(1811) Cours complet de rhétorique « Livre second. Définition et devoir de la Rhétorique. — Histoire abrégée de l’Éloquence chez les anciens et chez les modernes. — Chapitre II. De l’Éloquence chez les Grecs. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre second. Définition et devoir de la Rhétorique. — Histoire abrégée de l’Éloquence chez les anciens et chez les modernes. — Chapitre II. De l’Éloquence chez les Grecs. »

Chapitre II.
De l’Éloquence chez les Grecs.

Telles sont les idées générales que nous nous sommes formées, et que nous avons cru devoir donner de l’éloquence. Nous allons maintenant suivre un moment ses progrès chez les peuples où elle a brillé avec le plus d’éclat, et qui nous offrent les modèles où nous pouvons l’étudier avec le plus de fruit.

Il ne s’agit point, pour trouver le berceau de l’éloquence, de remonter à celui des premiers temps, ou de le chercher parmi les monuments antiques de l’orient ou de l’Égypte. Il existait sans doute dès lors une espèce d’éloquence, mais elle tenait plus de l’élan poétique, que de ce que nous appelons aujourd’hui le genre oratoire. Tant qu’il y eut peu de relations entre les humains, tant que la force et la violence décidèrent seules dans les discussions, il est tout simple que l’art qui concilie les esprits par le raisonnement et la persuasion, fût un art à peu près inconnu.

Les premiers empires dont l’histoire fasse mention, ceux des Assyriens et des Égyptiens, étaient des états despotiques : les rênes du gouvernement s’y trouvaient entre les mains d’un seul, ou d’un petit nombre ; accoutumée à une obéissance aveugle, la multitude était conduite, et jamais persuadée. De tels peuples ne pouvaient donc avoir aucun de ces grands motifs d’utilité politique ou d’amélioration sociale, qui donnent tant de poids et d’importance aux discours publics.

Il faut arriver à l’origine des républiques de la Grèce, pour rencontrer des traces sensibles de l’éloquence, devenue l’art de persuader. Mais il faut convenir aussi, qu’elle s’ouvrit dès lors une carrière totalement inconnue aux siècles précédents, et où les âges postérieurs se sont vainement efforcés de l’atteindre. Tout favorisait sa naissance ; tout accéléra ses progrès.

La Grèce était partagée en plusieurs petits états. Gouvernés dans le principe par des rois, qu’ils appelaient des tyrans, ces peuples, naturellement inquiets et remuants, chassèrent leurs petits despotes, et formèrent une multitude de gouvernements démocratiques, basés sur le même plan, animés du même esprit de gloire et de liberté, mutuellement jaloux, et nécessairement rivaux les uns des autres.

Athènes ne tarda pas à se distinguer au milieu d’eux, par son goût pour tous les beaux-arts, et pour l’éloquence en particulier. Son peuple était remarquable par sa vivacité, son esprit et son intelligence pour les affaires. Son gouvernement était totalement démocratique, et l’assemblée du peuple décidait de tout en dernier ressort. C’est là que les orateurs se formaient ; c’est là qu’ils apprenaient à émouvoir, à diriger à leur gré les passions ; c’est là que l’orateur le plus habile tremblait, lorsqu’il adressait la parole au peuple assemblé, parce qu’il était responsable du conseil qu’il allait donner. Aussi, observe judicieusement le docteur Blair à ce sujet, toute la puissance, tous les trésors du plus grand monarque ne suffiraient pas pour fonder une école d’éloquence semblable à celle que formait naturellement la constitution d’Athènes. Ajoutons à cet avantage inappréciable, celui d’une langue, la plus féconde, la plus énergique et la plus harmonieuse que les hommes aient jamais parlée.

Faut-il s’étonner que le concours de tant de circonstances favorables aient porté l’éloquence grecque à ce degré d’élévation, dont rien n’a depuis approché ; et que tant d’orateurs célèbres se soient disputés à l’envi la gloire de bien dire, dans un temps et chez un peuple où tout le monde se disputait celle de bien faire ? C’était dans les luttes perpétuelles des factions et de la liberté, dans le torrent d’une vie toujours active, au milieu enfin du tumulte des affaires, que l’éloquence des Athéniens acquérait cette vigueur, cette énergie qui sont devenues son caractère distinctif, et qu’elle n’eût point contractées dans le calme de la retraite et de la méditation.

Orateurs grecs.

