(1845) Notice sur Giselle pp. 3-24
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(1845) Notice sur Giselle pp. 3-24

[Notice sur Giselle]

Giselle ou les Willis. Ballet pantomime en deux actes par MM. H. de Saint-Georges et Théophile Gautier – Musique d’Adolphe Adam.

Giselle est le premier ballet que Carlotta Grisi ait dansé à l’Opéra, où elle avait débuté par ce pas si brillant de la Favorite, qui est encore un des plus beaux fleurons de sa couronne chorégraphique. On se souvenait bien d’avoir vu, il y a quelques années, à la Renaissance, une charmante enfant qui jouait un rôle dans une pièce intitulée Zingaro ; mais l’on ne savait pas si c’était une danseuse ou une chanteuse, car elle était l’une et l’autre. Une voix fraîche, pure et juste, une danse légère et correcte, de beaux yeux bleus d’une douce naïveté, voilà ce que Carlotta Grisi avait laissé dans la mémoire des gens du monde et des feuilletonistes. Giselle la plaça tout d’un coup au premier rang. Un poète de nos amis trouva dans une légende allemande, pour cette blonde Italienne aux prunelles de vergiss-mein-nicht, un sujet de ballet qu’il confia à M. de Saint-Georges, l’homme d’esprit et de tact à qui l’Académie royale de musique et de danse doit être doublement reconnaissante. Le public, qui regrettait encore Taglioni et comptait toujours sur le retour d’Elssler, la sylphide et la cachucha incarnées, se sentit consolé tout d’un coup et n’envia plus ni Saint-Pétersbourg ni l’Amérique : une danseuse s’était révélée. Longtemps les femmes s’étaient dit : « Que peut-il venir après la grâce nuageuse, l’abandon décent et voluptueux de Taglioni ? » Longtemps les hommes s’étaient dit : « Que peut-il venir après la verve provoquante, la pétulance hardie et cavalière, la fougue tout espagnole de Fanny Elssler ? » Il est venu Carlotta Grisi, légère et pudique comme la première, vive, joyeuse et précise comme la dernière ; seulement elle a sur l’une et sur l’autre l’avantage inappréciable de ne compter que vingt-deux avrils et d’être fraîche comme un bouquet dans la rosée.

Avant de commencer l’analyse de Giselle, nous croyons faire une chose agréable à nos lecteurs de leur donner quelques détails biographiques sur celle qui l’a si bien représentée.

Carlotta Grisi est née en 1821 à Visinada, petit village perdu de la haute Istrie, dans un palais abandonné, où l’empereur François II avait passé quelques nuits. C’est dans le lit même du César que vint au monde celle qui devait être plus tard l’impératrice de la danse. Vous voyez que les présages ne sont pas si menteurs qu’on veut bien le dire. Le lieu était, du reste, si sauvage, que les souris venaient manger sur la table, et que les ours se promenaient dans les rues. Dès sa plus tendre jeunesse, Carlotta montra pour la danse la vocation la plus décidée, et dès l’âge de sept ans, elle était engagée au théâtre de Milan, on elle exécutait des pas de premier sujet. On l’appelait dès lors la petite Héberlé, comme l’on dirait aujourd’hui la petite Grisi, d’un enfant qui montrerait des dispositions merveilleuses ; car, en ce temps-là. Mademoiselle Héberlé était la première danseuse de l’Italie. Un Français, M. Guyet, fut son maître ; puis vint Perrot, qui lui donna d’excellentes leçons et d’utiles conseils. Elle dansa à Naples, à Venise, à Vienne, en Angleterre. Elle y chanta aussi, et Malibran, cette poésie vivante, cette intelligence si prompte et si fine, lui conseilla d’abandonner la danse et de se livrer exclusivement aux études musicales. Quelque respect que nous ayons pour l’opinion de la diva Desdémone, si prématurément étouffée sous l’oreiller jaloux de la mort, nous croyons qu’elle se trompait ; Carlotta, guidée par cette voix intérieure qui ne ment jamais aux grands artistes, resta fidèle au culte de Terpsichore, comme dirait un écrivain de l’empire, et bien lui en prit. Les ailes et la voix, elle avait tout : c’était une vraie fauvette. Elle ne se sent plus que des ailes, et si elle chante, ce n’est que devant ses amis, quelque air du Tyrol ou de Venise auquel elle prête un charmant cachet local.

