(1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome II « La criticomanie. » pp. 1-104
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(1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome II « La criticomanie. » pp. 1-104

La criticomanie.

J ai dit que je parlerais de plusieurs autres comédies ou entreprises de réformes, qui ont concouru à notre dissolution : j’en citerai encore de préférence quelques-unes du même auteur, par la même raison qui m’a déterminé à préférer l’exemple du Tartufe.

D’abord si l’on observe sans prévention le moyen dont l’auteur se sert pour réprimer l’avarice et l’usure, on voit avec peine qu’il met en spectacle, devant les enfants comme devant leurs parents, le fils d’un avare qui manque de respect à son père, qui l’insulte cent fois, tâche de lui attirer le mépris et la risée publique, le vole, le goguenarde et se rit de sa malédiction, de manière à mériter l’approbation des spectateurs ; on voit que la fille même manque à son père et s’en moque avec autant de succès dans cette pièce.

Que doit-il résulter de ce scandale inouï pour les jeunes spectateurs, ou pour les enfants qui, d’instinct, d’après le mouvement de leur cœur, et d’après leur éducation, doivent regarder comme de droit naturel le devoir d’aimer leurs parents, et le précepte de les respecter comme indispensable, absolu et tel que leur propre intérêt et la honte d’y manquer devraient du moins empêcher des enfants d’aller jusqu’à outrager ainsi l’auteur de leurs jours ? Il en résulte, aux yeux de ces jeunes gens, qu’ils sont les esclaves d’un préjugé, que le précepte d’amour et de piété filiale n’est pas plus absolu ni plus respectable qu’un autre, qu’il est relatif ou conditionnel, qu’il n’oblige pas, qu’il est impraticable à l’égard d’un père avare, qu’il est permis, ordinaire, qu’il arrive nécessairement qu’un enfant méprise son père, le vole et se moque de lui quand son père est avare. L’exemple de Cléante leur rappelle continuellement qu’ils n’en seront pas moins estimés, que leur conduite imitée de la sienne sera également applaudie.

Et, de plus, les enfants ne pouvaient manquer d’étendre les conséquences et les applications de ces nouvelles vues. Ils ont reconnu des Harpagons dans tous les degrés de l’avarice, et même dans une sage économie : tel fils a insulté et volé son père, parce qu’il lui refusait les choses nécessaires à la vie ; tel autre a manqué au sien, parce qu’il ne voulait rien y ajouter ; celui-ci, adonné aux jeux, aux plaisirs, aux dépenses folles, s’est élevé insolemment contre son père prudent, en qui il voyait un autre Harpagon, parce qu’il lui refusait de l’argent, ne voulant pas contribuer à ses excès : celle-là s’est comportée de même envers sa mère qui, ayant ou prévoyant des besoins plus urgents, lui refusait le prix d’une parure dont elle pouvait se passer, etc.

On conçoit, ou plutôt on a vu jusqu’où cela a été, surtout dans la classe la plus nombreuse de la société, après que ce frein naturel, déjà privé de l’appui de la religion, a été rompu aussi : on a vu que les enfants ont manqué de soumission et de respect à leurs parents, non seulement pour cause d’avarice, mais encore sous prétexte d’autres défauts qu’ils leur trouvaient : on a vu la contagion des mauvais exemples seconder partout le théâtre qui a ainsi dénaturé la majeure partie des jeunes gens, lesquels ont vieilli et sont devenus pères à leur tour, après avoir laissé contre eux mêmes à la génération suivante l’exemple de mépriser et insulter ses parents, et ainsi jusqu’à nous : enfin tout le monde doit voir aujourd’hui qu’au lieu de ces avanies publiques que Cléante fait à son père, avanies qui éveillent ou délient et mettent à l’aise les passions naissantes des enfants, il eût été bien plus sage de faire entendre à Harpagon, à l’insu de son fils, ou sans éclat, sans peinture irritante, ces paroles persuasives que j’emprunte d’un académicien célèbre : « Vos enfants sont vertueux, sensibles, reconnaissants, nés pour être votre consolation ; en leur refusant tout, en vous défiant d’eux, en les faisant rougir du vice honteux qui vous domine, savez-vous ce que vous faites ? Votre inflexible dureté lasse et rebute leur tendresse ; ils ont beau se souvenir que vous êtes leur père, si vous oubliez qu’ils sont vos enfants, le vice l’emportera sur la vertu, le mépris dont vous vous chargez étouffera le respect qu’ils vous doivent. Réduits à l’alternative ou de manquer de tout, ou d’anticiper sur votre héritage par ressources ruineuses, ils dissiperont en usure ce qu’en usure vous accumulez. Leurs valets se ligueront pour dérober à votre avarice les secours que vos enfants n’ont pu obtenir de votre amour ; la dissipation et le larcin seront le fruit de vos épargnes ; et vos enfants, devenus vicieux par votre faute et pour votre supplice, seront encore intéressants pour le public que vous révoltez. »

Et pour compléter la leçon et en assurer mieux le succès, il aurait fallu de l’autre côté encourager aussi à la vertu la famille de cet avare, lui rappeler qu’il est du devoir absolu des enfants de respecter leur père, de supporter patiemment ses défauts sur lesquels ils doivent, à l’imitation du bon fils, jeter le manteau du respect et de l’amour ; que cette patience est l’exercice le plus noble, le plus méritoire que des enfants bien nés puissent faire de leur vertu ; que non seulement la voix du sang et celle de l’honneur, mais l’humanité et la religion, qui recommandent l’indulgence envers tous nos semblables, leur en font un devoir bien plus rigoureux envers leur père. Il aurait mieux valu aussi leur rappeler que de bons parents, avant de se révolter et d’en venir à des extrémités fâcheuses contre leurs enfants ingrats et dénaturés, souffrent long-temps, meurent quelquefois de chagrin ; que de bons enfants, qui ont moins droit d’exiger, ne sont pas obligés à moins de combats et d’égards pour leurs parents indifférents et injustes, dont, au reste, l’insensibilité ne résiste pas toujours aux efforts constants de la tendresse, ou du respect filial ; et que probablement leur père se souviendra enfin qu’ils sont ses enfants, s’ils n’oublient pas qu’il est leur père ; et puis ajouter que si, en attendant que l’amour paternel se réveille dans son cœur, ils se trouvent dans le besoin, alors ils doivent penser qu’appartenant à un père disgracié de la nature, il est raisonnable qu’ils s’assimilent aux enfants d’un père disgracié de la fortune, et suivent les exemples qu’ils en reçoivent de se servir soi-même, de se contenter de peu, de ne pas désirer de superflu, de travailler s’il le faut, se rendre utile aux autres, tirer parti de ses talents et de son industrie ; ou de se jeter dans les bras de sa famille, de ses amis, invoquer leur appui.

La révolution qui a ruiné tant d’honnêtes gens fournit nombre d’exemples d’une pareille conduite qui est naturelle, qui a été celle de beaucoup d’émigrés élevés dans l’aisance, et qui doit être imitée par tous les malheureux faits pour exciter l’intérêt des particuliers et mériter des applaudissements et l’estime publique. Conseillés et agissant ainsi, les enfants ne seront pas plus forcés à voler leur père que leurs compagnons de malheur ne le sont à voler leurs concitoyens.

Donc une comédie qui offrirait ces avis d’un philosophe eût été bien nécessaire pour servir de correctif à celle de l’Avare.

