Controverse sur le salut d’Origène

Dates

1486

Autre(s) titre(s)

La controverse sur le salut d’Origène (Henri Crouzel, Une controverse sur Origène à la Renaissance)

Fiche rédigée par Mathilde Bernard . Dernière mise à jour le 12 September 2016.

Synopsis

Synopsis

1ère querelle Pic de la Mirandole – Innocent VIII (1486-1493)

Origène a une image trouble qui préoccupe les théologiens du Moyen Âge au XVIIIe siècle. Eusèbe de Césarée l’érige en martyr dans son Histoire ecclésiastique, mais Epiphane de Salamine l’accuse d’apostasie et Jérôme d’hérésies. En 1486, Pic de La Mirandole porte la question du salut d’Origène sur le devant de la scène en publiant ses 900 conclusions, dont la vingt-neuvième stipule qu’« il est plus raisonnable de croire Origène sauvé que damné ». Selon lui les livres d’Origène auraient été un mélange de ses propres réflexions et d’annotations de faussaires (il reprend en cela une théorie de Rufin), ce qui permet d’expliquer l’existence de textes hétérodoxes. Pic réinterprète par ailleurs bien des textes d’Origène dans un sens nouveau, ne suivant pas Jérôme en ses conclusions et taxant la vision des antiorigénistes d’être rétroactive.

Rome est en émoi. Le pape Innocent VIII, par le bref Cum ex injuncto nobis (20 février 1487), ordonne la constitution d’une commission pour examiner treize conclusions de Pic, dont celle sur Origène. La commission se réunit du 2 au 13 mars 1487 et les condamne comme hérétiques.

Pic réplique par une Apologie des treize propositions incriminées, qui paraît le 31 mai. Certains, afin de pouvoir l’accuser de parjure, soutiennent qu’il a rédigé cette Apologie après avoir accepté de retirer ses propositions, mais cette thèse a peu de vraisemblance. Le 6 juin, par le bref Superioribus mensibus, Innocent VIII institue un tribunal d’inquisition pour juger l’affaire. Il ne semble pas cependant que le procès inquisitorial se soit jamais tenu mais le pape demande à Pierre Garcia, membre de la commission, de réfuter l’Apologia. Ce dernier rédige alors ses Déterminationes megistrales, qu’il publie en 1489

Le 31 juillet 1487, Pic accepte le jugement de la commission, et signe un texte promettant de ne plus tenir ces propositions. Il renonce également à l’Apologie.

Innocent VIII censure les 900 Conclusions dans une bulle du 4 août 1487, qu’il ne promulgue que le 15 décembre. Le pape craint sans doute Laurent le Magnifique, défenseur de Pic, mais à la suite de la fuite de Pic en France, en novembre, il n’hésite plus. Il envoie même ses nonces Leonello Chieregato et Antonio Flores en France, afin d’obtenir l’extradition du fugitif. Pic est arrêté début janvier 1488 et emprisonné à Vincennes, mais grâce à l’intercession de princes italiens poussés par Laurent le Magnifique et au soutien de la Sorbonne, Charles VIII accepte de le faire libérer. Pic s’installe alors à Florence.

Alexandre VI poursuit le procès ouvert par Innocent VIII en créant une nouvelle commission d’enquête formée de trois cardinaux et du maître du Sacré Palais, Paul de Gênes. Le 18 juin 1493, il adresse à Pic, alors installé à Ferrare depuis la mort de Laurent en 1492, le bref Omnium Catholicorum par lequel il « entend mettre fin au procès » et absout Pic de toute faute de parjure ou d’hérésie.

Après la mort de Pic, en novembre 1594, son neveu, Jean-François Pic de La Mirandole rappelle dans la Vita Joannis Pici (1495-1496) le travail de la première commission, qu’il condamne vivement. Mais Alexandre VI ne réagit pas, et quelque vingt ans plus tard, en 1519, Léon X, fils de Laurent le Magnifique, accorde à Jean-François le privilège d’imprimer les œuvres de son oncle et les siennes.

2ème querelle Jacques Merlin – Noël Béda (1522-1527)

La querelle reprend au XVIe siècle, avec d’autres personnages. Un docteur du collège de Navarre, Jacques Merlin, écrit une Apologie pour Origène publiée en 1512. Lors de la quatrième réédition de ce texte, en 1522, dans la foulée des Dialogues manuscrits du théologien de Cambrai Christian Masseeuw, Noël Béda, syndic de la Sorbonne – la Sorbonne a bien changé en une vingtaine d’années – publie tout un livre contre l’Apologie de Merlin, dans lequel il insiste sur le fait qu’il est nécessaire qu’on laisse à la Faculté la liberté de juger les hérétiques. Merlin réplique par une Apologie de son Apologie, restée manuscrite. Cette nouvelle querelle dure cinq ans et prend une telle ampleur qu’elle embrase la Sorbonne et est portée jusque devant le Conseil du roi.

