à volonté les deux beautés fondues en lui.

Le ballet du Diable boiteux, outre tous les agréments qu’il renferme, a l’avantage de montrer l’adorable danseuse sous son double aspect.

Au lever du rideau, le théâtre représente, s’il faut en croire le livret, la salle du grand Opéra de Madrid, décorée pour un bal. Ce ne sont que colonnes, dorures, cristaux, constellations de lustres étincelants, des magnificences à faire croire qu’on est à l’Opéra de Paris. Nous nous sommes demandé quel pouvait être ce théâtre si splendide, si grandiose. Est-ce le théâtre del Principe ? — ou celui des Arts ? — ou celui du Cirque ? — car l’Oriente n’est pas encore terminé, — ou bien encore la salle que Philippe IV avait fait élever au milieu de la grande pièce d’eau du Buen Retiro ? Mais qu’importe après tout si la décoration est belle et le spectacle animé ? Pour nous, ce qui est beau est toujours vraisemblable.

Don Cléofas Zambulo, écolier d’Alcala, est venu chercher fortune au bal ; et, comme c’est un gaillard de bonne mine, taillé tout exprès pour la galanterie, un cavalier jeune, gai, spirituel et hardi plus que pas un, il n’a point eu de peine à trouver ce qu’il cherchait. À peine est-il entré depuis un quart d’heure, et déjà le voici en intrigue réglée avec un domino blanc le plus coquet du monde. Jurer au joli masque qu’il l’adore, et lui glisser, à l’appui de sa déclaration, de petits vers amoureux — dont il a, pour la circonstance, préparé plusieurs copies, — c’est ce qu’a bientôt fait notre écolier. Le domino blanc, peu cruel, lui remet une bague en échange, — une bague d’or vraiment ! — et disparaît dans la foule. Don Cléofas va s’élancer sur ses pas, lorsqu’une élégante pèlerine vient à son tour l’agacer. Le domino fugitif est aussitôt mis en oubli : l’écolier lance une nouvelle déclaration, sort de sa poche un nouveau poulet, et s’empare d’une fleur que la pèlerine n’a pas le courage de lui disputer… Mais le seigneur don Gil, un affreux jaloux qui a surpris ce manège, accourt en grognant arracher la belle du bras de Cléofas. — Qu’à cela ne tienne ! le volage vient justement d’apercevoir certain domino rose dont les yeux lui ont jeté au passage deux éclairs brûlants. « Beau domino, je t’aime, je n’aime que toi ! » fait l’écolier derechef et en étayant ses protestations d’une troisième circulaire. Or, comme il est dit que don Cléofas ne rencontrera pas d’inhumaine, le domino rose l’écoute avec faveur, et se laisse dérober par lui un nœud de ruban, qui va rejoindre la fleur et la bague, hélas ! déjà bien loin.

Cependant le don Gil n’a point perdu de vue son rival : il songe à se venger de lui ; mais, trop lâche ou trop prudent pour le provoquer en face, il éveille la jalousie du capitaine Bellaspada, le cavalier servant du domino rose. Ce Bellaspada, qui n’est lui-même qu’une espèce de matamore, n’ose trop chercher querelle à Cléofas, et conseille à don Gil de le faire tout simplement bâtonner par ses laquais.

Le moyen va être mis en œuvre, quand par bonheur le domino blanc, instruit du complot, en donne avis à l’écolier, qui court prendre un déguisement féminin, espérant ainsi pouvoir mener à bonne fin sa triple intrigue.

En effet, Cléofas est méconnaissable sous son nouveau costume ; il le porte même avec tant de grâce et de naturel qu’à sa rentrée dans le bal, don Gil et Bellaspada, le prenant réellement pour une femme, s’acharnent tous deux à sa poursuite et lui proposent de concert un souper fin que le jeune étourdi trouve piquant d’accepter. — Au dessert, les deux amphitryons, curieux de connaître la beauté qu’ils ont fêtée, imitent Cléofas à lever son masque… Jugez de leur stupéfaction et de la rage où ils entrent lorsqu’apparaît la maligne figure de leur rival ! Le capitaine demande raison de l’insulte au mystificateur avec d’autant plus d’assurance qu’il le voit désarmé ; mais Cléofas, saisissant l’épée de don Gil, se met bravement en garde devant Bellaspada. Toutefois, celui-ci en est quitte pour la peur, car, aux cris de son digne acolyte, la foule accourt de tous côtés, les alguazils eux-mêmes surviennent, et l’écolier ne réussit à s’échapper de leurs mains qu’en abandonnant son costume, et grâce à la protection du domino rose, de la pèlerine et surtout du domino blanc.