Carlotta Grisi est de taille moyenne, ni petite ni grande ; son pied, qui ferait le désespoir d’une maja andalouse et qui mettrait la pantoufle de Cendrillon par-dessus le chausson de danse, supporte une jambe fine, élégante et nerveuse, une jambe de Diane chasseresse, à suivre sans peine les biches inquiètes à travers les halliers ; son teint est d’une fraîcheur si pure, qu’elle n’a jamais mis d’autre fard que son émotion et le plaisir qu’elle éprouve à danser. Un petit pot de rouge, le seul qu’elle possède, ne lui sert qu’à raviver les couleurs de ses souliers-chair, lorsqu’ils sont trop pâles. Maintenant que les lis et les roses sont des comparaisons souffertes uniquement autour des mirlitons de Saint-Cloud et des devises de Berthellemot, nous ne saurions mieux donner une idée de la finesse de sa peau que par le plus moelleux papier de riz de la Chine ou les pétales intérieurs d’un camélia qui vient d’éclore ; le caractère de sa physionomie est une naïveté enfantine, une gaieté heureuse et communicative, et parfois une petite mélancolie boudeuse qui rappelle la charmante moue de la Esméralda, cette Grisi bohémienne rêvée par le plus grand poète des temps modernes, et peut-être bien aussi des temps antiques.

Maintenant, venons à l’analyse du ballet. Au lever du rideau, vous apercevez, doré par un chaud rayon de soleil, un de ces beaux coteaux du Rhin dans toutes les magnificences de sa robe d’automne : les vendanges vont se faire. Sous la feuille rougie et safranée s’arrondit la grappe couleur d’ambre. Au bas, dans la profondeur, coule ce Rhin allemand qui a inspiré une si verte, si française et si cavalière chanson à notre Alfred de Musset.

Dans un coin, presque enfouie dans les pampres et les végétations, se cache à moitié, comme un nid d’oiseau, une chaumière humble et coquette à la fois. En face est une autre cabane, et là-bas, bien loin, perchée sur la crête d’un rocher, on distingue, à ses blanches tourelles en poivrière, une de ces hautes demeures féodales, un de ces burgs formidables dont les seigneurs s’abattaient comme des vautours sur les pauvres voyageurs. De ce burg est descendu, mais dans des intentions moins féroces, le jeune comte Albrecht, garçon de bel air et de bonne mine. Du haut de son rocher, le milan a vu passer une colombe dans la plaine ; cette colombe, c’est Giselle, la fille de Berthe, une honnête et douce et charmante créature. Vous pensez bien que des éperons de chevalier, un pourpoint de menu vair et des armoiries de comte effraieraient la modeste Giselle : toute simple qu’elle est, elle sait parfaitement que les rois n’épousent plus les bergères, même dans le monde du ballet, le pays le moins vétilleux cependant en matière d’hymen. Albrecht l’a senti ; aussi a-t-il emprunté le costume d’un jeune vendangeur, et n’a-t-il gardé de sa condition que son élégance. Il a renvoyé au château son écuyer Wilfrid, et devenu habitant de la cabane qui fait face à la chaumière de Giselle, il se livre au plus grand bonheur que puisse éprouver un homme, surtout s’il est riche et puissant, au bonheur d’être aimé pour lui-même, pour sa grâce et sa jeunesse, sans aucune arrière-pensée d’orgueil ou d’ambition.

Quand le ballet commence, le jour paraît. La porte de la chaumière s’entrouvre, et Giselle s’élance preste et joyeuse comme tous les cœurs purs. Que peut faire une jeune fille éveillée si matin, dans les rougeurs et les parfums de l’aurore ? Prendre une corbeille et une serpette, et s’en aller à la vendange. — Si vous croyez cela, vous ne connaissez guère le cœur des jeunes filles ; son amant est là alerte et dispos : au risque de faire tomber la rosée des fleurs, elle va danser un peu ; cela est bien juste, elle n’a pas dansé depuis hier. Toute une grande nuit passée, entre deux draps, sans musique et les pieds tranquilles. Mon Dieu, que de temps perdu ! car il faut vous l’avouer, Giselle a un défaut, du moins c’est sa mère qui le dit : elle est folle de danse, elle ne songe qu’à cela, elle ne rêve que bals sous la feuillée, valses interminables et valseurs qui ne se fatiguent jamais. Albrecht, qu’elle appellerait Loys, si l’on parlait dans ce pays fantastique des pirouettes et des jetés battus, est à coup sûr le galant qu’il lui faut ; il ne dit jamais : « Il fait trop chaud ! reposons-nous ! » il est toujours prêt à danser ; aussi l’aime-t-elle de toute la force de son cher cœur. Quelle jeune Allemande ne serait pas éprise d’un gaillard bien découplé, qui ne manque jamais la mesure, à qui la tête ne tourne pas, et qui a les mains aussi blanches que s’il n’avait rien fait de sa vie ?

