(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-7
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-7

[Introduction]

LA Démonomanie, c’est-à-dire, ce fatras immense des faits où l’on fait intervenir le Démon, ces histoires de Sabbat, ces Sorciers, ces Possessions, ces Revenans, &c. qui ont couru pendant plusieurs siecles parmi le peuple, & qui courent encore, quoique beaucoup moins, dont Delrio, Bordin, Michaëlis & bien d’autres ont rempli des volumes ; tout cela a différentes causes, & il ne faut pas confondre le fonds avec les circonstances. Le fonds est vrai : il y auroit de l’erreur & de la témérité de le nier. Le démon peut agir sur les corps ; il l’a fait plusieurs fois lorsque Dieu le lui a permis : l’ancien & le nouveau Testament en rapportent beaucoup d’exemples ; l’Eglise en est persuadée, les prieres, les exorcismes, qui sont de la plus haute antiquité, ne permettent pas d’en douter : mais les circonstances ridicules, infâmes, extravagantes qu’on y ajoute, ne portent sur aucune autorité, l’Ecriture n’en rapporte aucune, l’Eglise les condamne. La tentation d’Eve par le serpent, celle de Notre-Seigneur dans le désert, les prestiges des magiciens de Pharaon, les possessions de l’Evangile n’ont rien de commun avec ce cahos de délire, aussi contraire au bon sens qu’à la religion & au bonnes mœurs : ce transport de sorciers dans le vague des airs, à cheval sur un bâton, par la vertu d’un onguent magique ; cette cohorte de démons, ce trône au milieu d’une campagne pour recevoir les hommages, ces cornes, ces pieds de chevre, ces danses, ces chants, ces repas, ces infamies, ce font les rêves d’un malade, les écarts d’un cœur corrompu, qui se livrent à toutes les images qui flattent la volupté. Velut ægri somnia vanæ fingentur species.

Le P. Malebranche, Recher. de la Vérité, attribue à la vivacité de l’imagination qui enfante ces féeries, tantôt agréables & galantes, comme dans les contes des fées, tantôt noires & horribles, grossieres, maussades, comme dans les Diableries, les Nuits d’Young, le Cléveland. Cet homme persuadé debite, avec toute la force & l’ascendant de la persuasion, ces chimeres à des enfans, à des paysans, & les leur fait croire : elles passent de bouche en bouche, & s’accréditent. C’est quelquefois foiblesse d’esprit, souvent corruption & malice, pour séduire les simples, comme les retours des esprits dans les maisons, ces apparitions de génies que le Théatre a joué cent fois sous le nom de Sylphes, de Génies, d’Enchanteurs, de Fées. Les pieces dans ce goût sont sans nombre : elles prouvent également la stérilité d’un auteur, qui a recours à cette intrigue usée, & le danger de ces illusions qui ont été un piége pour des ames innocentes.

Un recueil d’Anecdotes Ecclésiastiques, que n’a pas dicté la soumission à l’Eglise & le respect pour les choses saintes, mais qui renferme plusieurs choses vraies, accuse le Théatre d’être l’auteur de toutes ces rapsodies, qui ne seroient que burlesques si elles n’intéressoient la vertu. Il y a peut être de l’excès dans cette généralité, mais il n’est que trop vrai qu’il y a beaucoup contribué. Remontons à leur origine. On ne voit rien de tout cela dans les premiers siecles de l’Eglise, quoique le pouvoir des démons y fût si bien connu, que les Apôtres & les Martyrs chassoient fréquemment les démons, en vertu du pouvoir que Jesus-Christ en avoit donné en termes exprès, in nomine meo demonia ejicient  ; que Saint Pierre ait combattu Simon le magicien, Saint Paul le magicien Elimas, & c. Le Théatre, il est vrai, faisoit souvent usage des enchantemens, & en Grece, & à Rome ; mais les Chrétiens n’y paroissoient pas : ils avoient horreur de la scène, & ses prestiges ne faisoient impressions sur aucun Fidele. Les représentations théatrales furent ensévelies sous les ruines de l’Empire romain, & ne reparurent que long-temps après.

Elles ne se montrerent d’abord que sous le nom de mysteres, sous le voile de la piété. Ces mysteres étoient des actions saintes, la Vie & la Passion de Jesus-Christ, d’où les comédiens prirent le nom de Confreres de la Passion ; d’où sont venues tant de représentations dans l’Eglise, à Noël, aux Rois, à la Semaine-sainte, à Pâques, à la Fête-Dieu, comme à Aix, à Angers, à Avignon, &c. Tout cela peu conforme au goût régnant de la philosophie, qui se joue de tout, & qui tient à l’irréligion, fort innocent dans son principe, utile même à des peuples dont la piété pure & simple s’en nourrissoit avec fruit ; il l’est encore, pourvu qu’on en écarte tout ce qu’une imagination bisarre voudroit introduire de puérilités & de bouffonneries, comme elle avoit fait dans ces fameuses fêtes des Foux, justement abolies, qui n’étoient qu’un théatre ambulant dans les processions, adoptées dans les solemnités, scandaleusement transportées dans le sanctuaire. Ces fêtes ne furent des folies que parce que c’étoit l’ouvrage du théatre, qui empoisonne tout ce qu’il touche.

