(1790) Sur la liberté du théatre pp. 3-42
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(1790) Sur la liberté du théatre pp. 3-42

Sur la liberté du théatre.

T ous les peuples de la terre ont des fêtes publiques et des spectacles ; toutes les nations policées ont des théâtres, qu’elles regardent à la fois comme des lieux de plaisir et d’instruction. Les hommes mêmes les moins éclairés, ceux qui ne lisent jamais, y prennent quelque teinture de la fable et de l’histoire, y puisent quelques préceptes de morale, et le philosophe y admire le développement et la peinture fidele de toutes les passions.

Le théâtre, comme délassement, comme instruction, comme lieu d’assemblée, n’est donc pas une chose indifférente ; mais il ne sçauroit être considéré de la même maniere dans un état libre et dans un état despotique.

Dans l’un, il doit être soumis à des loix ; dans l’autre, à des regles arbitraires.

Un gouvernement despotique doit beaucoup multiplier les plaisirs pour distraire le peuple de ses maux, et lui en faire perdre le souvenir ; mais il doit établir dans les spectacles une police sévere, de peur que ces lieux d’assemblée ne deviennent un point de réunion où l’on puisse prendre des résolutions contre ses intérêts. Personne ne doit pouvoir y élever la voix ni parler au public1, excepté les acteurs. Des soldats doivent toujours empêcher que les témoignages de contentement ou de désapprobation ne soient trop vifs2, dans la crainte que le peuple ne s’accoutume à des mouvemens tumultueux3.

Si les chefs d’un tel gouvernement laissent subsister un assez grand nombre de spectacles pour amuser le peuple, ils limitent pourtant ce nombre à cause de la difficulté qu’ils éprouveroient à les surveiller : delà l’établissement des priviléges accordés à l’intrigue par la faveur, et qui ont toujours été, pour les hommes en place, une source de prévarications de tous les genres.

En fixant à un très-petit nombre les grands théâtres, ils laissent sur-tout multiplier les petits spectacles, parce qu’ils ont pour eux l’avantage d’amuser le peuple sans l’éclairer, et de le jeter, par la dépravation des mœurs, dans cette abjection, où il faut qu’il demeure pour être plus facilement gouverné.

C’est par une raison tout-à-fait semblable qu’ils établissent, sur les pieces des grands théâtres, la censure la plus sévere.

Quant à celles des petits spectacles, on leur permet d’être très licencieuses, pour vu qu’elles n’aient ni plan ni conduite ; si elles ne blessent pas le bon sens et la raison, le censeur les défend comme attentatoires aux priviléges des grands théâtres4.

Les censeurs doivent être choisis parmi les hommes qui se sont toujours montrés le plus pénétrés des principes de ce gouvernement ; et pour les y attacher davantage, on leur accorde des graces personnelles, dont la continuité et la stabilité dépendent entiérement du maintien de ces mêmes principes.

Ces précautions ne suffisent pas encore ; et malgré l’approbation du censeur, les réclamations d’un homme en place, d’un ambassadeur,5 d’un homme puissant suffisent pour empêcher la représentation.

La tragédie doit enseigner les grandes vérités politiques, et les vertus publiques.

Les auteurs tragiques sont donc obligés, s’ils veulent exprimer une idée forte, de tourmenter leur génie pour la couvrir du voile de l’allégorie. S’ils veulent parler de la religion, ils ne peuvent mettre en scone que les prêtres de Jupiter, d’Apollon et de Céres, des Druides, des Bonzes et des Bramines. S’ils veulent peindre le sublime amour de la liberté, c’est dans les républiques anciennes, chez les Grecs et chez les Romains qu’ils doivent puiser leur sujet ; et s’ils veulent exposer toutes les injustices et les atrocités d’un gouvernement despotique, ils ne peuvent guère offrir au spectateur que des Musulmans.

Si malgré toutes ces précautions la piece présente encore des rapprochemens trop aisés à faire, des allusions trop faciles à saisir, il est défendu aux comédiens de la jouer, et au public de l’entendre.6. Il faut que ces allégories, ces allusions ne puissent être senties, que par le petit nombre d’hommes extrêmement au courant, de sorte que la leçon est rarement reçue par ceux pour qui elle est faite.

Nous devons cependant convenir que cette gêne, comme celle de la rime, a quelquefois été la source de beautés, qu’une plus grande facilité de tout exprimer n’auroit pu produire.

Chez un peuple ainsi gouverné, il ne peut donc exister de tragédies vraiment nationales. On n’y peut guere exposer les grandes vérités qui intéressent la nation entiere, et l’éclaireroient sur ses droits ; on n’ose y débiter que des leçons d’une morale usée et commune ; la soumission aveugle au despotisme des rois y est réduite en principes, et fortifiée par des exemples ; on y déploie toutes ces idées gothiques et chevaleresques, qui n’ont pour fondement que des préjugés, et les vertus publiques qu’on y loue le plus, sont des traits d’un courage souvent inconsidéré, ou d’un faux honneur, qui, dans les états despotiques, tient lieu de vertus7.

Le but de la comédie est de donner des leçons de morale et de vertus privées.