La décoration change. — Nous sommes dans un galetas mystérieux où il doit se cuisiner toutes sortes de ragoûts suspects. — Vous avez sans doute vu quelques-uns de ces tableaux où Rembrandt, Teniers et Eugène Isabey entassent, avec un caprice de brosse et une fantaisie de désordre admirables, des matras au ventre d’hippopotame, des alambics au bec allongé en trompe d’éléphant, des fioles au col grêle, perchées au bord d’une planche comme des cigognes en méditation, des siphons enroulés sur eux-mêmes en manière de serpents, des crocodiles empaillés, des bouquins agrafés de cuivre, des parchemins jaunis, des têtes de morts au rire décharné, des mappemondes, des macrocosmes, des télescopes, des abracadabras, des tables cabalistiques, tout ce monde poussiéreux, rance, moisi, fétide, éraillé de la sorcellerie et de l’astrologie judiciaire. — La lune éclaire d’un rayon livide ce taudis hasardeux, allant accrocher dans l’ombre une paillette d’argent sur la bedaine d’un énorme flacon de verre que vous prendriez pour un de ces vases où l’on met rafraîchir l’agraz en Espagne.

Cléofas, qui tout en fuyant s’est égaré sur les toits, entre dans ce réduit

Juste comme le vin entre dans les bouteilles,

c’est-à-dire par le haut. Le laboratoire est désert : le maître est sans doute allé prendre un air de soufre avec ses condisciples du collège de Barahona, à cheval sur un manche à balai. — L’écolier reste d’abord un peu étourdi de sa chute, mais bientôt il se remet et considère un peu l’endroit où il se trouve. Le résultat de cet examen ne serait pas très rassurant pour tout autre, mais notre écolier est un esprit fort qu’épouvantent médiocrement les mystères de la cabale. — Tout à coup, au milieu du silence, il croit entendre un vague gémissement. La plainte semble partir d’un énorme bocal posé sur une estrade au fond du laboratoire. Cléofas s’approche de ce bocal, et d’un coup de marteau le fait voler en éclats… Aussitôt il s’en échappe une vapeur épaisse et noirâtre qui, en se dissipant, laisse voir une espèce de nain difforme, aux jambes inégales, au pied fourchu, d’une main s’appuyant sur des béquilles, et de l’autre agitant une petite sonnette d’argent. — C’est Asmodée, le Diable boiteux, que les conjurations de l’alchimiste tenaient enfermé là depuis quelque vingt ans.

À l’aspect du démon, don Cléofas, malgré tout son courage, a reculé de surprise et d’effroi, ne sachant trop s’il veille ou s’il n’est point le jouet d’un horrible cauchemar. Mais Asmodée s’empresse de le rassurer, l’appelle son libérateur, et lui déclare que dès ce moment il lui dévoue son pouvoir surnaturel. Le sceptique hidalgo, afin d’éprouver jusqu’où va ce pouvoir dont il doute, prie le mystérieux personnage de lui montrer les trois charmantes inconnues qu’il a rencontrées au bal. Asmodée trace dans l’air avec une de ses béquilles des signes cabalistiques : au même instant le mur du fond se déchire, et, dans une trouée d’éclatante lumière, Cléofas voit successivement apparaître le domino blanc, la pèlerine et le domino rose. Bien plus, sur un nouveau geste du diable, les masques des trois femmes tombent en même temps que leurs dominos, et elles se révèlent à l’écolier sous leur véritable costume : celle-ci est Paquita, une simple manola (grisette espagnole) ; celle-là doña Florinde, une danseuse fort en vogue à Madrid, et cette autre enfin la señora Dorotea, une jeune et riche veuve. — Cléofas les trouve toutes également séduisantes, entre les trois son cœur balance, et, avant de se prononcer en faveur de l’une d’elles, il désirerait les voir de plus près, les connaître plus intimement. « Soit, dit le diable ; elles vont venir ici toutes les trois pour consulter l’alchimiste. Affuble-toi de la robe de ce sorcier maudit, et reçois-les à sa place. »

Ainsi dit, ainsi fait.

