(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « Introduction » pp. -
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(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « Introduction » pp. -

Introduction

I. Origines de la langue française. — Lois qui présidèrent à sa formation

La langue française, comme notre sol lui-même, s’est formée par une série d’alluvions successives. J’entends par là que chaque race et chaque révolution politique a laissé dans notre vocabulaire la trace de son passage. Superposées ou confondues, ces influences ont toutes contribué plus ou moins à la formation de l’idiome que nous parlons aujourd’hui. Or, nous savons qu’avant la conquête romaine, les Ibériens et les Celtes se partageaient le territoire de la Gaule. Mais les éléments qu’ils nous ont légués se réduisent à de rares vestiges. Si le langage des Ibériens se retrouve encore dans celui des Basques, le français proprement dit ne leur doit qu’un très-petit nombre de mots1.

Quant au Celtique, dont le souvenir vit encore dans le bas-breton, on ne saurait lui attribuer l’importance que revendiquent en sa faveur les thèses paradoxales de Bullet et de la Tour-d’Auvergne. Dans le mince héritage qu’il nous a laissé, nous signalerons à peu près cent mots qui désignent, en général, des plantes et des objets agricoles ou maritimes1.

Nous n’insisterons pas non plus sur l’action exercée par les fréquents voyages des Phéniciens, qui visitèrent nos côtes dès la plus haute antiquité ; l’empreinte de leur passage a disparu. Les Phocéens de Marseille ne comptent pas davantage dans les importations dont nous avons profité. Car les mots qui nous viennent du grec dérivent tous du latin, c’est-à-dire de la Renaissance, et des emprunts qu’ont opérés les savants.

La part de l’invasion germanique est beaucoup plus considérable. Dès le iie  siècle, les digues de l’Empire avaient fléchi, et de lentes infiltrations ne cessèrent pas de les miner jusqu’au ve  siècle, où les Burgondes, les Wisigoths, les Alains et les Francks débordèrent comme un déluge. Toutefois, ces bandes, relativement peu nombreuses, furent bientôt submergées elles-mêmes dans les six millions de Gallo-Romains que dominait la terreur de leurs armes. Ces barbares nous apprirent neuf cents mots environ, soit des termes militaires, comme guerre (werra), heaume (helm), haubert (halsberc), auberge (heriberga) ; soit des désignations féodales, telles que vassal, alleu, ban, fief, eschevin, maréchal, sénéchal, etc. Nous leur devons aussi des sons peu harmonieux, de rudes aspirations, par exemple : Harangue (de Hring, cercle), Haire (de Hara) ; et des suffixes en ard ou art, ayant le sens du superlatif : (babillard, richard, vieillard). La révolte de l’instinct national contre des oppresseurs grossiers se trahit encore par le sens défavorable de plusieurs mots empruntés aux vainqueurs. C’est ainsi que land (terre) devint lande, pays stérile ; buch (livre), bouquin ; ross (coursier), rosse ; herr (seigneur), hère (pauvre diable). Il est du moins certain que les conquérants oublièrent vite leur propre langue. Si le tudesque put se retremper à sa source, lorsque Charlemagne choisit Aix-la-Chapelle pour sa résidence, le démembrement de son empire rendit la prééminence à l’idiome roman, comme le prouvent les serments prêtés par Louis le Germanique en 842, et par Rollon qui, en 911, à Saint-Clair-sur-Epte, jurant fidélité à Charles le Simple, fut accueilli par un éclat de rire, lorsqu’il prononça, dans son jargon maternel, la formule consacrée, (By got).

De ce qui précède, nous concluerons qu’il faut chercher ailleurs le fonds même de notre langage. En effet, nous allons voir que le vieux français, ou langue romane, dérive directement du latin, qu’au xe  siècle il eut déjà son existence indépendante, qu’au xiie et au xiiie il produisit sa littérature, et qu’au xive il disparut insensiblement pour céder la place au Français moderne qui s’organisa au xve  siècle, s’enrichit au xvie , et atteignit sa perfection dans les deux âges suivants.

Ce fut vers l’an 153 avant notre ère, que les Romains, appelés au secours de Marseille contre les Ligures, occupèrent le bassin du Rhône. Or, cent ans plus tard, après une lutte héroïque de huit années, toute la Gaule avait cessé d’être une nation pour devenir une province romaine. Par les violences ou l’habileté de sa politique, le vainqueur lui avait imposé sa langue avec ses lois et ses institutions. Entraînés dans le courant de la civilisation latine, les vaincus n’étaient plus des barbares, mais des Gallo-Romains.

Si le latin patricien et littéraire régnait alors parmi les hautes classes, et dans les célèbres écoles d’Autun, de Bordeaux ou de Lyon, le latin des camps et des rues, (castrensis et plebeius sermo), qui datait de loin, (car il remontait aux premières guerres puniques), se propagea rapidement dans les couches populaires où se répandirent les soldats et les colons. Or, l’usage de ce parler inculte ne tarda pas à prévaloir sur l’emploi des formes savantes, instrument trop délicat pour des mains ignorantes, brutales et maladroites.