Comme dans ce genre d’ouvrage on ne discute guere les intérêts des gouvernemens, et qu’on n’y introduit que des hommes d’une condition commune, il conserve plus de liberté que la tragédie. Mais en permettant à la comédie de verser le ridicule sur quelques états, il en est qu’elle ne peut attaquer. On y déchire la perruque d’un commissaire ; on y met Sangsue aux prises avec Brigandeau ; mais on ne peut présenter un curé respectable à la vénération qu’il doit inspirer, ni exposer un prêtre fanatique à l’opprobre qu’il mérite8.

Si la comédie est du genre héroïque, si elle représente des hommes d’une condition plus élevée, elle est soumise aux mêmes entraves que la tragédie9.

Tel est l’état du théâtre sous un gouvernement despotique.

Tel étoit le nôtre avant la prise de la Bastille.

Cette forteresse, en tombant, a laissé échapper des idées de liberté, qu’elle sembloit tenir captives : ces idées se sont étendues à tout ; mais relativement au théâtre, l’esprit de curiosité a plus fait que la connoissance des principes.

Les comédiens Français ont donné Marie de Brabant, Ericie, l’Honnête Criminel, et l’on a été surpris, de n’y pas trouver un seul vers qui pût alarmer la prudence des magistrats. Ces pieces ont même été jugées plus foibles, parce qu’on s’étoit figuré, qu’une fougueuse énergie avoit été le prétexte de leur proscription.

On avoit beaucoup entendu parler d’une tragédie de Charles IX, par M. de Chénier. Le public a voulu voir sur la scene ce cardinal frénétique, un des plus ardens instigateurs de la St. Barthelemy. La lutte des préjugés contre les principes a été longue et vive10 ; mais enfin, sans se rendre à la raison, ils ont cédé à la crainte, et les prêtres catholiques ont perdu avec tous les autres privileges, celui de ne pouvoir être exposés sur la scene tels qu’ils sont, vertueux ou fanatiques.

Cette époque étoit donc celle d’une révolution pour le théâtre François, et cette révolution a été le sujet de plusieurs ouvrages.

Ceux qui ont écrit les premiers, se sont d’abord occupés de réclamer pour les comédiens l’état civil, dont ils étoient privés par un injuste préjugé11. L’assemblée nationale a reconnu la justice de leurs droits, et ils ont obtenu le décret qu’ils desiroient.

On avoit lieu de croire que les comédiens, devenus citoyens actifs, électeurs et éligibles, élevés pour la plupart aux grandes militaires dans les bataillons de leurs districts, et ayant coopéré eux-mêmes par leur constance, leur assiduité, leur zele et leur courage à la révolution, qui nous a rendus libres, ne prétendroient pas jouir des bienfaits de la nouvelle constitution, et conserver les priviléges exclusifs, qui leur ont été accordés sous l’ancien régime.

C’est assurément ce qu’ils ne devoient pas faire.

C’est pourtant ce qu’ils ont fait12.

Ils agissent en cela comme une femme qui seroit à-la-fois prude et galante, pour avoir les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu.

Parmi les ouvrages, qui avoient pour unique but la réforme du théâtre, on doit principalement distinguer ceux de MM. de Chénier et de Cailhava.

Dans son traité de la Liberté du Théâtre, ouvrage fortement écrit et profondément pensé, M. de Chénier n’a examiné qu’une partie du sujet, l’abolition de la censure.

M. de Cailhava, dans son dernier écrit, qui a pour titre : Les causes de la décadence du théâtre, et les moyens de le faire refleurir, a parfaitement démontré que cette décadence n’étoit occasionnée que par le défaut de rivalité et de concurrence ; mais plus littérateur que publiciste, il a moins considéré le grand intérêt de la conservation des principes qui tiennent à notre liberté, que son amour pour l’art dramatique qu’il a cultivé avec succès. Il propose l’établissement d’un second théâtre privilégié. Il indique pour les divers théâtres des réunions, des séparations, des suppressions qu’il croit utiles, mais qui ne pourroient s’effectuer qu’en laissant agir une autorité absolue, arbitraire, et absolument opposée aux droits de la propriéte.

Le comité de constitution a rendu public son projet de loi pour la liberté de la presse, dont la liberté du théâtre est une partie très-essentielle. Ce projet, n’ayant pas été jugé assez favorable dans quelques points à la liberte, a été retiré, et sera présenté avec des changemens quand l’assemblée nationale s’occupera de l’ordre judiciaire ; mais on y distingue que les commissaires ont déjà établi quelques-uns des principes relatifs à la liberté du théâtre, en déclarant que toutes les pieces imprimées doivent être communes aux différens théâtres cinq ans après la mort de l’auteur13.

Ce projet, ces ouvrages ont réveillé tous les ennemis de la liberté du théâtre, et, par conséquent, de la liberté de la pensée la plus précieuse de toutes. Ils ont réuni leurs efforts à ceux des comédiens pour s’y opposer. Un grand nombre d’auteurs dramatiques s’est assemblé, et ils ont présenté au comité de constitution un mémoire qui n’est rempli que de vues personnelles et pécuniaires ; d’autres auteurs, dans la vûe d’intéresser les comédiens et d’être joués plus promptement, ont embrassé leur parti et ont défendu leurs priviléges, ou du moins, desirant en secret de les voir anéantir, ils n’ont pas osé les attaquer.

