(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section première. La Tribune politique. — Chapitre V. De l’Éloquence politique chez les Français. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section première. La Tribune politique. — Chapitre V. De l’Éloquence politique chez les Français. »

Chapitre V. De l’Éloquence politique chez les Français.

Jusqu’en 1789, la carrière de l’éloquence fut nécessairement très bornée en France80. Les orateurs n’avaient que le barreau ou la chaire ; et les formes judiciaires modernes n’offraient point à l’éloquence un champ aussi vaste, aussi libre que le barreau d’Athènes et de Rome. La chaire évangélique avait été illustrée par des hommes du plus grand talent, et continuait de s’enrichir tous les jours de productions aussi estimables par leur objet que par le mérite de l’exécution. L’éloquence politique seule était et devait être nulle encore pour nous. Si l’on en excepte quelques discours prononcés dans les divers parlements, et quelques écrits éloquents où l’on discutait des questions de politique, nous n’avions absolument rien en ce genre. Mais il se formait insensiblement, dans le silence du cabinet, des hommes qui devaient bientôt honorer leur pays et étonner l’Europe, par la profondeur de leurs vues et l’éclat d’une éloquence qui ne nous laisse presque plus rien à envier aux anciens, à cet égard. Déjà la nécessité reconnue, depuis longtemps, de réformer des abus fortifiés par des siècles d’oubli du devoir des uns et des droits des autres ; déjà ce besoin inquiet d’un changement quelconque, avaient fait éclore une foule d’ouvrages où l’on était surpris de trouver autant d’esprit que de raison, et qui annonçaient d’avance les beaux jours de l’éloquence française.

Enfin, les Etats-généraux, sollicités par tant de vœux, ouvrirent au génie et à l’éloquence cette carrière si vivement désirée, et où les esprits ne tardèrent pas à s’élever à la hauteur des circonstances et des choses.

À peine le champ fut-il libre, que l’on y vit s’élancer à la fois une foule d’hommes, inconnus la plupart, ou à qui l’on était loin de supposer le genre et la mesure de talents qu’on les vit bientôt déployer ; d’autres s’avançaient escortés d’une réputation que les uns n’ont pas justifiée, que les autres ont surpassée de beaucoup. Tous ont été mutuellement étonnés les uns des autres, et quelques-uns ont dû l’être de leur propre ouvrage. C’est que les matières devinrent bientôt si intéressantes, les événements se pressèrent tellement, tous les intérêts, toutes les passions froissées se heurtèrent avec une telle impétuosité, qu’il devait résulter de grandes choses et de grandes fautes, de grandes vérités et de tristes erreurs, d’un choc d’autant plus violent, qu’il avait été plus longtemps comprimé.

On sent bien qu’il ne peut être question ici d’opinions jugées, ni d’hommes mis à leur place depuis longtemps : il s’agit seulement de la marche et des progrès de l’éloquence politique, pendant cette période si brillante, et devenue ensuite si flétrissante pour elle. On la vit s’élever tout à coup à une hauteur de pensées, et à une magnificence de diction proportionnées aux objets qu’elle traitait ; la langue française acquit, dans la bouche des Mirabeau, des Maury, des Lally-Tolendal, etc., une force d’expression, un caractère d’énergie oratoire, dont elle n’offrait pas encore de modèle, et dont nous multiplierions volontiers les exemples, si ces matières, complètement étrangères, d’ailleurs, aux études des jeunes gens, n’avaient de plus l’inconvénient de rappeler des souvenirs auxquels il est difficile de toucher, sans réveiller des passions.

À peine les états-généraux furent-ils assemblés, que l’on vit éclater une funeste mésintelligence entre les trois ordres convoqués pour travailler de concert au bien commun, et à la régénération de toutes les parties de l’administration publique. Trop d’avidité d’une part à tout détruire, trop d’obstination peut-être de l’autre à vouloir tout conserver, firent éclore, entre les deux premiers ordres de l’état et les représentants des communes, une lutte qui affligea sensiblement le monarque, et déconcerta, dès cet instant, toutes les espérances d’amélioration que l’on avait cru pouvoir raisonnablement fonder sur cette célèbre convocation.

Mais cette lutte même, quelque affligeante qu’elle fût pour les vrais amis de l’ordre et du repos des états, n’en servit que mieux la cause de l’éloquence, en mettant toutes les passions, tous les intérêts aux prises, dans le sein d’une assemblée, qui n’offrit plus qu’un champ de bataille, et dont chaque séance était un combat opiniâtre, au lieu d’une discussion sage et paisible des opinions contraires ; et la nation vit avec douleur ses représentants partagés en deux corps d’armée, également décidés à ne rien rabattre de leurs prétentions, à ne rien abandonner de leurs droits.

