(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre II. Du Théâtre Moderne, & de celui des François. Celui-ci comparé au Théâtre Grec. » pp. 25-38
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre II. Du Théâtre Moderne, & de celui des François. Celui-ci comparé au Théâtre Grec. » pp. 25-38

Chapitre II.

Du Théâtre Moderne, & de celui des François. Celui-ci comparé au Théâtre Grec.

L’Italie qui, sous les Médicis, & sur-tout sous le Pontificat de Léon X, égala, pour ne rien dire de plus, les Grecs, dans la peinture, dans l’architecture &c. n’approcha pas même des Latins, dans la Tragédie. Si elle en a quelques-unes qui ayent mérité les suffrages du bon goût, elles ont été faites depuis ce beau siècle. Ses Comédies ont réussi ; mais elles ne sont guère que des modèles de souplesse & d’assez basse farce. Ses Tragédies en musique lui ont fait honneur. Ce genre inconnu aux Anciens, & à qui elle a donné l’être, à de grandes beautés. Les critiques qu’on en a faites, n’ont pu diminuer l’approbation publique.

Il n’y a guère de Nation qui le dispute aux Grecs, dans tous les genres, comme les François. On ne doit point craindre d’être démenti, en avançant que le siècle de Louis XIV, ne céde en rien à celui d’Alexandre. Les Bossuet, les Bourdaloue, sont comparables à Démosthène, à Æschine ; les Flechier, les Fénélon sont supérieurs à Isocrates. Dans l’Histoire, dans la Poésie, dans la Tragédie & la Comédie, la France a des Chefs-d’œuvres, que les Grecs ne désavoueroient pas.

L’Histoire du Théâtre Grec est, à la différence des mœurs près, celle du Théâtre François. La ressemblance dans l’origine, & les progrès de l’esprit est parfaite ; elle ne l’est pas moins à l’égard des suffrages, & de la réputation que l’un & l’autre se sont acquis par dégrés.

Le Christianisme qui avoit inspiré une juste horreur des combats des gladiateurs, & des bêtes féroces, a en vain proscrit les Spectacles modernes, comme une école d’indécence, & un aliment trop dangereux des passions. L’esprit, qui tend sans cesse à son développement, ne fut point retenu par cette digue puissante. Il chercha à en imposer à la Religion, en fit taire les sages Loix, en l’intéressant, pour ainsi dire, dans les jeux qu’il préparoit au Peuple ; car en France, comme dans la Grèce, ce ne fut que lui que le Théâtre envisagea d’abord ; son ignorance, ses goûts grossiers & bisarres, sa piété même, toujours mal-entendue, & toujours mêlée de superstitions, furent les premiers moyens dont l’esprit humain se servit pour exécuter ses projets.

Le Théâtre Italien, tout foible, tout ridicule qu’il étoit, s’étoit fait des partisans en France. Bientôt cette Nation, capable de tout, vit des Pélerins chanter & représenter les actions des Saints, les Mystères de la Religion ; les plus grands Personnages de l’Ancien & du Nouveau Testament, Jesus-Christ même, furent mis sur la Scène.

Chez nos dévots ayeux le Théâtre abhorré,
Fut longtems, dans la France, un plaisir ignoré.
De Pélerins, dit-on, une troupe grossiere,
En public, à Paris, y monta la premiere,
Et sottement zélée, en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge, & Dieu par piété.

Le vulgaire dévorant avec avidité ce moyen qui lui étoit présenté, d’allier ses plaisirs au culte de son Dieu, courut en foule à ces Spectacles ; mais la petite portion des gens éclairés les méprisa, & gémit d’un mélange si monstrueux. Voilà pourtant la premiere époque de la Tragédie Françoise. Jodelle est notre Thespis ; Jean de la Péruse, Garnier & Hardy, se contenterent de marcher sur ses traces.

Le beau semble ne pouvoir naître que de l’imperfection : Il fit des efforts pour sortir d’une si déplorable enfance. La raison s’éleva contre des divertissemens si peu dignes d’hommes sensés. Des traits de lumiere qui perçoient, de tems en tems, ce cahos informe, & le desir de mériter un applaudissement plus flatteur, découvrirent une route, où le talent pût entrer sans rougir. En matiere d’esprit, on passe rapidement, de la connoissance du mieux, à la réforme & à la correction. Le Théâtre prit une face nouvelle.

