(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-10
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(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-10

[Introduction]

J’AI souvent cherché d’où pouvoir venir la fortune littéraire du roman de Dom Quichotte. Il n’est point de roman plus connu, plus lu, plus estimé ; &, si de pareils ouvrages pouvoient le mériter, il n’en est point qui le mérite davantage. Il s’en est fait beaucoup d’éditions & de traductions, & mème des continuations qui ne valent pas les premiers volumes, & n’ont pas eu le même succès. On l’a mis en drame, on en a fait des suites de tapisseries, de tableaux, d’estampes. Les noms de Dom Quichotte, de Dulcinée, de Sancho Pansa, de Rossinante sont devenus des proverbes.

Ce livre est amusant, les aventures en sont variées, la morale en est bonne, quoiqu’elle perde beaucoup dans la bouche de deux foux reconnus pour tels, & qu’elle soit défigurée par des vers galans, des images & des aventures licentieuses. Le fond de la religion n’y est pas mieux respecté. L’auteur ne paroît pas un déiste : c’est un libertin qui s’égaye sur ces ministres, ses pratiques, ses religieux ; témoin ce bon curé, le licentié, qui se déguisent ridiculement, & courent les champs en aventuriers ; témoin cet enterrement, les pénitens, &c. C’est un homme d’esprit qui veut être plaisant, qui plaisante sur tout, quelquefois agréablement, le plus souvent grossierement ; avance des choses basses, frivoles, dégoûtantes, mêlées à tous momens de juremens, de propos de hales, de saillies, d’emportemens qui ne signifient rien, & n’ont ni sel ni agrément. La qualité d’écuyer dans Sancho Pansa, qui les a toujours à la bouche, & qui parle à tout moment, ne le sauve pas. Cette multitude de paroles grossieres déplairoit-même dans un portefaix ; un honnête homme ne peut soutenir ces conversations : c’est un des vices de Moliere & de tous les comiques bouffons. Ces saillies dégoûtantes font voir la stérilité, la bassesse, le mauvais goût du poëte, qui a besoin de quelques syllabes pour faire son vers, & qui, faisant, pour ainsi dire, flèche de tout bois, emploie la cheville qu’il trouve, qui lui est familiere & à la mauvaise compagnie qu’il fréquente. Comme Boileau le dit de Regnier : Ils se sentoient des lieux que fréquentoit l’auteur. On est d’abord tenté d’imputer à l’acteur ce style sale emprunté de la Grenouilliere d’où il est peut-être venu, & qu’il emploie par habitude ; & dans tout ce qui se joue sur canevas aux Italiens, à la Foire, aux Boulevards, cette noble extraction n’est pas douteuse. Mais lorsque ces figures de théorique sont imprimées, qu’elles servent à la composition des vers, on ne peut discuter à l’auteur la qualité de pere de cette famille batarde, & la gloire d’une si belle éducation.