Ces considérations m’ont engagé à développer les principes que je crois les seuls admissibles, sur la liberté du théâtre. Je ne discute pas l’étendue des priviléges respectifs des comédiens du Royaume14 je ne les regarde tous que comme des monumens du despotisme que l’on avoit su introduire jusques dans les choses les plus frivoles. J’examine seulement quel doit être le théâtre dans notre nouvelle constitution, et quelle est l’espece de liberté qui lui convient.

Pour procéder avec plus de méthode, je diviserai cette importante question en six questions principales :

1°. Tous les hommes ont-ils indistinctement le droit d’élever un théâtre ?

2°. Peut-on prescrire aux entrepreneurs des théâtres les quartiers et les lieux où ils doivent les placer ?

3°. Peut-on leur défendre de s’établir dans des quartiers ou des lieux particuliers ?

4°. Les genres doivent-ils être fixés ?

5°. Les pieces imprimées doivent-elles être communes à tous les théâtres après la mort des auteurs ?

6°. La censure doit-elle être exercée sur le théâtre ?

§. I. Tous les hommes ont-ils, indistinctement, le droit d’établir un théâtre ?

Je ne conçois pas qu’un homme qui a lu la déclaration des droits, quelque pénétré qu’il soit de la rouille des préjugés, puisse être pour la négative.

Tous les hommes sont égaux en droits. Ainsi tout privilége exclusif ne sçauroit exister, puisqu’il priveroit absolument tous les citoyens des droits qu’il attribueroit à un petit nombre de citoyens.

Tout ce qui peut nuire est défendu par la loi.

Le théâtre ne sçauroit donc pas nuire, puisqu’il n’est pas défendu par la loi.

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi.

Il est donc permis d’élever un théâtre, puisque le théâtre n’est pas défendu par la loi.

La loi ne sçauroit défendre à un citoyen ce qu’elle permet à un autre.

Si un seul homme peut élever un théâtre, tous les autres hommes ont donc le même droit.

Ces principes ne sçauroient être contestés par personne ; mais ceux qui se montrent contraires à la liberté du théâtre, prétendent que, dans ce cas, leur application est dangereuse.

Aucune application d’une loi n’est dangereuse, ou la loi n’est pas bonne dans toutes ses parties, et il faut que le corps législatif la refasse, ou y ajoute un article relatif au cas qu’elle n’avoit pas prévu.

Mais il n’y a pas encore de loi qui permette à tout le monde d’élever un théâtre.

Il n’y en a pas non plus qui le défende ; des priviléges ne sont pas des loix.

Tout ce qui n’est pas défendu, par la loi, est permis par la loi.

Ainsi, en s’attachant rigoureusement aux principes, il demeurera démontré que tous les hommes, étant égaux en droits, ont celui d’élever un théâtre, comme d’élever une boutique, d’exploiter une mine, d’établir une manufacture, etc.

Ces principes sont incontestables, il ne s’agit donc plus que de rédiger une bonne loi qui punisse les abus qu’on en pourroit faire.

Cette loi est bien difficile à poser :

Sans doute, elle est difficile, mais elle est possible ; car par-tout où je conçois un délit, je conçois une peine contre ce délit, et par conséquent une loi qui détermine cette peine.

Il suffit donc d’établir le principe pour démontrer, que la liberté du théâtre ne peut être genée sans porter atteinte à la liberté de penser.

Mais je veux bien encore réfuter les objections banales que l’on peut faire contre l’application de ce principe.

On avance d’abord que les spectacles ne pouvant pas être très-nombreux, la prohibition porte sur trop peu d’individus, pour être nuisible à la société.

Mais c’est la disposition même d’une loi qui fait qu’elle est juste ou injuste, et non le nombre plus ou moins grand des individus qu’elle concerne :

Si les spectacles sont nombreux, l’injustice des priviléges est plus grande.

Si ils sont peu nombreux, ce n’est pas même la peine de commettre une injustice.

Il est faux d’ailleurs que les priviléges portent sur peu d’individus, puisqu’ils gênent dans leurs plaisirs les amateurs nombreux des spectacles.

Ceux qui conviennent de la nécessité de la concurrence pour les progrès de l’art dramatique, prétendent qu’on doit se borner à l’érection d’un autre grand théâtre.

Certes sous le déspotisme des ministres de Paris, et des gentilshommes de la chambre, l’établissement d’un second théâtre, c’est-à-dire, la concession d’un second privilége, étoit tout ce que l’on concevoit de mieux, parce que l’on ne pouvoit pas prévoir qu’un jour les priviléges seroient anéantis. Pendant vingt ans, les gens de lettres et les amateurs ont sollicité, sans succès, ce second théâtre, et l’on n’imagine pas aujourd’hui comment il a pu éprouver tant de difficultés.

