(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE VIII. » pp. 131-157
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE VIII. » pp. 131-157

LETTRE VIII.

L’Avocat des Comédiens en tournant le dos à la morale Evangelique, n’avoit garde, Mademoiselle, de comparoître au Tribunal des saint Peres ; il se contente de les respecter, sans toutefois leur prêter l’oreille ; & sa grande raison : autre chose, l’ordre des vertus chrétiennes, (p. 87) autre chose, l’ordre de la Loi. Nous avons vû que celle-ci n’étoit nullement favorable à sa cause : ajoutons le témoignage des Payens qu’il n’oseroit suspecter ; nous préluderons par les Docteurs de l’Eglise, sans avoir aucun égard à sa répugnance ; leurs sentimens font un ensemble d’un aussi grand poids que les Canons, & dès qu’ils se réunissent en grand nombre sur une assertion doctrinale, on ne peut la démentir, sans s’écarter des bornes de la foi dont ces grandes lumieres ont conservé le précieux dépôt dans leurs ouvrages respectifs.

Tertulien, celui de tous les Peres qui a le plus écrit contre les Spectacles, & l’un des premiers en date, se borne, il est vrai, jusqu’au quatorziéme Chapitre de son Livre, à l’idolâtrie où l’on tomboit en se mêlant avec les Spectateurs ; mais à la suite il démontre le vice du Théâtre indépendamment des superstitions payennes dont il étoit pour lors infecté. Il attribue l’origine des jeux, ludi 1 aux Lydiens qui passerent d’Asie en Toscane, sous la conduite de Tyrenus, emportant toutes les superstititons orientales, parmi lesquelles les Spectacles ne furent pas oubliés. Les Romains qui copioient les vices des peuples, à mesure qu’ils les subjuguoient, suivirent avec empressement ces nouveaux Habitans de l’Etrurie, & dans leurs représentations ils ont fait entrer des circonstances relatives aux grands événemens : le Théâtre leur rappelle, tantôt le massacre de Remus tantôt l’enlevement des Sabines. Une multitude d’actions odieuses qui couvrent de honte toute la nation font les délices des Spectacles. Puis donc l’origine de ceux-ci est criminelle, par quel principe espére-t-on les justifier ? Ce sont des violences qui se produisent sur la Scéne, une incontinence effrénée, la haine & le fratricide ; est-il permis de comtempler l’image du crime avec une sorte de complaisance.

Vous dites, ajoute ce Pere1, que l’Ecriture ne défend point les Spectacles : comment les auroit-elle proscrits, puisqu’ils étoient ignorés des Juifs ? Cependant les Livres saints devant servir de regle aux Gentils qui se convertiroient, contiennent un grand nombre de maximes d’où suit naturellement l’interdiction des Spectacles. Heureux celui1 qui n’est point entré au conseil des impies, qui n’a point marché dans la voie des pécheurs ! Le Prophete entend par-là les princes de la nation juive qui consentirent à la mort de Jesus-Christ : or, les Spectacles le font mourir une seconde fois ; ce sont des conventicules de Satan où la foi se détruit, où la morale de l’Evangile est combattue par une doctrine détestable. Cet oracle n’est point le seul d’où Tertulien infére la condamnation des Spectacles : il ajoute ceux-ci tirés de l’Evangile & de l’Apôtre Saint Paul ; on ne peut servir1 à deux maîtres, ni supposer aucun rapport entre la vie & la mort, entre la lumiere & les ténébres. Si vous suivez le Seigneur, vous devez renoncer au Théâtre, les maximes de l’un & de l’autre étant opposées. Enfin, l’Evangile établit cette différence essentielle entre les Disciples de Jesus-Christ & les Partisans du monde : ceux-ci se rejouissent, & les Chrétiens vivent dans la tristesse ; pleurons, dit le même Pere2, tandis que les Payens se recréent, afin que nous ayons droit de nous rejouir, lorsqu’ils seront plongés dans la tristesse.

