(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre premier. de la rhétorique en général  » pp. 13-23
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre premier. de la rhétorique en général  » pp. 13-23

Chapitre premier.

de la rhétorique en général

Une des branches les plus importantes de l’éducation intellectuelle est l’art de communiquer et de faire partager aux autres nos idées et nos sentiments, à l’aide de la parole ou de l’écriture.

Cet art se nomme Rhétorique.

Comment parvenir à persuader, à instruire, à attendrir, à récréer, selon les divers sujets, et toujours à intéresser l’auditeur ou le lecteur : voilà le problème qu’il se propose.

Mais le problème a-t-il une solution ? Cette solution n’est-elle pas antérieure à la rhétorique ? En d’autres termes, qui nous donne les idées et leur expression, la nature ou l’art ?

La question n’est pas d’hier. C’est la même que posait Horace à propos de la poésie :

Natura fieret laudabile carmen, an artc
Quæsitum est…

Et aujourd’hui, comme alors, l’unique réponse péremptoire est celle d’Horace, quand il exige la collaboration, pour ainsi dire, de l’art et de la nature :

… ego nec studium sine divite vena,
Nec rude quid possit video ingenium ; alterius sic
Altera poscit opem res…

On dit de l’écrivain ou de l’orateur qui entraîne, qui charme, qui intéresse, qu’il a du génie ou de l’esprit. Mais en quoi consistent réellement l’esprit et le génie ?

Si l’on y réfléchit bien, on verra que ce n’est rien autre chose que la faculté de saisir, de combiner et d’exprimer des rapports inaperçus par le grand nombre, et que ce qu’on nomme communément pensée, style, n’est en général qu’une perception et une combinaison de rapports2.

Il est d’heureuses natures qui, de bonne heure, sentent, imaginent et formulent vivement : c’est le très-petit nombre. Il est, au contraire, des natures ingrates qui semblent radicalement inhabiles à sentir, à imaginer et à exprimer : c’est encore le très-petit nombre. L’immense majorité de l’espèce humaine s’échelonne entre ces deux extrêmes. C’est pour elle qu’est faite la rhétorique.

En outre, quelle que soit notre nature, il arrive, par intervalles, que l’action de nos facultés est spontanément provoquée, soit par un sentiment, un intérêt, un souvenir, soit par la présence d’un objet extérieur destiné à mettre en jeu ces facultés. Ce phénomène intellectuel se nomme la passion. Rare dans le plus grand nombre des individus et des circonstances, quand il survient, il illumine aussi vivement parfois que l’organisation la plus heureuse. L’éclat est le même, seulement il est passager ; car la passion, c’est la nature accidentellement surexcitée. « La nature, dit Voltaire, rend les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les grandes passions. Quiconque est vivement ému voit les choses d’un autre œil que les autres hommes. »

Or, pourquoi la faculté de saisir et de formuler les rapports, commune à divers degrés, organiquement ou accidentellement, à tous les hommes, ne pourrait-elle pas, comme les autres, se développer par l’exercice ? L’œil s’exerce à connaître l’étendue et la distance dans les corps, l’alliance et les contrastes dans les couleurs ; l’oreille, à distinguer le plus ou moins d’éloignement, d’intensité, d’harmonie ou de discordance des sons ; le goût et le tact, à apprécier la nature et les degrés de la saveur, l’aspérité ou le mœlleux des surfaces ; tout le monde convient qu’il faut longtemps regarder pour voir, et écouter pour entendre. Eh bien, la loi du sens physique est celle du sens intellectuel. Lui aussi s’habitue par l’usage à saisir des rapports inappréciables pour les masses, à les combiner, à les exprimer ; il s’exerce réellement à l’esprit et au génie. De là l’axiome si souvent cité : le génie n’est que la patience. L’histoire des grands écrivains ne confirme-t-elle pas cette vérité ? Il est bien rare qu’aucun d’eux ait débuté par son chef-d’œuvre. Et quand la chose arrive, nous sommes presque portés à les blâmer. Il nous semble, quelque heureusement doués qu’ils fussent, et si loin qu’ils aient été, qu’ils auraient pu gagner encore par le temps, la pratique et la réflexion.