On peut fixer cette seconde époque du Théâtre parmi nous, à Tristan l’Hermite, Mairet, Rotrou & Scudery, dont quelques Piéces soutiennent encore la lecture. Ils donnerent un éclat inconnu à la Scène, dans les décorations, & les habillemens même des Acteurs. Le Poéte & le Comédien s’animerent d’une ardeur mutuelle ; l’un substitua la régularité du plan, une diction noble, l’éclat des pensées, aux licences extravagantes, aux sujets peu convenables, à un badinage grossier ; l’autre, au lieu de la bouffonnerie trivialle, des contorsions, des grimaces, donna à son jeu une action honnête, une déclamation aisée, des gestes expressifs.

Le Théâtre se perfectionnoit ; mais trop scrupuleux imitateur de la forme ancienne de la Tragédie, dans un état, dont le gouvernement, les mœurs, étoient différens de ceux des Grecs, l’action étoit encore embarrassée, réfroidie, souvent même étouffée par des Episodes étrangers, & des chœurs mal-cousus.

Chez les Grecs, le Théâtre étoit annobli & protégé par le Gouvernement, & la Religion, dont il faisoit partie. En France, il étoit à peine toléré par le Ministère, & rejetté par le dogme. Là il étoit fondé par l’Etat, entretenu à ses dépens, & sous ses yeux. Ici, il étoit abandonné à une troupe de gens, la plûpart peu estimables, très-intéressés, & qui, dans l’accueil même du public, croyoient ne voir que plus de raisons de le soumettre à leur caprice. Là le Théâtre étoit un fond public, un patrimoine national, que la République se plaisoit d’augmenter. Ici ce n’étoit qu’un établissement particulier, que l’intérêt de quelques-uns soutenoit, mais que la Religion & la Police tour à tour menaçoient de ruiner. Les Anciens avoient consacrés à la Tragédie des édifices d’une étendue immense, & enrichis de la plus magnifique Architecture. Les François la représentoient dans une salle obscure, mal décorée, où quelques centaines de personnes pouvoient à peine se rassembler. Les uns cachoient les ressorts de l’illusion, dans l’appareil le plus grand, le plus pompeux, dans des orchestres savans & nombreux. Les autres n’étoient remués ni par les symphonies, ni par l’éclat du lieu. Ils sembloient n’assister qu’à des démêlés domestiques.

Qui n’eût dit que tant d’obstacles condamnoient la Tragédie Françoise, à une foiblesse, & une médiocrité éternelles ? Corneille parut, tous les obstacles furent surmontés. Il porta, même dans ses essais, la Tragédie Françoise à la hauteur divine des Grecs. Ce que les Héros de la Fable & de l’Histoire ont fait de plus grand, ont pensé de plus sublime, sembla plus grand & plus sublime encore dans ses vers. Son ame forte s’élevoit au-dessus de tout.

Ces anciens Romains, à qui l’amour de la liberté & de la Patrie, inspiroit les actions les plus héroïques ; Horace, Pompée, Sertorius, sont au-dessus deux mêmes dans Corneille. Nouveau Sophocle, la Tragédie, dans toute sa pompe, naquit de son génie, comme autrefois Minerve étoit sortie tout armée du front de Jupiter. Il secoua le joug des Anciens, par le secours des Anciens mêmes. Il coupa ces branches superflues, qui dévoroient la substance d’un tronc, qu’il alloit élever jusqu’aux Cieux. Semblable à ces tourbillons de feu qui consument tout ce qu’ils rencontrent, il s’ouvrit un passage, & soumit l’Univers à la force de son enthousiasme.

Ce phénomène jetta la Cour, la Ville, & la Province dans une espèce de ravissement ; le nom de Corneille voloit de bouche en bouche. On accouroit en foule à ses Tragédies. La France lui déféra le titre de grand que l’Auguste moderne partagea dans la suite avec lui.

Tous les Théâtres de l’Europe furent remplis de ses beaux Poémes. Les Nations les plus éclairées s’empresserent à l’envi, à lui payer le tribut de leur reconnoissance, & de leur admiration.