Lorsque la bourgeoisie, dans les rangs de laquelle se recrutaient les curiales, eut été réduite à la misère, ou même à l’esclavage, par la nécessité de percevoir les impôts aux dépens de sa fortune privée qui en était responsable, l’anéantissement de la classe moyenne fit disparaître toute culture, et le latin vulgaire gagna le terrain envahi par la barbarie. Dans la tourmente où s’engloutit la civilisation, il devait, par un travail latent, se transformer en une langue rustique justement appelée Romane, et qui prit conscience d’elle-même vers le viiie  siècle. Le premier témoignage que nous en offre l’histoire est un fragment d’une traduction de la Bible. Connu sous le nom de Gloses de Reichenau, il date de 768, l’année même où Charlemagne montait sur le trône. On voit par là que l’Église dut expliquer en langue vulgaire les textes sacrés, devenus alors inintelligibles pour des générations illettrées ; et nous savons aussi que l’étude de l’idiome Roman fut imposé au clergé par le concile de Tours, vers 813. Le serment de Louis le Germanique sera le premier monument de la prose officielle, comme le cantilène de sainte Eulalie est le premier symptôme de la poésie populaire. Un trouvère nous apprend aussi qu’au ix e siècle des vers satiriques furent composés contre un comte de Poitiers qui s’était conduit lâchement en face des pirates Normands. Mentionnons encore le fragment de Valenciennes, lambeau de sermon déchiffré sur la garde d’un manuscrit.

Mais n’allons pas croire que la France Carlovingienne ait été soumise à l’unité d’un vocabulaire régulier. Ce nom générique de langue romane ne rappelle, en effet, qu’une simple communauté d’origine, et n’exclut pas la diversité des influences locales.

Sans parler de l’Italien et de l’Espagnol, rameaux du même tronc, nous distinguons dans nos frontières, encore indécises, deux régions qui ont chacune leur idiome propre, correspondant à des rivalités1 de races. C’est d’un côté la langue d’Oc 2, qui régnait au Midi ; de l’autre la langue d’Oil, dont le domaine fut le Centre et le Nord. Leur empire est séparé par le cours de la Loire. Elles diffèrent par des aptitudes spéciales que détermine leur caractère d’euphonie. L’une, plus musicale, sera de préférence l’organe des chansons et des sirventes ; elle se prêtera mieux à l’expression des sentiments lyriques. L’autre, avec ses sons étouffés, mais vibrants et mâles, conviendra davantage au roman, à la narration et à l’épopée.

L’espace nous manque pour nous occuper de la première, qui périt noyée plus tard dans le sang des Albigeois. Laissons donc les troubadours, et, allant aux trouvères, indiquons les révolutions subies par leur idiome, qui nous intéresse de près, puisqu’il fut le berceau du français.

Si Charlemagne fut assez puissant pour communiquer une apparence d’unité factice à tant de nations hostiles et rapprochées artificiellement, ce faisceau ne tarda pas à se rompre dans les mains débiles de ses successeurs, et la conséquence de cette dissolution politique fut la confusion des langues ; ou plutôt, chaque province eut la sienne, aussi indépendante des autres que les seigneurs féodaux l’étaient eux-mêmes, en face d’une royauté trop faible encore pour attenter à leurs droits.

Quatre dialectes 3 se partagèrent donc la Gaule : le Picard, le Normand, le Bourguignon et le Français, qui, confiné modestement dans l’Ile de France, suivra la fortune de nos rois. Dès l’abord, à la faveur des progrès accomplis par une dynastie nationale, il prétend au premier rang, et il le garde jusqu’au jour où, dépouillés de leur autonomie et déchus de leur dignité littéraire, les dialectes voisins dégénéreront en patois, vers le temps où les grands feudataires, eux aussi, deviendront à leur tour vassaux des Capétiens. Mais cette crise ne s’accomplira pas sans des transactions et des compromis qui attestent des affinités natives ou des échanges amiables. C’est ainsi que les Français diront roi avec les Bourguignons, et reyne avec les Normands. C’est ainsi que le CH des Picards se retrouve dans les mots champ, char, charie, chanter, chastel, sans exclure toutefois l’usage d’écrire également camp, car, carte, canter, castel. Les deux habitudes persistant côte à côte, chacune prendra bientôt un sens spécial, et le trésor commun n’en sera que plus riche.

Dans l’espace qui sépare le xe  siècle du xive s’achèvera le travail qui assure au dialecte de l’Ile de France sa suprématie reconnue. Ses conquêtes sont parallèles aux progrès du pouvoir monarchique, s’annexant tour à tour les territoires des fiefs voisins : le Berry acheté en 1100 par Philippe Ier, la Touraine confisquée en 1208 par Philippe-Auguste, puis la Picardie, enfin le Languedoc en 1272, et la Champagne en 1361.

Nous voudrions analyser en détail la grammaire de cette langue ; mais le plus sûr est de renvoyer nos jeunes lecteurs à l’excellent ouvrage de M. Brachet1. Bornons-nous à l’indispensable, et indiquons sommairement les lois qui présidèrent à la formation du vocabulaire primitif que le latin nous a transmis, et que nous avons accommodé à notre génie.

Cette métamorphose, qui fut l’œuvre de l’instinct, eut pourtant la sûreté d’un calcul. Car si l’on compare entr’eux tous les mots dus à la force créatrice de la sève populaire, on s’assurera qu’ils obéirent aux lois suivantes :

1° La plus manifeste fut la persistance de l’accent latin, qui est toujours sur la pénultième, si elle est longue, (vocâre), ou sur l’antépénultième, si l’avant-dernière est brève (frigidus). Or, chez nous, l’accent, qui est l’âme du mot, dit M. Littré, occupe deux places : la dernière, quand la terminaison est masculine (chanteúr = cantórem) l’avant-dernière, si la finale est féminine, (poŕche=poŕtĭcus).

2° Remarquons de plus qu’en français, la voyelle brève ou atone, celle qui précède en latin la voyelle longue, demeure constamment supprimée. Par exemple blasph(ĕ)máre est devenu blasmer ou blâmer.

3° Enfin, la consonne médiane, qui se trouve entre deux voyelles, comme c dans advo(c)atus — avocat, disparaît, elle aussi, dans la combinaison des voyelles sonores qui se confondent en une seule par leur rencontre et leur choc.

