(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE III. Extrait de quelques Livres.  » pp. 72-105
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE III. Extrait de quelques Livres.  » pp. 72-105

CHAPITRE III.
Extrait de quelques Livres.

Le Testament politique de Voltaire, dont je soupçonne Freron d’être l’auteur, qui du moins en a l’air & les traits, est une satire violente des mœurs, de la Réligion, de la probité, des opinions, des ouvrages de ce fameux poëte. Parmi bien de choses outrées & même assez plates, il est des traits ingénieux & vrais, par exemple ce portrait du théatre, page 56 : on remettra cent mille livres entre les mains du Prevôt des marchands de Lyon ; cet argent sera placé & les revenus employés à établir une école de déclamation, on choisira dans l’Hôpital les sujets les mieux disposés pour le théâtre par les talens & la figure ; quatre garçons & quatre filles : ils auront 500 liv. chacun, & leur Professeur 1000 liv. : ce fera un comédien émérite & consommé ; il les exercera quatre heures par jour, & leur fera apprendre par préférence mes pieces dramatiques : Corneille est sublime, mais gothique. Racine est châtie mais trop tendre. Le sanguinaire Crébillon est trop terrible pour des jeunes gens qu’il faut former à la sagesse & à la sensibilité, sans foiblesse, (si elle est possible) je legue aux Directeurs de l’opéra toutes les décorations & ustensilles de mon théatre, à condition qu’on n’y représentera jamais aucune de mes pieces liriques, ce sont des enfans disgraciés que je réduis à leurs légitimes. Cet établissement ridicule est dans les mœurs du siecle, où les systêmes d’éducation, & les écoles de toute espece, sont sans nombre, & où l’amour du théâtre porte jusqu’au délire, & fait un objet capital du bien public & de la bonne éducation, & une matiere de premiere nécessité : on en a l’équivalent dans cette multitude de maîtres de danse, de musique, d’instruments ; de déclamation, à la suite des comédiens. Il ne manque que les écoles de femmes galantes, où des actrices émérites & consommées donneroient aux jeunes filles des leçons de coquetterie. Tranquilisons nous, le théâtre y a pourvu, il est lui-même une école où les plus habiles maîtresses forment des dignes éléves.

L’Abbé du Bos, réflexions sur la poésie, tom. 2, permet d’introduire dans la tragédie, des personnages scélérats, comme on met des bourreaux dans le tableau d’un martyr. Ces rôles sont nécessaires à l’action : on en voit dans les meilleures pieces, Atthalie, Esther, &c. ; mais comme on blâmeroit le peintre qui peindroit les bourreaux aimables, élégans, richemens parés : on condamne aussi le poëte qui donne à des scélérats des qualités qui leur concilient la bienveillance du spectateur. Cette bienveillance peut aller jusqu’à les faire excuser, les faire aimer, diminuer l’horreur de leurs crimes, engager à les imiter. La compassion intéresse jusqu’à se faire honneur de la ressemblance, ce qui est non seulement contraire aux bonnes mœurs, mais au but de la tragédie, qui est de corriger les passions par la terreur & la pitié : il ne faut donc pas traiter des sujets où le principal intérêt & le premier rôle tombe sur un scélérat qui ne doit paroître qu’odieux & méprisable pour faire haïr les vices. Il est des scélérats qui ne doivent jamais paroître sur la scéne à quelque titre que ce soit, comme les impies. Les discours que leur fait tenir une audace insensée, une logique artificieuse ou une plaisanterie piquante, & qu’il faut leur faire tenir pour remplir leur rôle, ébranlent les foibles, jettent des doutes, accoutument à l’erreur, au blaspheme, & répandent le germe de l’impiété, qui ne se développera que trop. Je ne voudrois pas même qu’on fit parler un payen contre la religion qu’il professe, quoique fausse ; c’est un ait de blasphême, une sorte de scandale, qui peu à peu apprend à se jouer de toute sorte de religion. Sur ce principe, on ne doit jamais introduire des femmes de mauvaise vie, des libertins obscénes, des discours licentieux. Une morale corrompue sur la pureté a rendu ses personnages intéressans, comme on fait toujours.

Le Président Henault est un homme aimable & plein d’esprit, il s’est fait un nom par un abrégé de l’histoire de France, où regne beaucoup d’ordre & de méthode, semé de réflexions fines & judicieuses, d’un style élégant & naturel, d’un ton de modération & d’impartialité ; quoique dans le fonds, flatteur, courtisan & nationnal ; il vouloit plaire & il a plû. Cet ouvrage a eu le plus grand succès, & une foule d’imitateurs ; il eût dû s’en contenter, tout au plus y ajouter son théatre historique, qui peut en être regardé comme la suite ; ce n’est qu’une autre maniere d’écrire l’histoire de France : qui se seroit attendu qu’à l’âge de 80 ans, ce grave Magistrat se donnât pour comédien, & voulut, pour terminer plus glorieusement sa carriere, joindre à sa couronne les lauriers de Melpomene & de Thalie, qu’il auroit dû craindre de flétrir en les y mettant. Qu’avoit-il besoin de donner au public les Juventia, comme Muret & Bese ? L’amour paternel a eu la foiblesse d’aller déterrer des pieces du théatre, qu’il avoit composé il y a plus de 50 ans, que le public avoit heureusement oubliées, & qu’il se devoit à lui-même doublier aussi, & s’en répentir & en faire pénitence, comme Quinaut, Racine & la Fontaine, il en a donné une nouvelle édition, augmentée de plusieurs pieces d’une date plus récente, qui n’ajoutent pas de fleurons à sa couronne. Il est vrai qu’elles sont écrites avec plus de religion & de décence que n’en permet l’esprit du siécle ; le libertinage des mœurs & des créances n’avoit pas si fort gagné en 1713. La vertu étoit encore respectée, le mercure regrette que ce dramatique sur les fleurs de lys, n’ait pas continué une carriere où il montroit le talent le plus décidé, je regrette au contraire qu’il y soit jamais entré, & qu’au moment de terminer celle de sa vie, pour entrer dans l’éternité, il ait rappellé au public les écarts de sa jeunesse.

La premiere piece de ce jeune homme à cheveux blancs, est, Cornelie Vestale, c’est, dit-on, le premier essor d’une ame pure, étonnée des sentitimens qu’elle commence d’éprouver, c’est-à-dire, la sienne sous le nom d’une Vestale. C’est la premiere foiblesse d’un jeune homme bien élevé, qui n’ose secouer le joug qu’il commence à trouver trop pesant : cette piece sagement écrite, est bien différente de la Vestale Ericie, trop exercée aux sentimens les plus passionnés pour en être étonnée & qui plutôt brave la religion & la pureté par les sentimens qu’elle ose montrer. Les petites maisons ou le réveil d’Epiménide, sont une satyre des mœurs de son tems qui ne différent des nôtres que parce que le vice n’osoit pas encore braver ouvertement les loix & la pudeur. Le temple des chimeres avance un principe de morale absolument faux dans la Réligion chrétienne ; mais qui peut adoucir bien des maux dans la nature & la société. L’illusion est nécessaire à notre bonheur. Voltaire lui a fait de jolis vers, qui peignent parfaitement la chimere d’un Magistrat octogenaire, qui fait imprimer des farces, des opéras, &c. Vous célébrez les chimeres, elles sont de tous les tems, elles nous sont nécessaires, nous sommes des vieux enfans, les erreurs sont nos lisieres, & les vanités légères nous bercent dans nos vieux ans. L’écriture avoit dit il y a bien des siécles un enfant de cent ans mourra. Voltaire n’est pas plus sage, il ne donne pas moins de folies à 80 qu’il en donnoit à 25 ans ; il est moins sage, il ne respecte ni la réligion, ni les mœurs ; les erreurs sont ses lisieres ; qu’il est à plaindre de s’en laisser bercer, il touche à l’éternité. Le Président Henault ne s’est pas brisé à cet écueil, sa plume fut sage ; mais après 50 ans de magistrature, est-ce bien ménager l’édification publique & sa propre gloire de rajeunir toutes ses anciennes frivolités. Le théatre ne manquera pas de s’en faire honneur. Les ouvrages d’un homme si respectable, paraitront les archives de l’hôtel, & quoique les drames ingénieux de ce jeune viellard ne soient pas des chefs d’œuvres son suffrage & son exemple sera cité par les apologistes du théatre.