C’est d’abord Paquita qui se présente. La fillette veut savoir si le jeune homme qui l’a courtisée au bal l’aime d’un amour sincère, et comme elle est, en sa qualité de grisette, parfaitement illettrée, elle se fait lire par le prétendu nécromancien le billet qu’elle tient de Cléofas lui-même. L’écolier rougit involontairement de l’ignorance de Paquita, dont la conquête satisfait peu sa vanité ; aussi, pressé d’en finir avec elle, il lui avoue que son inconstant adorateur l’a déjà trahie pour une autre, et comme prouve de ce qu’il avance, il lui rend son anneau, feignant de se le procurer par un tour de magie. La manola est convaincue de son abandon et se retire désolée ; mais, au moment où elle va sortir, Asmodée, bon diable, lui dit tout bas de ne point désespérer encore, qu’il lui reste un protecteur puissant qui veillera sur elle. En effet, quand il se retrouve seul avec Cléofas, l’honnête démon lui reproche de repousser l’amour pur et désintéressé de cette jeune fille, qui vaut mieux, à son gré, que bien des grandes dames ; mais l’ambitieux écolier ne tient pas compte de ces sages remontrances, et se félicite de les voir interrompues par l’entrée de la señora Dorotea. — La belle veuve arrive accompagnée de son frère, le capitaine Bellaspada, et d’une autre de nos connaissances, le seigneur don Gil. Dorotea se dit tourmentée d’une maladie de langueur dont elle ignore la cause et qu’elle prie l’alchimiste de lui expliquer, si c’est possible. Cléofas prend un air capable, fait quelques simagrées, et déclare à la veuve que le seul remède à son mal est un mari ! — Don Gil approuve fort l’ordonnance, qu’il se flatte de voir tourner à son profit, car il aspire depuis longtemps à la main de Dorotea. Mais l’écolier, tirant celle-ci à part, lui conseille de n’aimer et de n’épouser que le jeune inconnu qui lui a pris au bal un nœud de ruban, et qui est, ajoute-t-il pour assurer le succès de sa ruse, un personnage du plus haut rang. Puis, comme la veuve fait des objections et paraît incrédule, hésitante, le soi-disant magicien achève de la convaincre en lui montrant le nœud de ruban dérobé la veille à sa ceinture. Dorotea ne doute plus alors que l’alchimiste n’ait dit vrai, et laisse éclater toute sa joie. Don Gil, se trompant sur le motif de sa gaieté, croit l’instant favorable pour se déclarer, et tombe aux pieds de la veuve en la conjurant de le prendre comme remède, c’est-à-dire comme mari… Mais, patatras ! voilà le diable qui s’amuse à brouiller les cartes en faisant survenir tout à coup doña Florinde ! La danseuse cherche querelle à son vieux Sigisbé, surpris dans la posture équivoque que nous avons dite. Dorotea joue de son côté l’indignation, et sort accompagnée du capitaine, sans vouloir écouter les explications de don Gil, qui la suit en suppliant.

Cléofas, resté seul auprès de Florinde, s’empresse de se faire reconnaître d’elle, et de lui renouveler ses protestations d’amour ; la danseuse ne s’y montre pas insensible : elle semble même prendre plaisir à écouter l’écolier ; mais le malencontreux don Gil, qui ne sait rien faire à propos, revient au bout d’un moment interrompre le tête-à-tête. Florinde, pour cacher son trouble, feint de tomber en syncope, et Cléofas, sous prétexte de lui faire respirer des sels, envoie chercher par son rival tel flacon, puis tel autre, puis celui-ci, puis celui-là, et, pendant ce jeu de scène, parvient à s’entendre complètement avec la danseuse. — Enfin, la belle rouvre les yeux, daigne pardonner à don Gil, et, lui prenant le bras, elle s’éloigne en faisant à l’écolier des signes d’intelligence. — Le jeune Zambulo est au comble de la joie ; il appelle Asmodée et le remercie avec effusion des services qu’il lui a rendus. « Cependant, objecte-t-il, comment finira tout ceci ? comment puis-je espérer de séduire cette veuve, cette danseuse ? — car je ne songe nullement à la manola… J’aurai des rivaux puissants à combattre, et je ne suis qu’un simple écolier… Il me faudrait de l’or, des palais, des richesses… — N’est-ce que cela ? dit le diable, je puis te satisfaire ! » Et, d’un coup de sa béquille, il change le sombre laboratoire de l’alchimiste en un délicieux séjour tout rempli des merveilles de la nature et de l’art.

Un alcazar moresque s’élève avec ses superpositions de terrasses du milieu des caroubiers, des lauriers roses, des myrtes, des grenadiers, des orangers, et de tout ce que la flore espagnole peut offrir de plus splendide et de plus parfumé. — Quand le diable se mêle d’être architecte, il n’y va pas de main morte ! — Les colonnes de marbre, les plaques de porcelaine, les fontes dorées et peintes, les portes de bois de cèdre, les bassins d’albâtre, les murs découpés comme des guipures ou des truelles à poisson, tout cela est réuni, mis en place, ajusté, au bout de quelques secondes ! Il ne lui faut que lever sa béquille ou frapper la terre de son ergot fourchu pour réaliser des Alhambras et des Généralifes.

« C’est fort bien, voilà le palais et le parc ; mais où sont les domestiques ? — Qu’à cela ne tienne ! » Il n’est pas difficile de recruter quelques coquins à qui fait pousser à la baguette les arbres et les colonnes. — Aussitôt sort de tous les coins une nuée de laquais chamarrés, galonnés, dorés sur toutes les coutures : majordome, maître d’hôtel, cuisiniers, marmitons, sommeliers, pages, valets de chambre, piqueurs, coureurs, cochers, palefreniers ; seulement, chacun de ces drôles a une tête d’animal. Cléofas fait observer au diable qu’un coureur à tête de lévrier paraîtrait un peu bien étrange au Prado, et suffirait pour éveiller l’attention de la Sainte-Hermandad. Le diable rit de sa distraction, fait un signe, et tous les démons, — car vous vous doutez bien que ces domestiques ne pourraient montrer de certificats d’un autre maître que de Satan, — laissent tomber qui son bec, qui son museau, qui son groin, et prennent une physionomie humaine, sinon plus honnête, du moins plus présentable.— Une table chargée de vaisselle plate, de fruits, de vins et de mets qui, pour avoir été cuits sur un fourneau de l’enfer, n’en paraissent pas moins savoureux, sort subitement de terre. — Don Cléofas, que rien ne surprend plus, s’assied tranquillement et se met à manger. Pendant son repas, un essaim de nymphes demi-nues voltigent autour de lui au son d’une musique délicieuse. — Asmodée fait bien les choses, il faut en convenir.

