(1767) Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs « Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs — SECONDE PARTIE. Si les Comédies Françoises ont atteint le vrai but que se propose la Comédie. » pp. 34-56
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(1767) Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs « Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs — SECONDE PARTIE. Si les Comédies Françoises ont atteint le vrai but que se propose la Comédie. » pp. 34-56

SECONDE PARTIE.
Si les Comédies Françoises ont atteint le vrai but que se propose la Comédie.

Je dois maintenant, suivant le plan que je me suis proposé, examiner si les Comédies Françoises ont atteint le vrai but que la Comédie doit se proposer. Quand dans une question quelconque, on a établi un principe vrai ou supposé tel, toutes les questions qui naissent de la premiere, doivent se résoudre par le principe établi au commencement ; cette méthode synthétique de chercher la vérité a l’avantage de fixer l’attention du Lecteur, & de l’empêcher de s’égarer dans les diverses routes qui conduisent à cette recherche, en lui remettant sans cesse devant les yeux le point d’où il est parti. Il s’agit donc pour donner la solution de cette seconde question de se rappeller le principe établi au commencement de ce discours. Le but de la Comédie est de rendre les hommes meilleurs ; j’ai prouvé que pour parvenir à ce but, elle devoit moins s’attacher à peindre la maniere d’être extérieure des passions, que le fond même de ces passions. Voyons maintenant si nos Auteurs se sont attachés plutôt à peindre la maniere d’être extérieure du vice, que le fond du vice ; ou, ce qui revient au même, s’ils se sont appliqués à rendre le vice ridicule, plutôt qu’à en donner de l’horreur : de cet examen naîtra la décision de cette seconde question.

Le caractere dominant des François, si je ne me trompe, est de saisir avec vivacité le ridicule d’une chose, & de négliger le fond de la chose. (Quand je dis ridicule, j’entends un ridicule d’opinion, & nullement un ridicule essentiel.) Il s’en suivra nécessairement de cette maniere de juger des François, que le vice exempt de ridicule cessera d’être un vice, & que la vertu revêtue de ridicule cessera d’être une vertu. Pour se convaincre de cette vérité, qu’on jette un coup d’œil sur la maniere générale dont les François jugent du mérite des choses. Une piece dramatique étoit excellente ; un plaisant du parterre trouve un mot susceptible d’être tourné en ridicule, il le releve, voilà l’ouvrage tombé. Je me rappelle à ce propos d’avoir lu dans quelqu’endroit, qu’une Actrice célebre prononçant ces mots d’une Tragédie, il m’en souvient, & s’étant arrêtée quelque tems pour faire sentir davantage la force de ces paroles, un Spectateur du parterre s’impatienta de la longueur du silence de l’Actrice, & dit tout haut : ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient gueres. Ce bon mot excita de grands éclats de rire dans l’assemblée, & fit cesser la représentation. Un Auteur a fait un ouvrage qui lui mérite d’abord une approbation universelle ; il plaît à un critique qui a du crédit dans la République des lettres, de tourner le nom de l’Auteur en ridicule, & voilà l’Auteur & son ouvrage devenus l’objet du mépris universel. Un homme de mérite entre dans un cercle, il dit de très-bonnes choses ; mais un petit maître trouve qu’il les dit d’une maniere ridicule, voilà notre homme de mérite persislé, couvert de confusion & obligé de sortir. Que résulte-t-il de cette façon de juger ? Il en résulte que la vertu n’ose se montrer, & que le vice va tête levée. Un homme vertueux content de l’être, néglige de se rendre agréable, il ne faut donc pas qu’il se montre. Un homme vicieux a besoin pour déguiser ses vices de se rendre agréable à l’extérieur, il peut aller par-tout, il sera bien accueilli. Un air de mode impose à nos François plus que toute autre chose, dit Rousseau dans une de ses Epîtres.