Quoique nous ayons déjà parlé de son théatre françoit, la célébrité de cet Auteur nous sera pardonner quelque répétition : c’est une suite de dialogues sur l’histoire de France, qu’il appelle drames, parce que les acteurs du tems, c’est-à-dire, ceux qui ont part aux événemens en sont les interlocuteurs : on peut traiter de même toutes les histoires, faire de tout l’univers un théatre, de tous les siecles une comédie ; ce seroit une bibliotheque théatrale, immense, dans cette suite de conversations appellées des scenes, sans observer aucune unité de tems & de lieux ; mais seulement d’action ; tout ce qui eut part aux affaires passe en revue, ses drames doivent être d’une longueur fort inégale, puisqu’elle dépend de l’importance & de la durée des événemens. Souvent il en faudroit plusieurs pour en former une piece raisonnable ; c’est ce que Boileau reprochoit aux poëtes Espagnols qui faisoient un drame de la vie d’un héros, le montrant successivement dans les divers âges, enfant au premier acte, & barbon au dernier : cette idée n’est pas nouvelle, il n’y a de nouveau que la dénomination de theatre, appliquée à des dialogues. Une Dame Behan l’avoit depuis peu exécuté pour ses pensionnaires, elle avoit mis le livre de la Genese en action, & se proposoit d’y mettre tous les livres historiques de l’écriture. Ce seroit le moyen de faire apprendre & retenir l’histoire en s’amusant : c’étoit le goût des anciens maîtres. Les histoires sacrées, habillées en scénes, passoient en revue sur le théatre : la Reine de Navarre Marguerite avoit cru de son tems & croyoit avoir fait un chef d’œuvre en dialoguant en dramatisant tout l’Evangile : long tems auparavant on avoit fait contre la Reine Jeanne de Naples, une piece très-indécente, dont la réprésentation dura cinq à six jours, & où l’on avoit détaillé toute sa vie ; les graveurs & les peintres l’ont fait aussi dans une suite de tableaux ou d’estampes, comme autant de scénes recueillies, où ils ont rendu toute la vie d’un homme célébre ; la vie du Cardinal de Richelieu remplit la superbe galerie du château de Richelieu. La vie de Marie de Médicis, celle du Luxembourg, les exploits du Prince de Condé, celle de Chantilli. Les Bénédictins, les Chartreux, les Jacobins, les Cordeliers, les Carmes ont aussi décoré leurs cloîtres des actions de leurs fondateurs.

Ces drames historiques seroient plus faciles que les drames réguliers, où l’on doit former un plan, nouer une intrigue, lier & filer les scénes, ménager un dénouement, inventer, nuancer, soutenir, contracter des caractères que l’histoire leur donne, & les circonstances où elle les place, comme l’ont fait dans leurs dialogues des morts, Lucien, Fenelon, Fontenelle. Le Président Henault n’a fait qu’appliquer ces idées à l’histoire de France, dont il est plein : on a eu tort dans les Journaux qui ont fait très-justement son éloge, de donner ses ouvrages pour tout-à-fait neufs, le fond de l’idée est ancien & commun. Le Président Henault & cent autres ont fait des abrégés d’histoire, des tables chronologiques, où les noms des Princes & des hommes célébres, sont distribués par ordre de datte, de dignité & de matieres. Le Président Henault n’a eu qu’à les coppier : dans toutes les sciences. Théologie, Philosophie, Droit Canon ou Civil ; on a fait comme le Père Castel, sur les mathématiques, des abrégés en table, ou arbres encyclopédiques, où chaque matiere, chaque question est arrangé méthodiquement. Tout étoit presque fait depuis long-tems, il n’a fallu que recueillir & placer ; mais l’élégance du style, la précision des termes, la vérité des portraits, la profondeur & la politique, la justesse des réflexions, l’enchaînement, l’à-propos, les attitudes, la finesse, la briéveté sont véritablement à lui. Personne ne peut lui en disputer le mérite & la gloire, en joignant toutes ces qualités au talent du théatre qu’il avoit exercé dès sa jeunesse, il eût réussi mieux qu’un autre à remplir son projet d’histoire théatrale, & animer sur la scéne ce qu’il avoit dit dans son abrégé : nous aurions une histoire de France ; de la façon de Melpomene qui auroit usurpé les droits de sa sœur fameuse dans l’histoire. Cette histoire à la vérité, seroit longue & fort sérieuse, peut-être même ennuyeuse & monotone, & vraisemblablement n’attireroit pas la foule au Parterre ; mais très instructive, pleine d’esprit, de jurisprudence, de politique, d’anecdotes curieuses.

Dans les nuits d’Young, ch. 6. de l’oubli de la mort. Cet Auteur sombre, énergique & sublime, plein d’une bonne morale, parle ainsi du théatre : nos théatres, nos divertissemens même retracent l’idée de la mort. La fiere Melpomene troublant le silence des tombeaux, évoque du sein de la poussiere, le héros qui y repose, & le fait venir sur la scéne divertir les vivans ; spectateurs tranquilles, nous sommes assis comme des immortels ; nous nous croyons généreux en donnant des larmes à leurs tragiques avantures, & déplorant leurs destinées, nous oublions la nôtre. Cette réflexion dont l’objet est commun à quelque chose de neuf dans son application au théatre, où personne ne songe à la mort, quoique tout la rende présente. Ces grands Auteurs dont on représente les pieces, Corneille, Racine, Moliere, Regnard, &c. ne sont plus : bientôt, comme eux, vous ne serez qu’un peu de cendre : pulvis es & in pulverem reverteris. Ces Acteurs célebres ces actrices brillantes, Baron, la Chammellé, les Gaussins, ces musiciens, ces danseurs, Pecourt, Lulli, Rameau dont vous voyez les tableaux ou les bustes, ont brillé sur la scéne, bientôt comme eux vous serez la proie du tombeau, pulvis es & in pulverem reverteris : par-tout on pense à la mort : on veut mourir, on attend la mort, le dénouement est quelque mort, les Cinna, les Pompées, les Cesars, les Titus, &c. où sont-ils ? Il n’y a pas de piece où la mort ne soit cent & cent fois rappellée, & vous oubliez qu’une loi commune à tout ce qui respire, vous prépare le même sort : pulvis es & in pulverem reverteris : les flots des spectateurs qui depuis la naissance du théatre, comme le cours d’une riviere, viennent au spectacle, s’agitent, s’écoulent, changent sans cesse, disparoissent & vont s’engloutir dans les abîmes de l’éternité : que pensent-ils aujourd’hui des folies qui vous occupent ? Nous fumes comme vous assez aveugles pour nous faire un jeu de la vie. Bientôt comme nous vous serez citez au tribunal de Dieu ; pulvis es & in pulverem reverteris : Soyez toujours prêts, vous ne savez ni l’heure ni le jour, & loin de vous préparer à ce terrible passage & à vous ménager une sainte mort ; ce spectacle même vous prépare la plus malheureuse, par l’oubli de la mort, où il vous entretient, par l’habitude du vice dont il forme la chaîne, par les péchés qu’il fait commettre, par la frivolité dont il vous amuse ; les images dont il souille vos imaginations & vos regards, les sentimens dont il corrompt votre cœur, les passions qu’il exalte, le goût du monde qu’il vous donne, les exemples du vice qu’il vous offre, les leçons qu’il vous en fait, les attraits & les occasions qu’il vous en fournit : memento homo quia pulvis es & in pulverem reverteris.

