(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Introduction »
/ 572
(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Introduction »

Introduction

Le style est l’art d’exprimer ses pensées. Les principes que contient cet ouvrage ont pour but de former le style en faisant connaître quels sont les moyens que l’on peut employer pour unir la netteté à l’élégance. Des extraits de nos bons auteurs viennent fréquemment justifier les règles, faire disparaître la sécheresse de l’instruction, et répandre peut-être quelque intérêt dans cet ouvrage.

Ces principes sont rédigés spécialement pour les personnes qui veulent écrire avec pureté et distinction : ils sont le complément indispensable des études grammaticales. Nous engageons donc les jeunes élèves à les méditer, à les comprendre et à les appliquer eux-mêmes dans de fréquentes compositions. À notre époque, on sait que l’instruction des jeunes gens est suivie avec tous les soins possibles; mais combien y en a-t-il qui ont terminé leurs classes et qui font encore des fautes d’orthographe et de style! Et combien est grand encore le nombre de ceux qui sont embarrassés lorsqu’il s’agit de prendre la plume et d’exprimer nettement leurs pensées ! Cette hésitation dépend le plus souvent du peu de bons modèles que l’on offre aux jeunes élèves ; il nous a semblé qu’il n’était pas inutile de leur présenter, dans un deuxième volume, des lectures complémentaires qui ont l’avantage de leur faire voir comment les Fénelon, les Bossuet, les Sévigné, les Chateaubriand, etc., se sont exprimés dans certaines circonstances. Nous ne conseillons pas, certes, de copier ou d’imiter servilement ces auteurs; mais, de même que les jeunes artistes prennent pour modèles les meilleures œuvres des grands peintres ou des grands musiciens, afin de se fortifier dans leur art, et de produire ensuite quelque composition de leur goût ou de leur fantaisie, de même les jeunes gens, après avoir analysé, admiré les modèles que nous leur offrons, se ressentiront d’une certaine influence favorable, sous l’inspiration de laquelle ils pourront à leur tour émettre leurs pensées avec le même succès, nous l’espérons, que leurs maîtres. À notre époque, c’est aux jeunes gens des deux sexes qu’il appartient d’être l’ornement de la société ; qu’il nous soit permis de leur demander si, après avoir interprété la veille avec succès les œuvres musicales des plus habiles compositeurs, ils écrivaient le lendemain un simple billet, ou une lettre d’un style banal ou équivoque sans élégance aucune, qu’il nous soit permis fie leur demander, dis-je, quel effet ils penseraient produire sur leurs lecteurs ? On peut, ce nous semble, être plus ou moins musicien, dessiner et peindre plus ou moins habilement pour son plaisir ; mais peut-on ne savoir qu’à peu près l’orthographe ? Le style peut-il être à moitié bon ? Nous ne le pensons pas. L’orthographe doit être complètement possédée et le style doit être absolument clair, agréable, et être marqué du cachet de la bonne compagnie : le monde distingué n’en accepte point d’autre, et nous désirons que nos jeunes élèves se pénètrent profondément de cette vérité.

L’ouvrage que nous leur offrons est partagé en deux volumes.

Premier Volume.

Les études contenues dans cette première partie conviennent à toutes les personnes qui veulent cultiver leur esprit et polir leur diction ; elles sont spécialement consacrées au style et à la composition française. Ce premier volume traite de la formation de la langue, des qualités et des défauts de la phrase, du style, de la liaison des idées entre elles, des figures de rhétorique qui embellissent le discours, des différentes espèces de styles, et de l’application du style à la narration, à la dissertation et aux lettres.

Il se termine par des Éléments de Rhétorique convenant à tout le monde, mais spécialement destinés aux jeunes personnes qui ne voudraient point rester étrangères à cette science. Lorsqu’elles auront pris une teinture convenable de la rhétorique, elles seront plus en état de comprendre et de dignement apprécier les hommes qui brillent soit à la tribune, soit au barreau, soit dans les chaires de nos cathédrales.

Ces éléments de rhétorique concernent :

1° les trois genres de causes: le Délibératif, le Démonstratif et le Judiciaire ;

2° les trois grandes parties de la rhétorique : Invention, Disposition et Élocution ;

3° les divisions de chacune d’elles, à savoir : les faits, le raisonnement, les passions ;

4° la disposition oratoire ;

5° l’emploi des figures ;

6° quelques conseils sur l’action, le geste, la prononciation et la mémoire.