A présent, ceux-mêmes qui ont empêché le second théâtre par tant de moyens, sentent bien que tous les priviléges absolument exclusifs doivent être nuls, et ils en sollicitent l’établissement, dans la seule vûe de s’opposer à la liberté indéfinie du théâtre.

Dans quelques années, quand on aura joui de cette liberté, on ne concevra pas plus qu’elle aie pu éprouver des obstacles, que l’on ne conçoit aujourd’hui comment, dépuis vingt ans, on n’a pas un second théâtre.

Créer un second théâtre, c’est accorder un second privilége, et non pas les anéantir ; c’est faire beaucoup pour un second entrepreneur, ou une seconde société ; mais rien pour la liberté, rien pour l’art dramatique : car point d’art quelconque sans liberté.

Créer un second théâtre, c’est partager l’empire, et non pas briser ses fers.

Qui prescrira, en matiere de priviléges, quel est le terme où l’on doit s’arrêter ? qui décidera si un troisieme demandeur, un quatrieme, un cinquieme n’ont pas un droit égal à la concurrence ?

La prudence du magistrat.

Sa prudence, c’est sa volonté, et sa volonté n’est pas la loi.

Un privilége pour un second théâtre, est un arrêt d’exclusion pour un troisieme.

Un privilége pour un troisieme théâtre, est un arrêt d’exclusion pour un quatrieme.

Et l’on oseroit ainsi fermer la carriere, limiter le nombre des concurrens, et fixer des bornes à l’industrie, au talent et au génie.

Il seroit dangereux de souffrir un plus grand nombre de théâtres.

Quel seroit ce danger ?

Paris seroit bientôt rempli de théâtres.

Qu’importe ?

Cette multiplicité de théâtres entraînera la chute de l’art.

Avancer que le grand nombre des acteurs nuira aux progrès de la déclamation, c’est comme si l’on disoit que le grand nombre des auteurs dramatiques est la cause de la décadence du théâtre.

La multiplicité des petits spectacles est dangereuse pour le peuple ; elle corrompt ses mœurs, et favorise la paresse.

Je conviens que, si l’on trouvoit un moyen de forcer tous les paresseux d’un empire à travailler, il s’enrichiroit du produit de leur travail et de leur industrie, et que la misere y seroit moins grande. Mais il est impossible de contraindre la nonchalance et la paresse à devenir actives et laborieuses ; et il y a, dans Paris, une multitude d’hommes qui ne sont jamais occupés le soir, et qui inondent les quais, les billards, les cabarets, etc.

Les perruquiers, les domestiques sont de ce nombre ; et ce sont eux qui, avec les hommes désoccupés, remplissent les petits spectacles15.

Ne vaudroit-il pas mieux qu’on jouât sur ces théâtres, pour un prix modique, les pieces de nos bons auteurs, que de débiter au peuple ces pieces infâmes qui lui inspirent le goût du vice, au lieu de l’amour des vertus.

Ces petits spectacles, à un très-bas prix, ne sauroient nuire aux grands théâtres ; car aucun de ceux qui les suivent, ne pourroient supporter de voir jouer les mêmes pieces aux délassemens, aux associés, etc.

Pourquoi voudroit-on priver le peuple des jouissances que se procurent les autres hommes ? Pourquoi ne pourroit-il pas rire à George Dandin, et pleurer à Zaïre, pour 6 et 12 sols, puisque le prix des autres théâtres lui en interdit l’entrée ?

C’est déshonorer la scene et les chefs-d’œuvres des grands hommes.

Déshonore-t-on la peinture, parce qu’on vend des tableaux sur le pont-au-change et sur le port au bled ?

Déshonore-t-on Vernet, parce qu’on y expose des copies de ses marines ?

Le peuple n’est pas capable de sentir ces chefs-d’œuvres.

Ceux qui avancent cette assertion, n’ont jamais assisté à un spectacle gratis ; les traits gais et touchans, les belles situations, y sont toujours saisis avec justesse et promptitude, et vivement applaudis.

Le peuple n’iroit pas à ces spectacles ; il n’aime que les farces.

Si le peuple n’alloit pas à ces spectacles, leur établissement cesseroit bientôt, et ne pourroit causer aucun ombrage ; mais, loin que le peuple cherche les farces, il est certain que, dans les petits spectacles, les traits de vertu et de courage les plus exagérés, exprimés avec le plus d’emphase et d’invraisemblance, sont ceux qu’il entend avec le plus de plaisir.

Les gens du monde, dégoûtés du beau, ne viennent à ces spectacles que pour ces traits dont la licence et la trivialité forcent le rire, et ce sont eux qui se plaîgnent de ce que la morale s’introduit même dans les petits spectacles, et de ce qu’elle y est ennuyeuse, tandis que le peuple témoigne sa satisfaction de la maniere la moins équivoque16.

Puisqu’il n’est pas de moyens de forcer la paresse au travail, il ne faut donc pas fermer les spectacles au peuple ; tâcher qu’ils deviennent pour lui, sans qu’il s’en apperçoive, un lieu d’instruction publique ; c’est la seule maniere de les rendre utiles, au lieu d’être dangereux.