Cette méthode simple qui aurait pu avoir dans cette rencontre au moins autant d’utilité que l’autre, sans en avoir l’inconvénient capital que je viens de signaler, non plus que celui d’affaiblir davantage des parents déjà faibles qui, trop sensibles aux ridicules et aux reproches dont ils voyent accabler Harpagon, donnent dans l’excès contraire, se laissent fléchir et mener par des enfants exigeants et prodigues qui les ruinent avec leurs créanciers. Aussi on a pu remarquer encore que la satire de l’avare a donné lieu aux désordres de la prodigalité plus qu’elle n’a corrigé ceux de l’avarice, et que sous ce seul rapport elle a déjà été très-nuisible à la société : cette méthode simple, dis-je, susceptible de contrepoids ou de correctifs que ne permettent pas les règles ou les entraves de l’autre qui sacrifie tout à l’envie de faire rire, à la nécessité de divertir, aurait pu être employée plus heureusement aussi à arrêter beaucoup d’autres extravagances ; comme celles des vieux maris, par exemple, et celle qui est jouée dans la pièce de Georges Dandin.

Quant à celle-ci, où l’on voit une épouse prêter l’oreille aux fleurettes d’un amant, en recevoir des lettres, lui répondre, lui donner un rendez-vous nocturne, chercher à déshonorer son mari, dont elle raconte les ridicules à un séducteur à qui elle fait un signe de pitié au moment où on lui rappelle le respect qu’elle doit aux nœuds sacrés du mariage ; et tout cela se faisant de manière à divertir, à être approuvé des spectateurs, à faire applaudir l’infidélité, les détours, les mensonges, l’impudence ; quant à ce spectacle, dis-je, il n’y en a pas de plus dangereux pour les femmes de tous les rangs et de tous les ordres ; parce qu’en voyant applaudir une femme noble de mépriser ainsi les devoirs du mariage, de fouler aux pieds le précepte de la foi conjugale, en un mot de se jouer de son mari, sous prétexte qu’il est paysan, il n’est pas douteux que les femmes roturières n’aient la noblesse de penser qu’il doit leur être permis d’en agir de même envers leurs maris, quand ils sont lourdauds, malotrus ou bêtes, etc.

Et puis, qui ne voit que la différence des fortunes, après que le frein a été rompu et le pas franchi, a dû produire les mêmes effets que la différence des rangs, et que la fille d’un riche négociant, par exemple, qui épouse un petit commis sans fortune, peut se croire aussi bien fondée que la pauvre de Sotenville à mépriser son mari et à fouler aux pieds les engagements qu’elle a pris avec lui, lorsqu’il vient à lui plaire moins qu’un amant ? Quand même le séducteur ne pourrait lui dire de son mari, comme Clitandre dit de Georges Dandin, qu’il n’est pas digne de l’honneur qu’il a reçu, il pourra lui dire qu’il ne l’est pas du bonheur qu’il a eu ; et cette raison du mépris et des outrages sera trouvée aussi bonne que l’autre. C’est par de pareilles leçons de morale que des distinctions, imaginaires ou de convention, auxquelles la nature continue, malgré tout, d’avoir peu d’égards, et qui ne dirigeant pas dans leurs choix les jeunes cœurs sans ambition, deviennent plus tard, dans le temps, des préjugés, des prétextes à l’inconstance, des titres pour mépriser ses devoirs les plus sacrés. Les satires, dans un sens philosophique, qui font triompher les droits de la nature de ceux des préjugés sont donc plus utiles dans cette circonstance aussi.

Je trouve que ce fut avec bien de la raison que d’autres ont encore dit avant moi que les comédies dirigées contre les vieux maris sont également pernicieuses aux mœurs, parce que les femmes qui ont vu applaudir toutes les ruses, les tours perfides et scandaleux, les infidélités qu’une épouse fait à son mari, à cause qu’il est trop vieux, ne doivent plus avoir de peine à se persuader qu’on peut en faire autant à un mari trop jeune, léger, volage, et toutes les fois, bien qu’il soit d’un âge convenable, qu’on ne jouit pas d’un plus grand bonheur, ou qu’on est plus malheureuse avec lui que s’il était vieux, ce qui arrive assez souvent ; comme quand il est ou qu’on le trouve froid, indifférent, d’un mauvais caractère, grondeur, bourru, méchant, contrariant ; quand il n’est ni beau, ni bien fait, ou qu’une maladie l’a changé, affaibli et vieilli ; quand il refuse de fournir toutes les choses nécessaires à la coquetterie ; en un mot, lorsque, par tant d’autres raisons, par sa propre inconstance à elle-même, l’épouse vient à se croire mal assortie, cesse d’aimer son mari jeune, et se trouve aussi malheureuse et dans la même position que celle qui n’a jamais aimé son mari vieux.

L’effet de cette comédie ne se borne pas à engager les femmes à se moquer de la morale pour punir leurs vieux maris et autres ; elle encourage également les maris à punir de la même manière leurs vieilles épouses ; ce qu’ils ont fait et font, comme chacun sait, avec les gradations et toute l’extension dont je viens de montrer que la leçon fut susceptible.

Il y a plus encore ; c’est qu’en voulant contribuer de cette manière au plus grand bonheur des jeunes femmes, l’auteur les a rendues infiniment plus malheureuses qu’elles ne l’étaient auparavant, et en augmentant beaucoup les désordres. En effet, les vieux, et une bonne partie même des hommes entre deux âges, que ces tableaux de honte et de déshonneur n’ont guères moins intimidés, se rappelant ou se formant des raisons de croire qu’on n’était pas encore parfaitement à l’abri d’inquiétude avec des femmes plus âgées, ont fui le mariage, n’ont plus voulu prendre que des engagements clandestins ou privés et conditionnels, faciles à rompre ; c’est-à-dire, qu’ils ont vécu en concubinage avec celles qui leur plaisaient, tant qu’elles se comportaient à leur gré. Ceux qui ont mieux rempli l’objet de la leçon ont encore fait plus de mal ; ils se sont mariés, par les raisons de convenance recommandées, avec des femmes plus vieilles qu’ils n’aimaient pas ; mais comme, en général, ils appartenaient à la seconde et à la troisième écoles, et qu’ils n’étaient pas en état de renoncer aussitôt à leur goût pour les jeunes ils en ont pris pour maîtresses, et ont vécu avec elles dans un commerce doublement illégitime, d’où il est résulté des enfants adultérins, des bâtards, qui n’avaient pas d’état, que la société ne savait à quel rang placer ; qui déshonoraient ou troublaient les familles.

Dès-lors ce ne furent plus les jeunes épouses qui trompèrent les vieux maris ; ceux-ci sont devenus les trompeurs ; oui, ces espiègles ont fait faux bond à leurs fidèles moitiés ; ils ont eu à leur tour des intrigues, des confidentes ; ils ont reçu des lettres secrètes, des poulets ou billets doux ; ils en ont écrit, ils ont donné des rendez-vous aux jeunes femmes qui avaient alors beaucoup d’attentions pour eux, qui les flattaient, qui leur souriaient agréablement en signe d’affection, ou du moins de reconnaissance. Quel heureux changement ! combien les hommes ont dû applaudir à cette inspiration de la comédie, par laquelle ils étaient parvenus à régner avec un pouvoir absolu sur celles dont le mariage les rendait les esclaves et les jouets !