Deuxième Volume.

Le deuxième volume est le complément du premier : il renferme des lectures conformes aux principes expliqués dans le premier livre ; il lui vient en aide et offre l’avantage de faire connaître plus amplement les bons écrivains de notre pays. La plupart des morceaux que nous avons choisis sont destinés à servir non seulement de lectures, mais aussi d’exercices de mémoire.

Après avoir esquissé la marche générale que nous avons parcourue dans ces volumes, disons quelques mots pour initier au chapitre suivant.

Il nous a semblé que, nous occupant de la langue française, nous devions la prendre à sa formation, en commençant par donner une idée des mots qui la composent ; aussi la leçon qui suit contient-elle quelques explications sur :

1° Les mots ;

2° Les langues ;

3° L’identité du mot avec l’objet qu’il représente ;

4° L’Écriture ;

5° La Grammaire ;

6° La Phrase et la Proposition.

§ I. Les Mots

Si nous remontons par la pensée jusqu’aux premiers âges du monde, vers ces temps antiques où les hommes affectionnaient une vie simple, nous serons fondés à penser que le langage humain a dû se ressentir de cette simplicité primitive. Vivant sous la tente patriarcale, éprouvant peu de besoins, trouvant la terre docile à leurs désirs et produisant sans culture les fruits les plus délicieux, entourés de nombreux troupeaux qui leur assuraient une existence facile, exempte de soucis, ne soupçonnant pas l’existence des honneurs et des richesses, n’abandonnant leurs cœurs qu’à des passions douces et innocentes, les hommes durent nécessairement se contenter d’un langage fort limité pour l’expansion de leurs sentiments et l’expression de leurs idées. Rendre hommage au Créateur, affectionner leur famille, veiller à l’instruction et à la conservation de leurs troupeaux dans les belles plaines voisines du Tigre et de l’Euphrate, recueillir les fruits de la terre complaisante : telles furent leurs principales occupations, et presque les seules idées qu’ils durent transmettre à leurs fils ; aussi n’eurent-ils besoin pour ce travail que d’un très petit nombre d’expressions ou de mots, et la nomenclature du premier langage dut être, sans contredit, fort restreinte.

§ II. Les Langues

Cependant les hommes se multiplièrent, les sociétés se formèrent, et les villes parurent. Les mœurs changèrent insensiblement et se corrompirent. De nouvelles idées donnèrent naissance à de nouvelles expressions ; le langage s’étendit et les langues naquirent, Leur berceau fut, comme on le sait, la tour de Babel. À mesure que les siècles s’écoulèrent, les hommes devinrent étrangers les uns aux autres, puis cherchèrent à établir entre eux des communications utiles : le commerce, les arts, les richesses, la paix, la guerre, les alliances furent autant de sources d’où jaillirent de nouvelles idées, et de là de nouvelles expressions qui constituèrent des idiomes particuliers : ici un objet était connu sous un certain nom ; là il prenait et admettait une dénomination différente, et ainsi les langues se multiplièrent. Les hommes séparés en nations distinctes adoptèrent des langages de prédilection, et bientôt on parla l’hébreu, le syriaque, le chaldéen, le phénicien, l’arabe et beaucoup d’autres langues encore. Pour celui qui aime à s’instruire, il devient évident que toutes les langues sont sœurs, et que dans la plupart des mots dont elles se composent, on distingue les mêmes expressions fondamentales, sauf quelques désinences différentes.