Une méthode qui aide à la perception et à la manifestation des rapports, ou, en d’autres termes, à la découverte et à l’expression des idées, est donc presque toujours applicable. Aiguillon des organisations paresseuses, frein salutaire pour les esprits mieux partagés, elle est le guide de tout le reste. Elle empêche les uns de désespérer d’eux-mêmes, les autres, de s’égarer et de se perdre ; elle trace la carrière, pose les limites, ramène dans la voie ; saisissant dans leur vol, pour les soumettre à l’analyse, les inspirations les plus heureuses de la nature et de la passion, parfois elle leur arrache leur secret, et parvient à reproduire, à force de patience, les merveilles de la spontanéité.

Les orateurs et les poëtes ont précédé, il est vrai, les poétiques et les rhétoriques ; mais ce fait ne prouve pas contre l’utilité de ces dernières. Si des génies exceptionnels les ont devinées, ce n’est pas un motif, pour ceux qui viennent ensuite, de ne pas les étudier, de ne pas mettre à profit, dans leur intérêt, les mérites et même les défauts de leurs prédécesseurs. Les pères de la pensée et du style sont des géants, sans doute, et nous, rhéteurs, des enfants. Mais, bien qu’on ait abusé de la comparaison, il n’en est pas moins vrai que, quand le géant a pris l’enfant sur ses épaules, celui-ci, malgré son imbécillité, voit plus loin que l’Hercule qui le porte, et peut indiquer à ceux qui suivent et le but, et les détours, et les écueils du chemin. « Ce n’est point aux traités de rhétorique, dit Quintilien, qu’on doit l’invention des arguments ; ils ont tous été connus avant les règles : la rhétorique n’est qu’un recueil d’observations faites sur ce qui existait déjà ; et la preuve, c’est que les rhéteurs ne se servent que d’exemples plus vieux que leurs traités, et empruntés aux orateurs, sans rien dire de nouveau et qui n’ait été pratiqué avant eux. Les véritables auteurs de l’art sont donc les orateurs ; mais nous devons pourtant quelque reconnaissance à ceux qui ont aplani les difficultés ; car toutes les vérités que, grâce à leur génie, les orateurs ont découvertes une à une, les rhéteurs nous ont épargné la peine de les chercher et les ont rassemblées sous nos yeux. »

Tous ceux qui écrivent reconnaissent d’ailleurs qu’il est dans leur art, comme dans tous les autres, certains procédés de composition, certains secrets de métier, une sorte de mécanisme littéraire, que l’on ne devine point, que l’on n’apprend qu’à l’user, après bien des essais et des tâtonnements. « C’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule, disait la Bruyère ; il faut plus que de l’esprit pour être auteur3. » La rhétorique n’eût-elle d’autre résultat que d’aplanir les difficultés de cet apprentissage, ceux qui aspirent à devenir praticiens ne devraient pas la négliger.

La rhétorique est donc utile, parce que, l’intelligence humaine étant perfectible, l’art, c’est-à-dire les méthodes rationnelles de perfectionnement, peut efficacement venir en aide à la nature, c’est-à-dire aux dispositions innées. La nature, premier et indispensable élément, inégalement distribué entre les divers individus ; l’art, élément secondaire, mais d’une utilité d’autant moins contestable, qu’il peut se modifier d’après les natures différentes.

La rhétorique est utile, parce que, le sens intellectuel, auquel elle s’adresse, ayant pour objet les idées et leur expression, c’est-à-dire la perception et l’appréciation de certains rapports, de la même manière que le sens physique perçoit et apprécie des rapports d’un autre ordre, il est évident que si l’observation et l’exercice contribuent à perfectionner celui-ci, ils contribueront également à perfectionner celui-là.

Maintenant, en quoi consiste la rhétorique ? et a-t-elle été comprise de même en tout temps et par tous les rhéteurs ?

Considérée dans son étymologie, la rhétorique n’est que l’art de parler ; mais la signification de ce mot, comme celle de beaucoup d’autres, s’est modifiée et étendue en passant de l’antiquité aux âges modernes.

