(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XVIII. Prétention des Comédiens au titre d’homme à talens, mal fondée. » pp. 19-44
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XVIII. Prétention des Comédiens au titre d’homme à talens, mal fondée. » pp. 19-44

Chapitre XVIII.

Prétention des Comédiens au titre d’homme à talens, mal fondée.

L a qualification d’homme à talent, est une de ces ressources que l’amour-propre a imaginées, pour élever certains arts au-dessus des autres. On ne peut la contester à ceux qui exercent les arts libéraux ; mais comme il est arrivé de grandes révolutions dans les autres, depuis trois siécles ; il y en a plusieurs qui ont pris place à côté des beaux arts, & ceux qui s’en occupent jouissent de la même dénomination. Tels sont les graveurs & quelques autres, à qui l’on est convenu généralement de ne la point disputer.

Mais ceux-là seuls ont droit de prendre le titre d’Homme à talents ; parce qu’on ne doit appeler ainsi que ceux qui, sans aucun assujettissement, sans nulle contrainte, exercent un art où l’imagination & le génie en font plus que la main. L’invention est le point d’appui, pour m’exprimer ainsi, de ces Artistes. Par elle ils ressemblent à ceux qui professent les hautes Sciences ; sans elle ils sont confondus avec les ouvriers.

Le Musicien imagine-t-il une piéce ? Il crée son sujet : il le commence, l’interrompt, s’y remet & l’abandonne encore à son gré. Le Peintre laisse une composition pour une autre, & la liberté qu’il donne à son génie, met souvent le sceau à la perfection de ses Ouvrages. L’Architecte en use de même. Personne ne peut contraindre ni les uns ni les autres, à telle & espéce de travail.

Je sçais qu’il y en a plusieurs qui consultant plus un certain intérêt, que la la noblesse de leur profession, contractent des engagemens, dont l’honneur & la bienséance leur sont, dans la suite des devoirs indispensables. Je sçai même qu’il y en a en qui les fonctions de certaines Charges sont d’une obligation étroite.

Dans le premier cas, l’Artiste sort de son état, & à prix d’argent, en engage les plus nobles prérogatives. C’est moins comme homme à talent, que comme homme intéressé, qu’il se lie lui-même, & préfére la fortune à la liberté de son art.

Dans le second cas, les Charges dont les Artistes sont revêtus, sont des récompenses dûes à la supériorité de leurs talents. Les devoirs qu’elles imposent sont trop respectables dans leurs motifs & dans leur fin, pour être une véritable chaîne. Ce n’est pas la Charge qui en est une par elle-même, ce sont les conditions aux-quelles on l’a acquise.

Qu’est-ce qui communément fait le Comédien ? L’infortune, le libertinage, l’incapacité pour tout autre état, l’inconduite, & la fausse prévention où est la jeunesse, sur la Profession de Comédien.

On ne peut disconvenir que ce ne soient là les motifs généraux qui conduisent au Théatre. On ne niera pas non plus qu’ils ne soient une des premieres causes de l’opprobre que les gens sensés attachent à cet état. C’est une régle sûre en morale, que la fin que nous nous proposons dans une entreprise, nous rend dignes d’estime ou de blâme dans l’exécution.

Il arrive quelquefois que le génie qui nous domine, nous conduit au milieu des plus grands défordres, & de la bassesse, à l’état qui lui est propre. On a vu se distinguer dans les Lettres. & dans les Arts, des gens qui avoient pris un état bien opposé.

La réputation que ceux-ci se sont acquise, étoit indépendante de leur premier état. Elle relevoit l’homme & laissoit la profession dans la bassesse.

D’ailleurs ce démon dominant, qui nous entraîne malgré nous, aux choses qui sont du ressort de nos talens naturels, mais cachés, ne produit de grands hommes que quand il engage à des grandes entreprises. Et on ne lui sçait point de gré s’il ne porte qu’au médiocre & au mauvais, comme cela n’arrive que trop.

S’il y a eu des Comédiens qui ont poussé leur profession au-delà des bornes ordinaires, ils se sont distingués, & la profession est restée la même. Un Forgeron peut rafiner son art, & surpasser ses Confréres, sans que l’art en obtienne un dégré de noblesse de plus.

Qu’on ne me donne que des Comédiens habiles, je rendrai justice à leur mérite ; mais je n’éleverai ni ce mérite au-dessus de lui-même, ni la profession aux nues. Quand je ne verrai qu’une multitude de mercenaires, qui, la plûpart, n’ont d’autre capacité que de supputer à quoi se monte la part qu’ils ont dans le produit des chambrées, je m’étonnerai que des gens qui ont des lumieres, leur prodiguent une qualification qui ne doit être accordée qu’au génie.