L’histoire de l’admirable Dom Quichotte de la Manche est farcie de répétitions ennuyeuses, de longues histoires disparates, qui ne font que remplissage pour allonger un livre, la plupart des plagiats. Tel le Curieux impertinent, qui est un conte dont Destouches a fait une mauvaise comédie ; le gouvernement de Sancho, dont le P. du Cerceau a composé son Grégoire, & qui n’est qu’une vieille plaisanterie d’un duc de Bourgogne. Les questions captieuses qu’on lui fait, qui sont dans les vieux livres de logique, sur l’article de dilemme ; tout y est sans vraisemblance ou sans agrémens, même dans un fou, sous l’idée ridicule des géans, des enchanteurs, qui se trouvent sur tous ses pas, tout cela est moins amusant que les Contes des Fées ou les Mille & un jour. Il n’y a point de fou qui porte la folie à cet excès ; ou, s’il en est quelqu’un, ce n’est plus un fou agréable, c’est un homme en délire, qui fait pitié & n’amuse pas. Le caractere de son écuyer n’est pas moins faux : on le donne pour un homme sensé qui n’a jamais lu de livres de chevalerie, & ne peut par conséquent en être infatué, & qui cependant quitte maison, femme & enfans, pour courir avec un fou, qu’il connoît tel, sous l’espérance chimérique d’un gouvernement, & des aventures extravagantes où il n’y a que des coups à gagner, & en gagne en effet en abondance, aussi-bien que son maître : il est cent fois rompu & laisse pour mort, &, contre toutes les regles du moral & du physique, il est sur le champ ressuscité par miracle, & revient en extravagant s’exposer à de nouveaux coups, & mener la vie la plus misérable. Le maître n’est pas moins maltraité ; on lui casse à coups de pierre les dents, la tête, les reins ; il est dix fois renversé de cheval & se brise tout le corps : un quart-d’heure après le voilà sur les étriers, la lance en arrêt, se battant contre des moulins à vent, des troupeaux de moutons, des lions, des chats, des autruches. Le maître & le valet ne s’épargnent pas plus, ils se disent les plus grossieres injures. Ce gentilhomme, si bien élevé, si doux, si judicieux, vomit plus de grossieretés contre son écuyer que la plus brutale harangere ; il lui donne des coups de lance sur la tête, l’étend presque mort à ses pieds. Il n’est ni moins vigoureux, ni moins attaché à son maître, ni moins entêté d’aventures dans tout cet ouvrage, comme dit Horace, velut ægri somnia vanæ finguntur species .

Il se fait plusieurs mariages sans vraisemblance, & contre les bonnes mœurs, dans un pays où la religion est respectée, & que favorise un chevalier qu’on dit homme de bien, zélé pour la pureté ; toutes les intrigues amoureuses, la plupart mal assorties & burlesques, sont applaudies & protégées, & se terminent, comme sur le théâtre, par un mariage de libertinage ; des filles séduites, enlevées, des héros avec des laquais & des paysans se couvrent d’un voile, comme Didon dans la caverne, conjugium vocat hoc pretexit nomine culpam , contre la volonté des parens, avec des gens au-dessous d’elles : ce qu’on ne peut reprocher à Didon. Témoin ce mariage de Basile, qu’un curé imbécile ou prévaricateur bénit cavalierement sur un grand chemin, sans formalité, sans préparation, sans consulter les parens, parce que l’amant fait semblant de se tuer, quoiqu’il connoisse la fraude, avec une fille fiancée à un autre qui a fait à grands frais tous les préparatifs de la noce, & la conduit à l’autel pour l’épouser.

Les bonnes mœurs dans le chrétien & l’honnête homme ne regardent pas seulement la pureté, elles embrassent la charité pour le prochain & la justice. La satyre & la médisance ne blessent pas moins que l’incontinence la loi de l’évangile & celle de l’honnêteté. Un assassin, un calomniateur ont-ils de bonnes mœurs ? Ce roman en est tout rempli ; la malignité y regne d’un bout à l’autre, en fait tout le sel, comme dans les comédies, ou lui donne, comme aux pieces de théatre, un bon motif, de corriger du goût de la lecture des romans de chevalerie : vice fort rare & fort peu contagieux. Y a-t-il dans toute l’Europe un seul chevalier errant ? La satyre & la médisance sont communes. Y a-t-il de conversation, surtout sur le théatre, où on ne déchire le prochain ? Voilà ce qu’il faudroit corriger, plutôt que l’esprit de chevalerie ; & c’est cette malignité dont on donne des leçons, des modeles, des exemples On fait un mal très-réel, pour acquérir, dit-on, un chimérique bien. On attribue ce roman au commis d’un secrétaire d’état, qui aimoit la lecture de ces livres, qu’on voulut corriger ou plutôt ridiculiser. Il n’y a gueres en effet que la passion qui puisse fournir tant de folies. Facit indignatio versum. Il en coûta cher au railleur, qui fut destitué de son emploi & cassé. Si on a tant de zele pour dégoûter des romans, que n’attaque-t-on ces productions innombrables, galantes, licentieuses, dont le vice se nourrit ? Elles sont bien plus communes & bien plus dangereuses que les chevaliers de la table ronde.