Ayant de plus en plus sujet de se défier d’elles, depuis qu’on leur retraçait continuellement un si beau plan de conduite avec les maris, ils ont toujours évité, autant que possible, de se les attacher par des liens légitimes et durables ; ils les ont prudemment tenues dans leur dépendance, afin de pouvoir les maîtriser, ou les quitter à volonté pour en choisir d’autres. En se conduisant de la sorte, ils avaient des jeunes femmes, et riaient les derniers en dépit de cette satire, qui fut aussi malheureuse que les autres.

Le changement de maîtresses, si conforme à la passion qui les fait rechercher, n’ayant pas de frein, est devenue une mode, ou un régime ; elles passaient de l’un à l’autre ; à tout âge, avec de l’argent, on était sûr de ne pas en manquer ; il s’était même établi des courtiers des deux sexes qui en procuraient, qui en faisaient commerce ! et malheureusement, cette histoire n’est pas celle de désordres qui ont fait moins de progrès que les autres.

C’est ainsi qu’une multitude de jeunes personnes infortunées qui, sans autre dot que les charmes de la jeunesse et de l’honnêteté, pourraient encore fréquemment trouver des partis avantageux, vivre heureuses et honorées, servir d’exemples encourageants à leurs compagnes, si on les eût exhortées à la reconnaissance, à la sagesse, et soutenues par de bons conseils, ou des leçons opposées à celles qu’on leur a données, ont perdu pour long-temps cet espoir. Oui, depuis que des comédies les ont rendues si redoutables en mariage, elles sont devenues, pour la plupart, des passe-temps, des jouets, des objets du plus honteux commerce. Cette dissolution des mœurs publiques, qui avait déjà dans des rangs supérieurs un ancien foyer indicatif aussi de la route que pouvaient suivre les objets de cette autre leçon violente, est descendue, par la voie des spectacles, jusque dans les derniers rangs de la société.

« Mais la corruption, à son comble portée,
Dans le cercle des grands ne s’est point arrêtée :
Elle infecte l’empire ; et les mêmes travers
Règnent également dans tous les rangs divers ».

Elle a passé en effet de la cour à la ville, des vieillards aux jeunes gens, et des riches aux pauvres. Il est aujourd’hui peu de bourgeois, de commis, d’artistes et ouvriers même, qui ne commencent par avoir une maîtresse, une bonne amie, qu’ils entretiennent ou aident pendant quelque temps, qu’ils déshonorent, qu’ils avilissent et abandonnent ensuite ordinairement. Voilà une source principale de cette foule de femmes perdues ou prostituées que l’on rencontre partout, dont le sang vicié se perpétue dans de malheureux enfants qui arrivent au monde chargés de toutes les disgrâces.

Je mets encore le Misantrope au nombre des ouvrages de Molière qui ont porté atteinte aux mœurs. Je sais que cela a été démontré aussi par d’autres beaucoup mieux que je ne saurais le faire : quoi qu’il en soit, voici comment je le conçois moi. Alceste est véritablement vertueux, ou il n’a que l’apparence des vertus : dans la première supposition, on se moque de lui injustement, parce qu’il a le caractère et le ton convenables à un homme de bien, personnellement trahi de toutes parts, indigné de la corruption des hommes, dès long-temps aigri par les injustices et la perfidie de ceux qui l’entourent, dont cette critique le rend encore le jouet et la risée, pour combler son malheur et le scandale.

Et dans la seconde supposition, on ne peut pas disconvenir que, seulement à cause de cette apparence d’homme de bien qui lui est donnée, apparence telle qu’il faut examiner, raisonner, comme a fait Laharpe en essayant de réfuter J. J. Rousseau, pour prouver que Molière n’a pas voulu en faire un homme vertueux, l’effet de cette comédie a dû être pour les trois quarts et demi des spectateurs le même que si cet auteur célèbre avait eu réellement l’intention de se moquer d’un homme vertueux. Le public ne fait pas de syllogismes, ni ces raisonnements profonds ; on ne doit pas être obligé de les faire pour détermine l’effet d’une comédie. Pour moi, je suis persuadé que Molière n’a pas voulu faire ici un second tartufe, mais un misantrope, et qu’il a fait d’Alceste un honnête homme. En effet, il le représente professant constamment qu’un homme d’honneur doit être franc et sincère, et ne rien dire qui ne parte du cœur ; qu’il se ferait plutôt pendre que de trahir sa conscience. Il professe aussi sans se démentir qu’on ne doit pas prostituer son estime, qu’il faut distinguer l’homme respectable du faquin, et avoir pour les méchants une haine vigoureuse : il s’indigne de voir des fourbes et des lâches bien accueillis et supplanter les plus honnêtes gens. Il est possédé d’une passion folle, à la vérité ; mais il la combat, il en triomphe en homme vertueux. Il dit avec honte et dépit à Célimène, à cette femme spirituelle, adroite et fausse (autre modèle charmant de ruses et de perfidies) :

Morbleu !… faut-il que je vous aime !
Ah ! que si de vos mains je ratrappe mon cœur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible,
A rompre de ce cœur l’attachement terrible…

Il dit plus bas à cette coquette

…… Que quand il en devrait mourir,
Elle a des goûts qu’il ne saurait souffrir.

On voit que, malgré sa rudesse, il sait pardonner aussi les injures ; puisqu’il veut bien oublier les perfidies de Célimène, pourvu qu’elle prenne le seul moyen qui lui reste de réparer le mal qu’elle a commis et d’éviter les rechutes ; moyen qui consiste à s’éloigner des séductions, à se retirer avec lui dans une solitude, comme alors on se retirait seul dans un couvent par des raisons semblables sans que personne y trouvât rien de bien ridicule. Enfin, je pense que cet homme,

Trahi de toutes parts, accablé d’injustice,
Qui veut sortir d’un gouffre où triomphe le vice,

ne peut être qu’un homme probe, d’une grande sensibilité et excédé ; ce qui est plus respectable que risible. Combien d’autres en ont agi de même, dont la mémoire est proposée à notre admiration !

Au surplus, de tels excès étaient rares, ou plutôt n’existaient point. L’auteur, par une autre inconsidération, pour tirer parti du ridicule d’une vertu chimérique, s’est mis dans le cas de paraître se moquer de l’antique bonne foi, de la probité à toute épreuve, et lui préférer la bonne foi conditionnelle, la probité accommodante et vénale, à laquelle nous sommes parvenus, grâce aux plaisanteries outrées qui ont été faites contre l’exacte et austère vertu, à la satisfaction des fourbes polis, souples et raffinés dont le nombre a grossi ensuite plus librement et domine aujourd’hui partout.

Cette pièce devait parfaitement concourir avec celle du Tartufe à la décadence des mœurs, par la raison encore que dans celle-ci on soulève de fait les vices, on leur donne des armes contre la vertu qu’ils ne ménagent point, et que dans le Misantrope on prescrit à la vertu de ménager les vices, de les supporter en silence, vu qu’ils sont unis à l’humaine nature ; de vivre d’accord, par conséquent, avec les fourbes, les fripons, les scélérats même. On y rit de la juste indignation que ces monstres excitent et du projet de s’en éloigner. Il faut rester au milieu d’eux, et

Prendre tout doucement ces hommes comme ils sont,
Accoutumer son âme à souffrir ce qu’ils font ;

les flatter même, leur faire bonne mine, des politesses, des compliments. Hélas ! ces lâches préceptes, qui supposent la réforme et la répression impossibles, l’éducation et les lois inutiles, ou les mauvais exemples sans dangers, n’ont eu que trop de succès ; les respects, les hommages, sont prostitués, tous les égards dûs à la franchise, à la loyauté, sont prodigués au vice, à l’homme déloyal par les élèves de cette école ; la vertu est devenue inutile, souvent nuisible auprès d’eux : celui qui la pratique encore rigoureusement en est regardé comme une tête faible, traité d’imbécile, sinon d’hypocrite.