Le temps perdu ou les écoles publiques. L’anteur de cet ouvrage, où parmi des choses singulieres, on en trouve beaucoup de bonnes. M. Maubert de Gouvert étoit Secretaire du Roi de Pologne, Electeur de Saxe. Il fut d’abord Religieux, mais il se défroqua de bonne heure à 22 ans, comme il le rapporte dans sa préface, où il avoue qu’il a été attaqué d’une maniere capitale, même par des écrivains contre qui il avoit écrit ; quoiqu’il en soit, il parle d’une maniere très-censée du théatre. Les Régens disent qu’il leur étoient impossible de fournir d’aliment à tant d’années, ils ont imaginé des pieces de théatre, qui donnent de l’occupation à leurs écoliers ; abus qui sollicite fortement l’autorité civile ; il faut admirer malgré qu’on en aie l’adresse de ceux qui sont parvenus à déguiser aux parens le peu de rapport de ces distractions avec l’objet principal, & leur faire approuver cette mascarade de leurs enfans. C’est, disent-ils, pour donner à la jeunesse la hardiesse, le ton, la contenance, pour parler en public ; mais pourquoi choisir des pieces de théatre ? La déclamation théatrale est elle le ton des conseils, des armées, des tribunaux, de la chaire, du barreau, des accadémies, de la société. Ciceron prenoit, dit on, leçon de Roscius, mais sont-ce des Roscius qui président aux pieces de College ? Ciceron prit ces leçons dans sa jeunesse ; déclamoit-il des scénes ? Roscius qui excelloit à représenter les passions lui formoit le geste la voix, le visage, aux passions qu’il vouloit exciter par les discours. L’orateur étudioit le jeu non le rôle du comédien, étude qui exige un discernement exquis, n’est pas pour des enfans. La danse théatrale donne-t-elle l’air noble, aisé, modeste, qui compose le maintien d’un honnête homme ; pourquoi adopter à des jeunes gens des personnages & des caractères étrangers à leur état, & les dresser à des attitudes forcées : les maîtres de danses eux-mêmes, distinguent l’art qu’ils enseignent au théatre, de celui dont ils donnent des leçons en ville, comme deux genres tous différens ; pourquoi appliquer de jeunes gens à des exercices, pour qui il est rare qu’ils ne se passionnent, & qui sont si dangéreux ? Pourquoi les initier à une profession si attrayante & si infame ? Cette addition faite depuis un siècle à l’éducation des Colleges, est une principale cause de la corruption des mœurs. Nos moralistes trop indulgens sur l’intention des maîtres ont fermé les yeux sur les suites, en s’approchant du grand théatre, par les essais qu’il en fait, ce jeune homme se lie avec les acteurs, dès son entrée dans le monde, son cœur ne tarde pas d’être de moitié dans cette société, il ne peut que s’y former à la dissipation, à la frivolité, vice dominant de la nation : avouons à l’honneur de l’Université de Paris, que ce misérable accessoire de l’éducation n’est point de son invention, elle ne l’a adopté qu’imparfaitement, & à regret, par émulation, elle eût risqué de voir les écoles désertes, si elle avoit privé les femmes des plaisirs de voir leurs enfans figurer dans cette brillante mascarade : maintenant que cette émulation est anéantie avec les émules, les patriotes s’éléveront contre l’abus.

Les affiches. Février 1770, font un détail des ouvrages sur le théatre qui ont paru depuis peu 1°. Divers traités sur la construction des théatres. 2°. Les jeux de la petite Thalie. 3°. Les proverbes dramatiques. 4°. Les théatres de Regnard, de Legrand, nouvelle édition. 5°. Le théatre de l’Abbé Metastasio, du Président Henault. Le théatre Anglois par Madame de Riccoboni : on voit que les Ecclésiastiques, les Magistrats, les femmes ne croyent pas contraire à la modestie de leur état de leur sexe, de rendre hommage à la scéne ; ces articles font plus de 30 volumes, sans compter plus de 30 pieces détachées pour tous les théatres & par toute sorte d’Auteurs, chaque affiche en cite de nouvelles. Le Mercure n’est pas moins exact à recueillir cette précieuse récolte ; le théatre forme aujourd’hui une bibliotheque nombreuse parmi les pieces détachées, il en est de singuliéres par le titre le Roué vertueux, l’honnête criminel, le précieux carnaval, &c. ; & sur chacune de ces productions, l’auteur fait des réflexions qui ne sont pas énergiques, des protégés si bas, des protecteurs si bêtes : sotte fatuité des uns, stultitiora patiuntur opes les très-basses & très-rampantes fourberies & friponneries des autres, cette idée de la piece n’est pas une chimere, ces personnages ne sont pas des êtres de raison. L’Eglise & le monde fournissent nombre d’originaux. Le Roué vertueux, canevas satyrique qu’on laisse à remplir comme les impromptus italiens pour le faciliter, des argumens & des estampes mettent les acteurs sur la voie : la traduction du théatre Anglois, ne renferme que des comédies. Les tragédies Angloise offrent communément tant d’horreurs, des meurtres, des crimes, qu’il n’y a que la férocité qui puisse les soutenir. Leurs pieces nouvelles sont fort radoucies : au contraire, à mesure que les Anglois égayent leurs scénes, la nôtre se rembrunit. Nous devenons sombres. Les Français dont les larmes couloient avec Bérénice, dédaignent aujourd’hui les passions douces & naturelles. Ils veulent moins s’intéresser que s’attrister : on ne cherche plus à toucher les cœurs, on s’efforce de les déchirer, ce goût sauvage & atroce, nous replonge dans la barbarie : ces ouvrages sont licentieux, la mauvaise morale en action excite les passions & familiarise avec le vice.

M. l’Abbé Le Monier vient de donner la traduction des satires de Perse, & les comédies de Térence ; dans le premier se trouve un portrait ingénieux & très-ressemblant de nos petits-maîtres, amateurs de la comédie, incapables d’entendre les vers obscurs, serrés & pressants de cet ancien satyrique. Agréables de nos jours, vous qui lisez par désœuvrement, qui ne connoissez d’autres livres ; que ceux qui traînent sur la cheminée d’un boudoir, qui les prenez comme un écran en attendant le caffé ou les cartes, qui en parcourez deux pages en donnant une gimblette à un petit chien, puis les jugez souverainement en faisant repic, où va tout Laissez là Perse. Mirez-vous, passez la main sur votre grecque, si votre main y peut atteindre, jouez avec les berloques de votre montre, rajustez votre jabot de point, & votre gros bouquet sifflez un air de Tom Jones, du Déserteur, de l’Amoureux de quinze ans, (Comédies,) decidez en dernier ressort sur le tâlent des Poëtes, & des Musiciens qui vous ravissent ou vous excedent ; passez en revue les acteurs & les actrices de tous les théatres, mais laissez Perse faute des nœuds ou des pompons, brodes au tembour, parfilés : persiffles, extasiez-vous devant Madame la Comtesse Falion, Vercingentorix, le bassa bilboquet ; débitez-nous des charades, des calambours, des rebus ; jasez de votre désobligeante, de votre cul de singe, de votre vis-à-vis, de votre diable, des moustaches de votre cocher, qui mene à l’Italienne, de vos courtes queues, de votre épagneuil, du vauxhall ; dites tout ce qui vous passera par la tête ; mais laissez-là Perse & son traducteur ; le premier vous présenteroit un miroir trop fidele, qui vous ferait rougir, si vous saviez rougir à propos ; le second ne vous offrira aucune phrase dont vous puissiez enrichir votre jargon maniéré ; nulle expression du jour, pas l’ombre du style à la mode, il est partout d’un maussade assommant, d’un raboteux incroyable, d’une rudesse indicible.

