(1768) Des Grands dans la Capitale [Des Causes du bonheur public] « Des Grands dans la Capitale. » pp. 354-367
/ 1079
(1768) Des Grands dans la Capitale [Des Causes du bonheur public] « Des Grands dans la Capitale. » pp. 354-367

Des Grands dans la Capitale.

D ans le sein de la Capitale dont les Grands font l’ornement, leur exemple exerce un puissant empire. Ici leurs vertus & leurs vices ont plus de liberté & de force. Rendus à leur grandeur naturelle, ils se montrent tels qu’ils sont. La politique ne les masque plus ; l’adulation ne les rend plus timides & foibles ; la fortune qu’ils voient de plus loin, ne leur demande plus autant de sacrifices ; éloignés de cette idole qui veut & exige tout pour elle-même, leur grandeur, s’il est permis de le dire ainsi, est toute entiere à eux. Quel bonheur, lorsqu’ils la consacrent à la Religion ! dans l’intérieur de leur Palais, leur exemple commande ; au dehors, il invite les autres Grands ; il presse, il persuade ceux qui partagent leur intimité. Il impose silence aux hommes d’un rang inférieur ; il entraîne la multitude.

Les mœurs de la Capitale reçoivent l’impression des Grands. Le plus sage les copie sans le sçavoir : & tandis qu’il se croit à une distance infinie d’eux, il est gouverné par leur exemple. Comme leur gloire subjugue les rangs inférieurs malgré l’envie, leurs vertus ont la même puissance malgré les efforts des méchants. Ils sont le modèle des mœurs, comme les hommes de Génie celui des opinions. On pense comme les Sages, on agit comme les Grands. Si ceux-ci retranchent du luxe qui les environne, les rangs subordonnés se réformeront ; on rougiroit d’offrir un contraste si choquant entre soi-même & ses Chefs. On redoute la censure, les clameurs & l’indignation ; ou aumoins on ne produit pas, on n’étale pas un luxe insultant ; on le cache dans l’intérieur d’une habitation. L’homme parvenu voudroit envain briller de son propre éclat ; s’il dérobe son néant, c’est moins par son faste qu’à l’aide de cette opulence qui l’entraine par une pente naturelle, dans le tourbillon de la gloire des Grands. S’alliant à leur sang, il cache sa confusion par cette nouvelle gloire & fait disparoître la différence entre l’éclat de l’or, & celui de la grandeur véritable.

Dans les Grands, l’exemple fait partie de leur autorité. La crainte, l’intérêt, tout porte à imiter l’homme d’un rang élevé.

Suivez-le dans le Temple, & admirez comme tous les regards sont fixés sur lui ; sa modestie inspire le recœuillement ; sa piété ranime la ferveur. A sa vue, le crime sent des remords ; & peut-être cet Apostolat, sur-tout dans l’état actuel de nos mœurs, a-t-il plus de force que les exemples & les exhortations même du sanctuaire. Ici c’est la foi qui parle, là l’homme qui agit : l’homme ! qui a vaincu des obstacles innombrables, & qui triomphe à chaque instant de lui-même.

Et si ce Grand pénétré des sentiments qu’il a puisés au pied de l’Autel, va porter dans la nuit profonde des cachots ce feu que nourrit son ame, quel bien ne produit pas le zele de cet homme religieux ! Les cœurs les plus endurcis & les plus criminels ne lui résistent point. Il arrache par la force de sa parole & par l’autorité de son rang, les vices les plus cachés dans le fond de ces ames dures ; accablées sous le poids des crimes, elles sont soulagées dans l’excès de leurs maux.

Le zele dans les Grands, a la même étendue que leur gloire ; il embrasse tous les lieux. Suivez-les dans ces asyles de la misere publique ; qu’ils y versent quelques bienfaits ; qu’on voie un de ces personnages illustres soulager ce vieillard mourant ; celui-ci croit qu’un Envoyé du Ciel vient lui ouvrir les portes de l’Éternité : & tous ceux qui contemplent tant de piété, étonnés, ravis, sentent diminuer leurs peines. Ils plient avec respect, & peut-être avec reconnoissance, sous la main du Très-haut qui les frappe. Leurs ames grossieres sont touchées. Guéris de leurs maux, ils se rappelleront sous leurs toits de chaume, des actions si courageuses, & les raconteront à leurs enfants. Le simple Citoyen instruit par la renommée, se dira à lui-même que la Religion n’est pas seulement un frein pour le Peuple, mais qu’elle gouverne tous les états.