La Comédie eut part à de si glorieux triomphes ; Moliere enrichi des dépouilles des Grecs, des Romains, des Italiens, & sur-tout des ridicules de son tems, & doué de tous les dons qui font le grand Poéte, mit sur la Scène le Misantrope, le Tartufe, les Femmes Savantes, les Précieuses Ridicules, l’Ecole des Femmes, &c. Ces beaux Ouvrages offrirent de nouveaux plaisirs. Le Théâtre devint le rendez-vous de toutes les conditions, & la source des plus doux amusemens.

L’ignorance avoit été le partage de ce qu’on appelle aujourd’hui les honnêtes gens. Le savoir hérissé étoit un autre ridicule, mais le bon goût & une satyre fine, les corrigerent habilement.

Le Théâtre acquit une considération proportionnée aux plaisirs qu’il procuroit. Il attira les regards du Monarque, entra dans ses divertissemens, & mérita ses bienfaits & sa protection : en un mot, il devint un établissement chéri & scellé de l’autorité Royale.

Cette heureuse métamorphose produisit de nouveaux chefs-d’œuvres. La France avoit un Sophocle, elle eut bientôt un Euripide. Racine, ce nouvel athlète, gagna les cœurs en les attendrissans. Ses tableaux quelquefois aussi grands, mais mieux groupés, mieux dessinés dans l’ensemble, brillerent aussi d’une action plus ménagée & plus soutenue. A cette correction inimitable, Racine joignit tous les charmes, toute la fraîcheur, toute la force d’un excellent Coloris. Le pere de la Scène Françoise y fut remplacé par le plus digne rival que la nature ait pu lui opposer. Et en cela Racine l’emporta sur Euripide son modèle, qui n’empêcha pas que Sophocle n’occupât toujours la premiere place.

Par ce que nous venons de dire, on voit les ressemblances que le Théâtre François a avec celui des Grecs, tant dans leur origine que dans leurs progrès. On voit même que les François, par la multitude d’obstacles qu’ils eurent à vaincre, surpasserent les Grecs. Ces obstacles, dont plusieurs subsistent encore, & qui sembloient devoir anéantir le Théâtre dans sa naissance, répandent un plus grand éclat sur les génies qui en ont triomphé, & sur leurs productions.

A Athènes, Sophocle & Euripide ouvrirent & refermerent la Scène. Si l’Histoire nous parle de quelques Poétes dramatiques après eux, aucun n’a acquis assez de célébrité pour consoler la Grèce de la perte de ces deux grands hommes. On ne vit plus sur le premier Théâtre du monde, que des piéces foibles & traînantes.

La scène Françoise l’emporte encore en ce point sur la Grecque. Les Ouvrages de Crébillon, dont elle pleure la perte chaque jour, & ceux de M. de Voltaire, dont elle voudroit pouvoir égaler la vie à celle de Nestor, continuent à y mériter les plus grands éloges. Pirrhus, Radamiste & Zénobie, Œdipe, Mérope, Zaïre & plusieurs autres Piéces de ces deux rivaux, seront toujours vues avec plaisir. En vain la critique, presque toujours injuste, s’est élevée contre cette terreur sombre & vraiment tragique, que l’un inspire ; contre la pompe & la magnificence Théâtrales, que l’autre veut faire revivre. Le bon goût justifie leurs idées & leur zèle ; leurs Ouvrages, ainsi que ceux de Corneille & de Racine, passeront à la postérité.

Plusieurs jeunes Poétes, encouragés par ces Maîtres, ont tenté d’entrer dans la lice avec eux ; ils ont fait briller quelques étincelles ; mais la suite n’a pas répondu à ces commencemens. Il semble que le Théâtre ne puisse plus se soutenir que par les Poémes des premiers Auteurs. Détaillons les causes de cette triste décadence. Puissions-nous être assez heureux pour les détruire, pour rendre au Théâtre son ancien éclat, & convaincre les jeunes Poétes de l’insuffisance des moyens qu’ils employent, & de la nécessité de les rejetter ! enfin pour forcer le public à donner à leurs productions, des applaudissemens qu’ils leur refusent !