Dès le début de la dispute, le 6 juin 1522, le Parlement produit un arrêt qui renvoie l’affaire à la Faculté de théologie. En juin 1525, cette dernière ordonne que le conflit s’apaise, que les livres soient expurgés de ce qui est injurieux et que chacun puisse soutenir son opinion et l’exposer. Béda, furieux, rédige le Document où il est enseigné qu’aucun théologien ne doit être tenu à l’écart de l’examen des doctrines de la foi, à moins d’être suspect dans sa foi (Documentum…) et la lutte reprend, lutte que même la Sentence des députés de la sacrée Faculté sur le livre de Merlin Apologie pour Origène (Sententia Deputatorum) ne peut pas faire cesser avant au moins février 1527 (dernière date à laquelle on en trouve des échos dans le Registre de la Faculté).

Un sujet qui suscite des remous tout au long des XVIe, XVIIeet XVIII siècles

Érasme, à qui Béda, en 1526, reproche son origénisme repousse comme ridicule cette controverse indéfiniment reprise sur le salut d’Origène. Origène cependant continuera à susciter des aversions et des élans de sympathie. Si la plupart des protestants par exemple, à la suite de Luther qui le voue « aux dieux infernaux » se montrent plutôt hostiles au théologien, les centuriateurs de Magdebourg avouent leur admiration pour ce personnage. L’image d’un Origène déchu court des écrits d’Antoine Possevin à ceux de François de Sales, de Florimond de Raemond ou de Richeome. Le père Étienne Binet veut le réhabiliter alors que Jansénius voit en lui l’initiateur de toutes les hérésies. Le jésuite Pierre Halloix publie à Liège, en 1648, une défense d’Origène (Origenes defensus) qui fut mise à l’index en 1655 donec corrigatur. Hallois mourut l’année suivante sans avoir le temps de retoucher son livre. Daniel Huet, en 1668, poursuivit la défense d’Origène dans ses Origeniana. Les histoires de l’Église de la fin du siècle exposent le problème en présentant le salut d’Origène comme douteux.

Le XVIIIe siècle voit encore des débats sur le salut d’Origène mais les auteurs prennent de moins en moins parti. Cependant, dans la onzième dissertation d’un ouvrage posthume, rédigé par l’abbé Duguet entre 1678 et 1679 et qui paraît à Cologne en 1742, le tome premier des Conférences ecclésiastiques, la thèse de l’apostasie d’Origène est fermement rejetée.

Enjeux

Enjeux

Cette lame de fond que représente la querelle sur le salut d’Origène nous renseigne sur l’évolution de la controverse et de la querelle patristique du XVe au XVIIIe siècle. Cette querelle se fait de moins et moins virulente, et se mue en discussion savante dont les enjeux semblent moins pressants.

Elle permet également d’analyser, dans un espace de temps plus réduit, et même remarquablement réduit, entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle, l’évolution de la Sorbonne dont les positions doctrinales se durcissent avec un Béda traqueur d’hérétiques. On comprend mieux dès lors les tensions et les conflits qui existaient entre ce dernier et un François Ier ou entre Béda et les humanistes à la recherche d’une voie de la tolérance et d’une indépendance à l’égard de Rome, comme Rabelais.

Car cette querelle qui, au cours du premier XVIe siècle, met en lumière les rapprochements entre les théologiens romains et la Sorbonne, a bien pour point d’achoppement le problème de la tolérance, qui ne porte pas encore ce nom, par trop péjoratif sans doute. Pic de La Mirandole soulève la question de la définition de l’hérétique et des rapports entre l’hérésie et la damnation. Selon lui, une conscience pure n’a pas péché et l’hérésie ne peut exister en dehors du sentiment d’être dans une voie d’erreur. Par ailleurs, nul ne peut sonder la volonté divine pour savoir si celui qui a péché au regard de l’orthodoxie est damné. Pour Pierre Garcia au contraire, seule compte la décision de l’Église et sa définition de l’orthodoxie. Qui outrepasse les cadres définis tombe dans le péché et la damnation ; l’Église peut faire les damnés comme elle fait les saints.