Nous avons dit que les gens dignes du titre d’Homme à talents, étoient libres. Le Comédien au contraire n’est que l’homme du Public, & son gagiste. Il doit faire tous ses efforts pour lui plaire. C’est à lui qu’il rend compte de ses actions, & qu’il répond de ses fautes. Il tremble devant lui, comme devant un Juge souverain, qui lui accorde ou refuse grace à son gré. Veut-il s’absenter ? Il est obligé d’en demander permission. Veut-il quitter le Théatre ? On le force d’y rester. Se dispenser de jouer certains rôles ? Il y est contraint. Sortir de France ? Il est puni.

Ne sont-ce pas là les caractères de l’asservissement le plus formel ?

Le Roi a gagé les Comédiens, comme des gens attachés à sa maison & à sa suite. Cette seule prérogative n’est-elle pas au-dessus de tout ce qu’on vient de dire ?

Elle y ajoute une nouvelle force au lieu de le détruire. Le Roi se plaît à jouir des mêmes spectacles que son Peuple. Si Sa Majesté donne des pensions aux Comédiens, & les soumer à la jurisdiction de quelques-uns de ses principaux Officiers, c’est pour que les amusemens de ses Sujets soient plus réglés & moins dépendans des caprices de la Troupe ; c’est pour en écarter les abus, qui se glisseroient dans un Spectacle sous l’autorité du public si facile à éluder ou à usurper ; c’est pour que la Troupe sente mieux l’étendue de ses devoirs, & ait moins de prétextes de s’en affranchir. En un mot, c’est pour l’accoutumer à se plier aux vûes du public, par la soumission qu’elle doit à ses ordres.

En outre le Service du Roi, quelqu’honorable qu’il soit, est un double engagement, une nouvelle dépendance, qui confirme la premiere. De ce qu’ils ont deux Maîtres, conclura-t-on qu’ils n’en ont point ?

C’est comme Domestiques de la Maison du Roi, qu’ils en sont gagés ; & cette qualité, la plus belle qu’ils ayent, n’a rien qui leur mérite le titre d’Homme à talents. Je n’imagine pas qu’ils osent se dire Officiers du Roi, ni du second, ni du troisiéme ordre. Ainsi leur service ne leur laisse aucun droit au titre dont il s’agit, auquel les Valets de pied ne puissent aspirer, avec plus de raison, puisqu’ils sont pourvus de Brevets d’Office, qui leur donnent le pas sur les Comédiens.

Les Anciens, m’objectera-t-on, après avoir occupé les premieres places dans les armées, venoient jouer leurs Poëmes sur le Théatre d’Athènes. On a vû en Angleterre un Gentilhomme se plaire à faire en public le rôle d’Orosmane. La Cour de France a dansé avec les Acteurs de l’Opéra, sur le Théatre ; « Non, dit M. de Voltaire, d’où ces deux derniers faits sont tirés ? Aucun des beaux Arts n’est méprisable ; & il n’est véritablement honteux, que d’attacher de la honte aux talents.

Eschyle jouoit dans ses Tragédies, & étoit bon Officier. Mais il n’y a rien là de contraire à nos principes. Moliere étoit un homme de génie comme Eschyle ; mais ce n’est pas parce qu’il jouoit ses Piéces à l’imitation de cet ancien, mais parcequ’il les composoit Eschyle, pour se rendre plus agréable au peuple, montoit sur le Théatre ; mais je suis sûr qu’Athènes n’eut pas vu d’un bon œil, l’un de ses Capitaines, faire le Comédien autrement que dans ses propres Piéces. Cela est si différent que l’Histoire ne nous dit point qu’Eschyle ait représenté dans d’autres Piéces que les siennes.

Un Gentilhomme a pu faire, sur le Théatre de Londres, sans être Comédien de profession, le rôle d’Orosmane ; mais s’il méritoit de la considération, c’est qu’il jouoit un plus beau rôle dans la Société. Cette fantaisie à dû être agréable aux Anglois, dans un homme qui a bien voulu descendre de son état, pour les amuser ; mais en eussent-ils pensé aussi favorablement, s’il eût sérieusement fait choix du métier de Comédien ? Je sçais qu’on peut être Gentilhomme & Comédien : mais on voit des Nobles être pis que cela encore, sans être un exemple à suivre pour la Noblesse.