Il croit qu’on doit mettre de très-bonne heure la comédie de Térence entre les mains des jeunes gens, même des enfans, pour leur former l’esprit & le cœur à la vertu & aux bonnes mœurs, qu’au moyen de quelque changement peu considérable la morale de Térance est pure, & montre la vertu dans tout son éclat, & la récompense. Les personnages odieux sont des valets & des parasites, toujours punis au moins par le mépris ; si des jeunes gens font des fautes, ils sont entraînés par la violence des passions, & les conseils des valets : belle leçon pour se tenir en garde contre tout attachement deshonête, & tout conseil séducteur : dès que les enfans sont en état d’entendre Térence, tout les intéresse, les amuse, les instruit. Ce traducteur voyoit depuis long tems avec regret soustraire aux jeunes gens, à qui on apprend le latin, faute d’une traduction convenable, à l’usage des colléges, d’un auteur de la plus grande utilité ; il va jusqu’à préférer les comédies de Térence, aux offices de Ciceron, ouvrage moral & philosophique, dit-il, que les enfans ont peine à entendre. Ce n’est que dans cette vue qu’il a entrepris sa traduction. Le Mercure de Décembre 1771, fait un grand éloge non seulement du mérite littéraire de cet ouvrage, en quoi il peut avoir raison ; mais encore du principe de morale & d’éducation qui met ces comédies entre les mains des jeunes gens ; je doute qu’aucun Mentor chrétien lui en fasse des remercimens & profite de son travail, quoique ce soit un Ecclésiastique qui le lui présente, qui n’a pas ici consulté les Canons & les Peres.

Tout est faux dans cette doctrine, & pernicieux dans cette pratique. Il faut tout l’aveuglement de l’enthousiasme théatral, pour préférer les comédies de Térence aux offices de Cicéron, dans l’éducation de la jeunesse, afin de lui inspirer de bonne heure les bonnes mœurs & la vertu, comme si on préféroit les Comédies de Moliere au Télémaque de Fénélon, le théatre d’Aristophane aux dialogues de Platon. L’Abbé d’Olivet, quoique tenté de faire des tragédies de Racine un livre classique, n’a pas osé proposer ce parallele, ou plutôt donner cette préférence à Racine, quoiqu’aussi bien écrit que Térence. Les offices de Cicéron, chef d’œuvre de cet Orateur Philosophe, supérieur à tous égards à Térence, sont mieux écrits que les comédies : aussi clairs, aussi intelligibles, ils ont été admirés de tous les siécles. Le style en est plus noble, les idées plus belles, les expressions plus douces, la doctrine plus pure que la conversation d’un tas d’esclaves ; d’hommes & de femmes de mauvaise vie, de jeunes libertins, ou de vieux bourgeois qui forment tout son théatre, & quelque pure qu’en soit la latinité ; on n’apprendra jamais autre chose qu’un style bourgeois, des conversations qui ne préparent un jeune homme ni au barreau, ni à la Cour, ni à la chaire, ni à l’armée, ni à la société du beau monde. Quintilien, L. 10. C. 1., qui ne finit point sur les éloges de Cicéron, ne dit qu’en passant un mot sur la latinité de Térence, & lui préfere le poëte Afranius, que nous n’avons pas, qu’il appelle excellent, pour le style, quoique très-blâmable pour la licence ; Plût-à-Dieu, dit ce grand instituteur de la jeunesse, qu’Afranius n’eût pas souillé ses drames par les amours des jeunes gens, peignant aussi sa propre corruption : Utinam juvenem amoribus poemata non fœdasset, mores suos &c.

Térence, dit-on, est plus réservé que Plaute & que Moliere. Cela doit être, & ce n’est pas beaucoup dire. Il avoit reçu une belle éducation ; il avoit toujours eu bonne compagnie, ce que n’avoit eu ni Moliere ni Plaute, qui étoient nés & avoient passé la moitié de leur vie dans la lie du peuple. Il étoit fort lie avec Scipion, le second Affricain, & avec Lelius, deux des plus grands hommes de la République Romaine. Il en fut même aidé dans la composition de ses comédies, si même ils n’en sont les Auteurs, qui dédaignant la gloire du théâtre, les ont fait passer sous son nom. Ces deux hommes illustres, élévés aux premieres charges, jouissant de la plus haute réputation, se seroient-ils déshonorés par des obscénités grossieres, qui ne pouvoient pas même être de leur goût ? Térence, qui, soit pour leur faire sa cour, soit pour s’en faire honneur à lui-même, soit que ce fût la vérité, se laissoit volontiers croire, se fût-il exposé à être désavoué & disgracié, en mettant sur leur compte un style de harangere, qui leur auroit fait tort ? Mais il n’en est pas plus chaste ; la gaze légère dont la politesse le couvre, ne laisse que trop voir son libertinage, & n’en donne que trop de modeles & des leçons. Qu’attendre d’un comique payen qui veut plaire à des spectateurs payens si même débitées à des spectacles, non chrétiens, elles allarment si peu la vertu commode & trop indulgente ? Que penser d’un livre qui ne les craint pas même pour la jeunesse.

Térence fût-il exactement purgé de toute expression libre, de toute image obscéne, ce qui est bien éloigné de la vérité ? On ne peut se dissimuler que toutes ses pieces roulent uniquement sur les amours de quelque jeune libertin, pour une esclave, contre la volonté de ses parens & de ses tuteurs, & qui réussit enfin par les intrigues & les artifices de quelque valet fripon & débauché. Sont-ce bien là des images à mettre sous les yeux des jeunes gens, des détails à exercer leur mémoire, des objets à remplir leur imagination ? Sont-ce des livres à leur faire lire, à leur faire étudier ? Et on leur défendra les Romans & les mauvais livres ? Est-ce là le germe des mœurs & des vertus qu’on doit leur inspirer ? N’y eût-il que le danger de leur donner l’idée, l’estime, le goût du théâtre, qu’ils ne prendront que trop-tôt dans le monde, la connoissance de la comédie & des Poétes comiques, la familiarité avec ces corrupteurs qu’on devroit plutôt leur arracher : c’en seroit assez pour condamner le dessein & les assertions peu Ecclésiastiques de cet Abbé traducteur. La science, l’amour, l’exercice du théâtre, ne furent jamais mis au nombre des choses utiles à une bonne éducation ; il est bien plutôt essentiel dans ce siécle de la Scénomanie, d’en inspirer la crainte, le mépris & l’horreur.

On y fera, dit-on, des changemens peu considérables ; ce seul mot décéle l’inutilité & l’imprudence du projet de l’Auteur. Il ne connoît pas son Poéte, ou il méconnoît les loix de la Réligion. Il croit qu’il n’y a que peu à réformer dans Térence, pour en faire un aliment propre à la jeunesse ; il faudroit le résoudre en entier ; il est impossible de le purger suffisamment. Ainsi pensoient les Jésuites, grands juges en cette matiere, qu’on ne récusera pas, puisqu’on les accusa de relâchement, & qu’ils étoient trop indulgents pour le théâtre. Constit. p. 4. c. 19. §. 2. Rat. stud. c. 1. n. 34. ; que l’on veille avec le plus grand soin, comme sur une chose de la derniere importance. Omni diligenter caveat, maximi momenti id esse ducendo. Pour ne laisser aux jeunes gens aucun livre licentieux, qu’on corrige ceux qui pourront être corrigés mais s’il est impossible de les purger, comme les Comédies de Térence ; qu’on ne les lise point du tout. Si omninò purgari non poterint, quemadmodum Terentius potius non legantur. M. le Monnier n’est pas sans doute de la morale sévére, puisqu’il est plus indulgent que les Jésuites. Son indulgence pour les jeunes gens amoureux n’est pas plus moliniste. Voyez comme il les excuse : Si des jeunes gens font des fautes, ils sont entraînés par la violence des passions, & le conseil des valets ; belle leçon pour se tenir en garde. Si la violence des passions entraîne, où est la liberté ? Si elle n’entraîne pas, comment justifie-t-elle ? Il n’est pas plus fin Janséniste ; car les Jansénistes prétendent que même la violence de la passion n’excuse pas du péché. Cet Abbé est plus Auteur comique que Théologien. Au reste, c’est l’excuse de tous les pécheurs : La passion est plus forte que moi. Si c’est la morale qu’on apprend dans Térence, ce n’est pas un sermon à prêcher dans les chaires ; mais les personnages odieux sont des valets fripons, des femmes de mauvaise vie, qui sont punies par le mépris. Voilà vraiment une belle compagnie à donner à la jeunesse, de belle conversation à leur faire traduire & apprendre ; les beaux principes qu’ils débitent, les beaux artifices qu’ils enseignent, les beaux moyens qu’ils employent pour faire réussir leur intrigue : tout cela revient à propos dans l’occasion, & forme à la vertu l’esprit & le cœur de ses éleves ? Pour les jeunes libertins, en faveur de qui se trament les intrigues, leurs folies, leurs passions, leur indocilité à leurs parents, leur facilité à suivre les conseils de leurs esclaves & de leurs maîtresses, sont toujours non seulement impunies ; mais récompensées par le succès de leurs amours. Un mariage, fruit de tant de crimes, est le dénouement ordinaire de ces pieces, ce n’étoit pas la peine de traduire Térence, pour ouvrir aux jeunes gens une pareille école.