Mais après avoir vu que le vice est l’objet de recommandation dans le Misantrope, que nous devons le traiter avec douceur, l’envisager et le supporter comme un attribut de l’humanité, que la vue d’un fourbe, d’un voleur (et sans doute d’un hypocrite aussi) ne doit pas plus nous courroucer que celle d’un loup ou d’un singe malfaisant, etc., observez que dans le Tartufe, l’auteur nous montre le vice sous ses couleurs les plus odieuses, qu’il emploie tout son talent à nous le faire avoir en horreur, à nous rendre insupportables jusqu’à ses apparences ; il nous apprend à le poursuivre, à le démasquer sans ménagement ; il le confond, il le fait punir sévèrement ; Tartufe est traité par Orgon, en face et avec courroux, d’ingrat, de traître, scélérat, méchant animal, que tous les personnages de la pièce, animés des mêmes sentiments, voient sans pitié, avec grande joie au contraire, saisi par des archers et conduit dans un cachot ; faites cette observation, et il s’ensuivra qu’Alceste est puni, que sa vertu est ridiculisée, parce qu’il se livre ici contre les hommes vicieux à l’indignation qui est provoquée contre eux dans le Tartufe. La contradiction n’est pas douteuse. Mais combien vous fûtes punissables de ce côté-là, foudroyants Bourdaloue, Bossuet, Massillon, vous qui ne vouliez pas transiger même avec les vices des rois !

Et après cette clémence, plus que divine, comme l’auteur, par une autre contradiction, le montre lui-même dans son Festin de Pierre, où Dieu engloutit un méchant, recommandée dans le Misantrope envers les agents de tous les désordres de la société, des plus grands maux qui accablent les hommes ; si vous vous rappelez les coups sensibles et redoublés qui ont été portés aux femmes les plus innocentes des malheurs du monde ; si vous réfléchissez à l’extrême rigueur avec laquelle ont été punies par le même auteur dans deux autres pièces fameuses des fautes de grammaire, ou des ridicules, quelques travers à l’égard desquels ses préceptes d’indulgence étaient excellents et obligés ; si vous remarquez encore qu’après avoir ridiculisé les délassements et les plaisirs honnêtes des sociétés les plus décentes de son temps, et avoir renvoyé durement à leurs aiguilles et à leur pot au feu des femmes plus opulentes et plus distinguées que la Dlle de Sotenville, personnage de l’Ecole des Femmes, il donne pour exemple cette dernière qui a des goûts et tient une conduite tout-à-fait opposés à celle qu’il prescrit aux autres ; car c’est bien la proposer de fait pour exemple contraire que de la rendre le personnage aimable de la pièce, et de lui donner raison, la faire applaudir en public lorsqu’elle rejète les remontrances de son époux, qui lui rappelle des préceptes appropriés à celui des aiguilles et du pot au feu, et refuse de se consacrer à son ménage et à sa famille, en déclarant qu’elle ne veut pas s’enterrer, qu’elle n’entend pas renoncer aux plaisirs du monde, qu’elle se moque de ce que disent les maris, qu’elle veut jouir indépendamment d’eux des beaux jours de sa jeunesse, s’entendre dire des douceurs, en un mot voir le monde ; tel est le langage de la maîtresse de cette école (Ariste que Molière rend exemplaire aussi dans l’École des maris est parfaitement de l’avis de donner toutes ces libertés aux femmes ; elles en ont bien joui depuis ces inspirations ; quand on les leur a refusées, elles les ont prises) ; si on fait ces rapprochements ou remarques, dis-je, sans prévention, il est impossible, à la vue de tant de contradictions incontestables et de cette variation de principes et de conduite de ce fameux poète comique, de ne pas soupçonner au moins que son désir d’améliorer les mœurs était aveuglé et dirigé par une verve impérieuse et désordonnée qui le portait à appréhender et fronder à tort et à travers telles classes, telles professions et réunions, ou telles personnes, et de faire rire le public à leurs dépens, et au profit de sa manie et de sa renommée. Je sens le besoin de rappeler ici cette maxime :

Amicus Plato, sed magis amica veritas.

On peut même voir aussi l’exemple en contradiction avec le précepte sans sortir de la comédie du Misantrope, dans laquelle, tout en recommandant l’indifférence, ou une latitude respectueuse et polie à l’égard des hommes pervers, on tourne impitoyablement en ridicule les simples torts de l’exacte probité, on accable de chagrin et de honte l’honnête homme sans fard et incorruptible ; on proscrit en lui tous ceux dont l’exemple et la censure redoutable préviennent tant d’excès plus dangereux opposés à ceux de l’austère vertu, excès dont les leurs sont un salutaire contrepoids.

Mais pourquoi réserve-t-on la rigueur ici pour ceux qui sont les moins coupables ? Ce ne peut être par la raison qu’il en est un plus grand besoin pour les corriger ; il n’est pas permis de penser que les moyens ordinaires de réforme, que la persuasion, les bons exemples, surtout cette patience, cette modération, recommandées envers les fourbes et les méchants, n’agissent pas aussi efficacement sur des hommes profondément pénétrés de l’amour des vertus que sur tout autre ; on use ici de plus de rigueur, on est inconséquent, injuste, par cette raison que j’en ai donnée déjà : que ces inconséquents, ces contre-sens, ou cette forme de leçon dont les effets sont opposés à l’objet du fond est un ressort dramamatique le plus souvent nécessaire pour attacher, égayer et rappeler le public. Ceci étant regardé comme un succès complet à d’autres égards, advienne que pourra, peut dire l’auteur.

Il me paraît sensible que c’est encore sans juste raison, sans nécessité et malheureusement que Molière a employé un moyen extrême, l’arme terrible du ridicule, contre le probe, le délicat et trop sensible Alceste. La guerre injuste qu’il a faite ici à la vertu, ainsi que la guerre inconsidérée qu’il fit au vice dans le Tartufe, a été continuée par d’autres maîtres en fait de cette arme, qui, à son imitation, ont sabré aussi les hommes vertueux, sous le même prétexte qu’ils ne l’étaient pas avec perfection……

Ces éplucheurs de vertus ressemblent parfaitement aux spadassins qui cherchent des occasions de ferrailler, et qui, pour un oui, pour un non, mettent l’épée à la main1.