À la tête de cette foule de grands hommes qui ont illustré la tribune ou le barreau d’Athènes, se présente d’abord ce fameux Périclès, qui fut tout à la fois capitaine et orateur, élève d’Anaxagore et amant d’Aspasie, redoutable à la Grèce et corrupteur d’Athènes, et que son éloquence rendit quarante ans monarque d’une république. L’historien Thucydide nous a conservé un monument précieux de l’éloquence de Périclès ; c’est l’éloge funèbre qu’il prononça des guerriers morts pendant l’expédition de Samos, où il avait lui-même commandé et remporté plusieurs victoires55.

Après Périclès, et durant la guerre du Péloponèse, on vit s’élever successivement une foule de grands hommes, Cléon, Alcibiade, Critias et Théramène, qui tous se distinguèrent par leur éloquence. Ce n’étaient point des orateurs de profession : ce n’est point dans les écoles des rhéteurs qu’ils s’étaient formés à l’art de bien dire ; mais l’habitude et la nécessité de parler souvent en public, et surtout la disposition naturelle de ces âmes ardentes au grand et au sublime, en faisaient des hommes éloquents, dont Thucydide a recueilli des traits infiniment précieux.

Ces grands exemples ne pouvaient qu’ajouter à l’ardeur naturelle des Athéniens pour l’éloquence ; elle devint alors un art qui eut ses règles et ses professeurs. C’est ce qui donna naissance à une classe d’hommes absolument nouveaux, et qui, sous le nom de rhéteurs ou de sophistes, donnèrent les préceptes et quelquefois l’exemple de l’éloquence. Ce qui les distinguait surtout, c’était l’art de parler, sur-le-champ, avec la plus grande facilité ; et ce genre de mérite convenait à l’imagination ardente et légère d’un peuple que le sentiment et la pensée frappaient rapidement, et dont la langue féconde et facile semblait courir au-devant des idées.

Celui qui, le premier, donna cet exemple à Athènes, fut le célèbre Gorgias, né en Sicile. Critias et Alcibiade encore jeunes, Thucydide et Périclès déjà vieux, venaient l’entendre et l’admirer. Eschine, que nous verrons bientôt le rival et l’ennemi de Démosthène, eut le même talent et déployait, dans ces sortes de discours, tant de génie et tant de talent, qu’il semblait inspiré comme le prêtre qui rendait les oracles. On sent bien qu’entre les mains de pareils hommes, qui faisaient profession de discourir sur tous les sujets possibles, et de prouver tout ce qu’ils s’étaient engagés à prouver, l’art de l’éloquence ne tarda pas à devenir celui des subtilités sophistiques. On peut donc les regarder, avec quelque raison, comme les premiers corrupteurs de l’éloquence. Socrate se prononça contre eux, fit sentir l’absurdité de leur dialectique et le vide de leur prétendue éloquence, et tâcha de rappeler ses concitoyens à des idées plus justes sur l’art de raisonner. Il était tout simple que l’ami de la raison, le héros et le martyr de la morale, se déclarât l’antagoniste des sophistes de son temps.

Un homme qui contribua également, mais d’une autre manière, à corrompre la belle simplicité de l’éloquence des premiers temps, c’est Isocrate, dont les ouvrages subsistent encore aujourd’hui. Il professa la rhétorique avec succès, et eut l’art de concilier deux choses, devenues presque inconciliables depuis, la fortune et la réputation. Ses harangues n’ont d’autre mérite que celui de cette éloquence de diction, de cette pureté soutenue, mais trop étudiée, d’un style qui fatigue, parce qu’il est trop uniformément beau. Ce fut lui qui introduisit le premier la méthode de composer ces périodes régulières et harmonieusement cadencées, dont Cicéron fait un si bel éloge, et pour lesquelles il eut lui-même tant de propension. De tout temps les opinions ont été partagées sur le mérite d’Isocrate comme orateur. Si Platon en fait un grand éloge, Aristote dit, en propres termes, qu’il est honteux de se taire, lorsqu’Isocrate parle, etc. Mais, comme citoyen, sa conduite a été généralement admirée : après la mort de Socrate, dont il avait été le disciple, il eut le courage de se montrer en deuil aux yeux même des lâches assassins de son maître. Aimé de Philippe, l’oppresseur de son pays, il s’en justifia en mourant ; car sa douleur ne lui permit pas de survivre à la bataille de Chéronée. Voilà des traits qui honorent et font vivre la mémoire d’un homme, et qui ont fait dire avec raison d’Isocrate, qu’il fut digne d’avoir des talents, puisqu’il eut des vertus.

