(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre IV. De l’illusion Théâtrale. » pp. 64-79
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre IV. De l’illusion Théâtrale. » pp. 64-79

Chapitre IV.

De l’illusion Théâtrale.

Lillusion Théâtrale est, dans tout ce qui appartient à la Scène, un assemblage de circonstances, une suite de rapports, qui fait prendre l’image pour la chose même, la vraisemblance pour la vérité. C’est une douce violence que le Théâtre fait au spectateur, pour l’intéresser à l’action, & lui cacher la source de ses plaisirs. Cette illusion est d’autant moins facile à produire, sur les Théâtres modernes, qu’ils sont peu propres à en imposer, & que l’on ne s’y rend guère que comme à un jeu auquel on sait qu’on ne prendra nulle part. A des obstacles qui seuls suffiroient pour faire naître le dégoût, & déserter la Scène, on en ajoute chaque jour qui précipitent la Décadence.

Le Théâtre est un lieu de prestige, où le jeu du meilleur Acteur, dénué des accessoires, ne pourroit jamais forcer le spectateur, qui sait qu’il va voir une fiction, à croire que c’est une action véritable. Or quels sont ces accessoires, sinon la situation particuliere où doivent se mettre les Acteurs, leurs habits, le lieu de la Scène, les décorations, & même les instrumens ?

L’Acteur en montant sur le Théâtre doit, en quelque sorte, déposer l’homme, pour ne montrer que le personnage qu’il va représenter. Plus il se ressemblera, plus son imitation sera imparfaite. Il seroit donc à souhaiter qu’on ne pût le reconnoître. Si l’on dit c’est un tel, l’illusion en souffre, & dès-lors l’action Théâtrale diminue.

Si dans les derniers momens qui ont précédé le Spectacle, il s’est occupé d’autres choses que de son rôle ; il lui faudra de grands efforts pour se mettre dans la situation qu’il exige. Ces efforts donneront à son jeu un air contraint & emphatique, qui, dans le moment où il est essentiel de commencer l’illusion, choquera toutes les vraisemblances, & ne montrera qu’un Acteur embarrassé de lui-même.

Voilà pourtant ce qui arrive tous les jours. Les femmes ne sont pas plutôt habillées, qu’elles descendent dans les foyers, pour y faire la conversation, y recevoir les douceurs & les fleurettes du petit maître, du magnifique Financier, ou du Marquis important. Les hommes descendus à leur tour, se mêlent à cette foule tumultueuse, & y tiennent leur coin. Les uns se font prier pour être d’un petit souper ; les autres se querellent quelquefois. Desorte qu’ils entrent sur la Scène, dans des mouvemens de colere, quand ils doivent paroître ennivrés des impressions de la joie, ou de celles-ci, quand leur rôle demande ceux-là.

J’ai toujours été étonné que les Comédiens, pour leur propre intérêt, n’aient pas imaginé de se retirer dans un lieu particulier avant le spectacle, pour se raffermir ensemble dans leurs rôles, & prendre l’état qui leur est propre. Ces courts instans de recueillement produiroient de grands avantages. L’Acteur se rappelleroit la marche générale de la Pièce ; mettroit ses sens en haleine, & loin de parroître sortir de la gayeté tumultueuse des foyers, il sembleroit affecté des mêmes soins, des mêmes vûes, dont les personnages étoient eux-mêmes occupés pendant l’action. Les premiers mots qu’il entendroit, lui causeroient-ils une grande surprise ? Il en auroit déja saisi la situation ; son visage, sa figure marqueroient, comme dit Riccoboni, un étonnement dont le spectateur seroit frappé. Celui-ci n’auroit aucune idée qui le contrediroit. Non-seulement l’Acteur parroîtroit tout ce qu’il doit être ; mais le public seroit dans la disposition la plus favorable.

Rien de si commun que de voir sur le Theâtre des Acteurs immobiles, quant ce n’est pas à eux à parler ; ou qui, d’un air distrait & désœuvré, portent leurs regards ça & là sur les spectateurs. Comment dans cet état opéreroient-ils cet ensemble, qui naît d’une correspondance, d’une liaison exactes du jeu & de l’action de tous ceux qui sont sur la Scène ?

Au contraire, dit Riccoboni le fils, ils y nuisent par leur indolence. Tous les Acteurs doivent donc concourir à augmenter la force de l’expression de celui qui parle ; & s’ils y réussissent aux yeux du spectateur, n’aident-ils pas fortement à le séduire ?