À coup sûr il danse bien, mais aime-t-il aussi bien qu’il danse ? Les garçons d’aujourd’hui sont si trompeurs ! Les fleurs sont plus véridiques. Voici une jolie marguerite au cœur d’or, entourée d’une couronne d’argent dont chaque feuille, pareille à une petite langue, sait épeler un mot du livre de l’avenir, de l’avenir des amoureux, bien entendu. Giselle cueille la marguerite. Quelle douce et craintive émotion, comme sa main délicate tremble en arrachant le frêle pétale ! Goëthe n’aurait pas rêvé autrement Marguerite se promenant avec Faust dans le jardin de Martha ; Schœffer ne trouverait pas un regard d’un bleu plus humide, un sein plus chastement ému. Il m’aime, un peu, passionnément, pas du tout. Pas du tout ! répond la vilaine fleur, que Giselle jette par terre avec dépit ; mais Albrecht ou Loys, si vous l’aimez mieux, ramasse la marguerite et corrige l’oracle. Les beaux garçons font toujours dire aux fleurs ce qu’ils veulent. Giselle se rassure, le nuage de tristesse qui voilait son front se dissipe ; le rire, cette fleur rose de l’âme, s’épanouit de nouveau sur la bouche fraîche de la belle enfant, qui part pour la vendange avec ses compagnes, à la grande satisfaction de la mère Berthe.

Jusqu’ici tout va bien ; mais la chose qui se pardonne le moins sur la terre, c’est le bonheur. On pardonne aux gens d’être riches, d’être puissants, d’être illustres, mais on ne leur pardonne pas d’être heureux. Un œil jaloux épie Giselle, Hilarion, un de ces gardes-chasses mystérieux et farouches, comme on en voit dans les ballades germaniques, a pour Giselle un de ces amours qui ressemblent fort à de la haine, et qu’éprouvent les mauvaises natures, incapables d’être aimées ; cette haine, c’est de l’amour aigri. Hilarion, a découvert que Loys n’était pas un paysan, mais bien un jeune burgrave de haute et noble lignée, fiancé à la princesse Bathilde. Il a trouvé, en s’introduisant par la fenêtre, dans la cabane du faux Loys, les éperons, l’épée et le manteau armorié ; d’un mot il peut tuer Giselle, il la tuera.

Mais voici que la cueillette du raisin est achevée. Les corbeilles et les hottes sont pleines. Giselle est proclamée la reine de la vendange, couronnée de pampres et portée en triomphe. Une fête rustique ! voilà une belle occasion de danser. Tout le monde en profite, et surtout Giselle, dont les petits pieds ne peuvent demeurer en repos. « Mais, maudite enfant, tu te feras mourir, et quand tu seras morte, tu deviendras une wili ; tu iras au bal de minuit avec une robe de clair de lune et des bracelets de perles de rosée à tes bras blancs et froids ; tu entraîneras les voyageurs dans la ronde fatale, et tu les précipiteras dans l’eau glaciale du lac tout haletants et tout ruisselants de sueur. Tu seras un vampire de la danse ! »

À ces sages remontrances maternelles, Giselle répond ce que toute fille répond à sa mère qui lui rappelle que l’heure est bien avancée : « Je ne suis pas lasse, encore une petite contredanse, rien qu’une. » Au fond, l’incorrigible enfant n’est pas très alarmée de cette menace. Hé quoi ! danser après sa mort, cela est bien effrayant ! Est-ce donc un si grand plaisir de rester là entre six planches et deux planchettes, immobile, toute droite. D’ailleurs, quand on est jolie, jeune, amoureuse, est-ce qu’on croit à la mort !

Hallali ! hourra ! le cor sonne des fanfares éclatantes, répétées par l’écho de la vallée ; les chiens aboient, retenus à grand-peine par les piqueurs ; les chevaux piaffent et se cabrent ; c’est la princesse Bathilde qui chasse avec le duc son père, accompagnée d’une suite brillante et nombreuse. Loys n’a que le temps de s’esquiver.