Ces actions courageuses ne sont que pour un petit nombre. La Religion & les vertus des Grands produisent sans cet héroïsme, d’heureux effets pour le bien public. Au milieu du monde, leur présence contient ces esprits superbes qui ont toujours des traits à lancer contre des dogmes vénérables, ces esprits corrompus qui attaquent les principes des mœurs, ces esprits inquiets qui censurent l’État & calomnient l’autorité souveraine. Comme les Grands ouvrent les canaux des vices, ils peuvent les fermer & tarir les sources de beaucoup de maux.

Les Arts à leurs pieds, attendent le signal pour se consacrer aux bonnes mœurs ou au vice. Si les Grands se déclarent pour les premieres, la toile respirera pour elles ; les atteliers deviendront comme des asyles de la vertu : & l’innocence impatiente en quelque forte de sortir du sein du marbre, sourira au ciseau de l’Artiste qui l’aura embellie.

Les Sciences comme les Arts sont attachées à la destinée des Grands ; si elles leur refusent quelquefois extérieurement leurs hommages, elles vont leur porter leur tribut en secret. Ce génie hardi à concevoir de nouveaux plans de morale, veut-il les produire au dehors ? Il tourne ses regards vers quelque homme puissant dont il sonde les sentiments & les pensées. Jaloux d’un pareil appui, il s’insinue auprès de lui & flatte ses inclinations. Il ne cherche point l’abri de son nom pour en parer l’ouvrage qu’il médite, il manqueroit son but, & blesseroit sa propre délicatesse ; mais ce Grand dont le pouvoir est toujours plus fort quand il a moins d’éclat, détournera les coups de l’autorité ; il répandra des éloges, les accréditera auprès de la multitude ; les Censeurs couverts par le ridicule, seront réduits au silence ; ainsi ce même homme puissant qui n’auroit pu défendre, comme protecteur, cet écrit, le fera triompher comme panégyriste.

Je retrace avec douleur un autre mal que produit l’autorité des Grands, & dont les suites sont d’autant plus funestes, qu’il attaque davantage les mœurs, en leur présentant le piége le plus dangereux : je veux dire la faveur qu’ils accordent aux talents du Théâtre. L’école destinée, nous dit-on, à corriger les vices, est devenue l’écœuil de l’innocence, de la sensibilité, & des plus beaux talents. La profession du Déclamateur a été honorée, consacrée par l’accœuil des Grands. Les hommes du rang le plus éminent ont oublié leur dignité premiere. L’homme de Théâtre s’est vu admis dans les plus nobles Sociétés de la Cour & de la Capitale ; ses vains talents lui ont tenu lieu d’aïeux & de mérite. Recherché, comblé de largesses, il s’est enorgueilli. Les vices du Peuple ont pénétré jusques dans le sein des plus augustes familles. Ici, les sentiments ont déchu de leur pureté, de leur élevation & de leur splendeur. Le fils d’une tige illustre, au lieu du cœur de ses aïeux, n’a trouvé au dedans de lui qu’un cœur qui ne pouvoit pas même s’élever aux vertus de l’homme né dans la foule. Ce sang de tant de héros qui devoit bientôt animer une postérité florissante & nombreuse, va se perdre dans les lieux de la corruption & s’y engloutir pour jamais. Vous diriez ce beau fleuve qui borde une de nos plus fortes & de nos plus riches Provinces, & qui va finir dans les sables de la Hollande, après avoir perdu son antique splendeur.

Quel étrange renversement de mœurs ! quel scandale ! quel coup funeste porté au bien public ! hommes illustres, que vous sert d’admirer sur nos Théâtres, les fameux héros de la Grece & de Rome, si l’élevation de leurs sentiments n’a aucun pouvoir sur vos ames ? Nous pensions que le même sang couloit dans leurs veines & dans les vôtres ; nous apprenions sur votre modèle, à les trouver encore plus grands, & rien ne retrace plus en vous une si noble image. O vous ! respectable Laberius*, vous qui forcé par un ordre étrange de monter sur la Scene, conçutes tant d’horreur de vous-même pour vous être vu mêlé avec des hommes si inférieurs à votre rang, que diriez-vous de la confusion que le Théâtre a jettée dans l’ordre de nos Sociétés ? O nobles Romains ! vous qui repoussâtes avec indignation cet infortuné, lorsqu’il vint pour prendre son rang auprès de vous, quel jugement porteriez-vous de notre siecle ? Toutes vos vertus sont publiées sur nos Théâtres, aucune n’est dans nos cœurs. Vous-même, Auteur sublime du Misantrope ! vous à qui la Nature par une faveur particuliere, avoir confié le secret du cœur humain ; vous à qui les succès même du Théâtre rendoient le poids de l’humiliation plus pesant & plus insupportable, ne seriez-vous pas étonné de la gloire qu’a acquise la Scene ? Non, vous n’auriez plus besoin d’aller chercher au fond des cœurs le tableau des mœurs. Il est sur les fronts, & le masque est levé.