Saint Cyprien dans son Traité des Spectacles, trouve pareillement en leur nature un vice radical ; il n’est pas possible d’y assister sans renoncer à la foi chrétienne. Ecoutons cet illustre Evêque de Carthage : toute la Ville est, dit-il1, en mouvement, pour voir la représentation des Divinités fabuleuses ! Quel est donc le sujet de ce grand concours de monde ! Pourquoi ces jeux insensés, ces intrigues fastueuses ou ridicules ? Dans la supposition que le Théâtre ne seroit pas dédié aux simulacres des faux-Dieux, infecté des cérémonies de la superstition, les fidéles devroient en détourner les yeux : quand même le crime ne s’y produiroit pas avec effronterie, on y remarque une sorte de vanité qui n’est nullement permise aux Chrétiens. Tel est le témoignage de Saint Cyprien, lequel étant né dans les ténébres de l’idolâtrie, lorsqu’il exerçoit la profession d’Orateur & de Philosophe, fut converti par le Prêtre Cecilius ; puis ayant éclairé l’Eglise par sa doctrine, étant monté sur le premier Siége d’Afrique, après l’avoir soutenu long-tems par son zéle, il l’édifia par sa mort généreuse, versant son sang pour la foi de J. C. dans la persécution de Licinius. Pensez-vous, Mademoiselle, que que son témoignage puisse être balancé par celui de votre Jurisconsulte ?

Saint Augustin qui écrivoit son Traité de la pénitence, près d’un siécle après la conversion des Empereurs, & dans un tems où le paganisme étoit à l’agonie, où les Spectacles étoient purgés de toute espéce d’idolâtrie, n’a pas laissé de les interdire aux Chrétiens. Il ordonne d’abord aux Pénitens de s’abstenir des jeux & des Spectacles du siécle. Cohibeat se à ludis & Spectaculis sæculi. Gratien rapporte cette authorité1 dans ses Canons de la penitence. On dira peut-être, ajoute ce Pere, que cette défense ne regarde que les Pécheurs publics à qui on refusoit les recréations les plus innoncentes ; mais je vous assure que l’éloignement des Spectacles est un preservatif nécessaire à quiconque est jaloux de conserver son innocence : si Dina n’étoit point sortie de la tente de Jacob, son pere, sa pudeur n’eût point eu de combat à soutenir ; une vaine curiosité la fit entrer dans la Ville de Sichem, pour y voir les femmes du pays, elle fut malheureusement rencontrée par le jeune Prince, & cette fatale entrevûe causa la ruine de tout un peuple & de sa propre vertu. Comment osez-vous fréquenter les Spectacles, s’écrie Salvien1, après avoir reçu le Baptême, vous n’ignorez pas que l’on y rencontre des représentations diaboliques, que le Théâtre est de l’invention du Prince des ténébres, & que sa fréquentation entraîne une sorte d’apostasie : confrontez ses maximes au symbole de la foi, conciliez ses mystéres avec ceux de la Religion, avec la participation des Sacremens ; pouvez-vous vous flatter d’y rencontrer Jesus-Christ ? Ah ! Comment s’y trouveroit-il, puisque le démon y préside avec toutes ses pompes ! Vous cherchez de l’amusement aux Spectacles, & c’est une mort spirituelle que vous y rencontrez.

Saint Jean Chysostome s’emporte avec son zéle ordinaire contre le peuple d’Antioche, qui malgré ses avertissemens réiterés, fréquentoit toujours les Spectacles : vous courez à l’Amphithéâtre où l’on voit des danses immodestes, où 1 l’on entend des Acteurs qui sont les organes de Satan. Ce saint Pere étant monté sur le Siége Patriarchal de Constantinople, trouva dans cette capitale de l’Empire d’Orient, des jeux dont la licence étoit affreuse ; on les nommoit Majuma. Les Empereurs Arcade & Honorius avoient ordonné que l’on2 y fit des corrections : mais cette réforme n’avoit pas arraché la racine du mal, & le saint Prélat, qui ne pouvoit en détourner son peuple, engagea ces Princes pieux à les supprimer tout-à-fait. Nous avions accorde ces jeux, dit l’Ordonnance Impériale1, comme une récréation qui nous paroissoit innocente, de peur que leur suppression ne causât de la tristesse ; mais ayant reconnu que le scandale y regne encore, & qu’il n’est guères possible de les purifier entierement, nous dérogeons à la concession précédente, & voulons qu’ils soient interdits pour toujours.