Voyons maintenant ce qu’ont fait nos Poëtes comiques qui devoient travailler à corriger les Mœurs : ils se sont conformés au goût national, suivant l’usage de tout Auteur qui n’écrit pas pour instruire, mais pour se faire une réputation. Voici donc comme ils ont raisonné : Les François trouvent un plaisir singulier à jetter du ridicule sur tout ; nous sommes donc sûrs de les divertir, en chargeant de ridicules les personnages vicieux que nous mettons sur la scène : les François en outre craignent plus d’être ridicules que d’être vicieux ; il faut donc leur faire envisager le vice dans ce qu’il a de ridicule, & nous peu embarrasser de ce qu’il a de funeste & de dangereux pour la Société. Ce n’est donc pas tant le fond du vice qu’il nous faut attaquer, que ce qu’il a de choquant à l’extérieur par rapport à la Société ; ainsi qu’il y ait dans le monde, des avares, des fourbes, des menteurs, des médisans, des traîtres &c. peu nous importe ; pourvu que chacun soit tel à l’extérieur que la Société l’exige, tout ira bien. Notre devoir est donc d’empêcher les hommes d’être ridicules, & non point de les corriger de leurs vices… A merveille : voilà donc la Comédie dont le but est de corriger les hommes, uniquement occupée à leur enseigner à déguiser leurs vices, c’est-à-dire à se tromper les uns & les autres. Il ne faut plus s’étonner après cela d’entendre dire tous les jours qu’il n’est plus possible de faire une bonne Comédie ; que tous les caracteres sont épuisés, & que les ridicules dans tous les états, sont presqu’imperceptibles : on parleroit peut-être plus correctement, si on disoit qu’il n’y a plus de caractere ; que tous les vices répandus dans la Société, sont déguisés sous l’extérieur uniforme du ton & des manieres à la mode. Mais les vices en existent-ils moins pour être moins difformes ? Sommes-nous meilleurs que nos peres ? je ne le pense pas. Il n’est donc point surprenant que nos Auteurs qui ont toujours cru que le ridicule étoit le domaine essentiel de la Comédie, ne trouvent plus rien à faire aujourd’hui, puisqu’il n’y a presque plus de ridicule dans la Société. Mais qu’ils prennent une idée plus juste de leur art, & ils trouveront encore abondamment de quoi exercer leurs plumes, quelque laborieux qu’ils soient.

Il faut voir maintenant si les ouvrages de nos Auteurs comiques se ressentent de ce faux raisonnement, & si je ne leur suppose pas ici une pensée qu’ils n’ont jamais eue.

Je devrois peut-être pour l’examen de cette importante question, faire passer en revue tous les Auteurs qui ont travaillé dans le genre comique ; mais j’espere que le Lecteur me pardonnera aisément de ne prendre que Moliere pour exemple. Car outre que l’examen de tous les Auteurs comiques me jetteroit dans une discussion qui n’auroit point de bornes, c’est que Moliere est sans contredit, le Poëte qui a le plus illustré la scène comique ; ceux qui ont travaillé dans le même genre, bien loin de l’avoir surpassé, ne l’ont imité que de très-loin. C’est pourquoi ce qui fera preuve par rapport à Moliere, le fera à plus forte raison, par rapport aux autres Auteurs comiques qui l’ont tous pris pour leur modele. Il s’agit donc d’examiner quelle route à suivie Moliere pour corriger les hommes ; s’il a plutôt fait la guerre au fond du vice qu’au ridicule du vice, c’est-à-dire, toujours suivant mon premier principe, s’il s’est plutôt attaché à inspirer de l’horreur pour le vice, qu’à le rendre ridicule. J’avertis par avance que quand même Moliere ne sortiroit pas de cet examen aussi pur que je le souhaiterois, je ne l’en regarderois pas moins comme le meilleur Poëte comique que la France ait eu, & qu’elle aura peut-être jamais ; il sera toujours vrai que ses portraits sont de main de maître, & que les dialogues de ses personnages sont d’un naturel inimitable : ce que je dis ici, est pour me garantir de la malignité de ceux qui croiroient que je choisis Moliere au hasard, sans en connoître le mérite. C’est précisément la haute idée que j’ai de cet excellent homme qui me l’a fait préférer à ses rivaux, & je crois que la preuve qui résultera de l’examen de ses ouvrages, en sera d’autant plus forte. Je laisse à part toutes les Comédies de Moliere, qui quoique très-bonnes dans leur genre, n’attaquent aucun vice essentiel, & n’offrent la peinture que de quelques originaux plus ridicules que dangereux. Telles sont celles du Comte d’Escarbagnas, du Malade imaginaire, de Georges Dandin, de Pourceaugnac, du Médecin malgré lui, & de plusieurs autres qui sont de jolies contes pour rire ; je m’attache à celles qui offrent le portrait d’un vice dangereux, telles sont les Comédies de l’Avare, du Misanthrope, de l’Imposteur, des Femmes savantes, des Précieuses ridicules, du Bourgeois gentil-homme, &c.

Je prends d’abord la Comédie de l’Avare, & je demande quel doit être le but de cette piece ; on me répond que c’est celui d’inspirer de l’horreur pour l’avarice : voyons si Moliere a réussi.