Des hommes qui viennent de rire ; de folâtrer avec les Comédiens, sont-ils bien pénétrés de ce que ceux-ci leur disent à l’ouverture de la Scène ? Ceux des spectateurs qui n’ont pas les mêmes droits, mais qui ne savent pas moins ce qui se passe dans les foyers, sont dans la même disposition que les premiers ; ainsi les uns & les autres sont prévenus contre le piége qu’on tend à leur raison. Quelquefois on est au second Acte, qu’ils n’ont point pensé aux Héros qui sont représentés. Heureux encore s’ils les entrevoient dans le reste de la Piéce ! voilà pourquoi tant de gens sortent du Théâtre avec la tranquillité, la froideur qu’ils avoient en y entrant.

Nous n’avons garde de dire avec l’auteur du Comédien, « que le Théâtre François se passe aisément des décorations ; que la vérité des Scènes & des discours, soutenue de la vérité du jeu des Acteurs, subjugue quelquefois tellement notre imagination, que nous ne prenons pas garde à la maniere dont la salle est décorée ».

On ne trouvera guère de ces imaginations que dans des gens qui n’ont point encore vu le Théâtre, ou qui n’en ont qu’une foible idée. De pareils spectateurs seroient sans doute ravis en extase, à la représentation d’une Piéce dragmatique, fût-elle jouée dans une grange.

Mais pour peu que l’on entende cette partie, il est certain qu’on n’exigera pas moins l’unité des convenances, que l’unité du lieu. Les unes sont, ainsi que l’autre, fondées sur la nature du Poëme dramatique.

Une action ne se passe pas dans des espaces imaginaires. Un lieu déterminé ne lui est pas moins nécessaire que les personnages. Ce lieu est-il dans une armée, dans un camp, dans un palais ? L’événement arrive-t-il le jour ou la nuit ?

Il faut que l’on me mette au milieu d’une armée, sous des tentes, dans un palais, que je voie le jour ou la nuit, ou je ne croirai jamais y assister. J’arrive à la Comédie comme dans un appartement d’ami. Il faut détruire cette idée ; il faut me transporter dans le palais d’Auguste, dans le férail, dans le Temple du peuple de Dieu, dans le camp d’Alexandre. Si je vois toujours la salle, je prends peu d’intérêt à la représentation.

On ne peut donc me transporter dans le lieu de la Scène, qu’à l’aide des décorations. Plus elles ont de ressemblance avec ce lieu, plus je suis agréablement séduit.

Loin de persuader aux Comédiens qu’ils peuvent se passer des décorations, on ne peut trop leur en démontrer l’utilité.

Il seroit bon même que chaque Piéce eût les siennes. N’est-il pas ridicule qu’une décoration rongée de poussiere & presqu’en lambeaux, serve à une Pièce nouvelle, à laquelle elle n’a nul rapport ? Ne diroit-on pas que les Comédiens cherchent à augmenter la prévention où est le spectateur contr’eux, au lieu de lui faire illusion ? Ne semblent-ils pas lui assurer, en lui mettant ces vieux débris sous les yeux, que ce n’est qu’une fiction qu’il va voir, & qu’il ne doit pas être la dupe des efforts qu’ils font, pour lui donner comme original, ce qui n’est qu’une copie ?

Il est honteux sans doute, aux Comédiens François, que leur Théâtre, où se jouent les chefs-d’œuvres de l’esprit humain, le céde à cet égard, même aux spectacles forains. Ce n’est pas tout : une piéce demande-t-elle de la dépense ? Ils ne la joueront point. Quelque bonne qu’elle puisse être, l’Auteur a perdu son tems. La troupe n’entend point faire de frais. Le Théâtre n’est-il pas un fond qui rapporte sans culture ? On s’en apperçoit assez.

Les Comédiens Italiens ne pensent pas de même. Ils n’épargnent ni peine, ni soins, ni frais pour attirer le public. « C’est assez l’ordinaire, dit l’Auteur du Comédien, que des enfans adoptifs, aient plus d’attention que nos vrais enfans, à se rendre dignes de notre tendresse. »

Les connoisseurs poussent si loin la délicatesse sur ce point, que les habits même des Acteurs les réfroidissent, s’ils savent qu’on leur en ait fait présent, ou que l’Acteur, mal dans ses affaires, n’ait pas du en avoir de si magnifiques. Ces idées interrompent dans leur esprit, l’action Théâtrale, démasquent le Héros, & laissent voir l’Acteur tout entier.

De pareilles bagatelles, me dira-t-on, ne peuvent porter de grands coups. Je réponds qu’il n’y en a point de petits contre l’illussion. C’est un édifice de carte qui tombe au moindre souffle. Nous savons que les représentations Théâtrales nous trompent ; nous nous plaisons à en être trompés. Mais pour peu qu’on nous fasse sentir notre erreur, nous voyons le plaisir s’enfuir avec elle.