Après quelques autres observations, il sera facile d’expliquer ce prodigieux changement survenu entre les assemblées de la bonne compagnie du siècle de Louis XIV, et celles correspondantes du siècle suivant ; on verra clairement la cause de la différence extrême de leurs mœurs. Les premières, malgré des ridicules qui doivent accompagner les pauvres humains sous cette forme ou sous une autre, jusqu’à leur dernière postérité, se distinguaient par une grande délicatesse, par l’exacte observance des règles du respect et de la décence, et surtout par une morale très-sévère, que les hommes savaient unir à la galanterie. Les femmes n’avaient rien de plus précieux que les prérogatives de leur sexe ; elles préféraient à de plus doux plaisirs les jouissances de leur propre estime et de l’estime des autres. On s’y faisait un point d’honneur de se bien acquitter de ses devoirs de chrétien, de citoyen, d’époux et de père. Si on y supportait des fadaises, des petits raffinements de vanité, quelques manières ou des phrases de mauvais goût, l’homme pervers y était en horreur ; on y frappait d’anathème les cœurs corrompus. Celle dont notre poète s’est moqué particulièrement, qui se réunissait à l’hôtel de Rambouillet, était composée des femmes les plus recommandables par leur rang et leurs vertus, dont un sage, dont Fléchier a fait le plus bel éloge, dont les mœurs en effet étaient les plus édifiantes.

Cette brillante réunion avait une grande influence sur toutes les autres, tant de Paris que des provinces, qui en relevaient, dont elle était comme la capitale. Elle donnait, ainsi que celle de Longueville, l’exemple et le ton d’une vraiment bonne compagnie, ce qui propageait et entretenait les bons principes.

J’entends les lecteurs prévenus ajouter qu’elles en propageaient aussi de mauvais. Quelle pitié ! mais ne cessera-t-on pas de mettre en balance le mal que ces réunions pouvaient faire au bon goût, avec le service qu’elles rendaient aux bonnes mœurs, avant d’avoir été ridiculisées et déconsidérées ! N’est-ce pas préférer aux cœurs purs, si rares, si nécessaires, les puristes ou rigoristes, les beaux esprits si communs, si indifférents pour le bonheur général, et qui fourmillent parmi les hommes odieux, parmi ces êtres dégradés qui préfèrent le nom de fripon à celui de sot ?

On sait que la comédie des Précieuses ridicules, représentée plusieurs années avant celle des Femmes savantes, avait déjà flétri, et annulé de même, l’autre réunion de femmes vertueuses et les plus polies, les plus aimables que la France possédait alors. Les Sévigné, La Fayette, Deshoulières, etc., furent assaillies des traits de cette satire, jusqu’au point d’avoir été désignées nominativement à tous les goguenards de l’Europe, dans le grand dictionnaire des Précieuses, imprimé deux ans après. Molière ne les avait pas en vue dans cette satire, dit-on ; il est permis d’en douter ; mais au reste, que fait l’intention de l’auteur, lorsqu’il ne peut arrêter l’action de sa satire aux limites qu’il lui a fixées ? Elles n’en ont pas moins reçu les atteintes ; comme les vrais dévots, qu’il ne voulait pas jouer non plus, ont ressenti huit ans plus tard les pointes mortelles du Tartufe : cela suffit à ma thèse.

Oui, d’après toutes les traditions qui les concernent, la douce harmonie d’un commerce pur régnait dans ces assemblées composées de l’élite du sexe, de femmes douées des plus belles qualités de l’âme, dont les petits défauts qu’on leur reprochait tenaient, pour la plupart, à ces qualités supérieures. Non-seulement elles ne faisaient de mal à personne, mais elles étaient sensibles et bienfaisantes ; elles coulaient en paix et honorablement leurs jours dans la pratique de toutes les vertus sociales ; et, je le répète, elles exerçaient la plus grande et la plus salutaire influence sur les mœurs de la capitale, et même de la nation entière.

Sans doute ces femmes étaient précieuses par le bien qu’elles faisaient. Il ne fallait pas les faire insulter, ni faire dire à des femmes comme celles-là, d’aller se cacher ; il fallait punir moins rigoureusement le crime d’avoir dit que le chapelet est une chaîne spirituelle, que l’eau est le miroir céleste, que le ciel est gros de lumière, etc., bien que ces mots, comme ceux de ma chère, soient abominables ; il fallait encore tolérer leur jargon comme on tolère le patois des bonnes gens de la campagne ; l’un ne nuisait pas plus que l’autre au repos du genre humain, auquel il importe infiniment qu’on laisse à la vertu sa considération, et à la morale ses abris.

Le bon goût aurait pu attendre l’influence de la belle institution de l’Académie Française, qui devait faire disparaître les équivoques, les obscurités du langage, naturellement et sans inconvénient, de la manière que le soleil dissipe les ombres.

Je crois même devoir attribuer à elle seule l’épuration graduelle du style et du goût. Je justifierais peut-être suffisamment cette opinion défavorable au critique sous cet autre rapport, si je voulais m’écarter un moment de mon objet principal, pour faire remarquer que ses principes n’ont pu l’empêcher lui-même de composer, peu de temps avant ses leçons, et de nous laisser l’Etourdi et le Dépit amoureux, qui contiennent des fautes grossières contre la morale, contre la bienséance et contre la grammaire ; et plusieurs années après, un ouvrage des plus bizarres, une autre comédie en cinq actes, dans laquelle on a trouvé plus de choses contre le bon goût que les Précieuses et les Savantes n’en avaient jamais conçu ; je veux parler de son Festin de Pierre.

Outre les extravagances avouées de cette pièce, les observations de Bret, du père Roger et d’autres sur ses œuvres, forment un volume de passages vicieux, dont beaucoup sont bien aussi gros de mauvais goût que le ciel est gros de lumière. En trouverait-on dans les œuvres de toutes les précieuses du monde un de plus insoutenable que l’emploi qu’il fait du mot traire dans l’Avare, ou de celui de bouillie dans l’Etourdi ? Ce sont des impuretés semblables qui peuvent être nuisibles à l’ordre essentiel, et qui doivent être satirisées. L’auteur, en respectant et nous laissant intactes ces comédies, a paru en approuver ou légitimer le style, ce qui, eu égard à sa célébrité et au bruit qu’ont fait ses ouvrages, que tout le monde a voulu lire, qui sont devenus élémentaires pour beaucoup de gens, sous ce rapport aussi, a répandu infiniment plus de mauvais goût dans toutes les classes que ses bonnes pièces ne pouvaient en réformer. Beaucoup de ses locutions blessent encore très-souvent nos oreilles aujourd’hui. Il s’ensuit qu’il n’a pas été plus heureux précepteur de grammaire que de morale.

Mais revenons à notre sujet. Une seule observation sur les assemblées qui ont succédé à celles-là, qui ont été la réforme de ces tribunaux de mœurs et de délicatesse, montre dans ce changement étonnant le funeste succès de ces différentes satires qui ont tout confondu, tout assimilé, innocents et coupables, punitions et délits ou fautes, travers et crimes, accusateurs, juges et exécuteurs, par lesquelles des personnes pures, seulement coupables de néologisme, ou de quelque travers, sont frappées de la même verge, subissent la même peine que des hommes pervers qui scandalisent la société par des vices honteux. On voit que ces assemblées postérieures se sont fait remarquer par la morale la plus relâchée, par le mépris de tous les principes qui font les bases des bonnes mœurs : on voit qu’elles ont fini par tirer vanité de leurs excès ; elles avaient pour centre et pour point de ralliement, dit un historien éloquent, un certain nombre de maisons opulentes, rendez-vous habituels de ce que la société avait de plus brillant dans les deux sexes ; elles étaient autant d’écoles de bon ton, de politesse et d’urbanité ; mais on y établissait de fausses bienséances sur les ruines des véritables devoirs. On y avait fabriqué, ajoute-t-il une constitution sur les étranges maximes d’égoïsme et d’indépendance. C’était une faction d’étourdis, de libertins, de femmes perdues ou insensées, qui croyaient gouverner la société lorsqu’ils en sapaient les fondements et préparaient des renversements, qui condamnaient les autres au ridicule quand ils ne méritaient eux-mêmes que le mépris. Ils pardonnaient tous les crimes, pourvu qu’ils fussent revêtus de formes aimables ; le seul crime impardonnable était le ridicule, et le plus grand des ridicules était la vertu, etc. Quelle réforme !..