La princesse est lasse, elle a soif ; elle voudrait se reposer et tremper ses lèvres roses dans un lait pur, et mordre de ses dents de perle le pain bis du paysan. Fantaisie de princesse. Justement la chaumière de Giselle est là, La mère Berthe sort avec force révérences, tenant par la main sa fille, toute honteuse de paraître ainsi à l’improviste devant une si grande dame ; cependant elle a l’air si bon, que l’on oublie presque qu’elle est belle, et riche, et noble, et puissante.

La petite villageoise, après avoir servi Bathilde, s’approche d’elle furtivement, et avec un joli geste de chatte curieuse, elle allonge sa main vers la princesse, et, tartufe de coquetterie, elle effleure comme par hasard l’épais et riche tissu de sa robe. Il faut voir avec quelle hardiesse timide Carlotta exécute cette scène muette. La princesse, qui s’est aperçue de ce manège, et qui en rit de toute son affabilité de grande dame, passe au cou de Giselle une belle, longue et lourde chaîne d’or. La pauvre enfant, toute rose de honte et de plaisir, se laisse embrasser par Bathilde, sans se douter qu’elle est la rivale d’une si fière personne, inondée de velours et ruisselante de pierreries.

Cela est ainsi, pourtant, et la fatale vérité va paraître dans tout son jour terrible, car voici le trouble-fête Hilarion. Que le diable l’emporte lui, et ses bottes de daim, et sa casquette de peau de loup, et son justaucorps vert ! Il apporte le manteau, les éperons et l’épée du faux Loys, qu’il démasque devant le duc, Bathilde et tous les seigneurs.

Hélas ! douce Giselle, celui que vous aimiez n’était pas ce qu’il paraissait être, comme on dit en style de ballet. Un froid mortel saisit votre cœur dans votre blanche poitrine ; les grands seigneurs n’épousent guère, vous le savez ; et d’ailleurs Bathilde est là immobile de surprise, et vous ne pouvez vous empêcher de la trouver belle.

Chez les femmes, la raison est dans le cœur ; cœur blessé, tête malade. Giselle devient folle ; non pas qu’elle laisse pendre ses cheveux et se frappe le front, à la manière des héroïnes de mélodrame, mais c’est une folie douce, tendre et charmante comme elle. L’air du pas qu’elle a dansé avec son cher Loys, lorsqu’il n’était pas le comte Albrecht, lui revient en mémoire ; elle en exécute les poses et les temps avec une rapidité qui s’augmente toujours ; puis, dans un éclair de raison qui lui revient, elle veut se tuer et se laisse tomber sur la pointe de l’épée apportée par Hilarion. Le fer est écarté par Loys. Soin inutile, la blessure est faite, elle ne guérira pas. En effet, après quelques pas désordonnés, espèce d’agonie chorégraphique merveilleusement rendue par Carlotta, elle tombe morte, la main sur son cœur, entre les bras de Bathilde et de Berthe, au profond désespoir d’Albrecht et même d’Hilarion, qui sent toute l’horreur du crime qu’il vient de commettre, car il est l’assassin de Giselle.

Ainsi se termine le premier acte.

Cette mort, mêlée de danse, doit vous inquiéter pour le repos de Giselle. Vous n’avez pas oublié les prédictions sinistres de la mère Berthe, et la tradition des wilis. J’ai bien peur que la pauvre fille ne dorme pas tranquille dans son lit de gazon.

Mourir à quinze ans, après avoir à peine été cent fois au bal et valsé tout au plus deux mille valses ! Comment voulez-vous que ces charmants petits pieds, plus inquiets, plus frémissants que des ailes d’oiseau, puissent se tenir tranquilles et ne pas essayer de se démailloter des plis droits du linceul, pour aller au clair de lune, dans la clairière où le lapin se frotte la moustache de la patte, ou le daim lève, en humant l’air, son museau noir et lustré, tourner en rond dans le cercle magique tracé par les esprits de la nuit !

Ce n’est pas la vie qu’on regrette à quinze ans ; c’est le bal, c’est l’amour ; et le moyen de ne pas sortir de sa tombe, si votre amoureux passe auprès, et de ne pas l’inviter pour la prochaine contredanse. Cher Albrecht, avec ta facilité à te laisser aller à toutes les bonnes occasions chorégraphiques, ton sort futur nous alarme, et nous craignons pour toi une fluxion de poitrine ou un bain glacé dans l’eau du lac.

