(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre X. Des Incidens & des Episodes. » pp. 159-164
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre X. Des Incidens & des Episodes. » pp. 159-164

Chapitre X.

Des Incidens & des Episodes.

N os Auteurs n’ayant point en eux-mêmes assez de force pour conduire une action simple jusq’au cinquiéme Acte, la remplissent d’épisodes, & d’incidens mal liés au sujet, d’idées entortillées, de mouvemens inarticulés, qui n’offrent qu’un corps monstreux, dont les membres, sans jeu, sans proportion, ne peuvent que fatiguer le spectateur. Nous allons prouver ce que nous avançons dans l’extrait d’une de nos piéces nouvelles.

La Tragédie d’Alzaïde a eu quelque succès d’abord ; mai il n’est pas étonnant qu’elle n’ait pas été remise.

Amenophis promet à ses Favoris de faire mourir Zaraès, roi d’Arabie, vaincu & fait prisonnier dans une Bataille. Alzaïde arrive à Memphis par ordre de son époux ; demande au Roi d’Ægypte la vie de Zaraès. On balance, mais on la promet encore. Cela cause une émeute populaire. On force la prison de Zaraès, on y massacre Iphis, au lieu de ce Prince, qui avoit ravagé l’Egypte pendant plusieurs années, qui y avoit été vaincu & jetté dans les fers, & n’étoit cependant connu de personne.

Sur un faux avis, donné à dessein par Zaraès à la fin du second Acte, Amœnophis envoye en Arabie, une armée contre les rebelles. Zaraès au commencement du troisième, passant pour Iphis, apprend à Alzaïde qu’il s’est fait un parti puissant dans Mémphis, que sa conspiration va éclore, & que l’éloignement des Troupes qui gardoient la ville lui répond du succès. Cependant il enjoint à la Reine de le venger en cas qu’il succombe, & lui remet un poignard. Précaution d’autant plus inutile qu’elle doit attendre, pour cette vengeance, une occasion favorable, & par conséquent avoir le tems de se munir d’un poignard s’il le faut.

Amœnophis la trouve avec ce poignard, elle le laisse tomber à ses pieds & s’enfuit. L’armée déjà bien éloignée à la fin du second Acte, est rappellée au commencement du troisieme, en conséquence de ce nouvel incident, quoique Zaraès soit censé mort ; mais on a dit à Amœnophis que cette armée étoit désormais inutile en Arabie : étoit-elle plus nécessaire à Memphis, sur-tout depuis que l’Auteur des troubles n’étoit plus ? Sans doute le confident d’Amœnophis, comptoit que la uouvelle de la mort de Zaraès arriveroit en Arabie aussi promptement que l’Armée étoit partie & revenue.

Au quatriéme Acte, Zaraès, toujours sous le nom d’Iphis, craint d’irriter le Roi en défendant son Maître & de se perdre lui-même. Amœnophis rend l’Arabie à Alzaïde & la liberté à Iphis, qui doit l’y reconduire. Alors celui-ci déclare à Amœnophis qu’Alzaïde devoit l’égorger avec ce même poignard qu’il lui avoit surpris entre les mains. Ce Prince la croit toujours prête à exécuter ce dessein, & la laisse néanmoins partir. Iphis (Zaraès) court se mettre à la tête de ses soldats, quoiqu’il n’ait plus rien à demander. Quelques soupçons de l’amour d’Alzaïde pour Amœnophis, auroient pu justifier cette ingratte démarche Mais on fait dans la suite qu’ils n’y eurent aucune part. Le Roi d’Egypte apprend ce soulevement, vole à la tête de son armée, & reparoît un moment après triomphant d’une poignée de rebelles. Il s’applaudit d’avoir rappellé son armée pour une si heureuse expédition. Zaraès revient ensuite, se fait connoître, dit au Roi que c’est la scène du poignard tombé des mains d’Alzaïde en sa présence, qui a rompu ses desseins. Après quelques reproches inintelligibles sur l’amour d’Alzaïde pour Amœnophis, amour qu’il n’est pas possible qu’il ait ignoré, du moins il devoit savoir qu’Alzaïde avoit été promise à ce Prince. Il dit à cette infortunée :

Je mourrai devant vous, voilà votre supplice

La Reine se frappe ; je ne sais avec quoi, car étant gardée à vûe, où a-t-elle pris un poignard ? On lui en a donné un sans nécessité ; on n’a pas sçu l’en munir en ce cas pressant. Il faut qu’elle se frappe avec un poignard, n’importe comment & où elle l’a trouvé. Zaraès qui n’attendoit que cela pour rendre le dernier soupir, dit : Je suis vengé, j’expire : & la piéce finit.

Voilà une des moins mauvaises Tragédies de nos jours. On n’y voit qu’une foule de menus incidens, sans liaisons, sans à propos, sans vraisemblance ; point de nœud, point de caractère, point d’économie, point d’ensemble. Tout y est décousu, disproportionné, froid & ridicule.

« Tous les Savans en l’Art, dit l’Abbé d’Aubignac, nous apprennent que les Fables polymythes, c’est-à-dire, chargées d’un grand nombre d’incidens, ou sont vicieuses, ou ne sont pas des meilleures. » C’est parce qu’elles sont toutes occupées par les actions, qui ne laissant point de place au discours, tiennent le sujet comme étouffé, sans air & sans mouvement.