Savoir si l’âme d’Origène est sauvée, c’est donc connaître la conduite à tenir, en toute charité chrétienne, avec l’hétérodoxie et l’hérésie. Cette question est au cœur des guerres qui embrasent le XVIe siècle et dont les retombées touchent l’ensemble du XVIIe siècle. Origène, au ciel ou en enfer, était promis à un grand avenir.

Chronologie

Chronologie

1ère querelle

• 1486 :

- parution des 900 Conclusions de Pic de la Mirandole

• 1487 :

- 20 février : bref Cum ex injuncto nobis instituant la première commission

- 31 mai : parution de l’Apologia de Pic

- 6 juin : institution d’un procès d’inquisition par le bref Superioribus mensibus

- 31 juillet : Pic accepte le jugement de la commission

- 4 août : censure des 900 Conclusions par une bulle qui ne sera promulgué que le 15 décembre

- novembre 1487 : fuite de Pic en France, envoi des nonces d’Innocent VIII

• 1493:

- 18 juin : bref Omnium Catholicorum d’Alexandre VI

• 1495-1496 :

- publication de la Vita Joannis Pici

• 1519 :

- privilège de Léon X accordé à Jean-François Pic de La Mirandole

2ème querelle

• 1512 : première édition de l’Apologie de Jacques Merlin

• 1522 :

- quatrième édition de l’Apologie de Jacques Merlin

- réplique manuscrite de Christian Masseeuw

- réplique de Noël Béda à Jacques Merlin

- Apologie de l’Apologie, de Jacques Merlin 6 juin 1522

- 6 juin Le Parlement transfère l’affaire à la Sorbonne

• 1525 :

- 4 janvier : conclusions de la Sorbonne

• Rédaction du Documentum de Béda

Noms propres

Noms propres

Références

Références

Corpus

1ère querelle

• Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones sive Theses DCCC, Romae anno 1486 publice disputandae, sed non admissae. Texte établi d’après les manuscrits d’Erlanger (E) et l’édition princeps (P), collationné avec les manuscrits de Vienne (V et W) et de Munich (M), avec l’introduction et les annotations critiques par Bohdan Kieszkowski, Genève, Droz, 1973 ; édition française, Jean Pic de La Mirandole, 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, édition établie, traduite du latin et présentée par Bertrand Shefes, Paris, éd. Allia, 1999.

• Jean Pic de La Mirandole, Apologia Joannis Pici Mirandulini Concordiae Comitis, 1487, édition princeps, probablement éditée par Francesco del Tuppo à Naples, ou par Eucharius Silber à Rome

• Jean Pic de La Mirandole, Joannis Pici Mirandulini Omina Opera. Impressit Venetiis Bernardius Venetus anno saltis 1498. Cette édition reprend l’édition de Bologne, 1496, la première qui ait été éditée par Jean-François Pic de La Mirandole

• Pierre Garcia, Petri Garsiae Episcopi Usselensis… Determinationes magistrales contra Conclusiones apologales Joannis Pici Mirandulani Concordiae Comitis, Rome, Eucharius Silber, 15 octobre 1489.

• Bullarium Romanum : Bullarium Diplomatum et privilegiorum Romanorum Pontificum, Taurinensis Editio…, cura et studio Collegii adlecti Romae Virorum S. Theologiae et SS. Canonum peritorum, quam SS. D. N. Pius Papa IX apostolica benedictione erexit, auspicante… Cardinali Francisco Gaude. Tomus V ab Eugenio IV (anno mccccxxxi ad Leonem X (an. mdxxi), Augustae Taurinorum, Seb. Fr. et H. Dalmazzo editoribus, 1860, p. 327-329 : la bulle du 4 août 1487 s’y trouve

2ème querelle

• Jacques Merlin, Apologia pro Origene, dans Origenis Adamantii operum tertius et quartus tomi, Paris, Josse Bade et Jean Petit, 4ème édition 1522.

• Christian Masseeuw, Dialogi, ms, 1522

• Noël Beda, Additationes aux Dialogi de Christian Masseuw, 1522. (l’impression semble n’avoir jamais été faite).

• Jacques Merlin, Apologie de l’Apologie, 3 vol. ms. Cette seconde apologie n’a pas été imprimée mais Huet l’a trouvée dans la bibliothèque de la Faculté de théologie. (Selon Crouzel, le manuscrit n’a pas été retrouvé.)