Voici des traits qui caractérisent l’Histoire de Galligones, ou Mémoires de Sarecan. Les Galligones n’ont point de Prêtres. Ils demandent pourquoi nous avons des hommes spécialement consacrés à Dieu, puisque tous sont également tenus envers lui, & que les devoirs de la Réligion doivent être communs à chaque membre de la société. Leur gouvernement tient à la République de Platon ; quand à l’égalité des citoyens, & sur-tout à la communauté des femmes & des enfans, ce qui donne en tout point l’idée de la désapropriation la plus parfaite, sans excepter la pauvreté religieuse. Le frere & la sœur se marient ; usage qu’on s’efforce de justifier. On y explique les régles de la pudeur artificielle & de l’amour factice, ajouté au désir naturel. On y fait l’appologie de la poligamie, & l’analyse de la volupté, &c. L’anéantissement du Sacerdoce, la communauté des femmes, l’éloge de la poligamie, l’extinction de la pudeur réelle, la jonction incestueuse du frere & de la sœur, le mépris des vœux monastiques, &c. ; tout cela donne-t-il une idée bien favorable des mœurs & de la Réligion de l’Auteur ; & la feuille des affiches, Juillet 1765, a-t-elle dû en faire avec une sorte d’entousiasme l’extrait & l’éloge, & dire de toutes ces horreurs. C’est l’ouvrage d’un homme d’esprit, qui met dans ses amusemens de la vraie philosophie, c’est une explication délicate, une appollogie ingénieuse du, &c.

J’aime à rendre justice ; voici un autre extrait plus raisonnable ; Avril 1766. Des erreurs instructives, des erreurs amoureuses, forment le fonds de ce Roman ; mais nous doutons qu’elles soient instructives, à moins que le tableau du libertinage ne soit matiere d’instructions, & la vue du vice puni, ne fasse naître l’horreur, ce qui n’arrive pas toujours, sous quelque forme qu’on présente le vice, s’il est peint avec chaleur, il réveille nos penchans naturels, & développe le levain caché de nos passions. La fragilité du lecteur sensible & prompt à s’enflammer, est bientôt à l’unisson de celles qu’on lui présente, & son imagination va plus loin encore. Tel est sur les jeunes gens l’effet ordinaire des ouvrages de galanterie. Le mieux seroit de n’en faire lire jamais. Tous ces dangers, & bien d’autres, se trouvent au théâtre. Le vice y est présenté avec la plus grande chaleur de style, d’action, de geste & de parure. Quel levain de passion ! Il développe, combien se montre-il aisément à l’unisson. Il y a quatre plaisirs au théâtre, dit M. d’Aguesseau, tom. 1. sur la Tragédie ; de voir, de juger, de sentir, de jouir ; l’un satisfait la curiosité, le désir d’apprendre : l’autre la vanité de prononcer souverainement : le troisieme, l’épreuve des sentimens agréables de toute espece : le quatrieme, la volupté par des regards, des pensées, des goûts. Tout cela revêtu de tous les agrémens imaginables qu’on y a rassemblé avec le plus grand art.

La Roman de Bélisaire, dans son style noble, éloquent, harmonieux, est défiguré par des milliers de vers qui naissent sans y penser sous la plume poétique de l’Auteur, a pris de fort mauvais principes sur la Réligion, qu’il réduit à la loi naturelle, anéantissant presque la révélation. L’Archevêque de Paris se plaignit, la Sorbonne menaça d’une censure. Marmontel se soumit. On lui fit signer des explications qu’il promit de faire imprimer dans une nouvelle Edition. L’affaire n’a point eu de suite. On auroit dû le faire expliquer aussi sur son Appologie du théâtre, d’une très-mauvaise morale, & sur ses Contes moraux, trop passionnés & trop libres, quoique mêlés de plusieurs bonnes vérités, & de plusieurs traits de morale utiles, qui semblent en être le passeport. Cet Auteur a brillé sur le théâtre par plusieurs pieces dont la jalousie a trop exagéré les défauts & déprécié le mérite. Il s’en fait sur-tout honneur par une poétique bien faite, qui lui a ouvert les portes de l’Accadémie Françoise. Il a dans le fonds de bons sentimens. L’amour d’une fausse gloire l’a fait monter sur le ton du siécle ; pour des pieces accueillies dans le monde.

Les Mémoires de la Marquise de Pompadour, qu’on dit écrits par elle-même, ne sont pas un livre de galanterie, comme on pourroit le penser ; c’est une satyre de la Cour & du Ministere, sous un air de politique, semé de loin à loin de quelque trait licentieux, pour faire croire qu’une femme l’a écrit. Un style mâle, nerveux, concis, plusieurs mots dans ce genre masculin qui lui échappent, décelent une autre main ; nous n’en prendrons que ce qui regarde le théâtre. Tout y respire le libertinage, l’irréligion, le mépris du Clergé, des Religieux, &c. S’il est vrai que cette Dame ait donné le ton pendant plusieurs années, les progrès du vice ne doivent surprendre personne. Elle jouoit pourtant la dévote. Elle avoit fait bâtir une jolie maison dans le parc de Versailles, qu’elle appelloit l’Hermitage. Il y avoit une chapelle ornée de tableaux de pénitence. La Magdeleine, saint Augustin, où elle passoit, dit-on, plusieurs heures en oraison, & un appartement dans le même goût aux Capucines. Cependant elle se décrie elle-même, s’avoue mariée, n’aimant point son mari, regardant comme le plus grand malheur d’en être aimée, entretenant des amours passageres, &c.

Tom. 1. p. 15. N. est un homme d’un tempéramment triste, dont l’ame est enveloppée de nuages. Un autre malheur attaché à ses ours, il a de la Réligion, & la Religion est en lui continuellement aux prises avec la passion. Je formai pour le guérir, un enchaînement de plaisirs, qui le déroboit à lui-même, & l’empêchoit de se rencontrer avec lui-même. Je lui donnai du goût pour la musique, la danse, la Comédie & l’Opera. (beau remede, trop efficace pour étouffer les remords.) J’y chantois, j’y dansois, j’y représentois. Un petit souper ; la scene joyeuse ! Il se couchoit satisfait, & se levoit content ; il accouroit le lendemain chez moi, prendre sa dose de bonne humeur pour toute la journée. Voilà la belle obligation qu’on a aux actrices & au théâtre.

Pag. 83. Dom Philippe fit son entrée à Parme ; il s’y amusa beaucoup du concert : il se rendoit à la comédie, de celle-ci à la sale des menuets. Je crains bien, dit le Roi, qu’il n’aime beaucoup le bal, & que ma fille ne danse trop. Monsieur de Noailles disoit souvent : Chaque contredance de Dom Philippe en Italie, coûte 100000 liv. : à l’Espagne sa mere, à payer les violons.

Pag. 119. Le Maréchal de Saxe ne connoissoit de plaisir que la débauche ; il traînoit avec lui un sérail, tandis qu’il troubloit l’Europe par ses victoires. Une comédienne nommée la Favart, agitoit son cœur par ses galanteries. C’est cette Favart dont on a imprimé des Romans & des farces, avec celle de son mari. Plusieurs Journaux ont exalté les vertus de la Favart. Le même Maréchal disoit d’un Ambassadeur : Il remplira bien son Ambassade, il a la jambe belle, danse joliment. On fait le même éloge de….