Tels sont les principes qui, à première vue, nous permettent de reconnaître sans la moindre hésitation les termes populaires, ceux qui furent improvisés par l’oreille, suivant l’expression de M. Brachet. Cette puissance d’invention inconsciente ne s’épuisa qu’au xiiie  siècle. A dater de cette époque, nous ne rencontrerons guère que des néologismes savants, c’est-à-dire des mots composés par les yeux, et qui semblent être entrés d’emblée dans notre dictionnaire, sans autre modification que celle de la désinence. Ceux-là, (retenons-le bien), ne se conforment jamais aux trois règles que nous venons de formuler.

Constatons encore que cette langue trahit son tempérament analytique dès ses plus lointains préludes. L’ordre logique s’y substituera peu à peu au tour inversif, et les particules isolées aux flexions grammaticales. L’article se montre déjà vers le xe  siècle, et le nombre des cas se réduit alors de six à deux, le sujet et le régime, venus l’un du nominatif, l’autre de l’accusatif usité dans la première déclinaison latine en us. Voilà pourquoi la lettre s, employée comme désinence dans le substantif, marque le sujet de la phrase si le nom est singulier, le régime lorsqu’il est pluriel. Si le nominatif pluriel est privé de l’s, c’est qu’il se modèle sur la deuxième déclinaison latine où l’s fait défaut. Quant à l’orthographe, elle n’est pas fixée : on trouve le même mot écrit de vingt manières différentes, parfois dans le même manuscrit. Le xive  siècle verra s’effacer ce rudiment de déclinaison, et inaugurera l’usage du cas unique adopté par le français moderne. Contemporain de notre unité territoriale et politique, il sera définitivement constitué vers le règne de François Ier, en un siècle où on ne lit plus Joinvillo que dans une traduction, et où Marot, rééditant Villon, né soixante ans auparavant, juge nécessaire d’en expliquer le texte par des notes marginales.

II. Histoire des progrès littéraires accomplis par notre langue jusqu’à la fin du XVIe siècle

Il convient maintenant de résumer l’Histoire littéraire de la langue romane, jusqu’à l’heure décisive où elle devient le français.

xe , xie et xiie  siècles. S’il était permis d’écrire, en quelque sorte, sa biographie, nous dirions volontiers que l’an mil fut la date de sa naissance,et que ses premiers bégaiements se tirent entendre à l’époque même annoncée par de sinistres prophètes comme devant être la fin du monde. Encore faut-il attendre le xie  siècle, et l’expédition de Guillaume le Conquérant, pour rencontrer dans le texte de ses lois le témoignage des progrès accomplis par l’idiome barbare que nous faisaient entrevoir le Serment des fils du Débonnaire, le Chant d’Eulalie et le fragment de Valenciennes. Mais vienne la crise féconde des croisades, et alors, la ferveur religieuse s’alliant à la bravoure chevaleresque, l’héroïsme chrétien deviendra l’inspiration des puissantes ébauches qu’on appelle Chansons de gestes, et parmi lesquelles l’épopée de Ronceveaux brille en pleine lumière.

C’est donc par la poésie que se révèle le génie de notre race, si éminemment douée pour la prose. La strophe monorime et irrégulière est la première forme musicale rencontrée par les trouvères. Ne sachant pas écrire, ils empruntèrent un secours mnémotechnique à la simplicité du mètre et de l’assonance, qui servit de moule à leurs fictions. Un Ennuis anonyme, le rapsode de Roland, sera le patriarche de ces aèdes1 qui allaient de ville en ville, de château en château, réciter des aventures transmises comme un trésor sans cesse enrichi par la fantaisie de ceux qui se le passaient de mains en mains.

Ces œuvres où l’art individuel jouait un moindre rôle que la tradition furent une création collective et continue, plutôt orale qu’écrite, et à laquelle collaborait l’esprit des générations successives. Il est du moins constant que chaque jongleur embellissait ou altérait la donnée primitive pour l’approprier aux goûts de son auditoire.

 

Le xiie  siècle sera l’adolescence de cette littérature. Alors apparaîtront enfin des manuscrits, longue chaîne dont les anneaux se tiennent. C’est de cet âge que datent la Geste des Saxons, le Poëme de Raoul de Cambray, la Chanson du sire de Coucy, le Martyre de saint Thomas de Cantorbéry, les traductions des Psaumes, de Job, des Rois, des Machabées, les Sermons de saint Bernard, Benoist et sa Chronique de Normandie, Robert Wace et ses Poëmes de Brut et de Rou.

C’est alors aussi que, dans le voisinage de la Chanson de gestes, proposant les grands exemples du temps passé, et se déroulant majestueusement en vers de dix syllabes, nous voyons naître le Roman d’aventures parmi les loisirs de la vie seigneuriale. Il charmera les imaginations avides de merveilleux par des fables tragiques ou touchantes, qui attestent déjà des instincts élégants et les vagues réminiscences de l’antiquité. La cour anglo-saxonne de Guillaume le Conquérant et de ses successeurs devient le principal foyer de ces récits empruntés, pour la plupart, aux légendes bretonnes, et connus sous le nom de Romans de la Table-Ronde 1 (1154-1183, Henri II Plantagenet). Inspirés par le culte de la courtoisie, de la vaillance et de l’amour, ces contes sont un divertissement aristocratique destiné aux raffinés de la vie féodale bien plus qu’à des auditeurs populaires. Sous les auspices de Quinte-Curce, Lambert le Court et le sire de Bernay s’engagent aussi dans un cycle nouveau, dont Alexandre est le héros, et qui rivalise avec celui de Charlemagne ou du roi Arthus. Nous lui devrons le vers de douze pieds, l’alexandrin, qui deviendra le mètre français par excellence. A la même famille se rattache le lai proprement dit, sorte de complainte sentimentale, dont le cadre plus étroit se réduit à un simple épisode, par exemple les Amours de Tristan et d’Yseult.