L’avare Harpagon querelle ses enfans & ses domestiques d’un ton si badin & si bouffon, que ses domestiques & ses enfans se moquent de lui, depuis le commencement de la piece jusqu’à la fin. Il devient amoureux d’une fille qui n’a rien. Cette intrigue avec les débats du cuisinier & de Valere forment le nœud de la piece, & donne matiere à différentes sortes de plaisanteries qui sont long-temps oublier qu’il s’agit d’un avare. On dérobe dix mille écus à Harpagon qui n’a pas trop de tort d’en être fâché ; on lui rend son argent, & à la fin de la piece tout le monde est content de lui. Voilà si je ne me trompe une peinture de l’avarice plus plaisante qu’effrayante. Harpagon est un original qui amuse beaucoup par ses singeries, il ne fait de tort à personne, il n’a point envie d’avoir le bien d’autrui, il a un assez grand nombre de domestiques pour le servir lui & sa famille ; & si on excepte de ce portrait le prêt à usure, qui véritablement est odieux, mais qui pourroit appartenir à tout autre caractere qu’à celui de l’avare, son avarice n’a point de suites funestes à la Société. Il est donc évident que Moliere à plutôt rendu l’avare ridicule, qu’il ne l’a rendu odieux. Sa satire tombe donc plutôt sur la maniere d’être extérieure de l’avare, que sur le fond de son caractere.

Nous dirons la même chose du Misanthrope, si nous voulons l’examiner avec attention. La misanthropie est certainement un vice dangereux : un misanthrope est ennemi des hommes : ce n’est pas seulement en déclamant contre le genre humain, qu’il dévoile son caractere, c’est par ses actions & sa conduite : un homme de cette trempe refusera de rendre service à ses semblables, parce qu’il les hait : il quittera sa femme & ses enfans, à qui sa présence est nécessaire, pour aller vivre seul au fond d’un désert. Un misanthrope blâmera sans raison les défauts des hommes, & n’aura point d’idée juste des vertus contraires aux défauts qu’il censure ; sans cela même il ne seroit plus misanthrope ; & bien loin de fuir les hommes méchans, il resteroit parmi eux pour les faire rentrer dans le chemin de la vertu. Il faut donc faire envisager le misanthrope comme un fou, & tâcher de corriger les hommes de cette folie, par le portrait des excès auxquels cette folie peut conduire. Il est question maintenant d’examiner comment Moliere fait parler & agir Alceste le misanthrope.

Alceste blâme toutes les démonstrations extérieures d’amitié qui ne sont pas sinceres : il veut qu’on soit sincere & qu’en homme d’honneur on ne lâche aucun mot quine parte du cœur. Je crois que tout le monde convient de cela avec lui. On montre un sonnet à Alceste, il le trouve mauvais & le dit franchement : je ne vois point encore là de Misanthropie. Il aime Célimene, & il souhaiteroit que sa maîtresse eût des perfections que tout honnête homme voudroit sûrement trouver dans la sienne. Il croit en être trompé, il s’emporte contre elle, & sur le soupçon bien fondé de sa perfidie, il refuse l’offre de sa main. Rien en cela que de naturel : dira-t-on que quelques propos bizarres d’Alceste forment le fond du caractere du misanthrope, tels que ceux-ci : « J’ai un procès, je crois avoir raison, je voudrois pour la beauté du fait perdre ma cause… » & celui-ci, « Votre sonnet ne vaut rien, j’aime bien mieux la chanson, si le Roi m’avoit donné Paris sa grand’ville, &c.. » & cet autre, lorsqu’il est près d’être conduit chez les Maréchaux de France, pour l’injure qu’Oronte le faiseur du sonnet, prétendoit avoir reçue de lui : « Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables ; » & plusieurs autres endroits de même nature que je pourrois citer ; croira-t-on, dis-je, que quelques petits ridicules prêtés à Alceste, soit dans ses manieres, soit dans ses paroles, donnent beaucoup d’éloignement pour son caractere ? Je ne suis pas de ce sentiment, je pense au-contraire qu’Alceste, à quelques petites bizarreries près, est plutôt un homme à imiter qu’à fuir. Moliere en voulant corriger de la Misanthropie, ne s’est donc arrêté qu’à quelques effets superficiels & de peu de conséquence de ce vice, sans en dévoiler le fond. Il a donc rendu le Misanthrope moins haïssable que ridicule ; il a donc manqué le vrai but de la Satire dans cette Comédie.