Tom. 2. p. 60. Je redoublai les amusemens pour retirer N. de cet état de mélancolie & de langueur ; la musique me fut d’une grande ressource. Rameau m’aidoit beaucoup, il excelloit dans les airs gais, pour lesquels on avoir du goût. Jéliote exécutoit encore mieux, que Rameau ne composoit. Il étoit l’unique pour donner de l’ame à la passion, & de l’agrément aux sons. Cet Acteur par l’enjouement qu’il répandoit fut souvent le médiateur des plus grandes affaires. Nos résolutions dépendent de l’état de notre ame : on refuse tout quand la tristesse s’empare de l’esprit & on accorde tout quand cette vapeur est dissipée. Jéliote fut-il jamais cru un homme si important ?

Ajoutons ici le portrait du sieur Lagarde, chargé dans le Mercure de la partie des spectacles, où il fait, jusqu’à une fadeur dégoûtante, l’éloge des acteurs & des actrices. Homme d’esprit, disent les Affiches de Septembre 1767, mais écrivain singulier. Il débuta par un Roman médiocre, suivi de l’Echo du Public, feuille périodique, que sa liberté sit proscrire, & de deux Opéras comiques. On lui confia les détails de goût dans les spectacles particuliers des petits appartemens. Il s’en acquitta si bien, qu’on lui donna une pension de 1200 liv. La Marquise de P. qui y jouoit, & devoit beaucoup au théâtre par les agrémens de sa voix, de son chant & de son action, faisoit l’ornement de ses fêtes : elle fit Lagarde son Bibliothécaire, avec 2000 liv. d’appointement ; lui en procura autant sur le Mercure, & 1200 l. de viagere. Cet homme valoit mieux que ses écrits. Il étoit de la société la plus douce. Ses derniers momens ont été ceux d’un chrétien & d’un honnête homme. Plaise au Ciel qu’ils ayent réparé ceux qu’il avoit si mal employé pendant sa vie.

Pag. 75. L’année 1753 fut un tems de remontrance. Les comédiens firent une affaire d’état de leurs spectacles ; avoient-ils tort ? Jéliote étoit le médiateur des plus grandes affaires. L’Opéra de Paris qui voyoit d’un œil chagrin les succès des autres théâtres, voyant que les François avoient la foulé, s’avisa de leur défendre d’exécuter des ballets. Les comédiens s’adresserent au Gouvernement, pour obtenir un édit qui leur permit de danser. Leurs remontrances au Roi avoient, je ne sçais quoi, de comique. Il est difficile que des gens qui ne s’occupent qu’à faire rire, conservent assez de gravité pour mettre le sérieux qu’il faut dans leurs plaintes. Un des députés me dit : les pieces modernes sont si mauvaises, que sans les ballets la plûpart tomberoient. La cabriole aide beaucoup ; si on nous ôte la danse, on nous coupe la parole. Cette saillie fit rire : cependant ces mêmes François fermerent le théâtre, comme le Parlement avoit fermé le palais, & déclarerent qu’ils ne représenteroient plus s’ils ne pouvoient danser ; comme le Parlement disoit qu’il ne rendroit pas la justice. Cette clôture qui passoit pour une bagatelle, devint une affaire d’Etat, par l’importance qu’on donne au théâtre. Il prévient ; ajoute le rédacteur, une infinité de vices que l’oisiveté feroit naître ; c’est lui au contraire qui entretient l’oisiveté, & avec elle tous les vices, & par lui-même encore les fait naître sans elle.

La Marquise de Roselle, pag. 31. Espece de dévote, ou plutôt de Philosophe, ne lisoit point de Romans, mais des pieces de théâtre. Elle préféroit, il est vrai les tragédies, où l’amour conduit à de grands malheurs. Elles sont moins dangéreuses. La noblesse du sujet, la dignité de la poésie, font regarder les héros comme des êtres d’une espece supérieure, & l’intérêt de l’Etat, mis en opposition avec celui de l’amour, donne à l’amour un air d’importance, qui, d’une foiblesse & d’un vice, en fait quelque chose de grand, qui n’est qu’un contre-tems malheureux. Une jeune personne, en lisant des avantures galantes, se dit à chaque page, c’est moi : elle croît ne pouvoir vivre sans amour ; bientôt elle dira du premier jeune homme qui lui plaira, c’est lui : se dit-elle moins à la comédie ?

L’Abbé de Marsi a fait un Poëme sur la tragédie, pour en enseigner les régles & en faire sentir la beauté, comme l’Abbé d’Aubignac a fait la méthode du théâtre, & le P. Brumoi, le Théâtre des Grecs. Le même Abbé s’est avisé de faire revivre & de rajeunir Rabelais, ce débauché sans pudeur, dont le Pantagruel est un amas d’ordures ; il en a donné une Edition, en a fait un commentaire & une clef, où il tâche de deviner les allusions que Rabelais lui-même ignoroit, & substitue des mots intelligibles à des mots factices & ridicules qui ne signifient rien, & auxquels l’Auteur n’a voulu faire rien signifier. Il leur donne un sens à son gré ; ainsi a-t-il mis à portée de tout le monde, ce qu’il falloit réduire en cendres. Qui chercheroit dans le sanctuaire le commentateur de cette infâme rapsodie ? Il est vrai que Rabelais étoit lui-même homme d’Eglise, Curé de Meudon, comme l’Abbé de Grecour étoit Chanoine de S. Martin de Tours. N’étoit-ce pas assez que l’Eglise eût à rougir du premier Ecrivain, sans lui en donner un second ? Quel des deux doit plus affliger, du Texte ou du Commentaire ? L’un & l’autre dans des mains destinées à d’autres ouvrages ? Non hos quæsitum munus in usus.

L’Abbé de Viliers, Epit. 2., prétend que le désordre & la frivolité sont si grands au théâtre, qu’on n’y vient pas même pour voir la piece ; qu’on ne l’écoute pas.

Et la mode n’est plus de se rendre attentif ;
On ne veut qu’un spectacle où le monde se trouve,
Sans penser à s’instruire, on court se dissiper,
On vient pour être vu, pour voir, pour s’amuser ;
Ainsi l’esprit nourri de spectacles frivoles,
Rebute tout bon livre, & court aux fables folles,
Aux scénes d’Arlequin tout Paris attiré.

Esprit des Loix, L. 8. C. 7 (l’honneur.) Le principe de la Monarchie se corrompt encore plus, lorsqu’il est mis en contradiction avec les honneurs, qu’on peut à la fois être chargé de dignités, pension, faveur, &c. ; est couvert d’infamie, lorsque des ames singuliérement lâches, tirent vanité de la grandeur que paroit avoir leur servitude, & qu’elles croyent que ce qui fait que l’on doit au Prince, fait que l’on ne doit rien à la patrie : Voilà les comédiens infâmes & chargés de présens, bien accueillis & excommuniés.

Larrey, histoire de Louis XIV, après avoir parlé des prétextes qu’employent les défenseurs du théâtre, ajoute judicieusement : Quoiqu’on puisse dire, on ne purgera jamais assez le théatre, pour que les bonnes mœurs n’y courent point de risque, mais on a beau le condamner, on en sera toujours enchanté.

Histoire de Théodose, de M. le Beau, Tom. 5. Il réforma le luxe & la licence des gens du théâtre : défendit d’exposer dans les lieux publics, les portraits des pantomimes, histrions, &c. interdit aux actrices l’usage des pierreries, & la magnificence des habits, & aux femmes chrétiennes tout commerce avec les comédiens & comédiennes ; il défendit d’acheter, de vendre, d’instruire, de produire dans les festins & les spectacles, d’entretenir même chez soi des chanteuses & danseuses, joueuses d’instrumens, &c.

Une Actrice se croît fille de conséquence,
L’Acteur se perd par sa fatuité,
Le maître de musique est un homme fêté,
Et jusques en carosse on voit rouler la danse.

Ronsard, Impromptu.