En se relevant pour le second acte, la toile laisse voir l’intérieur du foyer de la danse à ce même Opéra de Madrid. Le maître de ballets donne leçon à ses élèves, ce qui ne figure pas trop mal une scène d’inquisition, car vous savez à quelles épreuves tortionnaires sont soumises les apprenties sylphides et les wilis en expectative. Un incident ne tarde pas à venir interrompre les exercices : il s’agit de deux profanes qui, bravant la consigne, veulent à toute force pénétrer dans le sanctuaire. Inutile de vous les nommer : vous avez reconnu Cléofas et le diable boiteux, son compère. Malgré leur insistance, les deux intrus sont parfaitement jetés dehors. Mais avec le diable qui peut espérer d’avoir le dernier ? Fermez-lui la porte au nez, il rentrera par le trou de la serrure. Ainsi fait Asmodée. En un clin d’œil, il escamote le professeur de danse, dont il prend le visage et le costume, sans que nul ne se soit aperçu de la substitution.

Le brave démon a bien ses motifs pour agir de la sorte : Paquita, sa protégée, doit venir justement tout à l’heure demander à être admise dans le corps de ballet. La pauvre fille espère ainsi se rapprocher de Cléofas, qu’elle soupçonne à bon droit d’en tenir pour une danseuse. Mais cela ne fait pas le compte d’Asmodée, qui sait à quelles tentations, à quels périls serait exposée la grisette dans ce monde de la chorégraphie. Il a résolu de lui en fermer l’entrée. Aussi, lorsque Paquita se présente, et, pour donner un échantillon de son savoir-faire, essaie quelques pas d’une danse rustique qu’elle a rapportée de son village, le faux maître de ballets, enchérissant sur les rires et les murmures de ses élèves, lui déclare que jamais elle ne pourra faire proprement une pirouette ni un jeté battu. La naïve enfant voit ses illusions s’évanouir et se désole, à tel point que Florinde, qui assiste à la séance, ne peut s’empêcher d’être émue et va lui adresser quelques consolantes paroles en l’assurant de sa protection.

Mais, hélas ! la danseuse doit bientôt oublier cette promesse ! — Appelée le soir même à exécuter un pas de deux dans un divertissement nouveau, elle se met en devoir de le répéter devant un cercle de spectateurs privilégiés dont l’accueil lui donnera la mesure du succès qui l’attend devant le public. Or, Florinde s’aperçoit qu’elle produit très peu d’effet, que le pas de sa partenaire est beaucoup plus brillant, mieux dessiné que le sien ; en un mot, qu’elle a été complètement sacrifiée. La rage lui mord le cœur : elle exige du maître de ballets des modifications, des coupures, auxquelles celui-ci refuse de consentir, — car on se souvient qu’il n’est autre qu’Asmodée. Florinde menace alors de ne point danser. La discussion s’envenime. Certains spectateurs prennent parti pour le chorégraphe ; d’autres, en tête desquels se font remarquer don Gil et Cléofas, — qui est parvenu à forcer la consigne, — défendent avec chaleur la cause de la danseuse. On ne sait jusqu’où cela pourrait aller, si la sonnette du régisseur, dominant le tumulte de sa voix perçante, ne calmait soudain l’effervescence générale, en forçant chacun de se rendre à son poste. — Ce qu’est devenue pendant cette scène la pauvre Paquita, est-il besoin de le dire ? Elle s’est approchée de Florinde, puis de Cléofas ; l’une l’a repoussée, l’autre a feint de ne pas la connaître. Asmodée seul, en s’éloignant, lui a glissé ces mots à l’oreille : « Patience ! vous serez vengée d’elle et de lui ! »

Pour ceux qui n’ont jamais pénétré dans les coulisses d’un théâtre et qui rêvent de connaître l’envers du rideau, le tableau suivant doit avoir un charme tout particulier. La décoration représente la scène de l’Opéra, vue de ses derniers plans, à l’heure où le spectacle va commencer. Le régisseur vient frapper les trois coups.