En un temps où les genres se confondent souvent, il ne sera pas rare non plus de voir l’ironie gauloise se jouer déjà sous la crédulité naïve du conteur : c’est le fabliau qui s’annonce, mais furtivement ; car si l’enthousiasme chrétien n’a plus la candeur de l’enfance, si l’élan des croisades se ralentit, la chevalerie est encore bien vivante, et c’est seulement à la fin du siècle suivant que s’enhardiront les audacieux.

 

xiiie  siècle. En relevant la royauté, Philippe-Auguste avait donné aux esprits une impulsion qui ne s’arrêtera pas dans le cours du xiiie  siècle. La langue vulgaire profita du progrès des études qui florissaient dans les écoles. Plus disciplinée, elle tend à prendre des habitudes qui deviendront des règles. Avec les Normands, elle s’est répandue en Sicile et en Angleterre ; avec les croisés, elle a visité la Grèce, l’Asie-Mineure et la Syrie. Le nom des Francs représente déjà dans l’Orient toutes les nations de l’Occident. En Allemagne, tout un essaim de minnesinger, les Gottfried de Strasbourg, les Ulrich de Zarichoven, les Wolfram d’Eschenbach vulgarisent nos légendes. En Suède, nos romans reçoivent aussi l’hospitalité ; en Irlande, ils propagent des germes de civilisation naissante. En Italie, sous le frère de saint Louis, Charles d’Anjou, Naples va faire accueil à notre idiome. Martino da Canale traduira l’histoire latine de Venise en français, « parce qu’il cort parmi le monde et est plus délitable (délectable) à lire et à oïr que nul altre. » L’Anglais Mandeville racontera ses voyages en notre langue. Bref, la France est déjà reconnue dans le monde comme la patrie privilégiée « de la clergie et de la gaie science 1 » Un trouvère dira : « Dieu fasse que le savoir y soit retenu, et que nul lieu ne lui plaise davantage ! » Enfin, nous lisons dans le poëme d’Adénès, Berte aus grans piés :

Avait une coutume ens el Tyois (Teuton) païs
Que tout li grant seignor, li comte et li marchis
Avaient entour eux gent française tous dis (toujours),
Pour apprendre français leur2 filles et leur fils.

La première partie du xiiie  siècle pourrait être considérée comme la saison privilégiée du moyen âge. C’est alors que tous les sentiments héroïques s’épanouissent en une sorte de floraison printanière. Dans les chansons de gestes qui éclatent à l’envi, les types sont encore grandioses, mais ont moins de raideur et de monotonie : assouplis, ils se compliquent de nuances ; le drame s’anime, il s’embellit de descriptions gracieuses ; on sent que les mœurs s’adoucissent. L’homme de guerre est devenu chevalier ;son épée semble moins lourde, son armure moins impénétrable. Un cœur bat sous l’acier. Aussi est-ce le moment où paraissent les personnages féminins ; leur voix domine le bruit des armes ; des héroïnes interviennent parmi les preux avec leurs vertus, leurs séductions et parfois aussi leurs faiblesses.

Aux épopées nationales et locales, inspirées soit par l’invasion normande, soit par le souvenir de Charlemagne, soit par la guerre sainte, comme la Chanson d’Antioche 1, se mêlent aussi, de plus en plus, les Romans d’aventures, où la fantaisie la plus invraisemblable se donne libre carrière. Ils sont peuplés de nains, de géants, d’ermites et d’enchanteurs. Parmi les surprises, les enlèvements, les prodiges et les coups de théâtre brille un rayon d’idéal qui éclaire ces fables attrayantes, dont la profusion atteste le besoin universel des plaisirs choisis que permet l’imagination.

Mais la seconde partie du siècle n’aura plus le même caractère ; et, par un contraste singulier, c’est précisément dans le voisinage de Saint Louis que se ralentit la production des œuvres animées du pur esprit chevaleresque. Alors, et peut-être sous l’influence des désastres qui attristèrent les dernières croisades, l’invention originale se porte de préférence vers un genre nouveau, le fabliau, dans lequel la malice gauloise va prendre sa revanche d’un long silence. — L’épopée ironique de Renart inaugure la satire populaire de la société religieuse et féodale. Si Rutebeuf a de nobles accents lorsqu’il songe aux revers des armes chrétiennes, et au Saint-Sépulcre resté aux mains des infidèles, les amers sarcasmes de sa verve hardie contre les puissants nous avertissent pourtant que le jour approche où le relâchement des mœurs, la rivalité des pouvoirs spirituel et temporel, l’ambition de l’Église ou des souverains, la misère publique, l’affranchissement des communes, et la décadence d’institutions impuissantes enhardiront les indépendants ou les téméraires. En même temps, Guillaume de Lorris, qui commence le Roman de la Rose, sans l’achever, représente bien l’invasion des procédés scolastiques, introduisant, jusque dans le domaine de la poésie galante, les pâles fantômes de l’abstraction. Mais si le fonds de l’inspiration s’altère et se dessèche, la forme se dégage, s’épure et s’affine. C’est en cette œuvre que se rencontre pour la première fois le croisement des rimes masculines et féminines ; et ce sera plus tard une des lois de notre prosodie. La prose enfin commence à nous montrer ses titres. Virile et sobre chez Ville-Hardouin (1160-1213), naïve et claire dans Joinville (1224-1317), elle inaugure l’histoire par la chronique, en un siècle que comme la pieuse figure de Louis IX, fondant la Sorbonne, faisant traduire les livres saints, ouvrant la première bibliothèque publique, organisant les universités provinciales, encourageant la fabrication du papier, et publiant ses Établissements, où brille le génie patriotique de l’homme d’état sous les vertus d’un Saint.