À la tête des uns, se distinguent ce fougueux Mirabeau, dont la vie entière n’avait été qu’un long combat contre tous les genres d’autorités, qui n’étaient pour lui que des variétés du despotisme ; contre toutes les lois, qui, pour peu qu’elles blessassent ses intérêts ou ses passions, n’étaient que le code de la tyrannie régularisée. Mirabeau, dit un écrivain qui l’a bien connu, avait un grand caractère, des talents rares, quelquefois sublimes ; un choix unique d’expressions, une connaissance profonde du cœur humain : mais il était despote par essence, et, s’il eût gouverné un empire, il eût surpassé Richelieu en orgueil, Mazarin en politique.

Grand comédien, son organe et son geste ajoutaient un nouvel intérêt à tout ce qu’il disait. Son goût pour l’intrigue était excessif, et l’on ne doit en chercher la cause que dans ses besoins pécuniaires ; de sorte que ces éclairs brillants de génie, ces expressions de sentiment qui auraient honoré l’homme le plus vertueux, n’étaient pour ce profond machiavéliste qu’une simple spéculation. Il n’eut jamais de système fixe, si ce n’est celui de servir son intérêt et sa passion, aux dépens de tous les partis. « Son esprit (dit l’abbé Sicard) était brûlant comme le soleil qui éclaira son berceau, sa tête remplie de principes justes et sains ; homme étonnant, qui mieux que lui les eût fait triompher, si d’anciens ressentiments ne l’avaient jeté dans un parti dont il faisait la force, dont il était la gloire, et dont il était sur le point de déserter les drapeaux, quand la mort vint empêcher cette réparation solennelle à la cause qu’il avait combattue jusqu’alors avec tant de courage, de talent et de persévérance. »

Cependant cet athlète si redoutable, dont la seule apparition à la tribune semblait en devoir écarter tous ceux qui n’y monteraient pas pour soutenir ou défendre ses opinions ; ce turbulent tribun du peuple, qui jouissait et abusait même insolemment de toute l’influence que donne une grande popularité, trouva un adversaire digne de son talent, dans un homme qui, célèbre jusque-là par des succès dans la chaire évangélique, et par de pacifiques triomphes d’académie, ne laissait pas soupçonner en lui le publiciste profond, l’homme d’état complètement familiarisé avec tous les ressorts et tous les secrets de l’administration. À peine le Démosthène français eut-il rencontré, dans ce nouvel Eschine, un rival de génie et d’éloquence, que la tribune, presque sans cesse occupée par ces deux illustres antagonistes, présenta le spectacle le plus imposant dont les fastes de l’éloquence française puissent garder la mémoire. Dès lors, ces grands débats fixèrent sur l’assemblée les regards de l’Europe incertaine, qui voyait son sort présent et ses destinées futures entre les mains de deux orateurs, dont l’un dirigeait à son gré l’opinion publique, et dont l’autre s’efforçait en vain de la ramener à des idées plus saines, à des principes plus judicieux. Jamais et chez aucun peuple, il faut l’avouer, les droits respectifs des peuples et des souverains ; jamais tout ce qui intéresse la religion, les mœurs et la politique n’avait été discuté, approfondi, avec cette éloquence des choses si supérieure à celle des mots ; avec cette logique des faits qui ne laisse lieu ni au doute, ni même à la réplique. Telles furent constamment les armes dont se servit M. le cardinal Maury, heureusement secondé d’un petit nombre d’hommes demeurés fidèles à la cause de l’état, et restés debout, au milieu des ruines que chaque jour entassait autour d’eux. La plupart ont trouvé, dans la confiance du monarque actuel, et dans les premières dignités de l’empire, la noble récompense de leur zèle et de leur courage. Puissent-ils en jouir longtemps encore ! Il était trop juste qu’ils obtinssent un abri salutaire, à l’ombre des autels qu’ils ont relevés, et de cette monarchie qu’ils ont généreusement défendue.

Mais quelle idée se fera la postérité, de ce prodigieux Mirabeau, de ce géant politique qui pesa un moment sur la France entière, et qui l’eût peut-être écrasée du poids de son ascendant populaire, si la providence n’eût brisé tout à coup l’instrument qu’elle avait daigné employer pour donner de grandes et terribles leçons aux princes et aux peuples de la terre ? Que penseront nos neveux de cet homme qui soutint presque seul les assauts multipliés d’un si puissant adversaire ; et qui, vaincu même, et accablé malgré lui de toutes les forces réunies de l’éloquence et de la raison, trouvait encore, dans son inépuisable génie, les ressources nécessaires pour pallier sa défaite, ou la tourner au profit de la cause qu’il défendait ? Quel Tacite nouveau pénétrera dans les profondeurs d’une pareille âme, pour en sonder, pour en développer tous les replis, en expliquer tous les ressorts, et frapper sans doute la postérité d’un salutaire effroi, en félicitant les nations de ce que de tels hommes ne viennent qu’à de longs intervalles étonner la terre par l’assemblage inouï de tous les extrêmes, et l’abus déplorable de tous les talents.