M. le Franc paroissoit avoir renoncé à Melpomene & à Thalie, sous les étendars desquelles il avoit dans sa jeunesse glorieusement combattu, & s’être enseveli dans la solitude de Pompignan, uniquement occupé d’exercice de piété, d’études sérieuses, & de l’embelissement de son Château, dont il a fait un petit versailles. Ses poésies sacrées, ses lettres philosophiques, annonçoient un esprit entiérement tourné à la Réligion & à la Morale ; mais il est bien difficile d’oublier ce qu’on aime. Il a consacré son loisir à la traduction des Poétes tragiques Grecs, & sans doute à celle des comiques. Il a commencé par Eschile, celui de tous qui mérite moins la préférence. Euripide & Sophocle auront leur tour. Eschile étoit homme de condition, & guerrier célebre. Il quitta les armes à quarante ans, & se livra au théâtre, où il fut souvent couronné. C’étoit en effet le meilleur Poéte de son tems. Il faisoit peu de cas de cette gloire ; & dans son épitaphe qu’il composa, il ne fait mention que de sa valeur. Sophocle parut lui ravir la palme. Le sceptre du théâtre étoit dû à ce Poéte. Son début fut de combattre Eschile, & de le vaincre. Eschile ne put soutenir cet affront, il se retira en Sicile, où il composa des Elégies sur ses malheurs, & y mourut. C’est peut être par chagrin que dans son épitaphe, il ne parle point de ses tragédies ; il en avoit fait plus de quatre-vingt ; il n’en reste que sept, la plûpart mauvaises, toute médiocres.

Le Mercure de Juin 1770, fait un long extrait, un juste éloge & une critique exacte & polie de l’original & de la traduction. Il met celle-ci au dessus du Théâtre des Grecs du P. Brumoi, & il a raison : la nouvelle traduction est plus fidéle, plus précise, plus élégante ; mais pour la justesse des plans, la netteté des abrégés & des idées, & des pieces des Auteurs Grecs, le style, les régles, le goût du Théâtre ; l’Accadémicien n’efface point le Jésuite. L’Auteur du Mercure, Voltairiste déclaré, fait l’éloge de son ami, qu’il met sans façon au dessus d’Eschile, & il n’a pas tort. Il trouve mauvais que M. de Pompignan n’en fasse pas l’éloge, ce qu’il attribue à une partialité chagrine, & à la haine pour ses contemporains. Plein de Réligion & de sentimens nobles ; il est sans doute incapable de cette petitesse ; mais il est vrai que l’éloge mérité de son Adversaire eût fait plus d’honneur à M. le Franc, que son silence.

Eschile, selon Quintilien, est grave & pompeux jusqu’à l’enflure, son entousiasme tient de la fureur. Les figures qu’il employe sont si forcées & si confuses, qu’il en devient obscur & souvent inintelligible. Les Athéniens firent corriger ses poésies. Il excelle à peindre les désastres & les malheurs. C’est un Crébillon, à la représentation de ses Euménides. Les femmes avorterent, les enfans moururent de peur : on l’accusa d’Athéisme dans son Prométhée, qui est l’original du festin de Pierre ; il est vrai que ce n’est qu’un tissu de blasphême : on l’accusa encore de sacrilége, pour avoir révélé le mystere des Initiés, & le peuple pensa l’assomer en plein théâtre ; mais il fut absous, parce que n’étant pas initié, il ne parloit que sur le rapport d’autrui ; il prit tous ses sujets dans l’Iliade & l’Odissée, & s’en faisoit gloire ; car il n’est pas inventif poëte, il n’est qu’inventif décorateur. Il a embelli le théâtre de peintures, de point de vue & d’objet intéressant. Il a fait paroître des temples des armées, des vaisseaux, des débarquemens, des flottes, de chars volans, des apparitions, des spectres ; des danses figurées, &c. Il est créateur de l’opéra : on lui fait surtout honneur d’avoir imaginé ces robes traînantes de trois ou quatre aulnes qu’on dit Majestueuses, qui sont du moins utiles aux Marchands, pour la consommation des étoffes, & dont Boileau disoit d’une robe à longs plis balayer le barreau. Il imagina de faire ronfler les furies par fureur, ce qui est plus burlesque que tragique ; malgré tous ses défauts, on le combla d’honneur. C’est le pere de la Tragédie, & un génie sublime. Par un décret public, ses pieces furent remises sur la scéne, les Auteurs alloient l’invoquer sur son tombeau, & déclamer leur piece à son ombre, comme ce soldat qui aiguisoit son sabre sur le tombeau du Maréchal de Saxe ; comme si sa valeur & son génie eussent dû venir par là jusqu’à lui : cet entousiasme, cette superstition, ce délire, font le génie du théâtre, il est idolâtre, il est fou de lui-même.

Les pieces d’Eschile ne valent pas mieux que sa personne. Ecoutons encore ses deux administrateurs & traducteurs, & le Mercure. On ne peut donner le nom de Tragédies à son Prométhée. Ce sujet en est monstrueux. Ce n’est qu’une déclamation dans le goût de Séneque ; pendant cinq actes, Prométhée est cloué sur un rocher & vomit des blasphêmes contre Jupiter. On lui fait faire plusieurs sermens qu’il méprise, & pour tout dénouement, il est enfin écrasé de la foudre. Le beau spectacle qu’un criminel sur une roue pendant cinq actes, qui vomit des blasphêmes, malgré les exhortations d’un Confesseur. On veut lui faire avouer un secret que Jupiter ignore, comme la Justice veut arracher par la torture l’aveu des coupables. Quel Dieu qui ignore un secret & veut l’arracher par les tourmens : Si on admire ces horreurs. Il n’y a qu’à aller aux Tragédies de la Greve, on y entendra des blasphêmes plus énergiques que ceux d’Eschile.

Les Sept chefs devant Thebes ressemblent un peu plus à une Tragédie ; mais à proprement parler il n’y a point d’acteurs. Etéocle ne se montre que pour écouter des récits, gronder des femmes & expliquer des devises. Il y a deux personnages, invisibles qui remplissent ce poëme du commencement jusqu’à la fin, la terreur & la pitié. Les beaux personnages, le noble employ de premier acteur. Un tel Drame ne seroit-il pas siflé ? Les Grecs étoient touchés parce que c’étoient des événemens intéressants, comme si parmi nous on faisoit une représentation des supplices des Ravaillac & des Damiens. Mais pour tous autres spectateurs, il n’y a ni terreur, ni pitié ; mais des horreurs. Ce n’est surement pas là l’art dramatique dans sa perfection.

La tragédie des Perses est absolument dans le même goût que les sept chefs. Récits, descriptions de batailles, fanfaronnades, ce sont des soldats qui content leurs promesses, & qui les content en gascons. Les Grecs peuvent-ils n’en pas être flattés ? Ils étoient vainqueurs, & plusieurs des spectateurs avoient eu part à la victoire, & voilà précisément ce qui faisoit la fortune de ces Drames si imparfaits. On aime à voir ses triomphes représentés avec l’appareil théâtral & peint avec les couleurs de la poésie. Il y a aussi des revenans dans cette piece. On évoque l’ame de Darius : ce n’est guère le goût du tems, il a fallu tout l’art de Voltaire ; pour faire souffrir l’ombre de Ninus dans la belle tragédie de Sémiramis.

Agamemnon a le défaut de plusieurs de nos piéces modernes. Les premiers actes ne sont qu’une longue exposition ; l’action commence au quatrieme. Dans le troisieme, le rôle principal de Clitemnestre est horrible, dégoutant, insupportable. Une femme qui attend, de sang froid, son mari pour l’égorger ; l’égorge sans être combattue d’un seul remords, ni dire un mot qui ressemble à la passion, & après l’avoir assassiné, s’en vente avec une insolence tranquille. Il n’y a point d’exemple d’une scélératesse si calme. Ce n’est point la nature ; c’est une atrocité imaginée par un esprit noir, sans aucune vraisemblance. Le sombre Crébillon, le cruel Shackespear sont plus supportables : on est moins révolté de voir pendre un homme sur le théâtre Anglois, que de voir une femme égorgeant son mari sans aucune émotion.