• Noël Beda, Documentum quo docetur nullum theologum debere arceri ab examine doctrinarum fidei, nisi fuerit suspecus in fide (Document où il est enseigné qu’aucun théologien ne soit être tenu à l’écart de l’examen des doctrines de la foi, à moins d’être suspect dans sa foi), 1525. Non imprimé.

Prolongements

Pour Origène

• Centuriatores Magdeburgenses, Historia Ecclesiasticae Volumen primum, centurias quatuor primas complectens, Bâle, 1559.

• Étienne Binet, Du salut d’Origène, Paris, S. Cramoisy, 1629.

• Pierre Hallois, Origenes defensus, sive Origenis Adamantii,... vita, virtutes, documenta. Item veritatis super ejus vita, doctrina, statu exacta disquisitio, Liège, H. et J.M. Hoviorum, 1648

• Daniel Huet, Œuvres exégétiques grecques d’Origène, Rouen, J. Bertholini, 1668.

• Jacques Joseph Duguet, Conférences ecclésiastiques ou Dissertations sur les auteurs, les conciles et la discipline des premiers siècles de l’Église, tome premier, Cologne, 1742.

Contre Origène

• César baronius, Annales ecclesiastici, Rome, Congregationis oratorii, 1588-1607.

• François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, Lyon, P. Rigaud, 1617.

• Florimond de Raemond, Histoire de la naissance, progrez et decadence de l’heresie de ce siecle, Arras, 1611.

• Louis Richeome, Œuvres, tome 2, Paris, 1628.

• Jansénius, Lapsus Origenis, dans Augustinus, 1640, tome 2.

Sources secondaires

1ère querelle

• Charles Du Plessis d’Argentre, Collectio judiciorum de novis erroribus, nouvelle édition, tome 1, Paris, 1755, p. 320-329 : on y trouve les treize propositions condamnées.

• Appendice de Léon Dorez et Louis Thuasne, Pic de La Mirandole en France (1485-1488), Paris, Leroux, 1897 : comptes rendus officiels des travaux de la commission réunie par Innocent VIII, ainsi que le bref de ce dernier Cum ex injuncto nobis (du 20 février 1487) et l’engagement signé par Pic du 31 juillet 1487.

2ème querelle

• Charles Du Plessis d’Argentre, Collectio judiciorum de novis erroribus, nouvelle édition, tome 1, Paris, tome 2, 1728, p. ix-x.

Bibliographie critique

• Sources commentées :

- Voir la Bibliographie critique d’Henri Crouzel pour des sources exhaustives.

- Une controverse sur Origène à la Renaissance : Jean Pic de La Mirandole et Pierre Garcia, textes présentés, traduits et annotés par Henri crouzel S. J. Préface du Révérend Père Henri de Lubac S. J., Paris, Vrin, 1977.

- Registre des procès-verbaux de la Faculté de théologie de Paris, voir L. Delisle, Notice sur les registres des procès-verbaux de la Faculté de théologie de Paris, 1899, p. 29-30.

• Anselmo M. Albareda. « Il vescovo di Barcellona Pietro Garsias, bibliotecario della Vaticana sotto Alessandro VI », La Bibliofilia 60, 1958, p. 1-18

• Henri Crouzel, Bibliographie critique d’Origène, Instrumenta Patristica, VIII, 1971, et Suppléments.

• Michel Desforges, Jean Pic de La Mirandole, Saint-Paul, L. Souny, 2004.

• Léon Dorez et Louis Thuasne, Pic de La Mirandole en France (1485-1488), Paris, Leroux, 1897

• Eugenio Garin, Giovanni Pico della Mirandole : Vita e Dottrina, Florence, Università degli Studi, faculté de lettres et de philosophie, IIIe série, vol. V, Florence, Le Monnier, 1937.

• Henri de Lubac, Pic de La Mirandole : Études et discussions, Paris, Aubier, 1974.

• Henri de Lubac, Œuvres complètes, tome XVI : Histoire et esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, éd. par Georges Chantraine et Michel Sales, Paris, les éd. du Cerf, 2002, et notamment dans cet ouvrage les articles sur « La Querelle du salut d’Origène aux temps modernes », p. 455-526.

• Fernand Roulier, Jean Pic de La Mirandole, 1463-1494, humaniste, philosophe et théologien, Genève, Paris, Slatkine, 1989.

• Louis Valcke, Pic de La Mirandole : un itinéraire philosophique, Paris, Les Belles lettres, 2005.

Liens

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