La toile se relève et laisse voir une de ces forêts mystérieuses comme on en trouve dans les gravures de Sadeler. De grands arbres aux troncs bizarrement contournés, entrelacent leurs feuillages inextricables, et leurs racines noueuses vont plonger comme des serpents altérés dans une eau dormante et noire sur laquelle s’étalent visqueusement les larges feuilles des nymphéas et du nénuphar ; les longues herbes et les plantes de la terre se mêlent aux roseaux de l’étang, dont la brise de nuit fait frissonner les aigrettes de velours.

Une brume bleuâtre baigne les intervalles des arbres et leur prête des apparences fantastiques, des attitudes et des airs de spectres. Le fût argenté de ce tremble ne ressemble-t-il pas d’une façon alarmante au pâle suaire d’une ombre ? Et la lune qui se lève et montre, à travers les déchiquetures des feuilles, son doux et triste visage d’opale, ne rappelle-t-elle pas par sa blancheur transparente quelque jeune Allemande morte de consomption en lisant les œuvres de Novalis ? — Toute cette forêt semble pleine de larmes et de soupirs ; — est-ce bien la rosée ou la pluie qui a suspendu cette perle au bout de ce brin d’herbe ? Est-ce bien le vent qui sanglote ainsi à travers les roseaux ? Qui peut le savoir ? Pourquoi le velours du gazon est-il couché à de certains endroits ? nul pas humain n’est parvenu jusqu’ici, et ce n’est pas de ce côté que descendent les hordes de daims et de cerfs pour se désaltérer à l’eau de l’étang. Ce parfum faible et doux n’est pas celui des fleurs sauvages : ni la clochette au cœur rose, ni le myosotis n’ont cette odeur ! ce mystère, vous allez le pénétrer.

Dans ce coin tout encombré d’herbes et de fleurs sauvages se dresse une croix de pierre toute neuve et toute blanche encore ; un rayon égaré y trahit le nom de Giselle. C’est là que, sous la terre froide, est étendue la victime d’Hilarion, morte à quinze ans, à l’âge de Juliette et de toutes les belles amoureuses. — Mais à quoi pensent ces francs chasseurs ? se mettre à l’affût en un tel endroit ! au lieu de lièvres et de cerfs, ils ne verront passer que des fantômes sur qui le plomb ni la poudre ne peuvent rien. L’endroit est sinistre et mal hanté ; mes hardis compagnons, croyez-moi, portez ailleurs votre pâté de venaison et vos gourdes pleines d’eau-de-vie. Voilà minuit qui sonne, une heure inquiétante où les vivants rentrent, où les morts sortent. Les feux follets, papillons de flammes, commencent à voltiger autour de vous. Les esprits forts se moquent des feux follets et disent qu’ils sont produits par les exhalaisons des marécages ; mais vous, dignes chasseurs allemands, vous savez bien que ces lueurs sont des âmes en peine ou des esprits malfaisants ; et comment, toi, lourde brute d’Hilarion, n’as-tu pas reconnu au tremblement de tes genoux, à la sueur glacée qui colle tes cheveux à tes tempes, que tu es à côté de la tombe de Giselle !

Tout braves qu’ils sont, les chasseurs, effrayés, s’enfuient. La place reste vide et l’astre des nuits, ouvrant ses paupières aux ailes d’argent, verse une lumière plus vive dans la clairière. Ne voyez-vous pas dans les hautes herbes comme un cercle foulé qui indique la place où tourne la ronde des wilis ? C’est là, en effet, que se tient le bal magique.

Regardez ! le gazon tressaille, le cœur d’une belle de nuit s’entrouvre ; il en jaillit une blanche vapeur qui se condense bientôt en une belle jeune fille pâle et froide comme un clair de lune sur la neige : c’est la reine des wilis. Du bout de son sceptre, elle trace dans l’air des cercles cabalistiques, elle évoque ses sujettes des quatre coins du vent ; — ses sujettes, car elle n’a pas de sujets. Les hommes sont trop lourds, trop grossiers, trop stupides, trop amoureux de leur vilaine peau pour mourir d’une si jolie mort. Ce n’est pas d’eux que l’on peut dire avec le poète :

Il aimait trop le bal, c’est ce qui l’a tué !