Dans les Coëphores, autre Tragédie d’Eschile, plus réguliere, le rôle d’Oreste, est aussi dégoûtant & révoltant que celui de Clitemnestre. Il égorge sa mere avec le même sang froid ; il y est invité par sa sœur Electre avec la même scélératesse. Bien plus cette sœur barbare y employe la religion ; & par des sacrifices & des libations sacrileges, demande aux Grecs la mort de sa mere, & le courage pour son frere, d’en être le meurtrier. Le cœur qui ne doit respirer que la vertu y applaudit, l’y confirme, l’y exhorte. Si ce sont là des beautés qu’elles aillent chercher des admirateurs chez les Antropophages. La piece des Cuménides, qui en est la suite, n’est que la justification du parricide. Oreste est poursuivi par les furies, il le méritoit bien. Apollon prend sa défense & plaide pour lui devant Minerve. Quel emploi pour un Dieu, Avocats des forfaits ? La sagesse ; sous le nom de Minerve, absout le parricide. Quel arrêt dans la bouche de la sagesse ? Si dans le théâtre françois, comme dit M. le Franc. On donne à Melpomene la ceinture de Venus ; par la galanterie dont on remplit la tragédie ; ce qui rend nos mœurs molles & efféminées, défaut inexcusable & danger redoutable, qui démontre combien est criminelle la fréquentation du théâtre, même le plus châtié & le plus noble ; il faut convenir qu’aucontraire le théâtre Grec donne à Melpomene la tête de Méduse. Sont-ce là des leçons pour les mœurs ? Est-ce là purger les passions par la terreur & la pitié ; & que fait-on craindre puisqu’on fait absoudre du parricide ? Pour qui inspire-t-on de la pitié, puisqu’on n’en donne point pour un mari égorgé par sa femme, pour une mere assassinée par son fils ? De qui se joue-t-on d’avantage des dieux que l’on rend auteurs des forfaits ; de la réligion qu’on fait servir à les autoriser ; d’un peuple sanguinaire qu’on amuse par des horreurs d’une foule d’amateurs imbéciles ? A qui on donne pour des chefs d’œuvre & des modeles à suivre, de si détestables productions ? Au reste, dit encore le Mercure : Nul art dans la texture des tragédies d’Eschile, nulle suspension, nulle intrigue, nul développement des passions. Il est surprenant que le traducteur assure avec confiance ; qu’Eschile qui a créé l’art dramatique, l’a aussi perfectionné. Si c’est là la perfection, qu’on me dise, quels sont les défauts essentiels, ceux dont on a affecté de mauvaises rimes, des vers plats, des traits froids, des scénes mal dialoguées, &c. sont-ils aussi répréhensibles ?

Mais Eschile a de beaux vers, des pensées sublimes, des scénes brillantes, des chants qui valent les Odes de Pindare, &c. : sans doute, il y a des beautés, & quel est l’auteur de réputation, qui n’en a point. Ronsard a mille traits de génie, qui a été plus loué que lui. Balzac a un fonds admirable, il fut l’oracle de son tems. Voiture a les pensées les plus délicates ; on voit dans Corneille des tirades sublimes. Dans Moliere des coups de pinceaux des plus grands maîtres. Malherbe est élégant & correct, &c. ; mais ces beautés sont noyées dans une foule de platitudes, de pensées fausses, de mauvais termes, de scénes languissantes, de déclamations d’écoliers, de fanfaronnades de Gascons, de bouffonneries de Tabarin ; &, ce qui est encore plus répréhensible, dans des équivoques licentieuses, des portraits obscènes, des sentimens passionnés, dans une galanterie séduisante, une morale pernicieuse, des exemples dangéreux, des appologies du vice, qui portent à la vertu de plus cruelles atteintes ; qu’au bon goût, aux belles-lettres, à l’art dramatique, rien n’est parfait, rien n’est véritablement grand au théâtre. L’enthousiasme des amateurs, pour les Auteurs, les acteurs, les pieces, est un vrai délire. Tout bien compté ; il y a dans les plus grands poétes plus de mauvais que de bon, & de médiocre que d’excellent ; & tout bien compensé, ils sont dans la littérature, & sur-tout dans les mœurs, plutôt des modeles à éviter, que des modeles à suivre.

Le Journal de Trévoux ; Novembre 1770. Art. 13, donne aussi un extrait de cet ouvrage, mais avec plus d’équité que le Mercure. Il fait d’abord & à juste titre, honneur à la morale du traducteur. Je ne pense point sans étonnement, dit M. le Franc, aux prodigieux avantages que les Payens ont, à cet égard, sur les Chrétiens. La tragédie chez ces premiers, étoit austére, l’amour ne s’y trouvoit que rarement, & n’y apportoit jamais un langage corrupteur. Le fait est vrai, mais le fonds de la pensée est faux. Leur morale étoit moins pure, leur théâtre aussi peu chaste, leurs actrices des prostituées, encore plus indécentes. Si leurs tragédies sont plus séveres, leurs comédies étoient aussi licentieuses : c’est une affaire de goût. Les payens alloient droit au crime, & ne connoissoient point cette débauche adoucie & voilée, qui ne présente & ne parle que sentiment, quoiqu’elle ne se livra pas moins à la chair. Chez nous Chrétiens, nourris dans les leçons pures du Christianisme, le théâtre tragique semble n’être fait que pour émouvoir la plus dangéreuse passion. L’amour régne dans les plus sévéres ; dans Polieucte même, (il n’a pas osé dire pieuses) il se mêle aux affaites d’état, aux conspirations, aux intérêts les plus terribles, ce qui donne à la tragédie moderne un air de galanterie, une allure efféminée qu’on n’a point à reprocher aux tragiques Grecs : les mœurs de nos tragédies sont efféminées, donnant à Melpomene la ceinture de Vénus. Sujets, incidents, épisodes, tout dans nos pieces n’est qu’amour, l’amour est le Dieu de nos tragédies.

Ces réflexions sont bien anciennes. Voltaire-même les a faites & plus fortement encore ; on seroit bien injuste de ne pas avouer que la galanterie a presque tout affoibli ; que d’environ quatre cent tragédies données au théâtre, depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France, il n’en est pas dix ou douze qui ne soient fondées sur leur intrigue d’amour ; plus propre à la comédie qu’au genre tragique, c’est presque toujours la même piece, le même nœud formé par une jalousie, dénoué par un mariage, une coquéterie perpétuelle, une vraie comédie, où des Princes sont acteurs, & dans laquelle il y a du sang répandu pour la forme. Le P. Brumoi l’avoue : il dit pour la galanterie que les Grecs réjettoient, & dont les François font leur capital. Le bon sens & la raison, en dépit du goût dominant, sont pour les Grecs. Outre le scandale inconcevable que donnent les Chrétiens, moins scrupuleux que des Payens, sur le théâtre, peut-on avoir quelque élévation dans les sentimens, sans être choqué de voir la tragédie dégradée par une vaine tendresse, dont tout l’art est d’arrêter à chaque pas l’impression de la terreur & de la pitié, qui sont le vrai goût de ce genre. Chez les Grecs, il y a des grandes beautés, de détail, dé pensées sortes, des expressions vives, des situations touchantes, du pathétique, si ceux qui ne connoissent les tragédies & les mœurs étrangeres que par des traductions, & sur des oui-dire, les condamnent sans restriction : ils sont comme des aveugles qui diroient qu’une rose n’a point de couleur, parce qu’ils en comptent les épines à taton, dit Voltaire.

En revanche, M. Franc traite mal Sakespear : le Héros Anglois. La tragédie d’Eschile n’est pas défigurée comme celle de Sakespear, par des bassesses, des ridicules, d’ordures, des défauts qui ne peuvent être tollérés dans quelque tems, dans quelque pays, quelque religion que ce soit. La tragédie grecque à peine transportée des traiteaux de Tespis sur un théâtre imparfait, montre d’abord plus de pompe & de majesté, qu’on n’a sçu lui en donner chez les Nations les plus policées : après des siécles d’émulation & de travail ; il est difficile après ces lectures de s’accoutumer aux monstres dramatiques produits en Europe, deux mille ans après la perfection du théâtre.