Ceux qui ne voudraient pas encore convenir que Molière a le plus contribué à rendre le ridicule si insupportable, et la vertu si ridicule ; et que ses satires, notamment celles dirigées contre les frivolités des hôtels de Longueville et de Rambouillet, ont amené la nécessité de la satire de Gresset contre les vices du Salon vert, doivent convenir du moins de la parfaite inutilité de ses plus fameuses leçons pour l’amélioration des hommes. Ils peuvent d’autant moins se refuser à cet aveu qu’il leur est impossible de dire qu’il y ait eu un passage de mieux entre les deux situations, et que l’auteur ait conduit la société, un instant, à plus de perfection, et de ce bonheur qui est attaché à l’ordre et à l’harmonie générale. On ne lui est redevable, et ils n’ont à lui tenir compte que du bonheur éphémère individuel qu’il a procuré, ou du bon sang qu’il a fait faire par des divertissements et des rires dont cet ordre et cette harmonie ont été le prix.

Je voudrais bien pouvoir aussi réduire son influence à cette heureuse inutilité ; mais je suis invinciblement entraîné dans une opinion contraire : je vois avec conviction dans le fond ou l’ensemble de ses œuvres un cours complet de démoralisation ; je vois qu’après avoir suscité une guerre cruelle à la vertu par le Tartufe, et lui avoir enlevé ses postes les plus importants par les Précieuses ridicules, et les Femmes savantes, il lui a coupé toute retraite par le Misantrope. Et en vérité, je ne puis le concevoir autrement, la tête a dû tourner aux bons humains qui n’auraient pas voulu passer pour tartufes, ni pour vauriens, ni pour misantropes ; non, je ne vois pas où ils pouvaient se retrancher avec sûreté pendant la plus grande action de ces productions contradictoires, destructives les unes des autres, qui enseignent ou nécessitent ce qu’elles blâment, qui exposent sur la scène pour les réprimer des désordres qu’elles augmentent, ou qui n’existaient point, et dont elles deviennent l’exemple et la cause.

Les femmes ont encore moins su auquel entendre ; sous la minorité de Louis XIV, on les critiquait sur la légèreté de leurs goûts ; elles ont été sensibles à ces reproches et se sont livrées à l’étude des sciences et des lettres ; elles fréquentaient les savants et voulaient avoir dans leur cercle leur mathématicien, ou leur littérateur ; Molière est arrivé, et s’est mis à crier de toutes ses forces, aux précieuses, aux femmes savantes ! Tous les échos en ont retenti. Pour éviter ce ridicule, elles ont abandonné les livres, et se sont lancées dans les affaires ; leurs boudoirs ressemblaient à des cabinets d’agence ; elles voyaient des hommes d’état, des politiques ; on les rencontrait souvent aux audiences des ministres ; mais leurs démarches, qui étaient souvent heureuses et utiles, ont été qualifiées de menées, et leurs personnes traitées d’intrigantes et encore tournées en ridicule. Enfin, elles ont essayé de prendre un parti mixte, en retournant aux sciences, particulièrement à l’histoire naturelle, surtout à la botanique, sans négliger l’affaire du luxe, les frivolités de la coquetterie. Alors elles partageaient leurs loisirs entre les colifichets, les chiffons, les papillons, les simples ou les plantes et les fleurs ; mais les grands juges du ridicule leur en ont encore trouvé là. Elles ont été poursuivies dans tous leurs retranchements par la manie coupable de persécuter les manies innocentes. On ne doit pas être étonné après cela d’avoir vu tant de monde secouer le joug, braver les censeurs, mépriser les censures, et faire à sa tête, comme le meûnier de La Fontaine.

Je suis persuadé que si cet écrivain justement célèbre pouvait revenir parmi nous et comparer son temps avec celui qui l’a suivi jusqu’à l’époque actuelle, il avouerait lui-même qu’il s’est trompé ; que non-seulement il n’a rien fait d’utile pour les mœurs, mais qu’ayant frappé leurs ennemis inconsidérément, il a tué les bons au lieu de corriger les méchants. Il verrait avec regret que ses écoles des femmes et des maris, et autres pièces, n’ont été que des écoles de mauvaises mœurs ; qu’en voulant corriger les vices de quelques parents dénaturés, exceptés de la règle générale, il avait compromis partout l’autorité paternelle ; qu’en voulant corriger les travers d’un petit nombre de maris, il avait jeté du ridicule ou de la défaveur sur tous les chefs de famille, sur les devoirs du mariage, sur les idées religieuses qui les sanctifient ; qu’il avait donné de bonnes leçons de ruses et d’artifices aux épouses qu’il trouverait peut-être en avoir assez bien profité. Il ferait lui-même sentir leur inconséquence à beaucoup de ses admirateurs, aussi intolérants qu’aveugles, qui vantent sans restriction et regrettent le fouet de sa critique, lorsqu’ils ne voient aucun des bons effets par où il doit être principalement apprécié ; lorsqu’ils n’aperçoivent au contraire partout où il a frappé que désordres, que masques jetés, freins rompus, jougs secoués ; lorsqu’ils approuvent tous les jours les censures les plus fortes, les tableaux les plus hideux, inouïs des temps qui ont suivi ce grand moyen de correction et de perfectionnement ; enfin, lorsqu’ils applaudissent, avec transport, et sur la scène même où ils font éclater les témoignages constants de leur reconnaissance envers le remède, cette publication de l’effrayante augmentation du mal : Et les vices d’autrefois sont les mœurs d’aujourd’hui !…

On pourrait alors, sans craindre d’exciter le courroux de personne et de s’attirer d’amers reproches, ou des réfutations passionnées et aveuglément injurieuses, dire des ouvrages ou des tableaux pleins de vérités qui n’étaient pas bonnes à jouer de ce peintre incomparable, que c’est en effet leur malice, leur esprit ou leur gaîté, qui fait plaisir et qu’on applaudit, que c’est leur bon effet de faire rire qui empêche aujourd’hui d’en voir les mauvais, comme il a empêché autrefois de les prévoir.

Son grand succès à faire rire de tout, même des hommes vertueux, (contre son intention, j’en suis persuadé, et je le répète) a causé des désordres d’autant plus rapides qu’en même temps qu’il rendait la vertu ridicule, il faisait naître généralement la passion de ridiculiser ; car c’est surtout à son exemple et à l’influence de ses comédies spirituelles et malignes que les Français et autres doivent leur manie de critiquer et de faire des satires, leur goût dominant pour le ridicule, la moquerie et les sarcasmes, où les pointes, qui percent partout, ne ménagent rien. Elles sont devenues le sel, l’éloquence des écrits, des discussions et des conversations même sérieuses qui commencent ou finissent presque toujours par-là. Si vous observez plusieurs personnes conversant ensemble, dans une situation ordinaire, vous les voyez rire par habitude, sans savoir pourquoi ; vous les entendez critiquer les choses, goguenarder les gens. Cette manie est telle qu’on peut, qui plus est, remarquer souvent sur la physionomie d’un homme oisif et sans compagnie, qu’il a appréhendé mentalement quelque sujet ridicule qu’il joue, dont il s’amuse tout seul.