On entend l’orchestre jouer l’ouverture, puis la toile du fond se lève, montrant une salle garnie de spectateurs et splendidement illuminée. — Le corps de ballet envahit la scène, et, le dos tourné vers le public, exécute un divertissement auquel succède le pas de deux que nous avons vu répéter. Florinde ne s’était pas trompée en prévoyant un échec : malgré ses efforts, ses bonds désespérés, elle ne peut obtenir le moindre applaudissement ; tous les bravos sont pour sa rivale, — tous ceux des spectateurs imaginaires, bien entendu, car Florinde, c’est Fanny Elssler, et comment supposer qu’elle puisse paraître, qu’elle puisse faire un seul pas, sans exciter l’enthousiasme ? — Il faut dire aussi qu’Asmodée a magiquement travaillé la salle, et qu’il la gouverne suivant ses desseins.

Florinde, voyant qu’elle lutte avec trop de désavantage, prend le parti de simuler une entorse, une foulure, tout ce que vous voudrez, et se laisse tomber dans les bras des comparses.

Le spectacle est forcément interrompu.

Le régisseur fait baisser le rideau, et l’on emporte la danseuse dans sa loge.

Cléofas et son diabolique compagnon l’y précèdent. Ils se cachent derrière un rideau, sur un balcon d’où ils pourront tout observer sans être vus. Florinde est amenée par les figurants, qui la déposent sur un canapé. Elle est furieuse contre elle-même, contre tout le monde, et ordonne qu’on la laisse seule… Cléofas choisit ce moment pour se montrer. À cette apparition inattendue, la danseuse témoigne d’abord un peu d’étonnement et fait mine de se fâcher ; mais l’écolier n’a pas de peine à obtenir sa grâce. Il évoque les souvenirs du bal, rappelle ce qui s’est passé la veille chez l’alchimiste, et la conversation prend un tour des plus tendres, lorsque la camériste de Florinde vient lui annoncer la visite du maître de ballets. Cléofas n’a que le temps de se cacher derrière un paravent qui se trouve là fort à point.— Florinde accueille l’importun chorégraphe par des reproches assez vifs, car c’est lui surtout qu’elle accuse de l’avoir compromise, en réglant le pas de deux comme il l’a fait ; mais le brave homme se montre si marri, se confond tellement en excuses, que la danseuse n’a pas la force de lui garder rancune, et scelle même le raccommodement par un baiser. Cette faveur accordée au maître de ballets excite la jalousie de Cléofas, qui, en sortant de sa cachette, le déclare très nettement à Florinde. « Quoi ! vous êtes jaloux, lui dit-elle, pour un baiser diplomatique ! Ne savez-vous pas que c’est un personnage que je dois ménager ? » — Comme elle s’efforce de faire entendre raison à l’écolier, on frappe de nouveau à la porte de la loge. Cette fois, c’est don Gil, qui amène le médecin du théâtre. Le docteur fait quelques prescriptions pour la forme, et se retire aussitôt. Don Gil, qui croit alors être seul avec Florinde, tombe à ses genoux et donne un libre cours à sa verve amoureuse, si bien que Cléofas, perdant patience, renverse le paravent d’un coup de poing, et apparaît aux yeux de son rival stupéfait. — Vous vous figurez peut-être que la danseuse se trouve embarrassée ? S’il en est ainsi, vous ne connaissez guère les femmes ! Elles trouvent toujours moyen de se justifier, surtout lorsqu’elles sont coupables. — Florinde joue la surprise, la colère, et, malgré les dénégations de l’écolier, elle fait accroire à don Gil que ce jeune homme est l’amant de sa camériste. Le vieil hidalgo appelle ses valets pour qu’ils châtient l’insolent comme il le mérite ; mais, heureusement, le diable boiteux favorise la fuite de Cléofas, qui s’éloigne, comme vous pensez bien, un peu désillusionné sur le compte de la danseuse.

Afin de le désabuser tout à fait, Asmodée médite de le conduire le soir même chez Florinde. — La belle courtisane donne un souper splendide, où elle a réuni la plupart de ses adorateurs, ce qui porte le nombre des convives à un chiffre assez honnête, ou, si vous aimez mieux, assez malhonnête.

Pour le bouquet de la fête, on prie Florinde de danser. — Elle s’avance en basquine de satin rose garnie de larges volants de dentelle noire ; sa jupe, plombée par le bord, colle exactement sur ses hanches ; sa taille de guêpe se cambre audacieusement et fait scintiller la baguette de diamants qui orne son corsage ; sa jambe, polie comme le marbre, luit à travers le frêle réseau de son bas de soie ; et son petit pied, en arrêt, n’attend pour partir que le signal de la musique. Qu’elle est charmante avec son grand peigne, sa rose sur l’oreille, son œil de flamme et son sourire étincelant ! Au bout de ses doigts vermeils tremblent des castagnettes d’ébène. La voilà qui s’élance, les castagnettes font entendre leur babil sonore ; elle semble secouer de ses mains des grappes de rythmes. Comme elle se tord ! Comme elle se plie ! quel feu ! quelle volupté ! quelle ardeur ! Ses bras pâmés s’agitent autour de sa tête qui penche, son corps se courbe en arrière, ses blanches épaules ont presque effleuré le sol. Quel geste charmant ! Ne diriez-vous pas qu’avec cette main qui rase l’éblouissant cordon de la rampe, elle ramasse tous les désirs et l’enthousiasme de la salle ?