À l’époque mémorable que nous venons de parcourir, l’on eut plus d’une fois, sans doute, à gémir sur cet abus des talents ; le règne du sophisme, et l’esprit de chicane et de subtilité avaient déjà, plus d’une fois, dénaturé les meilleures causes, et obscurci, dès leur aurore, les beaux jours de notre éloquence politique : mais la raison, du moins, élevait encore la voix de temps en temps, pour la défense et le maintien de la vérité ; mais l’ascendant victorieux des vrais talents reprenait encore ses droits sur l’insolente médiocrité. Le succès, il est vrai, n’a pas toujours égalé le courage des orateurs ; il n’a pas toujours suffi d’avoir raison, pour obtenir gain de cause ; c’est que le nombre des sophistes l’emportait déjà sur celui des sages, et que le génie du mal, à qui le choix des armes est indifférent, triomphe trop aisément du génie du bien, qui n’est que franchement courageux. Mais le sentiment de la justice n’était pas tellement éteint encore, qu’il ne se ranimât fréquemment dans les cœurs ; toutes les idées les plus simples n’étaient pas encore arrivées à ce point de renversement total, où rien de ce qui a été ne saurait plus être, où tout se confond, où il faut absolument un nouveau langage, pour exprimer des choses inouïes.

Telle fut, pour notre patrie, l’époque du régime révolutionnaire ; le coup le plus mortel qu’il ait porté à la langue et à l’éloquence françaises, n’est pas seulement d’avoir introduit une foule de mots barbares déjà oubliés, et qui ne pouvaient survivre aux choses qui les avaient introduits dans le discours, mais d’avoir accoutumé les esprits à déraisonner sans cesse, par l’affectation même de vouloir toujours raisonner, et de rester sans cesse à côté de la vérité en disant autre chose que ce qu’on voulait dire, ou en le disant autrement qu’on ne le devait. Il ne nous serait que trop facile de le prouver par des citations ; mais nous en avons dit assez pour indiquer ce qu’étaient devenus alors le langage de la tribune, et l’éloquence des Mirabeau et des Maury ; nous nous hâtons d’arriver à une époque où l’importance de la cause et le talent de l’orateur ramenèrent, pour un moment, le langage de la raison et la véritable éloquence, dans une assemblée qui comptait encore quelques hommes capables d’entendre l’un et d’apprécier l’autre.

Il faut, dans les causes ordinaires, de l’éloquence et du talent, une connaissance profonde de la jurisprudence, un zèle et une probité également irréprochables. Il fallait plus pour défendre Louis XVI ; il fallait tout le courage que donne la vertu, et l’héroïsme que n’intimident ni les cris de la fureur aveugle, ni la certitude que la mort était l’infaillible prix de ce dévouement généreux à la cause d’un monarque proscrit d’avance, et pour qui l’on allait braver toutes les formes de la justice, comme on avait déjà violé toutes les lois de l’humanité. Rien n’épouvanta, rien ne découragea le zèle de M. De Sèze ; son discours est resté, et sera cité par nos neveux, comme un monument des derniers efforts de l’éloquence en faveur de la justice et de la vertu ; et si ses efforts ont été impuissants, c’est qu’il n était pas donné à l’éloquence humaine d’émouvoir alors ce qui n’avait plus rien d’humain.

Si quelque chose pouvait ajouter au mérite de ce beau discours, c’est la pensée que l’orateur, entravé de toutes parts et de toutes manières, n’eut que quatre nuits pour rédiger une pareille défense ; mais il fallait un prodige, et son courage l’a fait : son courage l’a élevé à la dignité de son sujet ; et c’eût été quelque chose encore de ne pas rester infiniment au-dessous.

L’éloquence politique devait trouver nécessairement son terme dans celui des assemblées qui lui avaient ouvert une carrière, qu’elle eût fournie avec plus d’honneur encore, si elle en eût mieux connu, et plus sagement respecté les bornes. Tels sont, en effet, le caractère et le sort de cette portion de l’art oratoire, qu’il lui faut de grandes passions à émouvoir, de grands intérêts à démêler, pour qu’elle brille de tout son éclat, pour qu’elle déploie toute son énergie. Aussi, rentre-t-elle insensiblement dans le silence, à proportion que se calme l’effervescence des passions, que les choses rentrent dans l’ordre, et que les hommes reprennent leur place. Renfermée alors dans les paisibles fonctions de la magistrature, et réduite à ne plus se montrer que dans les jours d’apparat, elle ne parle plus qu’un langage étudié, étranger aux beaux mouvements de la véritable éloquence, et froidement subordonné aux convenances, qui glacent à tout moment son enthousiasme, et viennent arrêter son essor. Heureuse toutefois, lorsqu’à la faveur d’un grand talent, elle rappelle encore quelques souvenirs de ses beaux jours, quelques traces de ses anciens triomphes ! Mais ces circonstances sont rares, et il faut, pour en profiter, autant d’habileté au moins que de vrai talent.