Au reste, l’étonnante vogue ou crédit, depuis plus d’un siècle, de ces comédies, ne doit pas les justifier devant la morale plus puissamment que ne les accuse notre dégénération aussi étonnante depuis le même temps. Cette sorte d’analyse, aussi impartiale qu’austère de ces leçons de théâtres les plus vantées, donne également la mesure des poisons coopérants, répandus dans beaucoup de comédies d’un ordre inférieur, surtout dans celles de Regnard. Ce concours avait opéré le renversement de l’ancienne constitution morale, que les philosophes à qui on l’impute jouaient encore à Colin-Maillard.

Les écrivains bien intentionnés de notre temps, en réfléchissant sur le passé, s’abstiendraient sûrement dans bien des cas de ce mode dangereux d’instruction, s’il n’était consacré par l’usage, par l’exemple imposant des anciens, par des préjugés bien enracinés, surtout, s’il n’était soutenu aujourd’hui par les passions mêmes qu’il a fait naître, ou étendues et fortifiées, les quelles repoussent toute réflexion, et même tout soupçon qu’il soit mauvais, qui entraînent tout le monde depuis si long-temps comme elles ont entraîné l’auteur de la satire de Dervière, tartufe de bienfaisance, dans la comédie des Deux Gendres, satire qui place les hommes véritablement bienfaisants dans la situation malheureuse où le tartufe de religion a placé les vrais dévots. Et si je croyais que ce rejeton dût être aussi fécond que sa tige, je n’en excepterais même pas ceux qui ont le moyen de prouver leur bon cœur par de grands sacrifices ; car l’égoïsme, ou la malignité, saurait trouver aussi quelque principe vicieux à leurs bonnes actions ; et les aumônes faites aux pauvres ne prouveraient pas mieux la pure bienfaisance que les offrandes faites à l’église ne prouvent la vraie religion depuis le jeu qu’on a fait du culte extérieur. Il deviendrait même également prudent de s’abstenir des unes comme on s’est abstenu des autres, pour ne pas être remarqué des rieurs ameutés, et conserver son repos.

Je ne me suis jamais senti plus attristé qu’à cette dérision de la bienfaisance, dont l’acteur qui la singeait semblait se moquer lui-même pour la plus grande satisfaction des avares et des égoïstes impitoyables qui maudissent également les vrais et les faux bienfaisants, ces solliciteurs importuns de pitié et de secours, et qui applaudissaient unanimement, il n’y a pas de doute.

C’est aussi le tableau affligeant que je me suis fait des résultats de cette nouvelle prostitution, et la conviction où je fus qu’elle serait encore très nuisible, qui m’ont porté à composer cet écrit, à reprendre la défense des indigents et des mœurs, que les progrès d’une cataracte dont j’ai le malheur d’être affecté m’avaient fait abandonner. On sentira facilement comment j’aurais été obligé de remonter aussi haut et de généraliser la question, quand même je n’eusse eu en vue que cette démonstration particulière ; il était nécessaire dans les deux cas de combattre, malgré le respect qui lui est dû, la principale autorité sur laquelle les critiques modernes s’appuient dans cette cause, et qui devait m’être opposée par les actionnaires et tous les autres partisans d’un préjugé le plus solidement affermi, naturalisé ; et que, par conséquent les petits coups de hache que je lui porte aujourd’hui ne sauraient renverser de sitôt. Il est probable que l’outil sera brisé auparavant, ou jeté bien loin de main en main comme un instrument de dommage lui même. Je n’entreprendrai pas de le défendre contre une ligue formidable de passions, combinées encore avec celles d’un parti nouveau, qui vont combattre véritablement pro aris et focis ; j’en référerai à un temps, hélas ! encore bien éloigné peut-être, et que nous ne pouvons pas espérer de voir, où la cause pourra être plaidée et jugée au tribunal d’un public désintéressé et impartial, que le comble du mal aura forcé enfin à rétrograder de ce côté là, en regardant et jugeant alors les causes et les effets de la révolution morale aussi sainement que nous-mêmes, lorsque nous fûmes accablés de malheurs et forcés aussi d’un autre côté à retourner sur nos pas, avons régardé et jugé les causes et les effets de la révolution politique d’où nous sortons.

Cependant, à Dieu ne plaise que la manifestation de cette erreur si bien accréditée, et généralement autorisée, renouvelle les chagrins de l’auteur spirituel qui a publié cette dernière satire et à qui l’on a fait payer trop cher l’omission de déclarer qu’il avait emprunté d’un moine, comme il est arrivé autrefois et comme il arrive encore tous les jours aux auteurs de faire des emprunts à d’autres. Il est arrivé à Catulle d’emprunter d’Hésiode ; et à Virgile d’emprunter de Catulle et d’Homère, comme il est arrivé à Molière, à Corneille, à Racine, à Voltaire, d’emprunter de Plaute, de Térence, d’Euripide et de Sophocle, etc.

Je suis persuadé que son ouvrage, que je n’ai pas non plus l’intention d’ôter du rang auquel l’opinion la placé, sous le rapport littéraire, n’aurait pas été mis au théâtre, du moins sans un retranchement volontaire considérable, si quelqu’ami respectable, moins prévenu, ayant mieux profité des leçons du passé, l’eût éclairé en lui montrant dans plusieurs exemples les funestes conséquences qu’il aurait infailliblement, et en lui disant pour consoler son zèle : vous avez la très-louable intention d’éclairer vos concitoyens et principalement de prévenir les hommes puissants, les princes, les ministres, contre des intrigants hypocrites qui prennent le vernis de belles qualités qu’ils n’ont point, pour en imposer et obtenir des places dont ils ne sont pas dignes ; hé bien, il n’est pas nécessaire pour cela de faire tant de bruit, d’avoir recours aux prestiges de la déclamation, à la séduction de la poésie ou des beaux vers qui font croire le pour et le contre, aidés du fracas et de la magie du théâtre, de son appareil fantasmagorique, qui exerçent trop d’empire sur les sens et sur l’imagination des hommes, surtout en rassemblement, qui les exaltent, et les font extravaguer ou passer le but qu’on se propose. Cette manière d’agir, aussi peu sensée que celle de frapper rudement et bouleverser un homme endormi pour l’éveiller, tandis qu’il suffit de l’agiter doucement, quoique bien établie et admirée aujourd’hui, doit faire regarder enfin les auteurs qui l’emploieront avec aussi peu de raison comme des forts à bras littéraires, ou des don Quichote, mus par l’orgueil et l’amour propre, dont le principal objet est de faire montre de l’étendue de leur esprit, de la force de leur génie, en produisant de grands effets, bons ou mauvais, n’importe, pourvu qu’ils soient extraordinaires et étonnants, et qu’ils fassent beaucoup et long-temps parler d’eux. Mais vous, qui seriez fâché d’être renommé par le mal que vous auriez fait, à la manière des conquérants insensés et féroces, de ces grands ravageurs de campagnes et abatteurs de murailles, qui préférez un éternel oubli à une immortalité funeste ; reconnaissant la sagesse de cette maxime : Nisi utile est quod facimus, stulta est gloria , vous devez prendre dans le cas présent, pour éviter les mauvais résultats prévus, une autre voie qui vous conduira plus naturellement à votre but ; celle qu’ont suivie dans tous les temps les plus profonds moralistes qui ont éclairé leurs contemporains, celle unique que notre sage Fénélon a suivie aussi et qu’il suivrait probablement encore aujourd’hui s’il vivait.