Nous avons vu Rosita Diez. Lola et les meilleures danseuses de Madrid, de Séville, de Cadix, de Grenade ; nous avons vu les gitanas dans l’Albaycin ; mais rien n’approche de cette cachucha ainsi dansée par Elssler !

Mais pourquoi s’est-elle arrêtée subitement ? pourquoi cette pâleur soudaine ? qu’est-il donc arrivé ? — Pendant qu’elle s’abandonnait à cette folle danse avec tant d’ardeur et d’oubli, Asmodée a soulevé le toit et fait voir à Cléofas que les chagrins d’une actrice ne sont jamais de longue durée. — L’écolier, outré de colère, a lancé du haut du plafond, aux pieds de Florinde, la rose qu’elle lui avait donnée au bal !

Le troisième acte nous transporte dans un carrefour de Madrid, devant la maison de doña Dorotea. — Cléofas, entouré de musiciens, fait exécuter une sérénade sous les fenêtres de la veuve, vers laquelle il reporte désormais tous ses yeux. Or, comme nous l’avons dit à propos du Barbier de Séville, il est impossible qu’une jeune Espagnole, entendant au bas de son balcon résonner la sérénade, ne vienne pas aussitôt montrer son nez au travers de la reja. La veuve ne tarde donc pas à paraître, et sa pantomime fait assez comprendre au galant qu’on lui sait gré de ses attentions… Mais voilà qu’au même instant survient cette brute de don Gil, qui continue à courir deux lièvres à la fois. « Ouais ! se dit-il, c’est ainsi que vont les choses ! allons en prévenir le Bellaspada. »

Qui vient encore après lui ? Bon ! la femme de chambre de Florinde : elle apporte à Cléofas un billet de la part de sa maîtresse ; l’écolier le déchire sans vouloir même y jeter les yeux, et congédie la suivante toute confuse. — Enfin la sérénade s’achève sans autre interruption. — Tandis que Cléofas paie ses musiciens, qui ont bravement gagné leur argent, reparaît don Gil, amenant le frère de la veuve. Celui-ci demande à l’écolier l’explication de sa conduite. Cléofas commence par dire ce qu’il est ou plutôt ce qu’il n’est pas : il se donne pour un grand seigneur, exalte sa fortune, et finit en déclarant au capitaine qu’il aspire à l’insigne honneur de devenir son beau-frère. Bellaspada ne voit pas que ce soit un motif pour lui couper la gorge : au contraire, de pareilles intentions lui semblent on ne peut plus louables, et, sans tenir compte des signes désespérés de don Gil, il se sépare du jeune homme en lui promettant de parler en sa faveur à doña Dorotea.

Le diable boiteux, qui voit Cléofas rayonnant, essaie de lui faire comprendre que Bellaspada et sa sœur ne convoitent que ses prétendues richesses, et le dédaigneraient s’ils savaient qu’il ne possède rien. Mais l’écolier n’en veut pas croire un mot, et si ce n’était son bienfaiteur qui lui tient ce langage, il le regarderait comme une offense personnelle.

Asmodée, pour tenter un dernier moyen, fait alors arriver Paquita. La manola plaide sa cause avec des larmes, et sa douleur est si vraie, si touchante, que Cléofas en est attendri malgré lui. Une lutte s’engage dans son cœur ; l’amour pur va triompher, quand, par malheur, un laquais vient apporter à l’écolier, de la part de la veuve, une invitation à se présenter chez elle. Dans la joie qu’il en éprouve, Cléofas oublie subitement la grisette ; impatient de se rendre à l’appel de Dorotea, il repousse même le diable, qui cherche à le retenir, et qui, blessé de tant d’ingratitude, déclare l’abandonner à sa destinée.

Cependant, au moment d’entrer chez la veuve, Cléofas sent une main se poser sur son bras, et entend une voix qui lui crie dans la langue du ballet : « Halte-là, beau cavalier ! vous aimez doña Dorotea, je l’aime aussi ; donc nous allons, si vous le voulez bien, mesurer nos épées. »

Celui qui s’exprime de la sorte est un jeune officier que Cléofas a parfaitement le droit de ne pas reconnaître, mais dont la moustache ne saurait nous en imposer, à nous qui avons bonne mémoire. — C’est doña Florinde en personne. — Elle s’y prend si galamment que l’écolier n’a bientôt plus de prétexte pour refuser de se battre. Les deux champions croisent donc le fer, et du train dont ils y vont l’un ou l’autre doit inévitablement rester sur la place. Mais Paquita, qui les a vus de loin se provoquer, accourt se jeter entre eux, et les force d’ajourner la partie, au grand désespoir de Florinde, qui ne peut empêcher Cléofas de se rendre auprès de Dorotea. — La danseuse et Paquita, restées ensemble, se racontent mutuellement leur histoire. — Elles sont femmes, c’est bien naturel. — Rapprochées par un commun désir de vengeance, elles oublient leur rivalité, et forment contre la veuve une alliance offensive et défensive, à laquelle Asmodée vient généreusement promettre son appui.