Il faut donc, pour arriver à ce but, leur laisser toute liberté ; en bannir la licence, non par la censure et les prohibitions, mais par des loix sages et séveres. C’est ainsi que le peuple perdra cette grossiereté de langage si rebutante, et cette barbarie révoltante qui lui a fait souiller de sang la plus belle des révolutions.

Pourquoi le peuple d’Athenes, qui n’avoit pas la faculté de lire, parce que l’imprimerie n’existoit pas, et que les copies des manuscrits coûtoient trop cher, étoit-il le peuple le plus poli, et parloit-il un langage si épuré ? C’est qu’il se formoit aux théâtres, où tous les citoyens, sans distinction, étoient admis ; dans les fêtes publiques, où les grands poëtes et les grands historiens récitoient leurs belles compositions et disputoient le prix ; et dans les places publiques où il entendoit l’éloquence, tantôt douce, tantôt foudroyante, de ses orateurs.

Voilà pourquoi une marchande d’herbes d’Athenes reconnut, à un seul mot, que Théophraste étoit étranger.

Il est inutile de répondre à ceux qui prétendent que les troupes seroient trop fatiguées par la garde qu’il faudroit faire. On sait combien les soldats recherchent la garde des spectacles, qui leur vaut un surcroît de paie.

La multiplicité des spectacles ne sauroit donc être dangereuse.

Mais quand il seroit vrai qu’elle auroit des inconvéniens, je pourrois encore répondre à ce raisonnement : la liberté du théâtre est précisément ce qui en empêchera la multiplicité.

Ils pourront se multiplier par le droit ; mais le nombre en sera toujours borné par le fait.

L’établissement d’un théâtre exige un emplacement, une salle, des magasins d’habits et des acteurs. Toutes ces choses nécessitent des frais considérables ; et quand les priviléges n’existeront plus, il n’y aura qu’un espoir presqu’assuré de réussir qui pourra engager les capitalistes à prêter des fonds. On verra d’abord une lutte d’efforts et de succès ; mais l’avantage demeurera nécessairement à ceux qui réuniront le plus de moyens pour plaire au public ; c’est son suffrage seul, et non pas le caprice des magistrats qui doit fixer les places.

Ces efforts impuissans entraîneront la ruine de quelques particuliers ; et le gouvernement doit veiller en pere sur les propriétés des citoyens comme sur leur vie.

Sans doute, un bon gouvernement doit avoir des loix générales, qui protegent les propriétés et les défendent de la fraude et de l’injustice ; mais cette prévoyance si utile, si nécessaire deviendroit la plus accablante des tyrannies, si elle rendoit les magistrats juges des spéculations particulieres.

Défendre à des directeurs d’élever un théâtre, sous prétexte que cette entreprise les ruinera seroit une action aussi ridicule que d’empêcher un spéculateur d’un autre genre d’exploiter une mine, sous prétexte que le filon qu’il veut travailler n’est pas aussi riche qu’il le pense, et ne le dédomagera pas de ses frais.

Chacun est maître de disposer à son gré de sa fortune.

De la sienne, oui ; de celle des autres, non ; et ces faux spéculateurs entraîneront les capitalistes dans leur ruine.

Tout homme qui associe un autre homme à une spéculation ne le ruine pas ; ils se réunissent pour partager les bénéfices ou les pertes de l’entreprise ; ils s’enrichissent ou se ruinent ensemble : des loix qui empêcheroient ces associations, ces compagnies, jusqu’à ce que les magistrats s’en fussent rendu les juges, frapperoient d’inertie le commerce et l’industrie.

Ces considérations ridicules étoient celles que le garde-des-sceaux, le directeur, et le secrétaire de la librairie faisoient valoir, pour empêcher les journaux. Aujourd’hui chacun peut faire un journal, avec plus ou moins de succès : cependant aucun journaliste n’a encore exposé son bilan.

Mais ce sont les priviléges qui ruinent les entrepreneurs et les compagnies.

Malgré l’étendue des priviléges, l’opéra coûte un argent prodigieux au gouvernement, et jamais la recette n’a été au niveau de la dépense.

Malgré leurs priviléges, MM. les comédiens François et Italiens ont des dettes si énormes, qu’ils sont aujourd’hui fort embarassés pour y satisfaire.

Quant aux autres spectacles, il est certain que le possesseur d’un privilége qui permet à lui seul de faire ce qui est défendu à tous les autres, ne manquera jamais de trouver des capitalistes qui s’associeront à son entreprise. C’est ainsi que MM. l’Ecluse et Malter, les premiers entrepreneurs des Variétes, se sont ruinés ; que ceux actuels ont eu beaucoup de peine à faire prospérer cette entreprise, dont le succès seroit peut-être encore incertain sans l’heureuse situation de leur salle : c’est ainsi que le théâtre des éleves de l’opéra a tombé, que Torré et les entrepreneurs du colisée ont fait banqueroute, que les Beaujolois peuvent à peine se soutenir, et que le Cirque et le Panthéon auront le même sort.