On voit encore en cette Loi les Puissances temporelles tendre la main aux Chefs de l’Eglise, à l’occasion des Spectacles : si nous remontons jusqu’au IIe. siècle, nous trouvons à coté de Tertulien, St. Clément d’Alexandrie qui dit à ceux qui fréquentoient les Spectacles : qu’elle est votre sécurité1 de vous jetter en une foule où la confusion regne, où le scandale triomphe, dans une assemblée où l’innocence est toujours fort en danger ? Arnobe qui, dans le siècle suivant entreprit la défense de la Religion Chrétienne, parloit ainsi aux Empereurs2 : vos Loix n’ont-elles pas flétri les Comédiens, qui sont les Ministres de vos superstitions sur le Théâtre ? Vous les tenez pour des gens infames. L’Eglise aux IV. & V. siècles a produit de puissans Athlètes contre le Théâtre ; ajoutons à St. Augustin, à St. Jean-Chrysostôme, St. Basile1 & St. Ambroise2 qui se sont vivement élevés contre les dangers des Spectacles : là, dit St. Jerôme3 s’accomplit l’oracle du Prophéte Jeremie4, la mort entre par les fenêtres, qui sont les yeux & les oreilles. Saint Ephrem au VIe siècle avertissoit les Fidèles de ne point consumer5 un temps précieux aux jeux du théâtre, se souvenant de la ménace portée dans Isaïe. Malheur à vous qui faites la débauche & qui dansez au son des instrumens : par-tout où la danse se rencontre, la musique & les transports d’une joie effrenée, les femmes s’oublient de leur devoir, les hommes sont saisis d’un esprit de vertige ; c’est un séjour de tristesse pour les Anges, le sanctuaire des Démons & leur grande fête. Saint Isidore de Seville qui vivoit au VII. siécle, appelle le Théatre un lieu de prostitution, les Historiens sont, dit-il1, ainsi nommés, parce qu’ils racontent des événemens comme les Historiens ; mais ce sont des faits qu’on devroit passer sous silence : ils mettent sous les yeux du peuple2 toute la conduite d’un scélerat illustre, en la décorant des Vers plaintifs de la Tragédie. Les Mimes sont ceux, ajoute ce Pere1, qui copient les actions humaines, pour les tourner en ridicule dans la Comédie ; leurs Fables sont entremêlées d’intrigues2 employées à la séduction des jeunes filles, ou bien à réaliser un commerce odieux de la part des femmes galantes.

Ainsi s’exprimoient, Mademoiselle, les anciens Peres de l’Eglise ; ceux qui leur ont succédé n’étoient plus guères dans le cas d’écrire contre les Comédiens qui devenoient très-rares, & dont les représentations étoient sans suite & sans consistance. Saint Bernard n’a pas laissé de les condamner3, sous prétexte qu’elles flattent nos convoitises, qu’elles retracent des actions criminelles. Saint Thomas en dit tout autant, ainsi que nous l’avons observé plus haut ; on a voulu s’autoriser d’une décision de Saint Antonin mal entendue : alors le Théâtre n’étoit occupé que des exercices de la piété, & supposé que l’Italie ait eu d’autres Histrions, ce Saint Docteur ne les connoissoit pas, ou du moins ne les avoit-il point en vue, s’il est vrai qu’il ait avancé quelque chose en faveur des Spectacles.

Avouez, Mademoiselle, que votre Avocat étoit bien fondé à décliner l’autorité des Saints Peres, il appréhendoit une nuée de témoins qui déposent contre lui, il voudroit qu’on le traduisît au Tribunal de la raison, j’y consens volontiers, persuadé que son jugement ou celui des Auteurs qu’elle a fait parler n’est pas moins défavorable à votre cause. Il confesse que les premiers Romains n’avoient pas de Spectacles, ce qu’il attribue à leur barbarie ; (p. 121) nos Peres les Germains, ajoute ce grand appréciateur des choses, nation aussi féroce, n’avoient pour Spectacles que la danse des jeunes gens sur des épées nues. Seneque pensoit tout différemment touchant les Spectacles de Rome, l’affoiblissement de la République vient de-là, ainsi que du luxe : ils ont porté la corruption dans l’ame, en séduisant les yeux & flattant agréablement les oreilles1.

Les Spectacles étoient ignorés à Rome2 dans les beaux jours de la République ; mais les conquêtes de la Grece & de l’Asie, ayant introduit les délices & les jeux orientaux, dès que le peuple eût fréquenté le Cirque & l’Amphithéâtre, il ne fut plus possible de lui arracher ces funestes amusemens ; c’étoit une idole enchanteresse dont il ne pouvoit se déprendre. Le Sénat en comprit le danger, lorsqu’il n’étoit plus tems de s’y opposer, le reméde eut été pire que le mal : on se contenta d’infliger aux Comédiens1 la peine d’infamie un Chevalier Romain fut dégradé pour avoir monté une seule fois sur le Théâtre. Telle étoit la politique de Rome relativement aux Spectacles : la tolérance dont elle usoit ne fut pas sans interruption. Saint Augustin raconte2 que les Censeurs, Crassius & Valerius Messala, avoient loué aux Histrions un Théâtre que Scipion Nausica fit démolir par ordre du Sénat, qui veilloit à la conservation des bonnes mœurs : ce fut Pompée qui le rétablit. Avant cette époque, les Spectacles n’avoient point eu de consistance dans la Capitale de l’Empire romain. César en les protegeant avoit rendu les Acteurs d’une insolence1 à se faire redouter ; elle augmenta par dégrès jusqu’au régne de Tibere, qui crut d’abord pouvoir la reprimer, en défendant2 aux Sénateurs l’entrée de leurs maisons, en statuant qu’un Chevalier n’auroit plus la liberté de s’en faire accompagner dans les rues ; mais que l’on se contenteroit de les voir sur le Théâtre. Ces réglemens ayant été mal exécutés, cet Empereur bannit1 les Comédiens de toute l’Italie ; cette Sentence fut renouvellée plus d’une fois2, selon Tacite de qui je tiens ces particularités remarquables.