Lysias, dont on a conservé quelques harangues, appartient aussi à la même époque. Il n’a point la pompe harmonieuse, ni la richesse d’Isocrate ; mais son style est toujours pur, parfaitement attique, simple et sans la moindre affectation. Son plus grand mérite cependant est d’avoir été le maître ou l’instituteur de Démosthène, le premier des hommes dans l’éloquence judiciaire et délibérative.

Le seul nom de Démosthène rappelle encore aujourd’hui les grandes idées de patrie, de courage et d’éloquence. Seul et sans secours, il fit trembler Philippe, combattit successivement trois oppresseurs, et fut, dans son exil même, plus grand encore que ses concitoyens n’étaient ingrats. Il pensa, parla et vécut toujours pour la liberté de son pays, et travailla quarante ans à ranimer la fierté d’un peuple devenu, par sa mollesse, le complice de ses tyrans. Dédaignant l’affectation et le style fleuri des rhéteurs de son temps, il choisit Périclès pour le modèle de son éloquence, et son caractère distinctif est la force et la véhémence.

On sait tous les obstacles qu’il eut à vaincre, et tous les efforts qu’il fit pour corriger, assouplir, perfectionner son organe, et pour rendre son action oratoire digne de sa composition. On sait qu’il s’enferma dans un souterrain, pour étudier avec moins de distraction ; qu’il allait déclamer sur le bord de la mer, pour s’exercer à haranguer ensuite devant le peuple. Peut-être, dit La Harpe, n’a-t-on point fait assez d’attention à cette singulière idée. C’était avoir saisi, ce me semble, sous un point de vue bien juste, le rapport qui se trouve entre ces deux puissances, également tumultueuses et imposantes, les flots de la mer et les flots d’un peuple assemblé.

Jamais orateur n’eut un champ plus vaste et plus beau que Démosthène dans ses Olynthiennes et dans ses Philippiques. Ces beaux discours doivent, sans doute, une partie de leur mérite à l’importance du sujet et à l’intégrité de l’esprit public qui y respire d’un bout à l’autre. Leur but était d’enflammer l’indignation des Athéniens contre la politique ambitieuse de Philippe, roi de Macédoine, l’ennemi déclaré de la liberté de la Grèce, et de les prémunir contre les mesures insidieuses dont ce prince se servoit pour leur dissimuler le danger qui les menaçait. Pour atteindre ce but, le plus honorable, sans contredit, que l’éloquence ait pu jamais se proposer, nous verrons l’orateur employer tous les moyens capables de faire sortir de sa léthargie un peuple si longtemps fameux par sa justice, son humanité et son courage, mais déjà corrompu et presque entièrement dégénéré. Tantôt il leur reproche hardiment leur vénalité, leur indolence, leur indifférence pour la cause commune ; tantôt il leur remet sous les yeux, et leurs anciens exploits, et leurs ressources présentes. Il faut l’entendre tonner contre la bassesse des orateurs ses contemporains, indignement vendus au parti du roi de Macédoine. Il ne se borne point à conseiller des mesures vigoureuses, il entre dans tous les détails, présente tous les moyens possibles d’exécution.

Est-il étonnant que de pareilles harangues soient devenues, entre ses mains, des chefs-d’œuvre de force et de cette véritable énergie que donne et que soutient l’esprit public ? Raisonnements et mouvements, voilà toute l’éloquence de Démosthène. Jamais homme n’a donné à la raison des armes plus pénétrantes, plus inévitables. La vérité est dans sa main un trait perçant qu’il manie avec autant d’agilité que de force, et dont il redouble sans cesse les atteintes. Il frappe, sans donner le temps de respirer ; il pousse, presse, renverse, sans laisser à l’adversaire terrassé le moyen de nier sa chute. Son style est austère, robuste, et tel qu’il convient à une âme franche et impétueuse. Rarement il s’occupe à parer sa pensée ; c’est un soin qui semble au-dessous de lui : il ne songe qu’à la porter tout entière au fond de votre cœur. Nul n’a moins employé les figures de diction, et s’il s’en sert quelquefois, elles semblent naître de son sujet. Mais, dans sa marche rapide, il subjugue, il entraîne l’auditeur à son gré ; et ce qui le distingue de tous les orateurs, c’est que l’espèce de suffrage qu’il arrache est toujours pour l’affaire qu’il traite et jamais pour l’orateur.

Avec Démosthène disparurent les beaux jours de l’éloquence des Grecs : les rhéteurs et les sophistes achevèrent de corrompre le goût, et la Grèce esclave cessa de compter des grands hommes. Le seul Démétrius de Phalère retraça, dans le siècle suivant, une ombre des premiers temps. Mais, cette époque écoulée, nous ne trouvons plus chez les Grecs un seul orateur digne de ce nom.