Ce sont donc les priviléges qui enfantent pour les théâtres les inconvéniens que, selon leurs défenseurs, ils doivent empêcher. Quand le théâtre sera libre, les capitalistes ne seront plus séduits par l’exclusivité, ils peseroient mieux les dangers de l’entreprise, et la fortune des particuliers sera beaucoup moins exposée.

Ainsi la suppression des priviléges dramatiques sera utile aux auteurs qui ne peuvent être joués que sur un seul théâtre, aux acteurs qui ne peuvent jouer que sur un seul théâtre, aux ouvriers de tous genres qui ne peuvent travailler que pour un seul théâtre, et au public qui jouira de l’effet heureux que produira la concurrence, et ne sera pas forcé à ne voir les pieces de Moliere et de Racine que sur un seul théâtre17.

La suppression des priviléges ne sera fâcheuse que pour les comédiens,

Leur conservation n’étoit donc utile qu’aux comédiens18.

Il en est ainsi de tous les priviléges ; ils ne sont bons que pour les privilégiés.

§. II. Doit-on prescrire aux entrepreneurs des différens Spectacles les quartiers et les lieux où ils doivent les placer.

Il est certain qu’il seroit plus avantageux qu’il y eût des théâtres dans les différens quartiers, que de les voir tous se réunir dans un seul.

C’est pourtant ce qui pourra arriver, si on leur laisse une liberté absolue ; ainsi les magistrats doivent avoir l’autorité de leur fixer les quartiers où ils doivent s’établir.

Aucunement.

L’intérêt des directeurs de spectacles, l’unique objet pour lequel ils travaillent, est celui de gagner de l’argent ; ainsi ils s’établissent dans les lieux où ils esperent parvenir plus sûrement à ce but. Quelques personnes du marais, du faubourg St.-Germain, de la Cité, demandent un spectacle, mais ces spectacles seroient sans spectateurs.

Il seroit très-incommode, sans doute, que les boulangers fussent réunis dans un seul endroit ; eh bien, ils sont dispersés dans les différens quartiers ; pourquoi ? parce que par-tout on a besoin de manger et que partout ils trouvent à vendre.

Dans tous les lieux où il y a des acheteurs, il y a des marchands ; par-tout où il y aura des spectateurs, il y aura des théâtres.

Il seroit injuste d’ordonner à un marchand de s’établir dans un endroit où il ne trouveroit pas à vendre.

La police a fait l’impossible pour établir un marché, rue d’Aguesseau, pourquoi n’y a-t-elle pas réussi ? c’est qu’il n’y a pas d’acheteurs.

Que les habitans d’un quartier offrent à un entrepreneur des soumissions assez considérables pour le fixer dans son centre, il s’y établira bientôt un spectacle ; mais c’est à lui seul à choisir le lieu qui lui convient davantage.

§. III. Peut-on empêcher un théâtre de s’établir dans un quartier ou dans un lieu particulier ?

La loi ne peut pas forcer un homme à faire ce qui est utile aux autres hommes ; mais elle peut l’empêcher de faire ce qui leur nuiroit.

Ainsi elle ne peut pas forcer un entrepreneur de spectacle à s’établir dans un quartier ; mais elle pourroit l’empêcher de s’établir dans un lieu particulier, si, dans ce lieu, il pouvoit nuira à d’autres hommes.

Les magistrats peuvent donc leur interdire les rues trop étroites, les endroits où il y a peu de débouchés, peu de place pour ranger les voitures, et ceux où les maisons trop mal construites et trop rapprochées, seroient trop exposées aux incendies ; afin que la sûreté et la vie des citoyens ne soient pas compromises.

Il ne peut pas exister d’autres motifs d’interdiction.

Mais, pourra-t-on permettre à un spectacle de s’établir à côté d’un autre ?

Assurément, si la sureté publique n’y est pas intéressée.

Un marchand d’étoffes peut-il défendre à un autre marchand d’étoffes de devenir son voisin ? Non. sans doute ; celui qui aura des étoffes de meilleur goût, un magasin mieux décoré, des commis plus polis, et qui vendra à meilleur marché, méritera la préférence, et sera sûr de l’obtenir.

Il en est de même des spectacles.

Si un entrepreneur ne veut pas avoir des voisins trop près de lui, je ne connois qu’un moyen, c’est d’acheter tout un quartier, et de se fixer au centre.

A Londres, les deux grands spectacles sont très-près l’un de l’autre, et cette proximité n’a jamais été l’objet d’aucune réclamation.

Une loi qui banniroit un spectacle du voisinage d’un autre, nuiroit également, et à l’entrepreneur qui voudroit acheter un terrein, et à celui qui voudroit le vendre ; il se peut qu’un propriétaire eut un terrein si bien placé pour l’établissement d’un spectacle qu’il le vendit deux cent mille francs à un directeur, tandis qu’autrement il ne le vendroit pas la moitié, et que peut-être même il ne le vendroit pas du tout.

Il n’y a donc que la sûreté publique qui puisse faire exclure un théâtre d’un lieu particulier19.