Si Louis le Grand a dansé pèle mêle avec les Acteurs de l’Opéra, c’est que les plaisirs que les Rois goûtent sur le Trône, n’excluent point ceux qu’ils trouvent au milieu de leurs Sujets. Louis XIV. comme le remarque très-bien M. de Voltaire, s’abstint de ces danses, quand il eut conçu l’idée de la véritable grandeur. Les Rois ennoblissent tous les divertissemens ; mais ceux-ci n’ennoblissent pas tous les hommes. L’usage moderé que les grands Princes font de ces plaisirs, n’empêche pas qu’on ne les prenne toujours pour ce qu’ils sont. S’ils se faisoient une trop grande habitude du Théatre, on l’oublieroit. C’est, cette habitude, si basse dans les Maîtres du monde, que les Romains, & toute la Terre depuis eux, ont reproché avec raison à l’Empereur Néron.

Au reste, que les Rois jouent la Comédie, je tiendrai la scène pour très-honorée. Mais cet honneur disparoît avec eux ; & ne passe point aux Acteurs, qui ne sont que des Comédiens aux yeux de la raison. Si un Souverain s’avisoit en chassant dans une Forêt, d’y faire un fagot, imprimeroit-il aux Bucherons un caractère de Noblesse ineffaçable ? En feroit-il des gens à talents ?

Dans une de ces Hôtelleries, espèce de divertissement assez commun dans les Cours d’Allemagne, quand le bon goût y étoit moins connu ; dans une Hôtellerie, dis-je, tenue pour célébrer le Mariage d’une Princesse de Danemarck avec un Duc de Holstein, la Reine fit le personnage de coupeuse de bourses, & le Prince Royal son Fils, celui de Garçon Barbier. Dira-t-on que depuis ce tems-là, les Barbiers & les Filoux soient devenus hommes à talents ?

Quand on aura vû dans les deux Chapitres suivans, que les talens qu’on suppose au Comédien n’existent que dans le préjugé ; nous espérons que l’on conviendra enfin que nous sommes fondés à leur en refuser la qualification. Les Romains avoient des Comédies attellanes, ainsi appellées, dit Tite-Live, parce que la jeune Noblesse ne pouvoit jouer que dans ces Piéces, & avoit seule le droit d’y jouer. Le Théatre étoit donc regardé à Rome comme indigne des gens de condition.

On a vu des Affranchis manier, presque à la place des Empereurs, le timon de l’Etat. Nul Comédien n’est parvenu à cet honneur. Roscius, dont l’Histoire nous a conservé le nom, plûtôt pour marquer la foiblesse de ses admirateurs, que pour éterniser sa mémoire, reçut de Rome des applaudissemens, quelques bienfaits, & mourut Comédien.

Après chaque Spectacle, les Romains exposoient aux yeux du peuple une Actrice toute nue ; cet usage s’étoit-il introduit par les Comédiens où par les Romains ? Une Actrice d’une rare beauté se sera montrée nue dans un rôle qui l’exigeoit, pour le jouer d’une maniere qui lui fût plus avantageuse, où pour obtenir l’effet de quelque demande. Alors ce que la nécessité, ou l’amour-propre avoient engagé de faire une fois, est tourné en habitude ; c’est ainsi que parmi nous, les graces avec lesquelles Arlequin dansa son premier Ménuet, ont déterminé à le lui demander toujours dans la suite.

Peut on supposer qu’une Actrice ait jamais pu être obligée par son rôle, à blesser ainsi l’honnêteté publique ? La Police l’auroit-elle souffert ? Si l’Actrice l’a fait pour obtenir quelque grace ; la beauté a un pouvoir reconnu dans le secret, mais un étalage impudent de ses charmes, choque la vue au lieu de toucher le cœur. Si l’Histoire nous apprend qu’une seule femme (Phrénice) pût assister dans les Jeux Olimpiques, aux combats de la Lutte, ce fut par un privilége spécial, & pour la récompenser d’y avoir conduit elle-même son fils Euclée. Quelle différence d’admettre par grace, une femme parmi des Lutteurs qui combattoient nuds, ou d’introduire une femme nue au milieu d’une foule de Spectateurs de l’un & de l’autre sexe ! Les Grecs excluoient les femmes des exercices qui les obligeoient d’être nuds ; mais les Romains auroient-ils souffert qu’une Actrice parût dans cet état, à des Jeux qui ne l’exigeoient pas ?

Supposons néanmoins pour un moment, que cette Actrice a sacrifié toute pudeur pour parvenir à ses fins. Rien ne coûtoit donc alors aux Comédiens pourvu qu’ils plûssent ? Quels étoient donc alors les Comédiens ? Rome devoit-elle accorder tant d’estime à des gens qui poussoient l’adulation jusqu’à se prostituer publiquement pour servir ses passions ?