En suivant la méthode dont je mesers, on trouvera de même, que les Femmes savantes, les Précieuses ridicules, & le Bourgeois Gentilhomme sont des Comédies, dont toute l’utilité consiste dans la peinture du ridicule, c’est-à-dire, qui divertissent beaucoup & instruisent peu. Je ne vois dans Moliere qu’une Comédie traitée selon les vrais principes, c’est celle de l’Imposteur. J’en appelle au témoignage de ceux qui suivent les Spectacles, si la représentation de cette piece n’inspire pas une vraie horreur de l’hypocrisie. Cependant on ne peut pas dire que Tartuffe soit ridicule, il n’est que ce qu’il doit être, c’est-à-dire, hypocrite, traître, ingrat : toutes ses actions ne tendent qu’à tromper les hommes, toute sa conduite est un tissu d’horreurs. Orgon le prend chez lui & le nourrit gratuitement : que fait Tartuffe pour reconnoître un si grand service ? Il tâche de séduire la femme de son bienfaiteur ; il obtient d’Orgon la promesse d’épouser Marianne sa fille ; il persuade à Orgon de lui donner tout son bien ; & quand il est parvenu à le dépouiller de tout ce qu’il avoit, il l’oblige de sortir de sa propre maison. Peut-on rien imaginer de plus horrible qu’un pareil caractere ! Quel est celui après un tel exemple, qui osera se confier aveuglément aux dehors trompeurs d’une fausse dévotion ? Convenons donc qu’une Comédie, pour atteindre à son but, ne doit qu’exposer le vice d’après nature, sans le charger d’un ridicule qui ne serviroit qu’à en affoiblir l’horreur. Moliere nous a bien fait voir dans cet ouvrage qu’il connoissoit le vrai but de la Comédie ; & s’il ne s’y est pas conformé dans toutes ses pieces, c’est qu’il a plutôt voulu plaire qu’instruire, ou peut-être, ce qui est plus vrai, c’est qu’il a appris par sa propre expérience qu’il y a quelques persécutions à essuyer, quand on tente sérieusement la réforme des Mœurs Il est d’autant plus admirable dans le Tartuffe, qu’il a su y joindre l’utile & l’agréable, & tirer l’un & l’autre du fond de son sujet. C’est à cette maniere de traiter la Comédie qu’on pourroit peut-être appliquer la maxime, ridendo dicere verum quid vetat ? Car en même-temps que Tartuffe s’attire l’indignation de l’assemblée par ses scélératesses, Madame Pernelle & Orgon la font rire par leur ridicule aveuglement pour Tartuffe. Le ridicule de ces deux personnages non-seulement est naturel, mais il concourt encore à mettre dans un plus grand jour l’hypocrisie de Tartuffe. Ainsi une Comédie pour être utile aux Mœurs, doit nous peindre le vice d’après nature, sans le charger de ridicule ; & si elle veut amuser en même-temps qu’instruire, elle le peut faire en joignant au portrait du vice qu’elle attaque, le portrait de quelques défauts ridicules, pourvu qu’ils naissent naturellement du sujet, & qu’ils soient placés de maniere à mettre encore plus en évidence le vice dominant de la piece.

J’avois dessein d’examiner encore quelques autres Auteurs comiques ; mais je pense que l’examen du Tartuffe a donné à mon opinion toute la certitude dont elle est susceptible. Je puis donc conclure d’après ces réflexions, que nos Auteurs comiques en général se sont plutôt attachés à plaire qu’à instruire ; qu’ils ont plutôt tourné les vices en ridicule, qu’ils n’en ont inspiré de l’horreur, & par conséquent qu’ils n’ont point atteint le but que se propose la Comédie.

S’il étoit de mon sujet, je prouverois que non-seulement nos Auteurs comiques n’ont point atteint le but que se propose la Comédie, mais qu’il semble au contraire qu’ils se soient proposé un but tout différent. Je prouverois que la plupart des Comédies sont des écoles du vice, au lieu d’être des écoles de vertu ; on y verroit un fils apprendre à se moquer de son pere, un jeune homme à insulter un vieillard, une femme à tromper son mari avec adresse, des domestiques à voler leurs maîtres : on y verroit la vertu, la probité, la franchise sans cesse aux prises avec l’air du jour, le ton & les manieres à la mode, & toujours au-dessous de ces frivolités. Je sens que je prouverois trop contre la Comédie, si je développois ces réflexions ; je laisse donc au Lecteur la liberté de les pousser jusqu’où elles peuvent aller : d’ailleurs mon sentiment n’étant point de bannir la Comédie d’une République, mais seulement de la rendre utile aux Mœurs, quand j’aurois démontré que telle ou telle Comédie est une école du vice, il ne s’ensuivroit autre chose, sinon que telle ou telle Comédie ne devroit point être représentée. Je passe donc à la troisieme partie du plan que je me suis proposé dans cet ouvrage. J’ai fait voir quelle est la nature & l’essence de la Comédie. J’ai examiné ensuite si nos Auteurs comiques avoient travaillé suivant le but de la Comédie : il ne me reste donc plus qu’à rechercher s’il n’y a pas parmi nous quelques obstacles qui s’opposent à la perfection de la Comédie.