§ III. Identité du mot avec l’objet représenté

Animé du désir de donner un nom à l’objet qu’il voulait désigner, l’homme chercha naturellement à imiter par le son de sa voix la nature de cet objet pour faire comprendre sa pensée. Et de même qu’à l’aide du crayon ou du pinceau l’artiste représente fidèlement l’image qu’il a sous les yeux où à laquelle il pense, de même l’homme se servit de l’inflexion de sa voix pour exprimer ce qui frappait ses sens. Pour en avoir quelque preuve, ouvrons le dictionnaire de notre langue, et comparons ; quand on dit : le cliquetis des armes se fait entendre, le glouglou de la bouteille réjouit le buveur, le tictac du moulin résonne à l’oreille du meunier, le tonnerre gronde, le serpent siffle, la mouche bourdonne, le ruisseau murmure, la roue écrase, les pigeons roucoulent, les oiseaux gazouillent, quel rapport plus fidèle peut-il exister entre ces mots et la chose ou l’action qu’ils expriment ? Cette observation est également applicable aux autres langues ; car nous ne devons point penser que notre langue possède seule cette analogie. De savants étymologistes, et entre autres M. Charles Nodier, dans son remarquable Dictionnaire des onomatopées de la langue française, viennent confirmer cette assertion qu’en remontant à la racine des mots, on retrouve quelque trace de la chose signifiée. Reconnaissons donc que les mots dont nous nous servons ne sont point l’œuvre du hasard, mais l’effet d’un accord heureux avec les idées que nous voulons faire connaître.

§ IV. L’Écriture

L’homme qui avait reçu du ciel les plus précieuses facultés, et entre autres celle de transmettre à son frère les pensées et les sentiments qui l’animaient, chercha le moyen de rendre durable l’expression de ces mêmes pensées et sentiments. Bientôt alors l’écriture fut inventée. On en vit paraître de deux sortes : l’écriture idéographique, exprimant les idées elles-mêmes, et l’écriture phonétique, représentant les sons dont les mots se composent. La première embrasse les hiéroglyphes égyptiens, les caractères des Chinois, et généralement tous les signes symboliques, tels que les dessins des anciens Mexicains, les quipos ou nœuds de laine des Péruviens, les clous plantés par les Romains dans le temple de Minerve. La seconde comprend les caractères alphabétiques dont l’usage est universel en Europe. Les Égyptiens, les Chaldéens et les Phéniciens se disputent l’honneur d’avoir inventé l’écriture alphabétique, et ce sont les derniers surtout qui paraissent avoir plus de droits à cette ingénieuse invention. Si nous sommes en possession d’un art aussi utile, c’est par suite d’une circonstance extraordinaire qui se produisit sur le littoral de la Phénicie : l’enlèvement de la belle Europe par Jupiter. On sait que Cadmus, frère de la princesse phénicienne, se mit à la poursuite du ravisseur, et, dans ses voyages, apporta la connaissance de l’écriture en Grèce. Notre célèbre Boileau au l’a constaté ainsi dans son Art poétique.

C’est de lui que nous vient cet art ingénieux

De peindre la parole et de parler aux yeux ;
Et par les traits divers de figures tracées
Donner de la couleur et du corps aux pensées.

§ V. La Grammaire et le Grammairien

Lorsqu’on eut trouvé le moyen de peindre la parole par des signes ou des lettres et par des mots, on ne tarda pas à leur imposer des lois. Sujets à des altérations continuelles, les mots perdaient souvent leur figure, et une science nouvelle, la Grammaire, fut inventée afin de leur conserver une physionomie immuable autant que possible. Les grammairiens prirent naissance, et leur règne commença. Ce furent les premiers qui créèrent l’orthographe et la syntaxe, ces deux vigilantes gardiennes de la pureté des mots et des conditions de leur union entre eux. Sous le sceptre de ces deux reines sévères, les mots sont constamment constitués des mêmes lettres, et sympathisent naturellement quand ils se réunissent pour ; former des phrases et exprimer des propositions. La mission des grammairiens anciens fut accomplie avec conscience et fut soigneusement continuée par les grammairiens modernes auxquels nous sommes redevables de la netteté et de l’élégance de nos langues actuelles. Il ne serait peut-être pas indifférent de connaître ici brièvement les nobles fonctions du grammairien chez les anciens, fonctions très importantes et qui exigeaient une instruction profonde de la part du professeur.