 

xive  siècle. — Les croisades avaient eu des conséquences imprévues. Suscitées par l’élan de la foi, recrutées par le malaise des peuples que rançonnait la féodalité, terminées par des mécomptes, elles avaient laissé le champ libre au tiers-état et à la royauté, qui se fortifièrent simultanément. Cependant, la papauté, dont les domaines s’étaient agrandis, devenait ou prétendait devenir l’arbitre de l’Europe ; ses milices, répandues partout, faisaient la loi au clergé séculier ; Boniface VIII allait bientôt proclamer qu’il tenait légitimement les deux glaives, et pouvait à son gré disposer des couronnes. Mais un obstacle se dressa contre cette ambition altière : ce fut l’impérieuse politique de Philippe le Bel (1285-1314), prince avisé, jaloux de son autorité, favorable à la bourgeoisie, mais déloyal, besogneux, tyrannique, et auquel ne coûtait ni la violence ni la ruse pour s’assurer la victoire. Ce fut lui qui consomma la ruine de la chevalerie et de la féodalité.

Pour y réussir, il lui avait fallu le concours de l’opinion, et il trouva des auxiliaires dociles, dont le zèle alla même au delà de ses désirs. Tel fut le continuateur du Roman de la Rose, Jean de Meung, dont l’œuvre résume les doléances plébéiennes, les sourdes rancunes, les âpres convoitises, en un mot toutes les agitations séditieuses de son temps. Ce fut l’épopée des haines et des révoltes, le chant funèbre du moyen âge agonisant. Désormais, c’en est fait des poëmes héroïques. Épuisé, le chêne antique peut à peine produire des rejetons malingres, qui s’étiolent sous un ciel ingrat, et l’ironie s’acharnera contre ces pousses maladroitement attardées en plein hiver. Il faudra que la guerre contre les Anglais fasse saigner la France au cœur pour que des cris chevaleresques lui échappent encore, comme le dernier soupir de la muse épique. C’est ainsi que le combat des Trente fera vibrer un instant le mètre pesant, mais sonore des trouvères. Dans les dernières années de Charles VI, « le pouvre homme Cimelier » rimera aussi la Chronique de Duguesclin. Ce matois et intrépide capitaine de routiers sera le digne héros de ce patriote bourgeois, dont les vers ne sont qu’un regain d’arrière-saison. Les petits genres, les pièces de cour deviendront de plus en plus à la mode ; la ballade préparera les voies au sonnet. Au lieu d’être impersonnelle, comme jadis, et de traduire les instincts de la foule, la poésie tend à se faire individuelle ; c’est affaire de rhétorique et passe-temps d’oisiveté. Elle ne « cultive plus que le jardin de plaisance », comme on disait alors.

Maintenant, c’est le tour de la prose. Elle a pris le pas sur sa rivale ; elle la laisse ciseler ses objets de luxe, et se charge du solide, du nécessaire. Déjà Brunetto Latini, le maître de Dante, avait préféré notre « parleure » à la langue de la vita nuova. Cette prédilection est justifiée par un écrivain de profession, Froissart (1333-1400), qui, s’emparant de l’histoire, nous enseigne l’art de plaire sans le secours de la mesure et du rhythme. S’il ne se montre pas assez français par le cœur, il l’est du moins par l’esprit, et son livre sera l’adieu, le testament de la chevalerie qui va disparaître. La période romane est à peu près close.

 

xve  siècle. — « C’est au milieu d’un concert de plaintes et de malédictions, à la lueur du bûcher de Jean Huss, et au cri de sauve qui peut que s’ouvre le xve  siècle 1. » Dans cette triste période, la vie semble s’arrêter, tout s’éteint et se dégrade. Étouffée par l’excès des maux publics, la gaieté française s’exaspère en pamphlets violents,ou s’égare en inventions plates et grossières. Un vent aride souffle alors sur toute l’Europe. On dirait qu’avant de se raviver aux sources antiques, l’esprit humain hésite, et se tient en suspens. Pourtant, ne nous laissons pas tromper par ces apparences ; car elles recouvrent un travail d’active fermentation. Cette époque, qui achève la ruine de la féodalité, consacre le triomphe de la monarchie, invente l’imprimerie et découvre l’Amérique, est la transition qui nous conduit du moyen âge à la renaissance, sur le seuil d’un nouveau monde.

Le goût des modèles anciens, les traductions qui se multiplient, la vogue de la mythologie et la fureur de l’érudition sont déjà des symptômes précurseurs de la crise qui se prépare. Mais, en attendant que cette effervescence d’un chaos devienne féconde, il nous faut franchir des années stériles. La poésie dramatique, protégée par les princes qui la prennent à leur solde, sera seule vraiment populaire ; encore, pour se faire agréer, devra-t-elle endosser le costume à la mode et payer tribut à l’abstraction ou à l’allégorie ; car le Roman de la Rose est le prototype de toutes les doctes visées. Son moule s’impose à qui prétend être écouté. En dehors des moralités, des soties et des farces qui servent de refuge à la malice de nos aïeux, les mieux doués sont comme opprimés par un pédantisme ambitieux. Alain Chartier (1386-1458) et Christine de Pisan (1363-1415) n’en triomphent qu’à grand’peine, et leurs émules finissent par renoncer aux genres nobles pour se vouer exclusivement aux jeux de la difficulté vaincue, à la recherche des effets artificiels, à la gymnastique puérile des tours de force. Pourtant, ne soyons pas trop dédaigneux de ces délassements ; car les rondeaux et les ballades, où s’exerçait alors l’adresse des ingénieux, furent une école de facture, et assouplirent la rigidité du vers primitif ; il fallait bien forger le dur métal pour le rendre malléable et ductile. Ces épreuves de longue patience seront profitables à l’avenir. L’instrument rebelle aux emplois délicats perdit enfin sa rouille, et apprit à obéir à l’artiste.