Il est rare que dans les grands rôles, les Comédiens ne soient pas habillés assez magnifiquement ; parce qu’en suivant le Costume, ils servent leur amour propre. Ils n’ont pas assez à gagner dans les rôles inférieurs, pour heurter les convenances. Il n’en est pas de même des Comédiennes ; elles montrent dans tous les rôles le dessein de plaire. On les voit dans les cas où elles devroient être mises avec simplicité, affecter une magnificence déplacée. Si elles parroissent en corset, elles savent le rehausser par des rivieres de diamans. « Si nous ne devons pas espérer, dit encore l’Auteur que nous venons de citer, que les Comédiennes préférent à l’ajustement, sous lequel elles croiront dompter plus aisément les cœurs, celui sous lequel elles réussiroient d’avantage à tromper les yeux ; nous n’en aurons pas moins toujours le droit de nous plaindre de cet abus. Nous n’exigeons point d’elles, sur le Théâtre, un étalage intéressé de leurs charmes ; mais un jeu vrai, & un air qui convienne de tout point aux rôles qu’elles représentent. » Dès qu’on ne voit que L’Actrice, on oublie le personnage, & la Pièce manque son but.

C’est pour cela que nous ne pouvons être de l’avis de l’Auteur dont nous parlons à l’égard de l’âge des Acteurs. Il prétend qu’on voit, sans être blessé du défaut de vraisemblance, qu’on voit même avec plaisir une jeune Comédienne, se charger d’un personnage de vieille, &c. Si les drames sont des imitations, on y doit montrer dans tous les accessoires, la plus parfaite ressemblance qu’il est possible. Si une jeune Actrice peut jouer le rôle d’une vieille, celle-ci peut faire le personnage d’un jeune. Si on peut s’écarter de la vraisemblance en ce point, on le pourra en mille autres, & les drames ne se ressembleront plus à eux-mêmes. Cela arrive sans doute, mais cet abus est une atteinte formelle à l’art & à l’illusion qu’il doit soutenir sans cesse.

Disons plus ; si le spectateur a lieu de soupçonner que ce que dit l’Acteur, ne s’accorde pas avec sa conduite ; cette dissonance lui fait aussitôt oublier le personnage, pour ne s’occuper que du Comédien. Qui est-ce qui n’a pas entendu mille fois les ris moqueurs, éclatter aux discours d’ingénuité, d’innocence & de fidélité d’une Actrice, à qui le public refusoit ces vertus ?

Voilà assurément une des raisons pour laquelle on a plus de plaisir, quand on va au Spectacle pour la premiere fois. On ne connoît point les Acteurs, & il est plus facile de les prendre pour les personnages mêmes.

Si je ne craignois d’avancer une hérésie Théâtrale, je dirois que c’est aussi une des causes du dégoût, qu’on sent à un certain âge, ou quand on a beaucoup fréquenté les Spectacles, des représentations qui s’y donnent. Tous les ressorts de l’illusion sont usés. On ne prend plus d’intérêt aux Pièces, qui ne paroissent sur la Scène, que ce qu’elles sont à la lecture.

On a dit quelque part, que pour bien connoître si un Acteur joue juste, il faudroit se boucher les oreilles. Je crois moi que pour nous conserver de la sensibilité pour le Théâtre, il faudroit fermer les yeux, & n’ouvrir que les oreilles. Si on ne faisoit qu’entendre, on ne seroit jamais choqué des défauts qui nuisent à l’illusion, soit dans les Acteurs, soit dans tout ce qui les accompagne.

Il est encore une obstacle fort commun à l’enchantement Théâtral. Ce sont ces battemens de mains, pendant lesquels l’Acteur ne manque jamais de suspendre l’action. Il vaudroit mieux, pour les connoisseurs délicats, qu’il continuât son jeu, ils ne perdroient que quelques mots, & ces mouvemens de terreur, qu’on vient d’exciter en eux, ne seroient point réfroidis. L’expression visible de l’Acteur en diroit assez pour suivre le fil de la Pièce. Au lieu que la représentation cessant, ils ne pensent plus qu’au bruit qui se fait, & la magie disparoît totalement à leurs yeux.

Nos Acteurs, dans le même Spectacle, quittent le cothurne, pour le soc & le masque comique. Il en résulte que celui qui vient de les entendre parler en Héros, en bergers, en pères de famille, en marquis, ne les prennent plus que pour des Comédiens, & ne voient plus les personnages.

Pourquoi les Anciens donnoient-ils des masques à leurs Comédiens ? Pourquoi les nôtres mêmes, jouent-ils avec des habillemens à la Romaine ou à la Grecque ? Sinon, pour que les connoissant moins, on s’occupe uniquement de ceux qu’ils représentent.