Imitez le, adoptez ici sa méthode si persuasive d’instruction purement morale. Au lieu de scènes qu’il faut mêler de tant de scandales, dans lesquelles Molière, votre guide, a cru devoir donner des tours gracieux aux vices, avec une austérité ridicule à la vertu (ce reproche lui est fait par ce respectable prélat lui-même) ; divisez votre travail en chapitres, faits avec sagesse et sans artifice, comme les siens ; répandez aussi doucement que lui des lumières aussi pures, et vous serez cité de la manière qu’il l’est tous les jours, avec une reconnaissance et un respect que nul partisan de la marche opposée n’inspire au même degré.

Que si même, aurait pu ajouter le prudent ami, les circonstances, votre talent et votre goût, vous portent à mêler à vos instructions une certaine dose de raillerie, de finesse, de pointes ou d’ironie, de la gaîté, du comique, même de la poésie, en un mot un peu de comédie, faites-le à la manière d’Horace, de Pascal et de Michel Cervante. Vous savez combien leurs succès ont été satisfaisants. Ces écrivains célèbres ont prouvé que les leçons particulières, que l’instruction à domicile est souvent préférable à celle qu’on va chercher à la tumultueuse école du théâtre ; puisqu’elle en a l’efficacité sans en avoir les inconvénients. Les faux bienfaisants n’en seront pas désormais plus à craindre ; ils seront observés avec calme et plus sagement jugés. Laissez-les donc en toute sûreté donner de bons exemples, faire du bien, ou engager les apathiques, les indifférents à en faire ; laissez-les courir, s’agiter, faire du bruit, attendrir les autres en feignant de s’attendrir eux mêmes ; cette fermentation est nécessaire à l’éveil, au maintien de la vraie bienfaisance ; ces hommes hypocrites et corrompus sont pour les âmes bienfaisantes ce que les plantes parasites et pourries sont pour les plantes utiles dont elles font l’engrais, sur lesquelles elles agissent, qu’elles échauffent et font croître. D’un autre côté, non-seulement ils sont très-propres à tourmenter et pressurer l’égoïsme qu’ils mettent à contribution malgré lui ; mais on les voit s’attaquer mutuellement, se prendre au mot et s’exécuter les uns les autres. C’est par eux que le bien se fait plus généralement et plus régulièrement ; vu qu’ils l’obtiennent de toutes les dispositions et le provoquent sans relâche. Tournez-les aussi en ridicule, corrigez-les à votre manière, vous verrez bientôt le nombre des égoïstes grossir et la bienfaisance s’endormir ; elle n’y est déjà que trop disposée.

Encore une fois, laissez-les pratiquer une si belle vertu qui les séduira enfin, ou bien à laquelle ils s’attacheront, du moins par la nécessité d’affermir la considération qu’ils lui doivent ; laissez-les crier au secours sur le sort des malheureux auxquels dans le fond ils s’intéressent peu, comme vous laissez crier au feu sur l’incendie d’une maison, par des individus à qui la conservation de cette propriété est fort indifférente, et qui ne font rien autre chose pour elle. Comme ceux-ci, par les cris qu’ils jettent à la vue de l’édifice en flammes, quelles que soient leurs dispositions intérieures, donnent l’éveil aux gens plus intéressés à le sauver, de même ceux qui appellent du secours à la vue de la misère qui accable l’indigent, quel que soit le fond de leur cœur, fixent l’attention, excitent la sensibilité des àmes plus disposées à le secourir.

Et dans quel temps, aurait-il pu ajouter encore, voulez-vous publier une telle satire qui doit les comprimer, les âmes sensibles, déjà en trop petit nombre, et rendre ridicule peut-être jusqu’au mot sacré de Bienfaisance ! en temps de guerre, pendant le cours de la plus terrible calamité, à l’époque où les gouvernements donnent déjà, avec trop peu de succès à ceux qui peuvent les seconder, le signal et l’exemple des divers moyens à prendre pour concourir avec eux à adoucir les rigueurs de ce temps de souffrance, où les arts, les métiers et le commerce, languissent, où les malheureux fourmillent dans toutes les professions et sur tous les points de l’Europe ! Fut-il jamais une époque à laquelle il y eut plus de familles indigentes, plus de pauvres honteux, qui ont besoin d’un protecteur généreux, d’un ami obligeant, et, à défaut de ceux-là que vous dites vous-même être bien rares, d’un interprète quelconque, d’un voisin hypocrite, d’un tartufe de bienfaisance en un mot, qui fasse connaître leur situation, qui soit du moins l’affiche de leur misère, l’écho de leurs gémissements vis-à-vis des personnes vraiment sensibles et prêtes à leur tendre une main secourable ? Combien de malheureux, qui ont été soulagés, auraient pâti plus long-temps, seraient morts sur la paille ou dans un affreux désespoir, si de bons valets de bienfaisance, témoins de leur détresse, n’eussent sonné l’alarme et fait des démarches, provoqué des collectes d’argent ou autres secours ? Et, dans d’autres circonstances, combien de faux bienfaisants, ou d’hommes poussés uniquement par des vues secrètes d’intérêts particuliers, ont servi l’humanité autant que leurs concurrents généreux, de différentes manières ; soit par de grandes entreprises, ou la communication de projets utiles ; soit par des voyages ou des travaux pénibles, par leurs veilles et des études opiniâtres, par leurs découvertes, par leurs écrits ou discours ; soit aussi en veillant sur leurs concitoyens, en écartant les dangers qui les manaçaient, soit en défendant l’honneur et la fortune des opprimés ; soit en visitant et soignant leurs semblables, même dans les maladies les plus contagieuses ! combien d’actes de dévouement, combien de belles actions et de choses utiles, se font tous les jours par le même mobile, et qui n’en ont pas moins les résultats les plus heureux, dont les auteurs par conséquent n’en doivent pas être moins encouragés ! C’est ce que pratiquent habituellement les gouvernements, dont les sages ministres savent que les hommes sont faits ainsi ; que c’est l’intérêt personnel qui les régit plus ou moins impérieusement et les fait agir sous le masque de quelque vertu que peu possèdent en perfection, que beaucoup n’ont qu’à demi, dont le plus grand nombre n’a encore que l’apparence ; que pour les obliger à l’acquérir ou à la cultiver, il est plus expédient de la leur supposer, en y attachant un grand prix, que de faire des tours de force et beaucoup de bruit pour montrer à tout le monde qu’ils ne l’ont point. C’est pourquoi on ne les voit jamais porter l’inquisition dans le cœur de celui dont ils ont à récompenser une belle action : ils le considèrent tant qu’il est possible de l’en croire digne, comme ils le méprisent ou le punissent avec sévérité, selon les circonstances, lorsque le masque de son hypocrisie vient à lui être arraché d’une main sûre.

Voilà d’autres raisons de convenir que vouloir perfectionner les hommes par des moyens indirects, ou vagues et violents, est une folie, ou une erreur dangereuse, d’après laquelle on les a tant et si imprudemment tourmentés qu’on les a excédés et conduits à jeter le masque de leurs infirmités dont ils ont fait parade depuis.