Voici venir les danseuses de tous les pays, et l’Andalouse fougueuse, et l’Allemande mélancolique, et la bayadère aux narines pleines d’anneaux d’or, qui exécute le malapou et les évolutions sacrées, tout ce qui a vécu, tout ce qui est mort pour et par la danse. Elles jaillissent de la terre, elles descendent des arbres, il en arrive de tous côtés.

Quand l’assemblée est complète, la reine propose l’admission de Giselle, une nouvelle morte qui ne peut que faire honneur au corps de ballet fantastique.

Elle étend vers le tombeau sa baguette magique, entourée de verveine, et tout d’un coup, du milieu des herbes et des fleurs s’élance une forme mince, droite et blanche, ayant encore la roide attitude du cercueil : c’est Giselle, éveillée de ce lourd sommeil sans rêve que dorment les trépassés dans leurs draps humides.

La ressuscitée fait quelques pas en chancelant, tout engourdie encore ; mais bientôt l’air frais de la nuit, les rayons argentés de la lune, lui rendent sa vivacité. Avec quel ravissement elle reprend possession de l’espace ! comme sa poitrine respire librement, débarrassée de la dalle de pierre qui l’oppressait ! comme elle est heureuse de se sentir libre encore et légère, et de voltiger à son gré de çà de là, comme un papillon capricieux ! La voici qui va d’un air soumis s’agenouiller devant la reine des wilis. On lui pose une étoile au front ; deux petites ailes transparentes et vaporeuses se déploient et palpitent sur ses épaules.

Deux ailes avec deux pieds semblables, c’est vraiment trop !

La cérémonie terminée, on veut apprendre la valse fantastique à la jeune récipiendaire. Ne vous donnez pas tant de mal, elle la sait déjà, et beaucoup mieux que vous, celle-là, et que bien d’autres ! Maintenant, voyageurs attardés, prenez garde à vous ! ne passez pas, minuit sonné, sur la fatale clairière, ou vous risquez fort d’aller achever votre route au fond du lac, côte à côte avec les grenouilles, dans les joncs et dans la vase.

Précisément une victime nous arrive ; ce misérable Hilarion, troublé par ses remords, trompé par un faux sentier de la forêt, revient à son point de départ, à la tombe de Giselle. Les wilis s’emparent de lui ; on le presse, on l’entoure, on se le passe de main en main, de bras en bras ; ses jambes fléchissent, la respiration lui manque, il demande grâce d’une voix entrecoupée. Point de grâce ! Si les valseuses de ce monde sont déjà sans pitié, que doivent être celles de l’autre monde ! Il est pris, quitté, repris ; chacune veut avoir sa part, et elles sont dix, elles sont vingt, elles sont trente. À l’eau, Hilarion ! Tu es fatigué, tes pieds traînent ; un danseur qui se lasse n’est bon qu’à être précipité dans le lac. En effet, toutes ces petites mains d’ombres poussent ce gros corps massif du haut de la rive. L’eau clapote, bouillonne ; deux ou trois cercles s’éteignent en s’élargissant à la surface huileuse du marécage, bonsoir, Hilarion ; justice est faite !

Les feuilles ont frémi, une main écarte les branches. Qui ose venir à pareille heure dans ce lieu formidable ? Albrecht, insensé de douleur, qui veut pleurer sur la tombe de Giselle, et tâcher d’obtenir son pardon de l’ombre adorée ; car Albrecht n’a trompé Giselle qu’à demi, et seulement sur sa qualité. En lui disant qu’il l’aimait, il était complètement sincère, et son âme se trouvait d’accord avec ses lèvres.

Giselle, attendrie des larmes d’Albrecht, pousse un léger soupir, un soupir d’ombre ; Albrecht, éperdu, se retourne, il voit scintiller dans le feuillage deux étoiles d’azur. Ce sont ses yeux, c’est Giselle ! « Oh ! de grâce, vision incomparable, ne t’évanouis pas, laisse-moi encore regarder ce doux visage que je ne croyais revoir qu’au ciel ! » et il s’élance, les bras étendus, mais il ne saisit que des roseaux et des lianes. Une vapeur blanche traverse la sombre épaisseur de la forêt : c’est encore elle. Cachée dans une touffe de fleurs, elle les arrache, les effleure de ses lèvres et jette à son amant des baisers sur des roses.