Pour commencer, le diable introduit la manola sous l’habit d’une modiste, et Florinde, sous un costume militaire, dans le boudoir de Dorotea, qui est à sa toilette. Qui de vous connaît les manolas de Madrid ? C’est mieux que la grisette de Bordeaux, mieux que la modiste de Paris ; c’est la vivacité du serpent, la grâce de l’oiseau : un costume de soie et de satin, luisant sous le soleil, faisant valoir les formes les plus élégantes, et un minois qui n’est ni fripon ni futé comme celui des bergères de Watteau, ni douceâtre ni sentimental comme celui des bergères de Gessner ; mais spirituel, ardent, taquin ; — du feu, de la flamme, — la passion du moment, la fantaisie reine, le caprice flamboyant, le rayon méridional qui se joue et glisse dans les ombres de la forêt. Voici donc la manola et Florinde dans le boudoir de Dorotea. Le petit officier se cache derrière un meuble, tandis que la grisette montre ses colifichets à la veuve. Celle-ci, désirant se consulter avant de faire un choix, prie la jeune marchande de laisser là ses échantillons et de revenir plus tard.

— Voilà qui sert on ne peut mieux nos projets. — Dès qu’elle se voit maîtresse de la place, zest ! Florinde s’élance aux pieds de Dorotea, et lui lâche à bout portant une déclaration des plus passionnées.

Quoi ! s’y prendre de cette façon cavalière ! ne pas même donner aux gens le temps de se reconnaître ! c’est un peu brusquer les choses, direz-vous. Mais allez donc en remontrer à la danseuse sur ce chapitre là ; elle sait par expérience comment on arrive au cœur des femmes ; soyez tranquille. D’ailleurs, il ne s’agit que de compromettre la veuve, de faire un peu de scandale, et quant à cela, du moins, Florinde ne manque pas son but.

Cléofas a la malheureuse idée, — c’est le diable qui le pousse, — de venir fourrer son nez à la porte du boudoir, juste au moment où Dorotea, moitié de gré, moitié de force, accorde un baiser au chérubin en uniforme, et lui laisse prendre un ruban à son corsage. Vous jugez de la mine que fait l’écolier voyant cela. Il se contient, néanmoins, et, pour s’étourdir, va se mettre à une table de jeu. Mais la chance ne lui est pas favorable : il perd tout son argent, tout l’argent que lui avait remis Asmodée, qui n’est plus là pour fournir à ses prodigalités.

Engagé dans une partie où l’amour-propre le retient plus encore que l’espoir de prendre sa revanche, Cléofas se voit réduit à jouer sur parole, lorsque, fort heureusement, Dorotea propose à la compagnie de se rendre à une foire dont l’inauguration doit avoir lieu ce jour-là. L’offre étant acceptée, l’écolier va pour s’emparer du bras de la maîtresse de la maison, afin de pouvoir s’expliquer avec elle ; mais la veuve, devinant sans doute ses intentions, présente vivement sa main à don Gil, — et tout le monde se rend à la foire.

La décoration représente, au dire du livret, un paysage sur le bord du Manzanares, enjambé par un pont qui doit être le pont de Tolède. — C’est une de ces fêtes espagnoles dont quelque saint est le prétexte, celle de san Anton, si vous le voulez, dont la chapelle est ornée de fresques de Goya.

Quel mouvement ! mais surtout quel bizarre caractère ! La vérité tout cela est bien espagnol, et nous félicitons l’Opéra du soin qu’il a mis dans tous les détails.

Voici les calesas traînées par des chevaux étiques encore balafrés de la dernière course de taureaux ; les chariots à roues pleines, avec leurs bœufs dételés regardant de leur grand œil paisible tout ce tumulte, nouveau pour eux ; les mules harnachées bizarrement, couvertes de pompons, de grelots, de plumets et de fanfreluches de mille couleurs ; voilà les majos accompagnés de leurs majas aux chaussons de satin ; les pasiegas au corset de velours noir, à la jupe écarlate bordée de galons d’or ; les Valenciens halés comme des Arabes, en fustanelle et en alpargatas, colportant l’orchata de chufas et la abada glacée dans de petits tonneaux de liège ; les manolas aux cheveux nattés en corbeille, à la mantille bridée sur les coudes ; les muchachos portant du feu dans une petite coupe pour ceux qui veulent allumer leur cigare ; les gitanas à la robe bleue constellée d’étoiles blanches et frangée d’énormes falbalas, traînant par la main quelque marmot tout nu et jaune comme une feuille de tabac ; les maregates au large chapeau, au justaucorps de cuir, serré par un large ceinturon, qu’on prendrait pour des reîtres du seizième siècle qui auraient déposé leur cuirasse ; tous ces flots animés, bigarrés, fourmillant mélange de paillettes et de haillons dont se compose une foule espagnole.