Dom Quichotte est une satyre de l’univers : tous les états y sont satyrisés, tous les personnages sans nombre qui y paroissent, déchirés ; &, pour y donner plus de jeu, tout y est mis en dialogue. C’est une longue comédie : on n’a qu’à la partager en actes & en scènes, & supprimer les liaisons, on auroit sans peine vingt drames tout faits. Mais ce sont deux foux, dit-on, qu’on donne pour tels, dont on joue les folies ? Cela n’est point vrai en entier, plus de la moitié de ces traits de satyre tombent sur d’autres personnes. Mais, se borna-t-on aux deux héros, il y de l’inhumanité de se moquer de l’infirmité humaine, au lieu de plaindre l’infortuné qui en est affligé. Il y a de la barbarie d’entretenir, d’augmenter la folie ; &, au lieu de travailler charitablement à la guérir, s’en faire un cruel divertissement, & la rendre incurable. Non maledices surdo nec pones coram cæco offendiculum. Conviendroit-il d’aller tirer quelqu’un des petites-maisons, pour le promener dans les rues, le faire monter sur des treteaux, & le livrer à la risée du public. On fait paroître à la table du Duc un ecclésiastique qui blâme avec raison le peu de charité de ce seigneur, qui entretient cet extravagant, & s’en fait, avec toute la maison, un aussi extravagant divertissement Mais, pour pouvoir se moquer de lui, on lui fait tenir des discours peu mesurés, & une conduite brutale. On le fait disparoître, pour ne plus revenir, après l’avoir fait accabler d’injures grossieres. La maison nombreuse du Duc fait mille folies plus grandes que celles du chevalier. Toute une petite ville est mise en train pour jouer la farce du gouvernement chimérique donné à l’écuyer, à qui l’on fait toutes sortes d’insultes : cent & cent autres personnes, dans le cours de cette histoire insensée, entretiennent les rêveries de ce malheureux, pour le baffouer, & renouvellent les combats des gladiateurs, où les romains se divertissoient aux dépens des hommes, comme ils venoient de faire au théatre Le cirque est un théatre, le théatre est un cirque, où l’homme est le jouet de l’homme ; dans l’un aux dépens de la vie, dans l’autre aux dépens de l’honneur : la brutalité a enfanté l’un & l’autre, y conduit & s’y plaît.

Quoique ce roman ne soit qu’un tissu de scènes du théatre de la Foire, il est déclaré contre la comédie. Après avoir fait, chap. 44, une critique judicieuse des drames espagnols, qui ne tombe pas moins sur les pieces françoises ; où, selon les brochures innombrables qui tous les jours innondent les théatres de Paris, se trouvent les mêmes défauts & de plus grands qu’à celui de Madrid, l’auteur se jette sur la morale, & dit : L’aversion que j’ai pour les comédies de notre temps, n’est pas moindre que celle que j’ai toujours eu pour les livres de chevalerie. La comédie doit être un tableau de la vie humaine, un exemple pour la conduite des mœurs, un image de la vérité ; je vois cependant qu’elle ne représente aujourd’hui que des extravagances, qu’elle propose & autorise de mauvaises actions, & qu’elle est presque toujours l’image d’une sale volupté. Voilà l’exacte vérité prononcée par une bouche non suspecte. Peut-on donc en conscience fréquenter le théatre ? La conséquence est aisée à tirer.

Dans le cours de cette longue comédie, qui mérite mieux ce nom que le poëme du Dante, on trouve répandus tous les principes qui, dans tous les temps, ont fait proscrire les spectacles par toutes les personnes sages qui ont eu quelque zele pour les bonnes mœurs. Tels sont la fuite des occasions du péché, la contagion des mauvais exemples, le poison d’une danse & d’une musique voluptueuses, les attraits séduisans des femmes étalés sur la scène, les traits perçans, des discours, des gestes, des intrigues galans, la licence des compagnies, les dangers d’une vie oisive, dissipée, frivole, tous ces traits épars dans une forêt, ou plutôt un labyrinthe d’extravagances, sont la condamnation évidente du théatre.