Nous en avons déjà la preuve dans les harmonieuses complaintes de Charles d’Orléans (1391-1465). Mais, si nous aimons sa grâce, nous chercherons ailleurs la verve, l’originalité, la puissance et la vie. Nous la trouverons enfin dans le génie heureux de Villon (1431-1484), cet initiateur d’une inspiration cordiale, humaine, sincère et toute moderne. Pour rencontrer son égal, il nous faudra désormais aller jusqu’à Rabelais (1483-1553). Aussi restera-t-il voisin de nous ; son talent lui fera pardonner ses misères, et la postérité n’oubliera pas plus ses touchantes ballades que la farce anonyme de Maître Pathelin (xve  siècle), chef-d’œuvre impérissable comme une page de Molière.

La prose abonde dans ce siècle vulgaire, dont la fin est assombrie par l’ombrageuse, mais habile tyrannie de Louis XI, ce Tibère bourgeois qui sut régner parce qu’il savait dissimuler. On y voit partout foisonner les sermons, les romans et ces fabliaux dérimés qui vont s’appeler Contes et nouvelles. Mais dans ces improvisations diffuses, la langue est indigeste et surchargée de mots latins ou italiens qui ont brutalement envahi notre vocabulaire, et l’encombrent de leur cohue tumultueuse. Si l’on excepte quelques discours éloquents de Gerson (1363-1429), ou les écrits inégaux, mais relevés de Christine de Pisan et d’Alain Chartier, un seul nom mérite une longue mémoire dans la foule de ceux qui jargonnent des patois de toute provenance. Nous voulons parler de Philippe de Comines (1445-1509), esprit robuste qui devance les temps, politique sage comme l’expérience, moraliste trop accommodant, mais d’autant plus vrai dans le récit et l’appréciation des faits qu’il est moins sévère sur les principes, et confond trop volontiers le juste avec l’utile. Son livre est un monument qui nous rappelle l’œuvre principale du xve  siècle, l’unité de la France conquise enfin par la victoire définitive de la monarchie, dont les destinées furent intimement liées à celles de notre langue et de notre littérature.

 

renaissance. — Le moyen âge est fini, les temps modernes commencent. Mais avant de nous engager dans le xvie  siècle, qui en est comme le vestibule, arrêtons-nous un instant pour considérer le mouvement qui suivit la prise de Constantinople (1453), et qu’on est convenu d’appeler la Renaissance. Ce mot exprime bien l’idée d’un âge nouveau que les arts et les lettres, après dix siècles de ténèbres ou de clarté douteuse, réjouissent tout à coup de leur lumière désirée. C’est du moins l’aurore d’une civilisation disparue que retrouve avec une sorte d’enthousiasme une société ravie par la découverte d’un monde inconnu.

Pourtant, il serait injuste de croire que cette révolution fut un accident subit et inattendu. Il est plus vrai de dire que la nature ne procède jamais par coups de théâtre, et brusques surprises. Chaque événement se produit à l’heure marquée par une logique providentielle. Outre que le moyen âge a son originalité rare, il a fait ce qu’il a pu pour préparer le réveil des esprits. Charlemagne y avait déjà contribué par de sages institutions. Fondateur de l’université de Paris ou du moins de ces écoles qui en furent le germe, protecteur des savants, patron d’une académie à laquelle il avait ouvert son propre palais, il eût restauré les traditions du monde romain, dont il se portait l’héritier, si la barbarie de son temps l’avait permis. Mais, parmi les catastrophes qui suivirent sa mort, ces faibles rayons s’éteignirent dans une nuit dont l’obscurité ne fut traversée que par des lueurs vacillantes. Elles partaient de ces monastères où les reliques de l’antiquité trouvèrent un asile hospitalier. Le règne de saint Louis n’a pas été moins favorable à l’essor des intelligences. Ce fut alors qu’enfermées jusque-là dans l’ombre des cloîtres, les sciences devinrent séculières, et se produisirent au grand jour, grâce à l’initiative libérale du souverain qui les encourageait à se répandre. Les croisades avaient encore contribué puissamment à raviver quelques souvenirs antiques, et la fondation d’un empire latin à Constantinople rétablit des relations fécondes entre l’Orient et l’Occident. Mais éclatèrent ensuite des guerres séculaires et des discordes civiles qui devaient retarder pour nous la résurrection accomplie déjà depuis longtemps au delà des Alpes, chez un peuple heureusement doué pour les arts, et qui semblait le dépositaire naturel des trésors oubliés.

Si l’Italie fut, elle aussi, en proie aux luttes intestines, elle avait du moins le privilège d’être voisine des sources sacrées. De beaux génies y puisèrent l’inspiration. Dante avait pris Virgile pour maître et pour guide en son pèlerinage de la Divine Comédie. Pétrarque écrivit des lettres sur la recherche des manuscrits ; il retrouva lui-même l’Institution oratoire de Quintilien, une partie de la Correspondance de Cicéron, et quelques tragédies de Sophocle. Dès 1360, Boccace fit établir à Florence une chaire de langue grecque, en faveur de Léonce Pilate, qui rendit Homère à ses contemporains. Ces petites républiques ou cités rivales mettaient leur gloire à se disputer les talents, à les honorer, à leur offrir un refuge contre la persécution ou l’envie. Les souverains pontifes, comme les principes, étaient pour eux des Mécènes éclairés et généreux. Ajoutons que les invasions des Turcs apprirent bientôt le chemin de l’Italie aux savants de l’empire grec. En 1396, Chrysoloras faisait à Florence ses premières lectures publiques, et parmi les proscrits consolés par l’accueil des cours, on vit Bessarion recevoir la pourpre romaine.

