(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE IX. » pp. 158-170
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE IX. » pp. 158-170

LETTRE IX.

J’Ai renversé, Mademoiselle, les moyens de votre Avocat, à mésure qu’ils se sont rencontrés sous mes pas : je n’ai laissé en arriere que ceux qui sont isolés, & qu’on ne pouvoit lier aux objets discutés, sans leur faire une sorte de violence. Je ne m’arrête point à quelques textes de l’Evangile, aussi mal choisis que faussement appliqués, par exemple, (p. 206 :) Celui qui croit & qui a reçu le Baptême sera sauvé , pourvû qu’il n’agisse pas contre sa foi, comme on le reproche avec raison, aux Suppôts de la Comedie : la foi ne suffit point sans les œuvres, ainsi que l’Apôtre S. Jacques l’a démontré en son Epitre Catholique.

La douceur recommandée par le Sauveur à ses Disciples, & l’esprit de domination qu’il leur a défendu, ne concluent rien touchant la contestation présente : il faudroit improuver la conduite de Saint Pierre envers Ananie & son épouse qui tomberent morts à ses pieds ; de même que la Sentence d’Excommunication qu’il porta, selon la remarque de Saint Epiphane1, contre Simon le Magicien, qui vouloit acquérir le don de Dieu pour une somme d’argent2. Nous pouvons ajouter l’exemple de Saint Paul que j’ai cité plus haut : cet Apôtre a traité aussi sevérement Hymenée & Alexandre3 qu’il livra à Satan, afin d’arrêter par cette censure le cours de leurs blasphémes. C’est en usant du même pouvoir, selon le Pape Sirice4, que ce Docteur des Genrils disoit aux Galates : Si quelqu’un vous annonce un Evangile1 différent de celui que vous avez reçu, qu’il soit anathême. Le sieur de la M.., trouvera en ce dernier trait un exemple de l’excommunication encourue par le seul fait, dont-il s’avise de contester la légitimité ; on voit une censure de cette espéce au sexte des Décrétales2.

I. Les aumônes qui sont ajugées sur les revenus de la Comédie, ne font rien pour sa justification, quoi qu’en puisse dire, Mademoiselle, votre ingenieux Jurisconsulte, (p. 216.) ce moyen que la Troupe a produit étoit bien digne de son attention ; mais nullement de celle du public qui sçait mieux apprécier les choses. Les Curés de Saint-Sulpice ont reçu ces libéralités pour en soulager les Pauvres de la Paroisse ; ils ont très-bien fait de toucher un argent mal acquis pour le faire passer entre les mains des maîtres légitimes. C’est aux Pauvres à qui tout gain honteux appartient de plein droit, c’est-à-dire, celui que l’on a reçu pour une cause illicite. Voyez la Décrétale d’Alexandre III1. puis le Canon tiré de Saint Jerome2 qui l’ont décidé. Par cette conduite on convertit, dit Saint Thomas3, les productions de l’iniquité en des fruits de salut, on se fait des amis avec un lucre deshonnête ; les indigens que l’on assiste de ces biens, qui sont leur partage naturel, ouvrent aux pécheurs les célestes Tabernacles, quand ceux-ci ayant changé de vie, & fait pénitence, comme Zachée & Saint Mathieu, quittent enfin cette vallée de larmes & de miséres. Facite vobis1 amicos de Mammona iniquitatis, ut cùm deficeritis recipiant vos in æterna tabernacula.

II. Il y a long-tems que l’on se plaint en France de l’Excommunication des Comédiens, tandis que en Italie, à ce qu’on prétend, ils n’encourrent pas cette censure : ce moyen usé est présenté par le sieur de la M… (p. 192) dans un nouveau jour & avec un air de triomphe la Comédie à Rome est toute diffèrente de la vôtre, Mademoiselle, elle n’est ouverte que pendant le Carnaval, & aucune femme ne paroît sur le Théâtre. Les Acteurs ne laissent pas d’être frappés d’anathéme, ainsi que vous, en vertu des Canons qui sont en vigueur dans toute l’Eglise. Si néanmoins on s’étoit expliqué en leur faveur, & qu’on les ait declarés libres de toute censure, ils gagnent bien peu à ce privilége ; puisqu’ils sont en état de péché mortel, comme la Troupe Françoise, incapables d’être reçus à la participation des Sacremens, tandis qu’ils perséverent en une profession que j’ai fait voir criminelle de sa nature.

III. La Comédie a offert une place distinguée à l’Académie Françoise, & l’acceptation de cet illustre corps devient entre les mains de l’Avocat, (p. 188,) un nouveau moyen de défense. L’Académie ne s’est point arrogé le jugement de la morale chrétienne : la pureté de la langue est son objet exclusif, & je la crois aussi incompétente dans la matiere présente, qu’elle l’est touchant le stile des Prophétes qu’elle a cru barbare, sur la foi du sieur d’Alembert. Mais elle compte parmi ses membres, des Evêques remplis de lumieres ; ces Prélats ont-ils accédé à la délibération prise ? S’ils en ont eu la foiblesse, leur avis en cette occasion doit-il être envisagé comme un jugement dogmatique ? D’ailleurs, le suffrage d’un petit nombre de Pasteurs, n’a jamais été d’aucun poids dans l’Eglise, dès que la majeure part des saints Ministres se trouve en un parti contraire. Quel cas fit-on de l’opposition des Eusebiens, à la condamnation d’Arius, au I. Concile de Nicée ? Cinq ou six Evêques qui fréquenteront la Comédie, à la honte de la Prélature, l’emporteront-ils sur la décision de tant de Conciles & de saints Peres, sur la croyance de l’Eglise universelle ?