Tout entrepreneur de spectacle doit avoir le droit de l’établir quand il lui plaîra, et où il lui plaîra, en faisant une simple déclaration à la municipalité, qui ne pourra s’y opposer que dans les cas prescrits par la loi.

§. IV. Les genres doivent-ils être fixés aux différens Spectacles.

Il seroit aussi ridicule d’obliger des acteurs à ne jouer que des tragédies, ou des comédies, ou des farces, ou à ne chanter que de grands operas, ou des comédies, en vaudevilles, que de contraindre les auteurs et les musiciens à ne s’essayer que dans l’un de ces genres. Il auroit fallu, d’après ce principe, empêcher Racine de donner les Plaideurs ; Corneille, le Menteur ; Voltaire, Nanine ; Piron, Gustave ; Destouches, le Rapatriage, etc.

Enfin l’interdiction d’un seul genre ne pourroit se faire qu’en vertu d’un privilége qui attribueroit exclusivement ce genre à un seul théâtre ; ainsi elle porte par cela seul sa condamnation.

Il suffit de jeter les yeux sur la note (14), pour sentir tout le ridicule des priviléges dramatiques.

§. V. Les pieces imprimées doivent-elles être communes à tous les théâtres ?

Une piece de théâtre imprimée ne doit pas être soumise à d’autres loix qu’un livre imprimé. Elle appartiendra donc au public un certain nombre d’années après la mort de l’auteur.

Cependant chaque théâtre regarde ses pieces comme une propriété ; c’est ce qu’on appelle leur fonds.

Corneille, Racine, Moliere, ont travaillé pour leur siecle et pour la postérité, pour la France, pour l’Europe entiere, et non pas pour les comédiens.

Les comédiens François ont acheté ce fonds un million.

Il leur en a rapporté douze. L’immensité de ce produit ne pourroit cependant pas devenir un titre contre leur propriété, si elle étoit réelle ; mais ils ne peuvent être propriétaires d’une piece qu’ils n’ont pas payée ; c’est le public qui, en donnant son argent à la porte, paie les auteurs et les acteurs. Les acteurs n’abandonnent qu’une foible portion de la recette ; c’est donc le public qui, après la mort de l’auteur, devient le véritable propriétaire des pièces qu’il a lui seul acquises. Les sociétés sont main-mortables et inhabiles à succéder.

 

Si les pieces imprimées ne devenoient pas, au bout d’un certain temps, une propriété nationale, elles devroient appartenir aux héritiers des auteurs, et non pas aux comédiens20

Eh bien, si la nation est propriétaire, ses pieces ne doivent être jouées que sur le théâtre de la nation.

 

Nos chefs-d’œuvres dramatiques constituent le théâtre de la nation, dans quelque pays du monde qu’on les lise ou qu’on les joue. Appeler ainsi la salle dans laquelle on les représente, c’est prendre le contenant pour le contenu21.

Quelle sera donc la récompense des comédiens François, pour avoir conservé ces ouvrages ?

Ce ne sont pas les comédiens qui nous les ont conservés, mais l’imprimerie. Les pieces d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane, de Séneque, de Plaute, de Térence ne nous sont-elles pas parvenues ? et cependant les comédiens n’en ont jamais joué aucune.

Ils ont des dettes considérables, dont ce fonds doit être regardé comme l’hypotheque.

Peut-on, raisonnablement, solliciter la conservation d’un abus, parce que l’on a contracté des dettes, et que l’on prétend qu’elles sont hypothequées sur la jouissance de cet abus.

Or, les priviléges sont un abus.

Mais ou devoit croire que les priviléges dureroient éternellement.

Qui pouvoit penser qu’un jour la Bastille seroit prise d’assaut ? c’est pourtant ce qui est arrivé.

Que deviendroit aujourd’hui une hypotheque établie sur la Bastille22.

Pourquoi les comédiens, qui ont joui, pendant cent ans, des priviléges exclusifs, et qui ont fait des profits énormes, sont-ils endettés ?

Leur inconduite et l’imperitie de leur administration sont-elles un titre pour la conservation d’un abus ?

Ils doivent, il faut que leurs créanciers prennent avec eux toutes les sûretés possibles ; mais ils ne peuvent considérer une chose qui n’appartient pas à leurs débiteurs comme une hypotheque.

La nation ne peut pas abandonner ses droits et sa propriété, parce que quelques particuliers s’en sont fait une hypotheque.

MM. les comédiens François ont déjà détruit eux mêmes cette objection, en assurant que si la comédie a des dettes, elle possede un mobilier considérable, des biens-fonds et d’autres propriétés, dont la valeur immense ne peut se calculer23.

Ils prétendent que, si d’autres comédiens se permettent de jouer leurs pieces, ils seront ruinés. Ils comptent donc bien peu sur leurs talens, sur cette tradition qu’ils prétendent posséder seuls, s’ils ne se croient pas en état de soutenir la concurrence ?

Leur salle est désavantageusement située. Qui les empêche de la quitter et de se fixer ailleurs ? Ils ne manqueront pas de trouver des capitalistes qui s’associeront à leur entreprise.

§. VI. La censure doit-elle être établie sur les pieces de théâtre ?