Si la Renaissance avait eu ses signes avant-coureurs, elle resplendit comme un lever de soleil le jour où la chute de Byzance précipita l’émigration des glorieux fugitifs qui apportaient à leur patrie adoptive les merveilles d’Athènes, au moment même où, par une fortune inespérée, l’invention de l’imprimerie allait multiplier et perpétuer ces chefs-d’œuvre. Entre les années 1457 et 1500, plus de treize cents auteurs anciens furent livrés ainsi à l’ardente et studieuse curiosité d’une foule qui était une élite. Elle dure encore la renommée de ces éditions principes que publièrent alors les Junte et les Manuce. Ce fut comme la ferveur d’un culte religieux. Pour célébrer la naissance de Platon, Laurent de Médicis n’offrait-il pas à ses amis ce fameux banquet dont Marsile Ficin a consacré la mémoire ? Sans parler du pape Léon X, qui fonda la bibliothèque Laurentienne, et donna son nom au siècle de l’Arioste, de Berni, de Fracastor, de Sannazar, de Vida, de Machiavel, de Guichardin, de Sadolet, de Michel-Ange, de Raphaël, d’André del Sarto, du Caravage et de Jules Romain, nous rappellerons que le cardinal Bembo cessa de lire son bréviaire en latin, de peur de gâter son style, qu’Érasme appelait Cicéron un saint, et qu’Alphonse d’Aragon, roi de Naples, fit la paix avec les Florentins en échange d’un manuscrit de Tite-Live, plus précieux pour lui qu’une province.

Mais revenons en France. A défaut de solides conquêtes, les aventureuses expéditions entreprises en Italie par des rois trop chevaleresques eurent du moins l’avantage de propager aussi parmi nous le culte des anciens. Notre sol n’attendait que la semence. Le climat était propice ; aussi, combien la moisson ne fut-elle pas féconde ! N’en déplaise à ces amis du paradoxe qui déplorent les conséquences de cette invasion grecque et latine, nous ne regretterons pas que le xvie  siècle tout entier ait été transporté d’une admiration presque superstitieuse en face des modèles qui révélèrent enfin, avec l’idéal trop ignoré jusqu’alors, les secrets perdus de la haute poésie et de la véritable éloquence. Outre que les événements suivent un cours irrésistible, gardons-nous de dire que l’indépendance de notre génie national en a souffert, et que les servitudes de l’imitation ont compromis le libre développement de nos instincts natifs. Autant vaudrait prétendre que les Grecs avaient été jadis pour le rude Latium des maîtres funestes, et que la prise de Corinthe fut un malheur pour Rome, comme celle de Constantinople un fléau pour les peuples qui héritèrent de ses nobles dépouilles. La gloire européenne d’une littérature que nous envieront toujours nos ennemis les plus arrogants ne prouve-t-elle pas avec évidence que l’esprit français n’a point renié ses vertus propres, pour avoir si merveilleusement profité des leçons et des exemples qui le rendirent à la conscience de lui-même ? Loin d’étouffer ou de tarir ses ressources, cette éducation n’a fait que hâter la maturité des fruits excellents qui conserveront le goût du terroir sous la saveur qu’ils doivent à une culture savante. Pour le démontrer, il faudrait sortir de notre sujet. Hâtons-nous d’y revenir, en terminant cette rapide étude par l’esquisse des caractères particuliers au xvie  siècle : ce sera notre conclusion.

 

xvie  siècle. — Le tableau de la Renaissance est déjà celui du XVIe siècle ; car ce fut, avec la Réforme, la cause maîtresse qui agit alors sur la société. Mais les conséquences de cette double révolution n’apparaissent pas tout d’abord ; et la première impression que produise en nous le spectacle de cette époque est le sentiment d’une anarchie qui déconcerte l’analyse. Le schisme est alors partout, dans l’art comme dans les croyances, dans les esprits comme dans les cœurs. Les philosophes y coudoient les fanatiques ; le scepticisme y avoisine les fortes convictions ; l’ironie s’y mêle à l’enthousiasme ; tous les contrastes s’y heurtent au milieu d’une effervescence où le moindre choc d’opinions provoque des explosions redoutables.

Cette confusion est déjà manifeste dès l’avénement de François Ier (1515-1548), dont le règne, suivant l’expression de Brantôme, fut « une magnifique et superbe bombance », troublée par des querelles théologiques, et interrompue par d’inutiles exploits ou de désastreuses défaites. Prince « plus spécieux que solide », comme disait Henri IV, il alliera la bravoure irréfléchie des anciens chevaliers à une volonté despotique et étourdie ; âme fastueuse sans être grande, il associera le bruit des armes à l’éclat des tournois, des mascarades et des fêtes. Politique peu loyal, il éblouira les imaginations par les dehors qui séduisent ; et ce luxe qui alimente les arts épuisera son peuple. Protecteur des lettres, il proscrira les jeux de la scène, et mettra un jour l’interdit sur toutes les presses de son royaume. Il sera surtout un héros de théâtre, jaloux de paraître et non d’être. Le mélange d’élégance et de grossièreté que nous offre sa cour se réfléchira dans la littérature de son temps. Énigme inexplicable, monstrueux assemblage d’une morale ingénieuse et d’une débauche cynique, chimère étrange où s’associent la raison et la folie, les fictions de Rabelais (1483-1553) seront l’épopée satirique d’un Homère aviné qui donne le signal de l’affranchissement à des esprits impatients du joug. Sous son masque barbouillé de lie parlera pourtant le bon sens d’un indépendant qui feint la démence de peur d’irriter les puissants. Sa prose précédera celle d’Amyot (1513-1593), qui tempère l’exubérance d’une verve trop turbulente par les grâces attiques, l’aisance et la naïveté qu’il emprunte ou plutôt qu’il prête à Plutarque dans une traduction originale, dont la clarté toute française vulgarise les beaux exemples de la morale antique en un siècle affolé d’intolérance.