Jusqu’après la guerre du Péloponèse, la Grèce ne connut et n’employa guère que la parole pour produire et répandre au dehors les productions de l’intelligence. La scène, la tribune, le barreau étaient déjà ce qu’ils sont encore, des lieux où le poëte et l’orateur communiquaient oralement leurs idées et leurs impressions à leurs concitoyens assemblés. Mais l’usage de la voix, comme manifestation de la pensée littéraire, ne s’arrêtait pas là. La poésie épique, l’élégie, l’ode, l’histoire elle-même se chantaient et se récitaient par les rues, sur les places, aux jeux d’Olympic et de Némée. Il n’est pas jusqu’à la philosophie qui ne présentât ses doctrines sous la forme dramatique du dialogue ; le lien de la scène était un portique, une promenade, un jardin, la prison de Socrate ou le promontoire de Sunium.

Les premiers rhéteurs grecs, les sophistes, purent donc, sans mentir à l’étymologie, renfermer dans l’art de parler toutes les règles de l’art d’écrire. Et quoique la philosophie, la poésie et l’histoire se fussent successivement retirées du domaine de la littérature orale, ceux qui vinrent plus tard ne changèrent rien au mode consacré. Nous les voyons, jusque sous les empereurs, donner, dans leurs Rhétoriques élémentaires, des préceptes et des exemples sur tous les genres, sur l’apologue, la narration, les sentences, les éloges, les lieux communs, etc. Il suffit de parcourir les Exercices d’Aphthonius. La folie des sophistes, ce fut de toucher au fond, quand ils devaient se borner à la forme, et, si j’ose employer cette expression, de composer la recette, quand on ne leur demandait que la manière de s’en servir. C’est ainsi que les Gorgias, les Prodicus, les Hippias se vantaient de pouvoir traiter, comme les ergoteurs du moyen âge, de omni re scibili, et qu’un Phormion osait discourir de l’art de la guerre devant Annibal.

Les Romains s’aperçurent bien vite de ce ridicule : moins artistes que les Grecs, ils méprisèrent dans l’enseignement tout ce qui ne leur paraissait que jeux d’imagination et amusements de vaincus ; plus pratiques surtout et plus positifs, ils ne voulurent s’occuper que de la partie de la rhétorique à laquelle les institutions démocratiques donnaient une importance réelle dans la vie active et publique. Ils revinrent donc à l’étymologie, fondirent l’art de bien écrire dans l’art de bien dire, et considérèrent connue code unique et universel du style les préceptes de l’éloquence.

Pour se faire une idée de la puissance de la parole à Rome, qu’on lise ce que disent Aper et Maternus dans cet excellent Dialogue des orateurs, chef-d’œuvre de raison et de style, qu’il soit de Tacite, de Quintilien, ou de tout autre, préface naturelle de tout ouvrage où il est question d’éloquence, et dont plusieurs pages semblent écrites d’hier, tant il y a de rapprochements entre notre état social et politique actuel et celui de Rome aux derniers temps de la République et aux premiers de l’Empire. Ce magnifique tableau du pouvoir et des avantages de l’art oratoire explique parfaitement comment il est arrivé que, chez les rhéteurs romains, chez Cicéron surtout et Quintilien, cet art, par sa souveraine importance, ait absorbé en lui seul toute la rhétorique.

Mais les choses se sont modifiées dans les âges modernes ; et même en obéissant à l’idée romaine, au principe d’utilité positive et pratique, il est nécessaire de revenir aujourd’hui à cette universalité de préceptes applicables à tous les genres littéraires, dont les Grecs avaient donné l’exemple, et que la plupart des rhéteurs ont en tort d’abandonner pour se borner, à l’exemple des Romains, aux règles de l’éloquence.

Sans doute, la tribune et le barreau ont conservé beaucoup de leurs anciennes prérogatives ; l’éloquence de l’avocat en tout pays, et celle du représentant, dans les gouvernements constitutionnels, sont encore une des voies les plus rapides et les plus sûres pour arriver à la fortune, aux hautes dignités, à la considération nationale, à la célébrité européenne ; enfin la société moderne a vu naître et fleurir une troisième branche d’éloquence inconnue à l’antiquité, celle de la chaire.