Les wilis, ogresses de la valse, ont flairé un danseur frais ; elles accourent en toute hâte prendre leur part de ce régal. « Méchantes ! s’écrie Giselle, les mains jointes, laissez-moi mon Loys, ne le faites pas mourir ; qu’il jouisse encore de la douce lumière des cieux, pour se souvenir de moi, et pleurer sur ma tombe : il est si bon de sentir une tiède larme pénétrer sous terre jusqu’à vous, et tomber d’un œil brûlant sur notre cœur glacé. — Non, non, non, qu’il danse et qu’il meure ! — Ne les écoute pas, mon Loys ; attache-toi à la croix de ma tombe. Quoi que tu puisses entendre, quoi que tu puisses voir, ne la quitte pas. Cette croix, c’est le refuge, c’est le salut ; la baguette de Myrtha se briserait à la toucher. — Ma baguette perd son pouvoir devant cette croix, c’est vrai, dit la reine avec un geste d’autorité ; mais toi, Giselle, tu es soumise à ma volonté, et je t’ordonne de danser la danse la plus pudique et la plus voluptueuse, de le regarder de ton œil le plus tendre, de lui faire ton plus aimable sourire de trépassée. Albrecht quittera la croix de lui-même. »

Giselle, cédant bien à regret à l’ascendant magique, commence à exécuter quelques pas avec langueur et lentement. Son œil furtif interroge l’horizon. La nuit s’avance, le coq va bientôt chanter et le jour paraître. Si Albrecht ne quitte pas jusque-là son saint asile, elle sera sauvée, et, sublime abnégation, la pauvre ombre tâche d’être moins belle et moins séduisante. Peine inutile ! le jeune homme, fasciné, ne retient plus que d’une main la croix protectrice. Myrtha force Giselle de donner plus d’énergie à sa danse ; elle obéit, car, après tout, elle n’est pas une wili pour rien. Le vertige de la danse s’empare d’elle, elle vole, elle bondit, elle tourbillonne, et Loys, oubliant qu’il court à sa perte, s’élance après elle, la suit et se mêle à ses poses, heureux encore de mourir entre les bras d’une ombre si chère. Cette danse éblouissante, vertigineuse dure déjà depuis longtemps ; Albrecht pâlit, sa respiration devient courte, il va tomber dans l’eau perfide ! quand une cloche lointaine se met à sonner une, deux, trois, quatre heures.

Une faible barre blanche se dessine dans les nuages, derrière la colline ; la lueur s’augmente, s’agrandit. Les wilis, effrayées, se dispersent et rentrent dans leurs cachettes, dans le cœur des nénuphars, dans les fentes des rochers, dans le creux des arbres. Albrecht est sauvé. Giselle tombe affaissée sur le gazon, les fleurs l’enveloppent et se referment sur elle, et son corps transparent se fond comme une vapeur. On aperçoit encore sa main frêle et blanche qui fait un signe d’adieu à celui qu’elle ne doit plus revoir, puis la main disparaît : la terre a repris sa proie pour ne plus la rendre.

Albrecht, éperdu, hors de lui, se précipite à travers le feuillage, mais il ne voit plus rien. Une rose qu’il cueille sur la tombe, une rose où l’âme de Giselle a laissé son chaste parfum, voilà désormais tout ce qui reste au comte Albrecht de la pauvre villageoise.

Navré de douleur, brisé d’émotion, il tombe sans connaissance dans les bras de Bathilde et de Wilfrid, que l’inquiétude avaient conduits à sa recherche.

Carlotta Grisi et Petipa, qui la seconde si merveilleusement, ont fait de ce dernier acte un véritable poème, une élégie chorégraphique pleine de charme et d’attendrissement. Plus d’un œil qui ne croyait voir que des ronds de jambe et des pointes, s’est trouvé tout surpris d’être obscurci par une larme, ce qui n’arrive pas souvent dans les ballets. Ce rôle est désormais impossible à toute autre danseuse, et le nom de Carlotta est devenu inséparable de celui de Giselle.

***

L’auteur de la musique, M. Ad. Adam, peut revendiquer, lui aussi, une bonne part dans le succès. Jamais il n’a déployé plus de grâce, de tendresse et de mélancolie. Le second acte surtout est empreint d’un caractère fantastique tout à fait en situation ; les rayons bleus du clair de lune allemand glissent mystérieusement sur les notes argentées de la musique et sur les eaux du lac les plus transparentes qu’ait jamais peintes Ciceri. — Et M. Coralli a fait voir dans la composition des pas et dans l’agencement des groupes qu’il est toujours le plus jeune de nos chorégraphes.