La leçon ne fut pas perdue, et parmi les fureurs qui attristent des années à jamais néfastes, nos regards se reposeront avec respect sur de nobles figures, le chancelier de l’Hospital (1505-1573), aussi grand citoyen qu’éloquent orateur, et le président de Thou, dont la gravité rappellerait Thucydide s’il n’avait pas écrit en latin son impartiale histoire. Tandis que la guerre civile ou religieuse met la France en feu, nous sommes aussi tentés d’appeler sagesse la modération souriante que Montaigne (1533-1592) oppose au dogmatisme hautain d’où procèdent les excès et les violences. S’il les pacifie trop volontiers par le doute, et ne remplace pas tout ce qu’il détruit, ses confessions sincères vivront autant que la langue française par l’originalité pittoresque d’une imagination incomparable.

Les luttes de doctrines ont du moins aguerri la parole et la plume. elle est maintenant une arme faite pour l’action. C’est le temps où les livres remuent le monde. Sobre, précis et rapide, le style de Calvin (1509-1564) reforme l’esprit français plus heureusement que la croyance, et son imposante sévérité commande l’estime même à ses adversaires. C’est encore en pleine tempête que la Satire Ménippée (1593) prélude aux Provinciales de Pascal par la vigoureuse souplesse d’une dialectique acérée, dont le tranchant s’est aiguisé dans les conflits même du combat. Désormais, le français peut suffire à tous les besoins de la pensée. Introduit par Louis XII dans les tribunaux, d’où il chasse le latin, prescrit par François I er comme le seul organe des arrêts et actes publics, il n’aura plus qu’à fixer sa syntaxe pour devenir l’interprète de toutes les idées universelles qui feront à jamais le tour du monde.

La poésie n’eut pas aussi brillante fortune. Sous Louis XII, roi grave, réfléchi, pieux, simple et sage, la muse moralise, enseigne et prêche, non sans ressembler au maître qui la fait servir à ses vues, par une bonhomie matoise qui donne à ses arrière-pensées l’air de la franchise. Mais si l’on excepte Pierre Gringoire (mort en 1539), et qui est de race bien gauloise, tous les versificateurs de ce temps-là ont une physionomie un peu vieillotte et provinciale. Il faut aller jusqu’à Marot (1496-1544) pour retrouver le charme. Lui seul saura plaire tout ensemble aux petits et aux grands. Inimitable dans l’épître légère et l’épigramme, tendre et délicat dans l’élégie, il fait la chaîne entre Villon et La Fontaine. Mais les héritiers de son école ne tarderont pas à tourner ces qualités en défauts. Saint-Gelais (1491-1558) énerve sa grâce, affadit sa douceur ; et la pauvreté correcte de ses bagatelles frivoles nous rend, malgré nous, sympathiques à l’entreprise de la Pléiade, qui lance son manifeste en 1549, et promet trop ambitieusement d’illustrer la langue française. Oui, il y eut une incontestable opportunité dans cette insurrection qui, comme toutes les autres, dépassa le but, ne profita point à ses auteurs, et aboutit à la licence, puis au despotisme, tout en faisant espérer la liberté. Si cette ligue de talents généraux ressembla trop à une coterie, si elle fit plus de bruit que de besogne, et se préoccupa de ses intérêts autant que de ses doctrines, cependant soyons équitables, et gardons quelque gratitude à ses efforts impuissants, mais méritoires.

Chez Ronsard (1524-1585), du moins, il y eut des pressentiments de patriotisme littéraire dont il ne faut pas médire. Ce fut son système qui égara son talent, et le poëte valut mieux que le docteur. Son tort fut de croire que l’imitation est l’imagination, et qu’une langue s’improvise du jour au lendemain. Il en fut puni par le dédain qui suivit sa renommée viagère. Il faillit gâter ainsi l’ingénuité du langage national, et les plantes étrangères qu’il avait voulu acclimater périrent faute de racines. Mais toutes les fleurs de son Parnasse ne furent pas artificielles, et ses méprises mêmes stimulèrent une émulation vaillante. Nous lui devons un courageux exemple, et il fraya la route aux maîtres qui le firent trop injustement oublier.

Les exagérations de ses disciples rendaient nécessaire la venue d’un réformateur ; car l’italianisme avait aggravé la manie du latinisme, et la plaisanterie de Rabelais sur l’écolier limousin qui pérégrine par les compites de l’urbe, ne fut qu’une caricature pleine de vérité. — En attendant les rigueurs parfois impertinentes de Malherbe, qui doit épurer la barbarie savante de ses devanciers, Agrippa d’Aubigné (1550-1530) nous fera regretter les sublimes témérités de ses Tragiques, et Mathurin Regnier (1573-1613) la force comique d’une verve qui annonce Molière et se souvient de Panurge.

Un siècle qui nous offre de pareils noms a préparé d’avance l’heure privilégiée où le génie français, fidèle à sa nature, formé par la religion, la philosophie et l’antiquité, conservant de ses agitations civiles une émotion sans trouble, et fort de sa foi politique, aura cette heureuse proportion, ce parfait équilibre de hardiesse et de prudence, d’imagination et de raison, qui est le caractère éminent d’une grande époque littéraire.