Ce mêlange monstrueux de bien & de mal, de folie & de sagesse, d’absurdités & de bonne morale, est commun dans les pieces de théatre, où il est ordinaire de voir une sentence à côté d’un propos licencieux : ou croit que l’un sert de passeport & d’excuse à l’autre. Les chimeres, les passions amusent : les bons principes doivent faire pardonner ces égaremens, & assurer à la scène le beau titre d’école des mœurs, lors même qu’elle donne des leçons du vice. Les deux héros ridicules, Dom Quichotte & Sancho Pansa, tantôt foux, tantôt raisonnables par intervalles, font les actions & tiennent les discours les plus insensés, & bientôt après les plus sages, & même pieux : ce sont comme deux livres différens mêlés & confondus. Si, comme un habile chymiste, quelque bon écrivain prenoit la peine de décomposer cet ouvrage, & d’en séparer les matériaux : il seroit d’un côté un ouvrage instructif, & de l’autre une rapsodie digne d’avoir une place dans la bibliotheque bleue, à côté de Gargantua. Le mal l’emporte même beaucoup sur le bien : pour une ligne de bonne morale, il en est cent de mauvaise Mais le bien & le mal y fussent-ils mêlés à dose égale, quel seroit le plus efficace ? le mal altéreroit-il le bien, ou le bien corrigeroit-il le mal ? Quel homme sage voudroit se nourrir d’un aliment où l’on auroit mêlé le poison & l’antidote ? La vertu ne cours pas moins de risque que la santé, & ne mérite pas moins d’être ménagée avec la plus grande précaution.

Une aventure singuliere, l’une des plus vraisemblables, c’est le jeu des marionnettes qui représente le combat de quelques chevaliers contre des géans qui enlevent une princesse. Dom Quichotte, comme de raison, prend sa défense, & combat pour elle à outrance. Il renverse la table, brise les petites statues, & auroit poursuivi le maître joueur, s’il n’avoit pris la fuite. L’auteur auroit bien dû mener son chevalier au théatre. Quelle impression n’auroit pas fait sur lui la représentation des mêmes aventures par des marionnettes vivantes, les décorations, les machines ! Quels exploits n’auroit pas signalé la force de son bras, pour sauver l’honneur depuis long-temps perdu de ces charmantes Lucreces : il eût ensanglanté la scène & poursuivi les géans dans les coulisses. Il y a en effet quelque aventure pareille avec une troupe de comédiens qui représentoient les maures, & qu’il chargea vigoureusement : mais malheureusement il y fut bien battu.

Toutes ces folies qui sont dans le caractere du héros de la Manche, nous font sentir les ravages que cause la représentation des vices & des passions dans le cœur des spectateurs, dont les sentimens leur sont analogues. C’est à peu près le même effet que dans D Quichotte : ces passions représentent, nourrissent, raniment, excitent des passions réelles ; ce sont deux cordes à l’unisson : les vibrations de l’une se repétent dans l’autre, & dans l’occasion font faire les mêmes extravagances & commettre les mêmes crimes. Les horreurs du théatre de Crébillon rendent brutal, cruel, en porté, sanguinaire ; les friponneries des acteurs de Moliere & de Regnard secouent les scrupules de la probité & la justice, apprennent & font imaginer une infinité de tours d’adresse pour s’emparer du bien d’autrui. Sur-tout cette fatale passion de l’amour, qui regne sur le théatre, cette passion si naturelle, si commune, si violente ; quel désordre ne cause-t-elle pas, lorsqu’armée des attraits & de la parure des actrices, de la licence des discours & des gestes, d’une danse voluptueuse, des chants efféminés d’une société libertine, elle livrera les plus dangereux assauts ? Elle va faire une foule de D. Quichottes, de Dulcinées, & fournir la matiere d’une foule de romans aussi absurdes, & la plupart plus pernicieux.