Je ne conçois pas qu’on puisse seulement faire cette question à un peuple vraiment libre.

M. de Chenier a établi, à ce sujet, les véritables principes dans son Traité de la liberté du théâtre, et dans quelques lettres au Journal et à la Chronique de Paris.

L’article XI de la Déclaration des droits ne prononce-t-il pas que tout homme est libre de publier sa pensée, de quelque maniere que ce soit, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi.

Le théâtre est sûrement une maniere de publier sa pensée ; ainsi un auteur dramatique ne doit rendre compte de sa pensée qu’à la loi.

La censure ne peut être établie sans l’opinion d’un homme, et l’opinion d’un homme n’est pas la loi.

Si l’on créoit un comité de censure ?

 

Un comité donneroit l’expression de la volonté de plusieurs hommes, et ce ne seroit pas encore la loi.

 

Le magistrat n’est que l’organe de la loi ; mais il n’est pas la loi ; il ne peut pas même l’interpréter ; il ne peut que la prononcer.

Le théatre doit être un moyen du gouvernement, pour faire recevoir au peuple les impressions qu’il doit prendre24.

Cette maxime machiavélique est celle des despotes qui veulent gouverner des esclaves.

Les calomniateurs de la liberté répetent tous cet adage favori, que la liberté n’est pas la licence. Qui doute de cette vérité commune ?

Les loix sont faites pour protéger la liberté, en punissant la licence.

Relativement au théâtre, où finit la liberté, la commence la licence — non : là commence la loi.

Il vaut mieux prévenir les délits que de punir. — Ces mots sont l’abregé de tout code du despotisme, et le pretexte dont ses agens se sont toujours servis, pour exercer une autorité prohibitive, vexatoire et arbitraire ; c’est cet axiôme qui nous a donné la Bastille et les lettres de cachet, l’espionnage et les 17 inquisitions de la pensée. C’est cette belle maxime qui faisoit que l’on privoit un homme de sa liberté, et de l’usage de ses facultés intellectuelles, pour prevenir un prétendu délit qu’il auroit pu commettre ; on le punissoit enfin pour n’être pas obligé de le punir25.

Si la censure existoit pour la représentation, l’auteur auroit toujours le droit de faire imprimer sa piece. On sait combien le peuple est avide des ouvrages prohibés. Ainsi les précautions qu’on auroit prises, pour empêcher le sien de se repandre, serviroient à en multiplier les éditions.

Il ne s’agit donc que de faire une bonne loi pour le théâtre. Elle est difficile à poser ; mais il suffit qu’elle soit possible, et c’est ce que j’ai démontré.

C’est envain qu’on objecte l’exemple des Grecs et des Romains ; il est une foule de preuves, que chez eux la censure dramatique n’existoit pas26.

Leurs spectacles étoient des fêtes nationales, où un peuple entier pouvoit assister, et ils ne sçauroient être comparés aux nôtres. Si nous voulions les imiter en tout, il nous faudroit avoir des décorations versatiles, un orchestre pour les danseurs separé du théâtre, un chœur tournant de droite à gauche, et de gauche à droite, en chantant des strophes et des anti-strophes, des hommes remplissant les rôles de femmes, et ayant des masques pleurant d’un coté, et riant de l’autre.

En Angleterre ! — il est vrai qu’en Angleterre le théâtre est soumis à des entraves et à des formes arbitraires27 ; mais on sait que c’est Walpole qui a consommé cette iniquité ministerielle, parce qu’il avoit un intérêt considérable dans les deux principaux théâtres. C’est ce même Walpole qui a révélé aux rois d’Angleterre cette politique coupable, ce systême de corruption des membres du parlement, qui fait tous les jours des progrès effrayans, et qui finira par ruiner la liberté. On sait que les Anglois éclairés mettent la liberté du théâtre au même rang que la liberté de la presse28.

Le lord Chesterfield prononça dans la chambre des pairs un discours sur le bill des théâtres, qui est parfaitement écrit, et plein d’excellentes idées.

Pourquoi se perdre dans un étalage d’érudition ? est-il question d’exemples et de citations, quand il faut des principes.

La liberté du théâtre est une liberté, et la violation d’une seule liberté, conduit nécessairement à la perte de toute liberté.

Le pouvoir arbitraire, comme ces mauvaises herbes qui croissent et se multiplient rapidement, repousse bientôt, et couvre de ses rejetons malfaisans l’autel même de la liberté. Malheur au pays où les magistrats sont législateurs ; et ils le sont partout où leur opinion particuliere peut décider.

La censure ne sera donc pas exercée sur le théâtre, puisqu’elle mettroit toujours l’opinion d’un homme, ou de plusieurs hommes à la place de la loi.

Je crois avoir suffisamment établi, sur quelles bases la liberté du théâtre doit reposer. Pourquoi seroit-il seul soumis à l’arbitraire, quand tout le reste ne sera soumis qu’à la loi ?

Les législateurs et les administrateurs n’écouteront surement aucune des réclamations fondées sur des intérêts particuliers, pour prononcer la loi relative au théâtre, et la faire exécuter.