Mais la supériorité d’intelligence manifestée par des écrits, quels qu’ils soient, conduit souvent au même but que l’éloquence proprement dite, et, sous bien des rapports, le pouvoir de la presse a succédé à celui de la parole. Destinée jadis à se transmettre, comme par tradition, d’une oreille à l’autre, ou consignée seulement dans quelques manuscrits, dont le haut prix interdisait l’acquisition à la grande majorité du publie, la pensée de l’écrivain vole maintenant d’un bout à l’autre de l’univers avec les livres, les pamphlets, les journaux. Le plaidoyer même et le discours que l’avocat ou le représentant semble n’adresser qu’aux juges ou à ses collègues, saisis par la sténographie, ont bientôt franchi les murs de la chambre ou de la salle d’audience, pour pénétrer dans les provinces les plus reculées.

La presse ! voilà donc l’instrument qu’il importe le plus de savoir manier pour celui-là même à qui le nom d’orateur semblerait mieux convenir que le nom d’écrivain. Aujourd’hui, en effet, il a pour juge le tribunal, demain il aura peut-être la nation ; aujourd’hui sa parole n’est entendue que de quelques centaines d’individus, demain elle sera lue par l’Europe entière.

Cela ne signifie pas qu’il doive entièrement oublier ses auditeurs pour ne songer qu’à ses lecteurs. Il ne perdra pas de vue que la barre et la tribune sont, en définitive, le premier théâtre de ses combats et de ses victoires, le point de départ de sa parole ; il s’exercera à acquérir la spontanéité d’idées et d’expressions nécessaire aux luttes journalières où il est engagé ; il travaillera son organe, il ne négligera ni l’énergie, ni la grâce de l’action. Mais, attendu la diversité des temps et des mœurs, il n’attachera pas à l’improvisation, au débit et au geste, la haute importance qu’y mettait l’antiquité romaine. Et c’est pour cela, et aussi parce que ces trois objets, pour être traités à fond, demanderaient un autre livre tout entier, qu’il n’en est pas question dans celui-ci, et que cet ouvrage est plutôt l’art d’écrire que l’art de parler.

Il suit de ce que je viens de dire, que la rhétorique embrasse aujourd’hui un plus vaste objet qu’autrefois ; on ne lui demande plus seulement les règles nécessaires pour discuter les questions politiques, administratives et judiciaires, mais les préceptes de l’art d’écrire appliqués à tous les sujets. Le style, quelque matière que l’on traite d’ailleurs, lettres, récits, dialogues, descriptions, dissertations, résumés, drames, mœurs, passions, polémique, est de son ressort ; elle ne doit pas craindre même d’aborder la poésie, du moins en ne la considérant que sous les faces qui lui sont communes avec la prose, et sans empiéter sur le domaine de la poétique proprement dite.

Ces distinctions établies, avant d’entrer dans les détails, ne perdons pas de vue les observations suivantes :

1° La rhétorique n’étant point une science, mais un art, elle exige avant tout et surtout la pratique. Méthode, préceptes, théories, quelque savantes qu’elles soient, tout est subordonné à l’exercice de la composition. Fit fabricando faber, voilà le premier axiome de la rhétorique, comme de la poétique, de la musique, du dessin, de tous les arts. « La nature est riche, dit Vico dans ses Institutions oratoires, l’art pauvre, l’exercice et le travail invincibles… Aussi, ajoute-t-il, les peintres qui veulent devenir excellents ne s’arrêtent pas aux longues et subtiles discussions sur leur art, mais ils passent des années entières à copier les tableaux des grands maîtres. » La meilleure leçon pour l’écrivain est l’étude approfondie des bons modèles, et les travaux qui ont pour but de reproduire les formes de leur style. Sans le travail, et un travail obstiné, point d’écrivain. On sait combien Horace appuie sur cette idée dans son Art poétique. Un vieux critique français, J. du Bellay, l’a énergiquement reproduite dans sa Défense et illustration de la langue françoise. « Qu’on ne m’allègue point, s’écrie-t-il, que les poëtes naissent. Certainement, ce seroit chose trop facile, se faire éternel par renommée, si la félicité de nature étoit suffisante pour faire chose digne de l’immortalité. Qui veut voler par les mains et les bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre ; et qui désire vivre en la mémoire de la postérité doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et endurer la faim, la soif et de longues veilles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. » Et, pour passer du xvie  siècle au xixe , car j’aime à montrer les préceptes réellement utiles et solides maintenus à travers les âges, en dépit des changements d’idées et des caprices de la mode : « Je voudrais, dit le héros d’un roman moderne, m’exprimer de prime abord, sans fatigue, sans effort, comme l’eau murmure et comme le rossignol chante. » Et le raisonneur du livre lui répond avec un grand sens : « Le murmure de l’eau est produit par un travail, et le chant du rossignol est un art. N’avez-vous jamais entendu les jeunes oiseaux gazouiller d’une voix incertaine et s’essayer difficilement à leurs premiers airs ? Toute expression d’idées, de sentiments et même d’instincts exige une éducation. »