Si, comme il est vraisemblable, cet usage à été établi par les Romains ; n’avilirent-ils ainsi leurs Acteurs que pour prouver qu’ils tenoient parmi eux un rang distingué ? Les hommes ont souvent pris une route opposée à celle qu’ils devoient suivre ; mais c’est quand ils flottoient entre l’incertitude & l’ignorance des chemins. Comment Rome auroit-elle pu croire que couvrir les Comédiens d’infamie, c’étoit leur donner une preuve de la haute idée qu’elle avoit d’eux ? Ne diroit-on pas au contraire qu’ils ne pouvoient jamais être assez flétris à ses yeux ; puisque pour les plonger dans un plus profond abîme d’avilissement, elle sacrifia le soin des mœurs mêmes ?

Les Romains en autorisant un usage si dangereux, avoient des raisons proportionnées aux maux qu’il devoit causer. La déférence que Caton le Censeur marqua un jour pour cette pratique ancienne, en se retirant du Théatre pour la laisser observer, nous le prouve assez. Nous croyons voir ces raisons dans la politique & dans la législation Romaines.

Dans une Ville toujours agitée de troubles & de factions, les Magistrats sentirent la nécessité de donner des spectacles. Mais d’un autre côté, connoissant la fureur du Peuple pour les Jeux, ils ne crurent pas moins de leur devoir d’empêcher qu’elle ne dégénérât en une frénésie, qui eût été une nouvelle source de désordres. C’est pourquoi ils firent de leurs divertissemens un spectacle qui, en révoltant l’humanité & la raison, en diminuoit le désir & l’yvresse. Il est certain que les combats de Gladiateurs produsoient ce double effet ; la moitié des spectateurs y frissonnoit d’horreur. Si l’autre moitié sembloit goûter un plaisir barbare à voir couler le sang humain, & même expirer les combattans ; quels reproches ceux-ci ne devoient-ils pas se faire, en refléchissant sur la nature de leurs amusemens ?

Ces combats sanglans étoient donc un remède contre eux-mêmes. Autrement Rome auroit-elle pu les justifier à ses propres yeux ? Sans cette sage politique le Peuple n’auroit jamais quitté le Théatre. Si les malheureux qui y combattoient, n’y eussent souvent perdu la vie, leur gloire auroit été briguée avec ardeur, & tous les Romains auroient voulu être Gladiateurs.

Rome étoit animée du même esprit à l’égard des Acteurs Dramatiques. S’ils étoient bons, ils étoient applaudis ; ces applaudissemens devoient inspirer du goût pour leur profession ; mais cela étoit contre l’esprit de la loi, qui ne vouloit pas qu’on s’exagérât le mérite des Acteurs. C’est pour prévenir cet abus qu’il fut ordonné qu’une Actrice fût montrée nue en public. Le Comédien devoit plaire, mais non pas jusqu’à faire envier son état. Comme il y parvenoit souvent, on lui imposa l’obligation de se couvrir soi-même de honte au milieu de ses succès, pour effacer entierement l’impression de ceux-ci, & ne laisser subsister que le souvenir de celle-là.

C’est pourquoi ils ne devoient satisfaire à cette ordonnance infamante, qu’à la fin de la Piéce. Cette prostitution rappelloit au peuple ce qu’il en avoit coûté pour monter sur le Théatre ; ce qu’il devoit penser d’un état qui asservissoit à un devoir si honteux, & de gens qui avoient été capables de faire de si grands sacrifices pour l’embrasser.

Ne reconnoit-on pas les traces de leur politique à cet égard, dans l’usage où étoient les Lacédémoniens d’inspirer de l’aversion pour l’yvrognerie, par le tableau des excès mêmes de ce vice ? Sparte enseignoit la sobriété à ses citoyens, en leur mettant devant les yeux l’intempérance de leur esclaves. Rome entretenoit dans les siens l’idée de la vraie gloire, en avilissant une profession qui pouvoit les séduire. Ceux-là relevoient l’éclat des mœurs, en lui opposant les tristes effets d’une passion brutale. Ceux-ci apprenoient à juger sainement des hommes, en dégradant encore plus ceux qui s’étoient oubliés. Des deux côtés on voit le même principe & les mêmes vûes, seulement appliqués à des objets différends.