Comme il entroit des démons dans plusieurs mysteres, il fallut les faire paroître sur la scène pour jouer leurs rôles : il y eut même divers drames où ils paroissoient seuls ; ce qu’on appelloit des Diableries. Il s’en fit sans nombre ; il en parut en 1509 un volume in-folio. C’étoit le Théatre du Diable, comme aujourd’hui le Théatre de la Foire, le Théatre Italien, qui en un sens en mérite encore mieux le nom. Les anciennes diableries donnoient horreur du vice, en le montrant puni par les démons ; les nouvelles au contraire favorisent, inspirent, embellissent le vice, par les graces des actrices, les agrémens de la poësie, les charmes de la musique, la lubricité de la danse, l’obcénité des décoration, le scandale de l’intrigue & du succès. L’un étoit une leçon hideuse, mais utile ; l’autre une école agréable, mais funeste. Il y avoit des grandes & des petites diableries, comme aujourd’hui des grandes & des petites pieces ; les petites étoient jouées par deux ou trois diables, les grandes par quatre & quelquefois plus ; d’où est venu le proverbe, faire le diable à quatre : car quatre diables réunis devoient faire un vacarme effroyables. Ces diables étoient couverts d’habillemens horribles, comme ils le sont encore à l’Opéra, quand on en fait paroître : ils faisoient des hurlemens affreux, des mouvemens, des convulsions épouventables, des masques hideux leur couvroient le visage, ils tenoient de grandes fourches, jettoient feux & flammes : ainsi fait-on venir Pluton, les Euménides, Vulcain, & c. C’est le costume de l’enfer, comme les graces, les rayons, l’ambrosie sont celui de l’Olympe. Ainsi la scène fait un double mal, elle embellit la fausse religion, le paganisme, c’est-à-dire, le vice, & défigure la vraie, le Christianisme, c’est-à-dire, la vertu. Liv. X. chap. IX.

On prenoit un plaisir singulier à ces spectacles, en les représentant dans les maisons particulieres : il y avoit des diableries de société, comme il y a des théatres de société, & des proverbes infernaux que jouoient les jeune gens. Le bas peuple les imita dans la campagne (ces déguisemens hideux sont faciles à imiter), & firent des fêtes, d’abord religieuses pour faire craindre l’enfer, mais qui dégénérerent en licence & toutes sortes de débauches. On choisissoit des forêts, des lieux déserts ; on prenoit le temps de la nuit, pour inspirer plus d’horreur, par la solitude, le silence & les ténebres, pour être plus libre, & mieux cacher les infamies qui s’y introduisirent ; on y venoit en foule, on y dansoit, chantoit, s’enivroit ; il s’y trouvoit des libertins, des mendians, des voleurs, quelques personnes de bonne-foi dont on avoit surpris la crédulité : voilà le Sabbat. Au retour de ces assemblées nocturnes, chacun selon son caprice racontoit ce qu’il y avoit vu : ce qui forma insensiblement ce corps de créance populaire, qui n’est qu’une folie, que l’on doit sur-tout au Théâtre, qui en donna le goût, l’idée & le modele.

La Mythologie païenne ne lui est pas moins redevable de la plupart de ses excès. Le théatre n’a point fait les dieux, il est vrai ; mais il les a célébrés ; il étoit une partie de leur culte ; il a enseigné, il a représenté leurs actions ou plutôt leurs crimes ; il a été comme la chaire où on a prêché leur doctrine ; il leur a donné des habits, & comme fait leur toilette ; il a formé leur cortége & leur pompe, & prononcé leurs oracles ; il a donné des pampres & le thyrse à Sylene & Bacchus, sur les treteaux de Thespis, qui couroit les champs couvert de pampres & barbouillé de lie ; il a donné la licence à Venus, à l’Amour, la nudité aux Graces, la fraicheur à Hébé, des plumes de paon à Junon ; sa décoration est devenue celle des temples, & la parure des actrices leur plus bel ornement. De-là vient la diversité des attributs & des figures des mêmes dieux jusques dans la même nation, la représentation théatrale dont les variations arbitraires ont produit ce cahos mythologique, où l’on veut deviner des allusions morales, des secrets d’histoires & de politique qui n’y furent jamais. Ce ne sont que des jeux bisarres du caprice de l’acteur qui a joué les rôles, comme les modes des femmes ne sont que le fruit constant & indécent des goûts des actrices. Veut-on au contraire que les coulisses aient été formées sur le plan des temples des dieux ? Cela sans doute est arrivé quelquefois : mais plus communément c’est le Théatre qui a embelli les autels, & les actrices les divinités qu’on y adore, par les ornemens qui en ont fait la parure, par les cantiques qui les célebrent, & les divertissemens qui solemnisent leurs fêtes. Il a été comme la rubrique & l’école de leur culte profâne, si l’on peut employer ce terme : sur-tout il l’a été de cette de cette partie de leur liturgie, qui consiste en débauche & en excès. Le vice lui doit ses progrès, le démon son empire, & les ames leur perte éternelle. La liaison intime du Théatre avec le paganisme est un des plus grands reproches que lui fesoient les SS. Pères : on a même avancé qu’il étoit le seul, pour justifier le Théatre moderne, qui ne fait pas profession d’idolâtrie, quoique dans la vérité il idolâtre les femmes.

Mais on s’est trompé : ce n’est pas seulement l’idolâtrie, c’est encore la dangereuse représentation du crime, les leçons du vice, l’apologie des passions, les occasions du péché. Les attraits, l’indécence, la facilité, l’invitation des actrices, la scandaleuse multitude des objets séduisans dont on est environné, des piéges qui y sont tendus, dont presque personne n’échappe, ce corps de péché en donnoit horreur, comme il en donne encore aux Chrétiens, excitoit le zele des ministres, & allumoit les foudres de l’Eglise, comme il fait encore. Le Théatre dans tous les temps s’est emparé de la religion & des mœurs, & a beaucoup influé dans l’un & dans l’autre : il ne s’est emparé de la Religion que pour corrompre les mœurs ; dans cette vue, il a favorisé les fausses religions qui en sont la corruption, il a ridiculisé & défiguré la véritable qui en maintient la pureté. Il a dû être cher à la premiere, odieux & suspect à l’autre, dont il est nécessairement l’ennemi.