Comment les sublimes leçons de la vertu arriveroient-elles pures dans les ames, tandis que l’organe qui les porte jusqu’aux oreilles sera vicié ? tandis que le génie de nos Écrivains sera forcé de ne faire ses choix qu’entre les passions ; qu’il sera asservi aux caprices d’un frivole personnage, d’une Femme de Théâtre, qui prétend ne chercher que dans elle seule, la regle du goût de la Nation, & les couleurs qui doivent former le portrait des mœurs ?

Ces abus, ces maux peuvent être réparés par le zele des Grands ; qu’ils n’applaudissent plus qu’aux talents décents & vertueux, & la Scene sera purgée de tous ses vices. Qu’une conduite réguliere & même austere, soit commandée à ceux qui prononcent sans cesse les noms d’honneur, d’héroïsme, d’honnêteté, de pudeur. Que la vertu soit publiée par des bouches dignes d’en être l’organe. Que les mœurs pures soient révérées, & le désordre flétri & puni. Que les Personnages de la Scene touchés de l’estime publique, soient pour les mœurs des Maîtres irréprochables. Enfin si le bien de l’ordre, comme vous le dites, exige des Théâtresa, qu’ils soient parmi nous, ce que la Censure étoit à Rome ; qu’un Censeur aussi rigide que recommendable veille sur cet objet d’administration. Vvous n’ôterez pas tout le mal, mais ne soyez pas insensibles aux vœux des Citoyens qui vous conjurent de le diminuer. Ce bien est au pouvoir des Grands. Leur autorité, leur exemple, leur crédit, leurs richesses, le desir de leur estime, tout concourroit à opérer un heureux changement. Les Auteurs excités par une noble émulation, échauffés par le sentiment de la vertu, consacreroient leurs talents à sa gloire. Cet héroïsme qui réveille si bien leur génie, enflammeroit également leur cœur. L’amour ne seroit plus sous leur pinceau ; ils écarteroient à jamais cette passion funeste ; & qui pourroit raconter tous ses maux, montrer l’horreur de ses excès, ses fureurs, ses trahisons, ses ravages ! Il seroit très-dangereux de l’offrir, sur-tout aux jeunes Spectateurs. Un Auteur recommendable vouloit qu’on ne le montrât qu’avec les malheurs qui l’accompagnenta. La vertu au contraire seroit toujours sous les yeux, avec tous ses charmes. Ainsi le vice dans un lointain reculé, dans une sorte de nuit epaisse qui augmenteroit l’horreur qu’il inspireroit, serviroit lui-même à rendre la vertu plus aimable.

Alors le Théâtre deviendroit véritablement le spectacle de la Nation, & seroit avoué par elle. La vertu la plus austere ne craindroit pas de le fréquenter, & recevroit des leçons. Socrate assistoit au Théâtre ; & tous les Sages de la Grece y prenoient leur rang comme lui.

La Scene, en la soumettant aux loix dont nous avons parlé, c’est-à-dire en bannissant entiérement la passion de l’amour, produiroit tous les jours de nouveaux biens. Polieucte donneroit des héros à la Religion ; Esther inspireroit l’amour du Très-haut ; Athalie attacheroit au sang du Trône ; la mort de Pompée, de César feroit déplorer les vicissitudes du sort, & détacheroit de la fortune. De sages Comiques détromperoient du monde & de ses préjugésa. Enfin toutes les vertus sur le Théâtre aux prises avec les revers, les dangers, les passions, verroient éclater leur force, & applaudir à leur triomphe ; ainsi ces vertus seroient portées au plus haut degré de considération, de gloire, j’ajouterois presque d’enthousiasme.

J’ai dû m’adresser aux Grands, en parlant de cet objet si important. C’est à eux qu’il appartient de réformer cette partie des mœurs ; c’étoit aux Chefs de la République qu’elle étoit confiée dans la Grece. C’étoient eux qui procuroient des spectacles honnêtes & décentsa. Un célebre Orateur de ce siecle* s’adressant à tous ceux qui fréquentent nos Théâtres, sollicitoit auprès d’eux cette réforme ; mais jamais la voix de la multitude ne s’élevera pour la demander. Nous ne sommes plus dans le siecle heureux des Athéniens. Le Théâtre ayant une fois retenti de cette maxime, que le souverain bien étoit dans les richesses, il s’éleva un cri général d’indignation ; l’Acteur fut chassé, & la Piece proscritea. Mais, dites-vous, l’amour une fois banni, nos Théâtres seront déserts. Non, mettez sur la Scene l’amour filial & paternel, l’amour de la patrie, & mille cœurs s’ouvriront à vos leçons.