La pratique est d’autant plus nécessaire, que la théorie, quelque profonde et variée qu’on la suppose, ne peut embrasser toutes les applications et prévoir toutes les hypothèses. Le maître n’enseignera jamais tout ce que l’art peut produire. L’analogie fait le reste. « Quel est le peintre, dit Quintilien, qui ait appris à représenter tout ce qui existe dans la nature ? Il y parvient cependant par l’exercice. Il y a des choses qui s’apprennent, quoiqu’elles ne s’enseignent pas. » N’oubliez pas, d’autre part, que si la vertu des préceptes est singulièrement puissante pour rectifier les erreurs, améliorer les qualités naturelles, et tracer des limites à leurs développements, elle l’est beaucoup moins pour nous donner les mérites qui nous manquent. Le précepte corrige plutôt qu’il ne produit ; la pratique crée en même temps qu’elle améliore.

2° Les préceptes n’ont pas tous le même degré d’intérêt. Les uns sont essentiels et généraux ; ils tiennent à la nature même de l’art, viennent à propos en toute matière, et se retrouvent dans tous les siècles et sous toutes les latitudes :

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser…
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant… etc.

Les autres sont spéciaux ou locaux, ne s’appliquent qu’à certains genres, ou ne sont vrais que chez certains peuples et à certaines conditions préalables :

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions…
Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée… etc.

La plupart des règles de l’harmonie, l’usage des euphémismes, des litotes, de l’hyperbole, du pléonasme, des expressions métaphoriques et proverbiales se rattachent à cette classe.

Quelques-uns enfin pourraient se nommer historiques. D’une vérité contestable ou d’une médiocre portée, si l’on en fait mention, c’est qu’ils ont été admis antérieurement, et qu’à défaut de la raison, ils ont pour eux l’autorité. Dans cette classe doivent se ranger plusieurs des définitions et des subdivisions adoptées par les rhéteurs ; on peut les exposer, mais non sans les discuter et les estimer à leur valeur. C’est au maître à observer ces différences, à les faire ressortir, et à mesurer l’attention de l’élève à l’importance du précepte.

3° C’est encore au maître à lui apprendre comment il faut, dans l’occasion, savoir s’écarter des règles, et obéir, en dépit d’elles, aux inspirations du goût, c’est-à-dire de cette faculté, moitié d’instinct, moitié de culture, qui nous fait discerner et sentir le beau, en dehors même des lois générales et des prévisions de l’art. « Quoique les règles, dit parfaitement bien Condillac, soient le fruit de l’expérience et de la réflexion, quelques écrivains les ont combattues, comme si elles n’étaient que de vieux préjugés. Ils ont cru établir des opinions nouvelles, en renouvelant les erreurs des premiers artistes, et en rappelant les arts à leur première grossièreté. Ce n’est pas rendre un service aux génies que de les dégager de l’assujettissement à la méthode ; elle est pour eux ce que les lois sont pour l’homme libre. » Seulement j’ajouterai avec Montesquieu : « Comme les lois sont toujours justes dans leur être général, mais presque toujours injustes dans l’application, de même les règles, toujours vraies dans la théorie, peuvent devenir fausses dans l’hypothèse. Quoique chaque effet dépende d’une cause générale, il s’y mêle tant d’autres causes particulières, que chaque effet a, en quelque façon, une cause à part. Ainsi l’art donne les règles, et le goût les exceptions ; le goût nous découvre en quelles occasions l’art doit soumettre, et en quelles occasions il doit être soumis. » Le maître peut donc traiter de la nature du goût, mais ne lui en demandez pas les règles ; ce serait le plus souvent lui demander les règles de l’exception.

Concluons de ce qui précède que trois éléments concourent à la formation de l’écrivain : la nature, l’art et l’exercice. C’est la doctrine d’Aristote et de Cicéron4.