Cet Historien célébre est fort éloigné d’envisager, ainsi que le sieur de la M… l’éloignement que les Germains avoient pour toutes sortes de Spectacles, comme un effet de leur barbarie ; il attribue à cette sage abstinence l’intégrité de leurs mœurs. Nullis3 Spectaculorum illecebris corrupti. Interrogez Ciceron, ce grand Orateur, qui connoissoit si parfaitement le cœur humain, & la nature des choses ; ah ! si les Dieux, dit-il1, avoient eu une volonté mal-faisante pour les hommes, quel don plus conforme à ce dessein auroient-ils pû leur faire, que celui d’une foule de passions, l’injustice, l’intempérance, la luxure, dont la raison n’eut pas été la maîtresse ? Quoi ! nous représentons sur le Théâtre les fureurs de Medée, les vices d’un grand nombre de personnes que l’on métamorphose en Héroïnes ou en Héros, sans aucun égard pour la raison qu’elles n’ont jamais respectée : nous récréons notre esprit par la méditation de leur sceleratesse ! Quel est le but des frivolités comiques ? Il est bien rare que la raison se rencontre avec elles. O la plaisante maniere de corriger les mœurs, dit-il encore1 ! Le Spectacle ne plait que par la représentation des hommes vicieux. Quelle régularité peut inspirer le chef des Argonautes, qui se produit en une Tragédie, enflammé d’amour & animé d’une fausse gloire ? Le véritable honneur m’attire bien moins sur ses pas que la passion des femmes & la soif des richesses.

Seneque appréhende2 que l’on ne perde la santé de l’ame, en fréquentant les Spectacles pour amuser son oisiveté, & que l’innocence n’y fasse un triste naufrage. Rien en effet, ajoute-t-il1, n’est plus funeste à l’intégrité des mœurs, que le Théâtre : le vice s’insinue avec le plaisir dans le cœur, & l’on se pervertit en se divertissant. Martial se mocque d’un homme sage qu’il rencontre dans l’Amphithéâtre, ce lieu n’étant point l’azile de la sagesse, la vertu d’un Caton auroit bien de la peine à s’y soutenir. Cur in Theatrum2 severe Catone, venisti ? Aristote qui dans sa Poëtique a donné des regles pour le Théâtre, sur lesquelles nos grands Maîtres, sur-tout Pierre Corneille, se sont modélés, n’a pas laissé dans sa politique de supposer un certain danger dans les représentations. Il ne conseille pas d’y souffrir la jeunesse1, quoiqu’on ne jouât pas de son tems des rolles de galanterie ; mais c’est que les passions de trahison & de vengeance pouvoient faire impression sur l’esprit des jeunes gens. Platon, le maître d’Aristote, est bien plus rigoureux, il a banni tout-à-fait le Théâtre de sa république : nous ne recevons, dit-il2, ni la Tragédie ni la Comédie en notre Ville, ce genre de poësie voluptueuse est capable de corrompre les gens de bien, par ce que n’excitant que la colere ou l’amour, ou quelqu’autre passion qu’elle arrose les mauvaises herbes qu’il falloit laisser entierement secher*.

Il est remarquable que les payens se rencontrent avec les Peres de l’Eglise, dans le jugement qu’ils ont porté sur les Spectacles, & que la seule raison les ait convaincus d’une maxime qu’on a tant de peine à faire saisir à des personnes qui se disent éclairées des lumieres de la foi, & parfaitement soumises à la sévérité de l’Evangile. Entrez, Mademoiselle, dans le parti de la vérité, vous mériterez l’estime des honnêtes gens, & la mienne en particulier. Je suis, &c.