IV. Mais sans trop s’effrayer de ces autorités respectables, l’Avocat reclame les Arrêts favorables à la Comédie Françoise. Quand même toutes les Loix Civiles se déclareroient pour elle, nous répondrions comme S. Thomas l’a fait à celles qui permettent l’usure : Ad duritiam1 cordis vestri permisit vobis. C’est à la dureté du cœur humain que l’on doit rapporter une concession pareille ; quelqu’autenticité qu’on lui suppose, elle ne sçauroit légitimer ce que la Loi de Dieu défend, un amusement contraire aux bonnes mœurs & à la religion chrétienne, Il n’est point vrai, Mademoiselle, que l’Etat vous autorise, vous n’avez en France, selon Brillon2, aucune Lettre-patente, au moins dans les formes usitées, les Comédiens sont purement tolérés. Le Parlement l’a bien fait sentir à votre Avocat dans la peine infamante qu’il vient d’ordonner contre son Livre & même contre sa personne ; il a jugé qu’une plume aussi mensongere étoit indigne d’écrire pour les intérêts de la Vérité & de la Justice*, craignant qu’encouragé par cet essai scandaleux, il ne prenne le goût de défendre les causes les plus décriées. Je souhaite néanmoins très-sincérement de le voir rétabli, après qu’il aura abjuré ses opinions erronnées.

Personne ne devoit être plus prévenu de celle qui vous favorise, Mademoiselle, plus porté à innocenter la Comédie, que les Auteurs dramatiques. Cependant de combien de remords n’ont pas été agités ceux qui conservoient encore en leur esprit un reste d’attachement à la Religion ? Chacun sçait la pénitence du grand Corneille ; M. Bossuet1, a été le témoin oculaire des regrets de Quinault, Racine ouvrit les yeux au milieu de sa carriere, on a regardé sa retraite comme un vain scrupule ; c’étoit plutôt un retour de sa foi éclipsée ; il comprit qu’on ne sçauroit la concilier avec les sentimens & la profession de ceux qui travaillent pour le Théâtre. Aucun Poëte moderne ne s’est moins écarté que M. Gresset, des régles de la modestie, il est surprenant qu’ayant écrit dans un genre aussi frivole, la gaité de sa plume ait pû se contenir : depuis quelque tems il composoit des Poëmes dramatiques, ses dernieres productions avoient eu du succès ; le repentir l’a saisi tout-à-coup dans une Lettre adressée à son Evêque, que nous lisions il y a deux ans, il a rendu sa pénitence autentique.

V. Enfin, les Acteurs ne sont point riches, ils n’obtiennent des pensions qu’après vingt années de service ; les contraindre à quitter avant ce terme, c’est les exposer à manquer de subsistance ; ils ne sont point assurés que l’on permettra leur retraite, s’ils l’exécutent sans être avoués, ils ne seront pas pensionnés. Est-ce que l’on prétend les réduire à mourir de faim ? Cette considération est la plus forte de toutes sur l’esprit d’une troupe mercénaire. Je ne connois pas, Mademoiselle, l’état de votre fortune, mais avec autant de célébrité que vous en avez acquise, il n’est pas à présumer qu’une sage retraite vous laissât sans ressource : dans la supposition qu’elle fût suivie de la plus triste indigence, c’est un malheur qui doit moins vous effrayer que votre situation presente ; le Théâtre est un œil qui vous scandalise, vous devez l’arracher1, c’est un pied qui vous porte au péché, vous devez le couper ; car il n’est pas raisonnable de sacrifier la vertu aux richesses, & toutes les douceurs de cette vie sont un très-petit objet, au prix du bonheur de l’autre. Il y a une Providence qui veille à nos besoins essentiels ; celui qui nourrit les animaux, qui habille les fleurs de la Campagne, n’oublie pas une créature qu’il a faite à son image & pour sa gloire ; c’est entre ses bras qu’une Actrice doit se jetter, en renonçant aux secours qu’elle recevoit d’une main criminelle ; le nécessaire ne lui manquera pas : si les délices lui sont enlevés, elle doit s’en consoler, puisqu’elle rentre dans l’état d’où elle n’auroit jamais dû sortir.

Telles sont à-peu-près, Mademoiselle, les difficultés du sieur de la M… les partisans du Théâtre ne s’y borneront pas tous ; ils en ont suscité d’autres que l’Exjurisconsulte a oubliées, & la bonne foi dont je fais profession, ne me permet pas de les dissimuler, ni de m’autoriser de son silence ; mais la crainte de vous retenir trop longtems veut que je finisse, à la charge de resoudre ces nouveaux moyens dans ma derniere Lettre. Je suis, &c.