Les jeunes gens recevaient d’abord les leçons de ce maître avant de suivre celles des rhéteurs et des philosophes, l’ancienne éducation l’exigeant ainsi. Le grammairien apprenait d’abord à ses élèves à parler et à écrire correctement, et leur enseignait les règles de la versification. Cette première étude était suivie de celle des langues, de la lecture des poètes, et de la connaissance des manuscrits, qui, en attendant l’invention de l’imprimerie, tenaient lieu de livres. Le grammairien devait offrir à ses élèves le texte épuré, et leur ouvrir les trésors de la poésie et de l’harmonie. Aussi devait-il être musicien, ou, au moins, posséder les connaissances musicales de son temps : car la poésie lyrique était toujours accompagnée d’instruments, et la poésie dramatique mêlée au chant. Il devait encore apprendre à ses disciples à réciter les vers en observant la quantité des syllabes, c’est-à-dire en prononçant avec soin les syllabes longues et les brèves. Telle était l’instruction que donnaient à leurs disciples les grammairiens de Rome et d’Athènes.

§ VI. La Phrase et la Proposition

Après avoir exposé en quelques lignes la formation du langage, c’est-à-dire la création des mots, des langues, de l’écriture et de la grammaire, il est naturel de faire connaître que l’habitude fut bientôt prise d’assembler plusieurs mots pour exprimer une idée quelconque et représenter un sens complet : la phrase fut trouvée, et la proposition lui vint en aide pour lui servir à exprimer un jugement.

Pour tracer ici brièvement les différents caractères de la phrase, nous rappellerons que la plus simple est formée d’un sujet, d’un verbe et d’un attribut, telle que celle-ci : Dieu est éternel ; que quelquefois elle est complétée par le moyen d’un complément direct, exemple : Dieu donna sa loi ; d’un complément indirect, exemple : Dieu donna sa loi à Moise, et d’un déterminatif ou complément circonstanciel, exemple : Dieu donna sa loi à Moïse, sur le mont Sinaï. Toute phrase en général, quelle qu’en soit l’étendue, peut-être ou directe ou inverse : directe, telle que les précédentes ; inverse, telle que celle-ci ; L’homme en sa propre force a mis sa confiance, pour : l’homme a mis sa confiance en sa propre force.

La phrase simple conduit directement à la phrase complexe, qui se distingue par plusieurs sujets, ex.:

Le riche et l’indigent, l’imprudent et le sage,
Subissent même sort ;

plusieurs verbes, ex. :

Chantons, publions ses bienfaits ;

plusieurs attributs, ex. : Dieu est éternel, indépendant, immuable et infini ; plusieurs compléments directs, ex. :

Le jour annonce au jour sa gloire et sa puissance ;

plusieurs compléments indirects, ex. :

Il (d’Ailly) renonce aux humains, à la cour, à la gloire :

plusieurs compléments circonstanciels, ex. :

De Paris ou Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.

La phrase composée vient se placer ici, après : les phrases simples et complexes, et nous dirons, pour la définir, qu’elle offre la réunion de deux phrases nommées l’une principale et l’autre subordonnée. Ces deux phrases sont susceptibles de diverses combinaisons, savoir ;

La principale précédant la subordonnée, ex. :

Tout annonce le Dieu [qu’ont vengé leurs ancêtres] ;
Ma plume t’apprendra [quel homme je puis être] ;
Le rossignol ne chante plus [quand il a des petits] ;

ou la subordonnée placée en tête de la principale, ex. :

[Avant que le sommeil te ferme la paupière],
Sur les œuvres du jour jette un regard sévère ;

ou la principale renfermant la subordonnée, qui alors s’appelle incidente, ex. :

D’Annibal [qui s’avance] arrêtons les progrès ;
Dieu sait ; [quand il lui plaît], faire éclater sa gloire ;

ou enfin la principale, renfermant un mot seul de la subordonnée, ex. :

L’empire d’Alexandre était [trop] grand (pour qu’il pût subsister longtemps après la mort de ce grand homme)

La phrase, enfin, qui est composée de plusieurs membres tellement liés entre eux que le sens général demeure suspendu jusqu’à la dernière qui vient la compléter, s’appelle Période, telle que :

« Peut-être devons-nous regretter ces temps d’une heureuse ignorance, où nos aïeux moins grands, mais moins criminels, sans industrie, mais sans remords, vivaient pauvres et vertueux, et mouraient dans le champ qui les avait vus naître. »

On confond souvent à tort le nom de phrase avec celui de proposition. Il y a cependant une différence bien marquée et nettement définie dans l’excellente grammaire de l’abbé Gaultier, que l’on peut consulter sur ce sujet.