Le tambour de basque ronfle sous le pouce, les castagnettes claquent des dents, la guitare bourdonne, les cigales font bruire leurs corselets ; les alza ! ola ! et les ay ! des couplets, jaillissent de temps en temps au-dessus de ce brouillard de bruit. — Ici l’on danse le zapateado, là les manchegas ; les Biscayens exécutent le zertzico, les Andalous el jaleo et las boleras ; chaque province cherche à faire prévaloir sa chorégraphie locale.

La jalousie sait trouver une étincelle sous les cendres d’un amour éteint. Cléofas, en voyant la veuve passer au bras de don Gil, s’est senti une recrudescence de passion ; il fend la foule malgré son épaisseur, et se place derrière la veuve, parmi le troupeau des attentifs.

Florinde, toujours travestie en militaire, vient aussi faire un tour à la fiesta del sautillo. Elle est accompagnée de Paquita, et tient à la main le ruban, qu’elle montre avec une affectation ironique au malheureux Zambulo. — Celui-ci, piqué au vif, s’avance vers le jeune officier et lui rappelle le rendez-vous qu’ils ont ensemble. « J’en ai un plus agréable avec cette jeune fille ; permettez-moi de faire passer ma bonne fortune avant notre duel. » Cléofas va s’emporter, mais des danseurs arrivent et les séparent tout à fait à temps. Paquita, pour réparer l’échec qu’elle a éprouvé à la classe de danse, exécute une danse nationale avec une grâce et un charme infinis. Tous les assistants l’applaudissent, et don Cléofas lui-même l’admirerait, s’il n’était encore follement assoté de la veuve, pour laquelle il dépense ses derniers douros en présents et en colifichets qu’elle empoche sans se faire prier. Quand sa bourse est épuisée, ce qui n’est pas long, il achète à crédit, car les marchands ne peuvent s’imaginer qu’un jeune seigneur si galamment troussé n’ait pas un maravédis vaillant ou un réal de vellon.

Des Bohémiens traversent le fond du théâtre ; Asmodée a pris leur costume et s’est constitué leur chef de sa propre autorité. Il s’avance, et propose aux assistants de leur dire la bonne aventure. — Son état de diable lui donne de grandes facilités pour cette noble profession ; il est passé maître en chiromancie, rabdomancie, cartomancie, nécromancie, alectryomancie, et autres sciences en cie. Il prédit à Paquita le bonheur qu’elle désire, il arrache les moustaches à Florinde, et démasque Cléofas, qu’il dénonce pour être un pauvre diable passé, présent et futur.

Les créanciers poussent les hauts cris, les fournisseurs accourent les serres ouvertes et le bec frais émoulu, pour dévorer le misérable. — Don Cléofas se jetterait volontiers dans le Manzanares, si cet honnête fleuve pouvait se prêter à un suicide, mais il n’est pas commode de se noyer dans une rivière qu’on arrose l’été avec de l’eau de puits. — Bellaspada, pour comble de honte, voyant tomber une à une les plumes de paon dont le geai s’était paré, tire sa sœur par le bras et s’éclipse discrètement.

Florinde, elle, ne s’est pas enfuie, et glisse sa bourse pleine d’or dans la main de Paquita, car, touchée de l’amour pur et naïf de la petite manola, elle renonce au caprice qu’elle avait pour le seigneur Cléofas.

Asmodée, voyant l’écolier corrigé par cette dure leçon, lui rend son amitié, et lui donne une clochette magique pour l’évoquer, s’il a jamais besoin de ses services.

Cléofas est un peu sceptique, nous l’avons dit, et quoiqu’il n’ait pas lieu de douter de la bonne foi du diable, il veut mettre à l’épreuve la vertu du talisman ; il agite la sonnette, et la petite langue d’argent n’a pas plutôt fait entendre sa voix, qu’Asmodée, qui avait disparu, jaillit soudainement de terre, quoiqu’il fût déjà aux antipodes ou plus loin.

Cléofas Zambulo peut donc désormais vivre tranquille, ayant une jolie femme et un bon diable à sa disposition. — Mais n’est-ce pas trop d’un ?

 

Théophile Gautier.

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Parmi les plus agréables ballets de l’Académie royale de musique, il en est peu qui, pour l’éclat et la fidélité des costumes, l’heureuse disposition de la mise en scène et la facilité brillante de la musique, méritent mieux que le Diable boiteux la vogue populaire dont il jouit encore. M. Gide, compositeur spirituel, est l’auteur de cette piquante partition.

M. Coraly, l’un des auteurs de la pièce, en a disposé la partie chorégraphique avec une élégance pleine d’originalité.