Les Romains comme les François passérent facilement du plaisir de la Comédie, à la recherche de la Comédienne. Bientôt les gens de qualité & les riches, ne purent vivre décemment sans avoir dans une petite maison une Actrice à leurs gages. Cette dépense devint un besoin, comme une preuve de la grandeur & de l’opulence. La jeunesse Romaine sécoua le joug de l’autorité paternelle pour avoir aussi des Actrices. Celles-ci la précipitérent dans tous les excès que nous voyons de nos jours. Elle étoit souvent hors d’état de remplir les Charges de la République avant l’âge d’y parvenir. De là les gémissemens de tant d’épouses charmantes, les dissensions domestiques, les divorces, les ruptures ; cette humiliante préférence donnée par les beautés de Théatre au plus offrant ; la honte de l’abandon, l’amertume du répentir, les usures immenses & la ruine entiere des Maisons.

Aux considérations générales sur la comédie, le Législateur en ajouta de particuliéres aux Actrices ; parce que l’amour qu’elles inspiroient, n’avoit pas des suites moins funestes que la passion pour le Théatre, & qu’il n’étoit pas moins nécessaire de réprimer l’un que l’autre.

La nudité des Actrices fut encore le remède aux feux qu’elles allumoient. On les montra en public pour garantir du danger de les voir en secret, & elles perdirent leur pouvoir. La curiosité cesse comme le feu, faute d’aliment. Nos passions s’éteignent moins par ce qu’elles enlévent à notre fortune, que par ce qu’elles coûtent à notre amour propre. Pouvoit-on porter de plus sensibles coups à celui-ci, que d’exposer aux yeux de tout le monde, les objets de ses désirs ? Si ce qu’on voit enflamme quelquefois pour ce qu’on ne voit pas, on n’a plus de vœux à faire quand on a tout vû. Chez les peuples qui ne s’habillent point la nudité n’excite aucun désir.

Les Romains tiroient le même avantage de celle de leurs Actrices ; & c’étoit le but de la loi. C’est ainsi qu’ils avoient limité chez eux l’effet des Spectacles, & marqué la place que les Comédiens devoient occuper dans l’opinion publique.

S’il restoit encore quelques doutes sur cette matiere, le trait suivant achevera de les dissiper. Decimus Laberius, Chevalier Romain & Poëte, s’appliqua à composer des Mimes & y excella ; ce n’étoit point un deshonneur à Rome de composer pour le Théatre, mais on ne pouvoit y représenter soi-même sans se dissamer. Laberius ne put pourtant résister aux instances réitérées de César, qui l’obligea par ses libéralités de monter sur le Théatre à l’âge de soixante ans, pour jouer une de ses Piéces.

Dans le Prologue, qui est un des plus beaux morceaux de l’antiquité, le Poëte exhala sa douleur d’une maniere fort touchante, Macrobe, qui nous l’a conservé tout entier, nous apprend aussi que ce Chevalier Romain, pour venger sa vieillesse, inséra malignement dans le cours de l’ouvrage quelques traits picquans contre ce Prince. Un Valet maltraité par son Maître, s’écrioit : O Romains ! nous perdons la liberté ! Et un peu plus bas : Il est nécessaire que celui qui se fait craindre de plusieurs personnes, en craigne aussi lui-même plusieurs. Tout le Peuple à ces traits reconnut César, & jetta les yeux sur lui. Cependant lorsque la piéce fut finie ce Prince, comme pour le réhabiliter dans la dignité de Chevalier Romain, à laquelle il avoit dérogé par complaisance, le gratifia d’un anneau, qu’on pouvoit regarder comme de nouvelles Lettres de Noblesse.

Laberius étant allé ensuite prendre place parmi les Chevaliers, ils se tinrent de telle sorte qu’il n’en trouva point. Ciceron qui le vit dans l’embarras, lui dit, en le raillant : Je vous aurois reçu auprès de moi, si je n’étois moi-même assis trop à l’étroit * : Se mocquant de Laberius & du grand nombre de Sénateurs que César avoit créés.

La Loi Pappienne interdisoit aux Sénateurs le mariage avec les femmes qui avoient monté sur le Théatre, ou qui avoient été affranchies. Voilà donc les Comédiens qui partagent l’avilissement de la servitude avec les esclaves.**

Du tems d’Ulpien il étoit défendu aux Ingénus*** d’épouser des femmes de mauvaise vie, qui se sussent produites sur le Théatre, ou qui eussent été condamnées par un Jugement public. La défense ne regarde plus les Sénateurs, mais tout homme libre. Les Actrices ne sont plus seulement confondues avec les affranchies, mais avec les femmes prostituées, & avec les criminelles. Quand les usages, les loix & l’opinion générale ont proscrit les Comédiens ; quand d’un bout du monde à l’autre toutes les Nations leur prodiguent l’avilissement & le mépris, pourra-t’on croire encore qu’on appelle ces mêmes Peuples en témoignage en faveur des personnes de Théatre ?